1Le bouquetin a fourni aux groupes préhistoriques matières premières souples (peau, tendon) ou dures (os, dent, corne) pour fabriquer leurs équipements. Si la consommation alimentaire du bouquetin peut être retracée à travers l’étude de leurs restes osseux (voir Fosse et al., ce volume) ; la consommation à visée technique de son squelette peut l’être en étudiant le matériel en os et dent travaillés. Ainsi, la prise en compte des objets, parfois neufs, parfois très usés ou, même en voie d’achèvement (ébauches), celle des supports bruts à partir desquels ils sont aménagés et, enfin, celle des déchets de leur fabrication, nous permet d’identifier à la fois leur fonction et les moyens mis en œuvre par les différents groupes pour les obtenir, que ce soit sur le plan technique, économique ou social même si ce dernier aspect est plus délicat à aborder.

2D’une manière générale, la production des équipements en matières dures d’origine animale* connaît un essor considérable à partir de l’Aurignacien, première grande culture pan-européenne du Paléolithique supérieur. Seuls les os et les dents étaient jusque-là utilisés et travaillés par fracturation (en les percutant de diverses manières) ou directement par raclage (par exemple, pour appointer un os ou un éclat d’os). Il y a environ 40 000 ans, on voit ainsi apparaître, dans les Pyrénées comme dans d’autres régions, de nouvelles techniques, procédés et méthodes de fabrication, appliqués à de nouvelles matières (à l’os et aux dents s’ajoutent le bois de cervidé et l’ivoire de mammouth) qui aboutissent à la création de nouveaux objets relevant de l’armement (pointes de projectiles), de l’outillage (lissoirs, bâtons percés), de la parure (dents percées, pendeloques) ou de l’art mobilier (statuettes anthropomorphes ou animalières).

Chez les groupes pyrénéens au cours du Paléolithique récent

3La majorité des objets produits à partir du squelette du bouquetin au cours du Paléolithique supérieur le sont avec des os (notamment les métapodes) et des dents (en particulier les incisives, voir Chauvière et Dachary ce volume) et sont destinés à être des objets à usage domestique (poinçons, aiguilles, lissoirs…) et de parure (perles en dents ; fig. 1). C’est, du moins, ce que l’on peut avancer à travers le témoignage direct des objets retrouvés et de leurs déchets de fabrication dont la forme originelle, peu modifiée, permet le plus souvent d’en reconnaître l’origine spécifique. Il est, toutefois, fort probable que les cornes aient été, elles aussi, mises à contribution : constituées de kératine, elles ne se sont pas conservées comme aucun des objets auxquels elles ont pu donner vie mais certains témoins indirects permettent d’en retracer a minima l’utilisation. Ainsi, dans les niveaux d’occupation magdalénienne de la grotte de La Vache (Ariège), de nombreuses chevilles osseuses de bouquetin¹ portent les traces d’une découpe périphérique à leur base ce qui peut correspondre à une récupération de l’étui corné. Or, dans cette grotte, le nombre de lissoirs en os découverts est trop peu important par rapport à tous les indices attestant d’un travail intense des peaux pendant la principale saison d’occupation (automne-hiver), y compris dans les stades de finition au sein desquels ils pourraient avoir été utilisés. En outre, ce sont, pour la plupart, des lissoirs d’axe, fins et de faibles dimensions peu adaptées aux tâches (écorçage, nettoyage de la peau ?) que peuvent réaliser les grands lissoirs d’angle. Or la corne est une matière parfaite à cet effet, comme pour fabriquer des lissoirs d’axe : l’ensemble des faits observés pourrait en témoigner indirectement et on peut supposer que la majorité des lissoirs utilisés par les occupants de La Vache étaient en corne de bouquetin.

1. Perles en incisives de bouquetin portant des traces d’usure en suspension autour de la perforation.Grotte d’Enlène (Montesquieu-Avantès, Ariège, France), Magdalénien moyen

4Dans la même grotte, on retrouve de nombreux déchets de débitage sur métapodes de caprinés (isard ou bouquetin, fig. 2), caractéristiques de l’extraction de baguettes destinées à être façonnées en aiguilles, particulièrement nombreuses à La Vache², dont l’utilisation est la conséquence directe du traitement des peaux précédemment évoqué.

2. Des métapodes (ici, plus sûrement d’isard que de bouquetin) sont extraites en creusant de profonds sillons, des baguettes destinées à être transformées en aiguilles. Grotte de La Vache (Alliat, Ariège, France)

Chez les groupes pyrénéens au cours du Mésolithique

5Durant le Mésolithique (période comprise globalement entre 10 000 et 5 000 ans avant notre ère, où les dernières cultures de chasseurs-collecteurs nomades évoluent dans un environnement qui devient progressivement comparable à l’actuel, en termes de climat, faune et flore), l’utilisation du squelette de bouquetin devient plus difficile à pister. Si l’on considère le sud et l’est de la France, territoires pour lesquels on dispose de données de synthèse récentes (Marquebielle 2014), les populations humaines fabriquent toujours une part de leur équipement en os, mais ces objets sont souvent réalisés à partir d’éclats osseux de petites dimensions, obtenus en fracturant principalement des os longs. Les pièces obtenues présentent donc peu de caractéristiques qui permettent d’identifier précisément les espèces et les os utilisés. Tout au plus peut-on identifier l’emploi d’os long de moyens ou grands mammifères, et lorsque des identifications plus précises sont possibles, on relève en général l’emploi des os des gibiers de prédilection que sont le cerf, le chevreuil et le sanglier. Ainsi, l’emploi d’os de bouquetin ne peut être exclu dans les contextes où l’espèce est représentée dans les spectres de faunes chassées, tout comme l’emploi des os d’une autre espèce rupicole, l’isard.

6Seules deux pièces témoignent directement de l’emploi d’os de bouquetin pour la production de l’outillage. Il s’agit d’un poinçon mis au jour sur le site d’altitude de l’Aulp du Seuil (Isère) dans les Alpes et d’un possible lissoir découvert à La Balma de la Margineda (Andorre) dans les Pyrénées. La pièce alpine est caractéristique des poinçons mésolithiques connus dans la moitié sud de la France. Un os long de bouquetin a été fracturé pour obtenir une esquille d’une dizaine de centimètres. Elle a été aménagée par un façonnage minime, limité à un appointage par raclage de l’une de ses extrémités (fig. 3).

3. Poinçon mésolithique de l’Aulp du Seuil (Saint-Bernard-du-Touvet, Isère, France)

7Dans le sud et l’est de la France, à plusieurs titres, le site pyrénéen de La Balma de la Margineda³ est intéressant car une chasse spécialisée au bouquetin a été clairement reconnue suite à l’étude des vestiges fauniques des niveaux aziliens de ce site d’altitude (Gardeisen 2007). S’il est fait mention d’une poursuite d’une telle chasse au Mésolithique (Geddès 1995), aucune étude archéozoologique comparable à l’examen mené sur l’ensemble azilien n’a été produite et aucune quantification n’est disponible. Les interrogations autour d’une poursuite de ce type de chasse spécialisée, et d’une possible exploitation technique de ce taxon, ont donc motivé un réexamen des vestiges fauniques. De nombreuses traces d’origine anthropique affectent les os du groupe taxinomique le plus abondant, à savoir le bouquetin (ou a minima des restes osseux attribuables à un taxon de taille comparable au bouquetin). Une pièce d’industrie osseuse inédite a été reconnue : il s’agit d’un objet que l’on peut rapprocher d’un lissoir, de 67,4 mm de long, réalisé à partir d’un fragment de diaphyse de tibia obtenu par fracturation de l’os (fig. 4). S’il n’est pas possible de déterminer formellement que cet objet a été réalisé à partir d’un os de bouquetin, le module et la morphologie du support sont en tous cas compatibles avec une telle attribution. Bien qu’aucune trace de façonnage ne soit visible, il s’agit bien d’un outil, et non d’un simple fragment osseux : les observations macroscopiques et microscopiques des surfaces ont permis d’identifier des émoussés très intenses et des microtraces (stries et poli) et ainsi de repérer la partie active utilisée. Les traces sont localisées sur le bord droit et se caractérisent par une intensité plus marquée sur la face supérieure. Elles indiquent une utilisation en lien avec le travail de la peau.

4. Lissoir mésolithique de l’abri-sous-roche de la Balma de la Margineda (Sant Coloma, Andorre), avec traces relatives au travail de la peau

8Durant le Mésolithique, tout du moins sur l’actuel territoire français, les dents de bouquetin ne sont pas employées. Les chasseurs-cueilleurs leur préfèrent les canines de cerfs ou de petits carnivores (perforées au niveau de leurs racines et transformées en éléments de parures) et les défenses de sangliers mâles (refendues et transformées en grattoirs). Aucun élément ne nous permet, dans l’état actuel des connaissances, de conclure à une utilisation des cornes de bouquetin durant cette période.

Chez les groupes pyrénéens au cours du Néolithique

9Dès les premières phases du Néolithique, les espèces animales exploitées pour la nourriture, pour les vêtements et pour l’équipement changent considérablement par rapport à celles du Mésolithique. L’apparition des espèces domestiques (moutons, chèvres, bœufs, porcs) conduit à réduire le rôle du gibier dans l’économie des groupes d’éleveurs et d’agriculteurs. Avec le réchauffement climatique progressif au cours de l’Holocène, le bouquetin souffre d’un rétrécissement géographique de son habitat par rapport aux périodes plus froides du Pléistocène (Geddès 1995). Sa présence est encore attestée dans la première phase de l’Holocène (Rufà & Vaquero 2018), il est parfois rarement (Castaños 2004, Geddès 1981, 1993, 1995, Utrilla et al. 2009, Utrilla Miranda & Laborda Lorente 2018) ou pas du tout représenté dans le spectre faunique des groupes pyrénéens du Néolithique ancien et du Néolithique moyen (Rojo et al. 2013, Castaños Ugarte 1985). Bien qu’encore chassé par ces sociétés, il revêt alors un rôle très marginal comme source de nourriture et de matières premières (Viñerta Crespo 2015, Clemente-Conte et al. 2016, Geddès 1987).

10Dans ce cadre, déterminer précisément combien et comment le bouquetin a été exploité pour son squelette n’est pas chose facile. Au cours du Néolithique, on enregistre la présence d’une riche variété d’outillage en matières osseuses. Les sociétés néolithiques ont davantage sélectionné les os longs, et tout particulièrement les métapodes et les tibias qui, par leur forme et dimensions, étaient adaptés à la confection de plusieurs types d’objets d’usage commun et de longue utilisation : les poinçons, les objets biseautés, les lissoirs, les objets à tranchant longitudinal et les cuillères (Alvarez & Jorda Pardo 1989, Baldellou Martinez 1987, Fuente 2001, Rouquerol 2004). Les moyens de transformation appliqués font recours principalement à une division longitudinale en deux ou en quatre parts des éléments squelettiques choisis mais aussi à une fracturation, impliquant une « explosion » des os en plusieurs parties de dimensions et de formes non calibrées. Si une partie de l’outillage ainsi produit conserve donc des surfaces non transformées utiles à l’identification des parties anatomiques et des espèces exploitées, l’espèce animale utilisée pour les objets les plus élaborés demeure incertaine. Pour cette raison, l’identification anatomique des vestiges est souvent imprécise, indiquant simplement l’appartenance d’une grande partie de l’outillage aux ovins et caprins, genres qui incluent les espèces domestiques et sauvages. Dans cet ensemble, il est donc vraisemblable qu’une partie de la production, présentant des morphologies et des dimensions compatibles avec celles des os du squelette de bouquetin, puisse être fabriquée à partir de cet animal, d’autant plus qu’il est présent parmi les gibiers chassés. Sa présence sous forme d’outillage est potentiellement attestée sur quelques sites datés des premières phases du Néolithique (Coro Trasito, Chaves, Balma de la Margineda) et du Néolithique final (Grotte de Las Morts ?).

11Pour mieux cerner le potentiel équipement en os de bouquetin, nous avons passé en revue l’industrie de La Balma Margineda (Andorre) où la présence du bouquetin est signalée dans la faune du Néolithique ancien. Nous avons pu, ainsi, isoler un seul déchet potentiel de fabrication dans les couches d’habitat. Les sépultures du Néolithique ancien d’un site voisin, Feixa del Moro (Juberri, Andorre), ont livré un grand nombre d’objets fabriqués sur des os d’animaux domestiques, ce qui tend à renforcer l’idée que l’outillage était préférablement produit à partir d’ossements d’animaux domestiques dès les premières phases du Néolithique et qu’il revêtait une certaine importance sociale et culturelle.

12Enfin, aucune utilisation de dents de bouquetin n’est attestée au Néolithique. Les groupes d’agriculteurs – éleveurs ont préféré les canines de cerfs pour la confection d’objets de parure et les défenses de sanglier pour la fabrication de l’outillage.