1Comment imaginer ce que ressentaient ces hommes et ces femmes du Paléolithique récent lorsqu’ils observaient depuis les piémonts les hauteurs englacées des Pyrénées ? Comment se représentaient-ils ce qu’il y avait là-haut, et de l’autre côté, selon que l’on regarde ces montagnes depuis le pied d’un versant ou bien de l’autre ? Tout au long de la plus longue partie de cette période, rien n’indique qu’ils se soient aventurés à franchir ces montagnes, se contentant de les contourner par la façade méditerranéenne ou bien, à l’opposé, à travers la montagne basque. En revanche, de ces paysages, ils ont intensément sillonné les piémonts giboyeux, profitant des grottes et abris naturels creusés dans leurs calcaires comme des bords des rivières qui les parcourent. Et c’est seulement lors des tout derniers millénaires de cette période, à la faveur de nouvelles conditions climatiques, celles du Tardiglaciaire, que les voici pénétrant la montagne pour, sans doute, en emprunter enfin des cols d’altitude.

2Ceci contribue à expliquer que, tout au long du Paléolithique récent et jusqu’à l’avènement de l’Azilien puis du Mésolithique, les Pyrénées ne forment pas une unité régionale préhistorique. Elles sont à l’arrière-plan du décor de trois provinces articulées autour d’elles (fig. 1). À l’ouest, le sud du Bassin aquitain (vallée de la Garonne comprise) et son prolongement cantabrique livrent un riche cortège de sites de référence, du Castillo⎘ au Mas d’Azil⎘ en passant par la Cueva Morin⎘, Ekain⎘, Isturitz⎘, Gatzarria, Arancou, Brassempouy, le bassin d’Arudy, Labastide⎘, Gourdan⎘, Gargas⎘, Troubat, la vallée de la Save, Aurignac, Tarté, Marsoulas, les Tambourets, les cavernes du Volp⎘, Le Portel⎘ et, un peu au-delà, la Tuto de Camalhot, La Vache⎘, Bedeilhac⎘ et Niaux⎘. Au Sud, tandis que la vallée de l’Ebre propage très à l’Ouest, à contre-courant, l’influence d’un environnement méditerranéen (image inversée d’une Garonne résolument atlantique), la bordure méridionale des Pyrénées demeure, pour la période qui nous intéresse ici, très mal connue, à l’exception notable de quelques sites comme la Cova Gran ou Montlleó. Enfin, à l’Est, l’étroite bande côtière méditerranéenne et son arrière-pays sont jalonnés de plusieurs sites de référence, depuis La Crouzade jusqu’à Romani en passant par l’Arbreda et Reclau Viver, qui s’inscrivent dans un arc plus vaste, dont on peut saisir certains prolongements depuis le Pays valencien jusqu’en Ligurie.

1. Occupations du Paléolithique récent et final dans les Pyrénées : localisation des sites mentionnés dans le texte

3De ce constat découle que les deux principales provinces évoquées ici (atlantique et méditerranéenne) ont le plus souvent constitué des bassins de peuplement largement autonomes, même s’il existe couramment de multiples indices (matières premières, techniques, etc.) témoignant de contact entre elles (échanges ou déplacements d’individus). En d’autres termes, tout au long de la majeure partie de la période considérée, de nombreuses nuances, voire de franches différences, montrent que l’isthme pyrénéen jadis décrit par Louis Méroc, s’il est bien le plus court passage entre l’Europe atlantique et celle de la Méditerranée, rapproche ces espaces sans en abolir certains contrastes.

La phase ancienne du Paléolithique récent : Châtelperronien, Aurignacien et Gravettien

4La comparaison régionale est ainsi bien délicate en ce qui concerne les premiers temps du Paléolithique récent. Là où les données sont les plus claires, en l’occurrence dans la zone atlantique, la tradition châtelperronienne (45-42 000 ans avant le présent) se développe en rupture franche avec le Moustérien précédent. Est-ce l’œuvre de Néandertaliens ? Rien ne l’atteste ici, pas plus que les sites pyrénéens n’apportent d’éclairages substantiels à la question du développement ou non d’une industrie osseuse et d’une parure corporelle dans ce qui apparaît, pourtant, comme les prémices du Paléolithique récent. Mais qu’en est-il dans les autres régions du pourtour pyrénéen, où le Châtelperronien est absent ou tout du moins fugace ? Certaines traditions moustériennes perdurent-elles simultanément au sud des Pyrénées ? Au contraire, l’Aurignacien s’implante-t-il précocement sur le littoral méditerranéen, de façon contemporaine à l’essor du Châtelperronien en zone atlantique ? La résolution chronologique dont nous disposons empêche de conclure sur ce point.

5Ces différentes régions tissent entre elles des liens plus étroits à partir d’environ 42 000 ans et l’avènement du Protoaurignacien, bien documenté à la fois dans la zone atlantique et dans la région méditerranéenne. Toutefois, dès cette époque et a fortiori avec le développement ultérieur de l’Aurignacien proprement dit, aux alentours de 40 000 ans, des particularités locales s’expriment à divers niveaux, qu’il s’agisse par exemple des industries lithiques comme de la parure corporelle (fig. 2), dont certains traits ou styles deviennent des marqueurs régionaux. Ainsi, l’Aurignacien « classique » aquitain peine à trouver son équivalent exact en zone méditerranéenne, tandis que, dans la vallée de l’Èbre, il est absent de la séquence de la Cova Gran, dont les assemblages traduisent encore davantage de singularités. Quoi qu’il en soit, nous voilà bien ici en présence d’une expression accomplie du Paléolithique récent (industries lithiques et osseuses, parures corporelles, auxquelles s’ajoutent aussi quelques rares pièces d’art mobilier comme à La Crouzade), bien que l’art pariétal attribuable à cette période reste rare et n’atteigne jamais la monumentalité de la grotte Chauvet⎘ (Ardèche), non plus que la qualité des témoignages offerts par Aldène, en Montagne noire, pourtant en co-visibilité avec les Pyrénées.

2. Mobilier aurignacien de la Tuto de Camalhot à Saint-Jean-de-Verges, Ariège

6Ce phénomène de régionalisation tend à s’accentuer encore avec le développement du Gravettien, aux alentours de 33 000 ans. Bien sûr, des traits communs semblent unir sous cette même bannière de nombreux sites de cette période, à commencer par la production de pointes à dos, dont les emblématiques gravettes. Mais il ne faut pas minorer les différences qui existent au sein de cette famille d’objets, comme toutes celles qui se révèlent dans le domaine des industries osseuses ou de la parure. Une fois encore, les données les plus nombreuses et les plus diversifiées proviennent de la zone atlantique, où des sites comme Gargas⎘, Brassempouy ou Isturitz⎘ résonnent désormais comme des exemples remarquables à l’échelle européenne. Et, parmi ces sites, figure cette fois-ci l’explosion sans équivoque d’une riche production artistique, qu’il s’agisse d’art pariétal ou mobilier, dont le Gravettien donne aux Pyrénées parmi ses premiers chefs-d’œuvre (Gargas), bien avant que les artistes magdaléniens ne s’y expriment.

La phase médiane et récente du Paléolithique récent : du Solutréen au Magdalénien

7À partir de 26 000 ans, tandis que les conditions rigoureuses du dernier maximum glaciaire s’accentuent, seul le front atlantique des Pyrénées nous renseigne sur la formation de la culture solutréenne et plusieurs gisements – Marseillon, Azkonzilo, etc. – documentent ses premières phases, au centre d’un arc qui court du Portugal à la Dordogne. Au fil des siècles suivants, alors qu’une bonne partie des populations humaines se concentrent dans l’Europe du sud, le développement du Solutréen est par la suite attesté sur tout le pourtour pyrénéen. C’est même au pied de cette chaîne de montagne que se métissent les influences des principales provinces que nous parvenons à saisir grâce à de subtiles différences dans leurs traditions techniques. Songeons notamment à la diversité typologique enregistrée au sein de la famille des pointes à cran lors du Solutréen récent, désignées tantôt comme cantabriques, périgourdines ou méditerranéennes (fig. 3). Lors de cette phase médiane du Paléolithique récent, il semble par ailleurs que les productions artistiques se perpétuent dans une tradition stylistique héritée du Gravettien, en particulier dans la région basco-cantabrique, à l’exemple de Covalanas.

3. Outils et armes des groupes du Paléolithique récent des Pyrénées

8Lors de la dernière partie du maximum glaciaire, entre 23 et 19 000 ans, on assiste à une évolution radicale des traditions techniques avec l’émergence des industries badegouliennes – en pierre comme en os – et la disparition du mode de retouche emblématique du Solutréen : le façonnage. Leur identification dans les Cantabres et sur le versant sud de la chaîne fait toutefois débat, car si le Badegoulien est clairement défini au nord, la question de l’identité des premiers temps du Magdalénien, ou de ce qui les précède immédiatement, suscite là de vives controverses.

9Quoi qu’il en soit, tandis que l’on aborde la fin du Pléistocène, et avec elle le Tardiglaciaire, le pourtour pyrénéen joue un rôle crucial dans le développement de la dernière grande culture de cette période : le Magdalénien. Ses phases moyenne, supérieure et finale (entre 19 et 13 000 ans) sont documentées par plusieurs centaines de sites, depuis la simple halte de chasse jusqu’à des occupations qui furent sans doute parmi les plus importantes de l’Europe d’alors, comme Isturitz⎘ ou le Mas d’Azil⎘. Cette densité est probablement le symptôme d’une explosion démographique. Parmi les vestiges extrêmement abondants et variés livrés par ces sites, l’intense production d’un outillage en matières dures animales (bâton percé, aiguille à chas, harpon, etc.), sans précédent, contribue à reconstituer un phasage chronologique fin. En outre, leur répartition reflète une géographie humaine où s’entremêlent des courants culturels Nord-Sud et Est-Ouest, bien que la séparation demeure entre deux provinces regardant, pour l’une, vers l’Atlantique et, pour l’autre, vers la Méditerranée.

10Les Pyrénées magdaléniennes et leur prolongement cantabrique livrent aussi l’une des plus fortes concentrations de grottes ornées (Niaux⎘, Les Trois Frères⎘, Altamira⎘, Ekain⎘, etc.) et, avec certaines d’entre elles, cette spécificité de voir l’habitat pénétrer dans les profondeurs, c’est-à-dire s’implanter désormais au contact d’espaces jusqu’alors réservés à des activités symboliques (Labastide⎘, le Tuc d’Audoubert⎘, Le Portel⎘, La Garma⎘, etc.). Et l’on peut considérer que, bien davantage que d’introduire un caractère profane en ces lieux, un tel comportement indique au contraire tout le poids des conceptions socio-religieuses pesant sur ces sociétés.

11À partir de 14 ou 13 000 ans, la tradition magdalénienne se dilue tandis que s’épanouit l’Azilien, selon un processus complexe et arythmique, contemporain des bouleversements environnementaux qui marquent l’entrée dans l’Holocène. Cette fois-ci, et pour la première fois, la montagne est clairement traversée par cette vague culturelle et si des régions continuent à manifester leur indépendance – ainsi, l’Azilien dans sa forme la plus « classique » n’est-il pas proprement attaché au piémont nord-pyrénéen ? –, l’ensemble de cette espace finira par basculer dans cet Épipaléolithique qui sonne le glas de la civilisation du Paléolithique récent en même temps qu’elle inaugure peu ou prou celle du Mésolithique.