Écrire le contemporain
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Dialectique de la liberté et de la fatalité dans Des hommes de Mauvignier
De la tragédie antique à l’écriture moderne de la tragédie
Texte intégral
1 Des hommes est un roman bouleversant parce qu’il nous parle de nous avant tout, de nous et des autres, parce qu’il fait entendre la grande solitude des hommes plongés dans le non-dit de la société, avant même celui de l’Histoire. Des hommes est un roman qui résonne comme une tragédie, individuelle et collective. La fatalité et le malheur semblent concerner tant le plan historique que le plan social ou familial. Nous nous demanderons donc ce qui, dans l’écriture de Mauvignier et dans celle de ce roman en particulier, fait écho aux grandes tragédies antiques et classiques. Comment Mauvignier reprend-il, au sein du genre romanesque, les ressorts de la tragédie pour la moderniser ? De fait, le théâtre fut le genre dominant, le genre majeur du champ littéraire jusqu’au xviiie siècle. L’expansion du roman à partir du xixe siècle porte l’écriture romanesque en tête de la production littéraire, sans pour autant la départir de l’influence du genre théâtral. Dans un premier temps, nous montrerons que le thème de la guerre, à la fois comme spectacle frappant les esprits et comme sujet politique pour la cité, constitue un axe théâtral qui marque la structure même du roman construit autour de la guerre d’Algérie. Dans un deuxième temps, nous verrons que ce thème suppose des personnages marqués, sous le choc, et comme frappés d’impuissance dans l’utilisation de la parole, enfermés dans une temporalité tragique, portés par une intrigue qui leur échappe. Enfin, dans une troisième partie, nous verrons que la théâtralité classique de la parole-action se mue en mise en scène de l’interdit de dire et de l’impossibilité à dire, et nous interrogerons l’essence tragique du roman de Mauvignier, dans sa modernité qui tient à la tension, la dialectique entre malheur et quête du bonheur.
La guerre, un thème tragique et théâtralisant
La guerre, tragédie pour les peuples, source de création pour les auteurs d’épopées et de tragédies
- 1 Hélène Gestern, Portrait d’après blessure, Paris, Éditions Arléa, 2014.
2La guerre est un thème intemporel et universel qui théâtralise le récit. Qu’il s’agisse du drame du Heysel de Dans la foule, ou de la guerre d’Algérie dans Des hommes, la tragédie est collective autant qu’individuelle. Dans le premier cas, la tragédie publique a été médiatisée, passant sous silence les drames individuels que l’auteur avait à cœur de faire entendre. Dans le second cas, la tragédie publique a été occultée, passant également sous silence les drames individuels puisque l’événement dans son entier relève du non-dit. Ce qui relève d’un silence contradictoire dans le premier cas, puisque médiatiquement théâtralisé et dépossédant les individus de leur drame (que l’on songe au beau roman d’Hélène Gestern, Portrait d’après blessure1, reprenant la même thématique actuelle puisque traitant de l’hypermédiatisation dépossédante), relève dans le second cas d’un silence logique, imposé par la société, acté par les familles et accepté quoique subi par les individus. Le lien entre le thème théâtral de la guerre et celui du malheur des peuples est un lien exploré depuis l’antiquité, dans Les Perses d’Eschyle notamment, et le questionnement sur la légitimité de la guerre apparaît très tôt. En effet, depuis l’antiquité la guerre fait l’objet de critiques littéraires, du Discours sur la paix avec les Lacédémoniens d’Andocide en passant par la critique comique des guerres pichrocolines chez Rabelais ou celle plus caustique des guerres civiles avec « De la physionomie », ou des guerres de conquête avec « Des cannibales » dans les Essais de Montaigne, sans oublier la satire de la guerre au siècle des Lumières, notamment dans Candide de Voltaire. Mais ces critiques s’effectuent au nom de l’intérêt général et dans le souci de la collectivité.
La critique de la guerre dans son rapport à l’individu : une approche moderne
- 2 Georges Bafaro, L’épopée, Paris, Ellipses, 1998.
- 3 Michel Murat, Laurent Mauvignier répond aux questions de Michel Murat, Revue critique de fixxion fr (...)
- 4 Carine Capone, Laurent Mauvignier, pour une redéfinition de l’écrivain engagé ?, RELIEF, 2012.
3Il faut attendre le début du xxe siècle avec, par exemple, le premier Céline et son Voyage au bout de la nuit pour entrer dans la conscience et l’inconscient du soldat en tant qu’homme, puisque là est la question dans Des hommes. Nous proposons donc d’analyser ce qui fonde la spécificité de l’écriture de Mauvignier en tant que reprise contemporaine de la tragédie antique et classique sur le thème de la guerre. Ce thème, universel et intemporel, se trouve à l’origine des premiers récits sous forme d’épopée comme fondateur d’un peuple, légitimant et justifiant à la fois les guerres de défense et les guerres de conquête, comme l’explique Bafaro dans son ouvrage sur l’épopée2. Chez Mauvignier la démarche est inverse, puisqu’il déconstruit la légitimation des guerres de conquête au nom du peuple pour instaurer la primauté de l’individu. Le choix du monologue intérieur et du stream of consciousness est alors l’expression de ce positionnement idéologique, quoique l’œuvre en elle-même ne soit pas engagée ni didactique, comme le précise l’auteur en entretien avec Michel Murat3. Selon Carine Capone, son engagement tiendrait davantage à la volonté de montrer que tout est complexe et que l’on ne peut rien affirmer de manière dogmatique4.
Une topologie romanesque théâtralisante
4La topologie du roman permet de mettre en évidence cette scission entre deux scènes, deux lieux où se jouent les événements : la première partie du roman, « Après-midi » et « Soir », s’oppose à la deuxième partie, « Nuit », comme deux tableaux, deux lieux. Le blanc de la page (p. 132), c’est aussi celui de l’entre-acte, du lever de rideau sur un nouveau décor puisqu’on a traversé la Méditerranée. Dans cette topologie, la quatrième partie, « Matin », constituerait une sorte d’épilogue, la synthèse de l’expérience vécue dans les deux lieux, en s’achevant dans un non-lieu, la page blanche de la neige. La chronologie, quant à elle, fluctue, ne fait plus repère, puisque toute la théâtralité est contenue dans cette concomitance des états : celui d’avant la tragédie factuelle, la tragédie de l’Histoire, et celui d’après, celui de la tragédie sociale, du silence. À ces deux tragédies s’ajoute la tragédie familiale, omniprésente dans les œuvres de Mauvignier : la mort de la sœur, l’horreur des paroles prononcées, peut-être comme la tragédie d’une parole trop dite venant s’opposer à celle d’une parole non dite autour de la guerre. Et la recherche de la parole qui dit sans blesser, sans déchirer. Rabut est la bouche qui cherche cette parole entre le trop-dit de Bernard, celle de la colère, et le non-dit de la société, celle de la honte.
Les éléments clés de la tragédie : personnages, intrigue et temporalité
Des personnages privés d’individualité
- 5 En attendant Godot de Samuel Beckett présente ces deux personnages dont le manque d’individualisati (...)
5Dans les romans de Mauvignier, les personnages sont souvent dépossédés de leur vie par une trajectoire qui rencontre à la fois la fatalité du destin – l’Histoire dans Des hommes, le drame collectif de Dans la foule, ou encore la mauvaise rencontre dans Ceux d’à côté, l’accident dans Apprendre à finir – et la fatalité sociale et familiale qui les enferme dans des parcours tout tracés, des absences de choix. Stylistiquement, cela se traduit par un brouillage énonciatif, qui amène une difficulté pour le lecteur à déterminer qui est qui, qui parle, qui a vécu tel événement et quelle version de l’événement est la vraie si tant est qu’il y ait une seule vérité. La force du romancier est alors de mettre en scène cette fatalité tragique dans toutes ses dimensions, historique, sociétale, familiale, pour montrer l’individu aux prises avec le mécanisme de désindividualisation qui est omniprésent. Là où la tragédie antique opposait le héros et son hubris, aux prises avec la collectivité et l’intérêt général, Mauvignier place de manière très moderne des hommes cherchant à s’individualiser, des hommes sans hubris, mais qui souffrent de leur manque d’individualité. Les prénoms seuls désignent ces êtres en perdition, sortes de Vladimir et d’Estragon attendant sur le bord d’une route, on ne sait quoi5. C’est qu’il y a du Beckett dans les personnages de Mauvignier, et les prénoms font rêver ou sourire : Solange l’ange solitaire, Rabut qui se pense le rebut, ce qui est bon à jeter, et Bernard, celui qui veut se sauver de toute cette souffrance, trouver un moyen de sortir de la tragédie, par un cadeau, puis par la violence.
L’intrigue, une quête qui se trompe d’objet
6Dans l’essentiel du roman Des hommes, tous les personnages cherchent à comprendre et à nommer. Comprendre quel a été le déclencheur du fiasco de leur vie. Chercher des responsables. Pour se délivrer de la culpabilité. Le premier élément déclencheur de la tragédie est un leurre : l’incipit fonctionne comme une scène d’exposition, l’ouverture du drame. La fête d’anniversaire de la sœur de Bernard, Solange, lors de laquelle celui-ci offre une bague coûteuse qui va provoquer la colère du groupe, de la collectivité : comment un être infâme, un parasite social qui vit aux crochets de sa famille peut-il offrir mieux qu’eux ? Quel délit, quel crime a-t-il commis pour trouver cet argent ? Mais cette première scène de tragédie dans le présent, ce déclencheur entraînant l’agression de la famille Chefraoui, amène aussi la recherche des causes plus profondes, plus anciennes de la blessure. Or cette entrée in medias res plonge Rabut dans le passé de l’Algérie, à la recherche du coupable, de ce qui est responsable de l’état présent. Et l’on remonte ainsi à la tragédie du massacre de la caserne, lors de la guerre d’Algérie, massacre dû à un incident mineur, une dispute, un retard des deux cousins pour rejoindre le groupe et rentrer à la caserne. Ici le fonctionnement tragique est classique : l’individu interférant avec les intérêts du groupe peut mener le groupe à sa perte. Telle est la leçon de la tragédie antique et classique. Mais cette quête de la vérité et de l’origine de la tragédie qui ressemble fort à une enquête, rappelant alors l’Œdipe roi de Sophocle, cherchant un coupable qui n’est autre que lui-même et en même temps n’est pas lui, les dieux et la fatalité étant de la partie, cette quête de vérité donc nous ramène encore plus loin, dans le passé familial, et à ce « crime de la parole » de Bernard envers sa jeune sœur agonisant sur son lit d’accouchée, vie et mort indissociablement mêlées, liberté interdite et frappée de deuil. Cette parole destructrice de Bernard insultant la femme-enfant au seuil de la mort, la condamnant, choque certes, mais appelle encore et sans cesse le questionnement et pousse l’enquête toujours plus loin dans le passé, jusqu’à l’enfance de Bernard, enfant rejeté et jamais accepté par la mère, dépossédé de tout dès l’origine. Toutes ces paroles enchevêtrées conduisent à ce constat : Rabut enquête, et jamais rien n’explique, cette enquête est sans fin, sans réponse, il n’y a pas de coupable mais seulement « des hommes » et leur souffrance.
La tragédie du temps : l’a-temporalité mauvignienne ou l’éternel présent du passé
7Les drames personnels et les tragédies de l’Histoire n’en finissent pas d’être présents à l’esprit des protagonistes, qui sont aux prises avec ces fantômes. Le passé est de ce fait le personnage principal des tragédies de Mauvignier : il occupe l’espace temporel, annihile la chronologie. Plus de présent qui ne soit contaminé par le passé, plus de passé qui ne soit interrogé par le présent, pas d’avenir, englué dans le passé-présent qui n’avance pas. Rabut a eu un projet : devenir bachelier, étudier. Bernard a eu des projets, des rêves : son garage, son mariage. Tout s’est écroulé avec la guerre d’Algérie, rien n’a pu être construit, le garage a sombré avec le mariage, tous deux liés à la pénurie d’argent consécutive à la guerre, mais également au passé plus lointain de la famille et à l’argent gagné au loto qui lui a été dérobé par la mère. Or sans le départ à la guerre, cet argent aurait pu être récupéré. La guerre est bien ce dévoreur de temps qui brise à la fois le présent et l’avenir. Ce brouillage temporel qui laisse les personnages hors temps et hors scène est renforcé par le brouillage des voix : chez le même personnage la parole du passé émerge dans celle du présent, en plus de la polyphonie propre au récit. On pense à la très belle image de la maison fantôme, la maison prison à la fin du roman Des hommes :
- 6 Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, Minuit, 2011, p. 272.
Peut-être que ça n’a aucune importance, tout ça, cette histoire, qu’on ne sait pas ce que c’est qu’une histoire tant qu’on n’a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s’accumulent et forment les pierres d’une drôle de maison dans laquelle on s’enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ? Et moi, à ce moment-là, j’ai pensé qu’il faudrait bouger le moins possible tout le temps de sa vie pour ne pas se fabriquer du passé, comme on fait, tous les jours ; et ce passé qui fabrique des pierres, et les pierres, des murs6.
La tragédie de la parole : de la parole coupée de l’action à la parole interdite, puis impuissante à dire
La tragédie de la parole
- 7 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, t. III, « Le dialogue de théâtre », Paris, Belin, 1996, p. 90-91.
8Comme le rappelle Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre7, reprenant ainsi l’affirmation d’Austin concernant le langage dans son entier, dire c’est faire, tout particulièrement sur la scène théâtrale. Or les romans de Mauvignier sont le déroulement d’une parole, de paroles mêlées, de paroles qui se dérobent ou qui nous échappent. Quoi de plus théâtral que cette mise en scène de la parole qui devient alors, de manière moderne, la tragédie de la parole, le drame du non-dit. Dans Bajazet, Racine met dans la bouche de Roxane cette parole terrible : « Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir » (v. 524). Ce néant se concrétise par l’interdiction de répondre, de parler, et de fait le personnage théâtral n’existe plus dès lors qu’il ne parle plus. Exister, c’est s’exprimer, de même que la parole est l’un des propres de l’homme. Ce drame de la parole interdite après la guerre d’Algérie est le drame très théâtral des humains privés de parole, qui ne sont plus tout à fait des Hommes.
La parole frappée d’interdit : les multiples tabous
- 8 Manet Van Montfrans, Des hommes de Laurent Mauvignier : un roman de filiation ?, RELIEF, 2012.
- 9 Michel Murat, art. cit.
- 10 Myrthe Holvoet, Laurent Mauvignier et le minimalisme : l’écriture du non-dit, mémoire de maîtrise s (...)
9Mais l’interdit de la parole est aussi d’ordre familial, perdu dans la légende familiale qui ôte à l’individu une part de destin et d’existence personnelle, cet interdit fait de l’individu un être divisé, un non-indivis, dans ce roman qui n’est pas tout à fait un roman de la filiation mais qui s’y apparente par bien des points, comme le note Manet Van Montfrans8, puisque Mauvignier part de son histoire personnelle, celle d’un fils dont le père, qui a vécu et tu la guerre d’Algérie, finit par se suicider : tragédie de l’individu au sein de la famille aussi. Car dans son Entretien avec Michel Murat, Mauvignier précise que justement, « on n’entre pas dans la tête des gens. On glisse d’une pensée commune à tous les hommes à une autre pensée commune à tous les hommes9 ». C’est le drame de l’individu perdu dans la parole collective, à la recherche d’une parole individuelle qui ne parvient pas à émerger. C’est donc à la fois la tragédie d’une parole qui n’est plus action, la mort de la tragédie d’une certaine manière, et la tragédie d’une parole frappée d’interdit par la société, une parole qui ne doit pas dire. C’est aussi une parole qui ne parvient plus à dire, une parole perdue, tâtonnante, imprécise, que l’on retrouve à travers le « ça » caractéristique de l’écriture de Mauvignier, ce démonstratif qui montre sans dire, et les phrases sans fin qui n’aboutissent pas, qui font sentir sans pouvoir dire. L’imprécision des termes, le lexique imprécis marquent l’écriture, à commencer par les titres des romans tels que Des hommes et Dans la foule, comme le souligne Myrthe Holvoet10.
L’acceptation du « non à dire » et la quête du bonheur
10Or cette parole qui tâtonne et ne trouve pas aboutit tout de même à la tentative, à l’essai, et finalement à l’acceptation. Rabut accepte de cesser de se questionner et d’essayer en vain de formuler, de dire juste et de dire vrai, pour enfin exister. Il s’accorde ce droit, celui de vivre sans savoir, sans comprendre. La chute de la voiture de Rabut dans la neige, à la fin du roman, chute libératrice, est une sorte de rituel de purification, d’appel au blanc le plus complet, à l’oubli pour enfin vivre libéré du poids des souvenirs. Cette odyssée de la parole trouve enfin le chemin d’un retour possible vers la vie dans l’abandon de la parole questionnante. Il y a aussi, dans les romans de Mauvignier, tout particulièrement dans Des hommes, cette reconnaissance de la grandeur des hommes qui souffrent et ne savent dire leur souffrance, tirant le roman-théâtre vers l’existentialisme du mythe de Sisyphe, puisque Mauvignier confie à Mathilde Bonazzi dans le compte rendu de sa conversation intitulée « Lancer l’écriture à fond de cale sur l’autoroute » :
- 11 Mathilde Bonazzi, « Lancer l’écriture à fond de cale sur l’autoroute » : conversation avec Laurent (...)
L’homme se dresse pour avancer. C’est l’homme avec un grand H, une humanité blessée et meurtrie mais en laquelle il faut croire, et qui tire sa beauté et sa force de son acharnement à vivre, l’expression de sa profonde puissance de vie11.
- 12 Pascal Bruckner, L’euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Paris, Le Livre de Poche, (...)
11Dans cette écriture contemporaine de la tragédie, on retrouve le questionnement sur le bonheur et le malheur, toujours étroitement liés à la tragédie collective ou familiale : guerre dans Des hommes, drame du stade du Heysel dans Dans la foule, suicide dans Loin d’eux. Il consiste à se demander non pas comment atteindre le bonheur, mais comment sortir du malheur, et si l’on en a le droit et la capacité. En ce sens, la tragédie est abordée de manière contemporaine, puisque la thématique du bonheur n’a rien à voir avec la quête de bonheur propre à la pensée des philosophes des Lumières par exemple, mais bien plus avec la résilience et la sortie de la tragédie. Cette question du bonheur dans sa perspective moderne, propre au xxe siècle, a d’ailleurs été abordée avec pertinence par Pascal Bruckner qui souligne le paradoxe d’un monde enfin libéré du joug des contraintes religieuses et en grande partie du carcan social et moral très pesant jusqu’au xixe siècle : la liberté s’accompagnerait d’un impératif de bonheur et d’une immense responsabilité personnelle face à l’incapacité à créer son propre bonheur12. La tragédie n’est donc plus le récit de l’inéluctable avancée vers le drame, mais plutôt le récit de l’impossibilité de sortir du tragique, et la recherche (aboutie ou non) d’une issue. On peut d’ailleurs noter dans l’écriture de Mauvignier une évolution vers un certain optimisme, puisque l’on passe d’une vision sombre de l’individu détruit par la tragédie et s’autodétruisant comme le fait Tana, victime centrale de Dans la foule, à l’espoir d’un bonheur possible malgré la tragédie à travers le sursaut de Rabut dans Des hommes, le roman se clôturant sur la perspective selon Rabut d’une vie sereine, sans cauchemars, dénuée de sentiment de culpabilité, ce qui constitue une forme de bonheur par-delà la tragédie. L’individu n’aurait donc plus à résoudre le problème théâtral du bonheur collectif, mais à interroger sa capacité personnelle à vouloir être heureux.
12Pour conclure, nous dirons qu’à partir de thèmes typiques de la tragédie antique et classique, Laurent Mauvignier fait du roman la scène de la tragédie moderne de la parole, censurée, volée, dérobée, falsifiée, impuissante à dire, dépossédée, que ce soit par la société, par la famille ou par l’incapacité de l’individu noyé dans le collectif. La sortie de la tragédie est aussi sortie de la parole, abandon du vouloir dire pour le vouloir être. D’où l’écriture sensualiste qui offre à voir et à sentir plus qu’à nommer et à formuler.
Bibliographie
Bibliographie
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Notes
1 Hélène Gestern, Portrait d’après blessure, Paris, Éditions Arléa, 2014.
2 Georges Bafaro, L’épopée, Paris, Ellipses, 1998.
3 Michel Murat, Laurent Mauvignier répond aux questions de Michel Murat, Revue critique de fixxion française contemporaine, no 3, 2011, p. 116-130.
4 Carine Capone, Laurent Mauvignier, pour une redéfinition de l’écrivain engagé ?, RELIEF, 2012.
5 En attendant Godot de Samuel Beckett présente ces deux personnages dont le manque d’individualisation renvoie à la représentation de l’Homme face à une existence privée de sens, dans un absurde qui soulève le questionnement métaphysique.
6 Laurent Mauvignier, Des hommes, Paris, Minuit, 2011, p. 272.
7 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre, t. III, « Le dialogue de théâtre », Paris, Belin, 1996, p. 90-91.
8 Manet Van Montfrans, Des hommes de Laurent Mauvignier : un roman de filiation ?, RELIEF, 2012.
9 Michel Murat, art. cit.
10 Myrthe Holvoet, Laurent Mauvignier et le minimalisme : l’écriture du non-dit, mémoire de maîtrise sous la direction de Pierre Schoentjes, Universiteit Gent, 2013.
11 Mathilde Bonazzi, « Lancer l’écriture à fond de cale sur l’autoroute » : conversation avec Laurent Mauvignier, dans J. Dürrenmatt, C. Narjoux (dir.), La langue de Laurent Mauvignier. « Une langue qui court », Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2012, p. 15-32.
12 Pascal Bruckner, L’euphorie perpétuelle, essai sur le devoir de bonheur, Paris, Le Livre de Poche, 2000.
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont sous Licence OpenEdition Books, sauf mention contraire.