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Introduction
p. 15-19
Texte intégral
1Les questions d’insécurité et de peur du crime monopolisent le débat public depuis plusieurs décennies et ont fortement conditionné la construction d’un État sécuritaire1. Pourtant, dans le même temps, une des formes les plus graves de criminalité, l’homicide, est en régression continue. En effet, les taux d’homicide sont à leur plus bas niveau depuis les années 1970, date de l’émergence dans l’espace public du discours sécuritaire. Ils ont connu une hausse durant les années 1980 avant d’entamer une décrue dans les années 1990. Cette décrue s’est accélérée dans les années 2000, et a été interrompue par les attentats survenus à Paris et Nice en 2015 et 2016.
2Nonobstant ces circonstances liées au terrorisme, la diminution régulière des meurtres n’est pas spécifique à la France ; elle caractérise les pays développés. Plusieurs facteurs expliqueraient ce phénomène de décrue dans ces pays, dont ceux liés à la faiblesse des inégalités sociales et à la force de l’état de droit2. Ces facteurs sont trop généraux dans la mesure où en France la distribution des homicides est inégalement répartie selon les régions. Et ni l’urbanisation ni le taux de chômage ne sauraient rendre compte de la répartition inégalitaire des meurtres dans l’Hexagone ; bien sûr, ce sont là des indicateurs pertinents mais ils sont trop grossiers3.
3Les statistiques policières distinguent plusieurs catégories d’homicides : les homicides liés aux vols, les règlements de comptes entre malfaiteurs, les homicides sur mineurs de moins de 15 ans, les homicides liés à d’autres motifs. Les deux premiers types d’homicides, ceux liés aux vols et ceux entre malfaiteurs, sont répertoriés comme homicides ayant un motif crapuleux. Ils sont en baisse alors que d’autres types d’homicides augmentent. Ce sont cependant les homicides entre malfaiteurs qui alimentent la scène politico-médiatique lorsqu’ils se produisent en Provence, où ils sont de fait plus nombreux que dans d’autres régions.
4La ville de Marseille occupe une place singulière quant au traitement politico-médiatique de ses problèmes. Ceux-ci suscitent un intérêt national peut-être parce que, selon Jean Viard, la plus ancienne ville de France ne repose sur aucune base stable, qu’elle est mobile, qu’elle se meut dans un cadre conflictuel marqué par des tensions entre les élites et les pauvres. De plus s’y ajoute, poursuit Jean Viard, « une vie publique peu organisée par des règles verticales puissantes4 ». Dès lors, tout ce qui concerne les questions de délinquance locale suscite une résonance particulière, faisant oublier que cette ville stigmatisée est aussi une cité en avance sur son époque car, plus mobile que les autres villes, elle réagit aussi plus vite qu’elles5.
5Pourtant, c’est le « Marseille bashing » qui intéresse et fait vendre6. On ne compte plus le nombre de livres7 et de couvertures médiatiques, tant au niveau local qu’au niveau national, consacrés à « Marseille, capitale du crime »8, à « Marseille, Chicago », etc. Ces représentations, hier comme aujourd’hui, ne correspondent pas à la réalité locale9.
6Mais elles sont ancrées dans l’imaginaire collectif depuis les années 1930, période au cours de laquelle de grands scandales politico-financiers nationaux, les affaires Stavisky et Prince en l’occurrence, ont impliqué des malfaiteurs locaux, les fameux Paul Carbone et François Spirito. Ces bandits corso-italiens, proches de Simon Sabiani, premier adjoint du maire de Marseille Siméon Flaissières, ont introduit à la fin des années 1920 la criminalité organisée, la corruption et le clientélisme dans la ville10. L’assassinat de Louis Barthou en 1934 et en 1938 l’incendie non maîtrisé d’un grand magasin lors de la visite officielle de ministres ont entraîné le placement de la ville sous tutelle. Incurie et corruption sont associées à la ville depuis ces événements.
7Le traitement politico-médiatique de la délinquance locale, notamment des règlements de comptes perpétrés sur le pavé marseillais, a revêtu une ampleur nouvelle et particulièrement importante entre l’automne 2010 et la fin de l’été 2013. Durant cette période, les diverses formations politiques ont utilisé les problèmes de la criminalité marseillaise pour communiquer sur des sujets sécuritaires et aussi pour remettre en cause la politique du chiffre mise en place par Nicolas Sarkozy lorsqu’il était responsable du ministère de l’Intérieur. Cette instrumentalisation politique d’une question locale s’est accompagnée de la diffusion par l’Agence France-Presse de 1113 titres sur le sujet11.
8En octobre 2010, pour la première fois, un adolescent de 16 ans est assassiné dans une cité des quartiers Nord de Marseille tandis qu’un enfant de 11 ans est blessé par une balle perdue. Du fait de l’âge des victimes, ce meurtre a suscité une vive émotion dans l’opinion publique. Le ministre de l’Intérieur, Brice Hortefeux, est venu s’entretenir sur place avec les responsables locaux de la sécurité et a annoncé l’envoi des forces de police dans plusieurs cités de la ville.
9Depuis lors, en dépit des différents hôtes du ministère de l’Intérieur qui se succèdent à la faveur des recompositions institutionnelles, des réponses politiques scandent la survenue d’un énième règlement de comptes. Elles ont pour effet d’ériger Marseille en laboratoire d’expérimentation d’une politique toujours plus sécuritaire. C’est ainsi que c’est dans la deuxième ville de France que l’approche globale a été mise en place en 2012, que deux comités interministériels sur la sécurité se sont réunis en août 2012 et en septembre 2013 après la survenance d’assassinats sur fond de trafics de stupéfiants dans les quartiers Nord de la ville, dont celui du fils du dirigeant de l’Olympique de Marseille. Entre-temps, la sénatrice et maire de secteur Samia Ghali12 a demandé de son côté l’intervention de l’armée dans cette partie de la ville pour enrayer les trafics de stupéfiants.
10Cette gestion politico-médiatique d’une question locale invite à se pencher sur la réalité sociologique des meurtres entre bandits perpétrés dans la métropole phocéenne. Celle-ci rassemble et cristallise à elle seule toutes les caractéristiques et problématiques du pays : quartiers riches et pauvres, mer et montagne, centre urbain et banlieues, etc.13. L’échelon local constitue ainsi un terrain d’analyse pertinent des conditions de production des assassinats entre malfaiteurs. D’autant qu’il s’agit là d’un domaine inexploré tant sous le prisme de la criminalité organisée que sous celui des homicides en général.
11La criminalité organisée14 constitue en France un objet d’étude encore embryonnaire du fait d’un défaut de légitimité sociale, scientifique et politique. En premier lieu, ce type de criminalité, comme la délinquance en col blanc, ne suscite pas une forte réprobation sociale15. En deuxième lieu, la criminalité organisée, tout comme la délinquance économique et financière16, fait l’objet d’une absence de reconnaissance académique. En troisième lieu, l’appareil d’État n’est guère demandeur de travaux sur le sujet.
12Par ailleurs, et contrairement aux pays anglo-saxons où ils sont abondants, les travaux entrepris en France sur les meurtres sont essentiellement historiques ; il y a peu de travaux sociologiques. Dans le sillage de ceux de Jean-Claude Chesnais sur les morts violentes en France depuis 182617, Laurent Mucchielli et Pieter Spierenburg rendent compte de l’évolution des homicides en Europe depuis le Moyen Âge. Ils montrent que les homicides sont historiquement, socialement et géographiquement situés18.
13Laurent Mucchielli a également analysé une cohorte d’affaires d’homicides jugées par la cour d’assises des Yvelines19. L’homicide apparaît constituer un crime de proximité. Victimes et agresseurs se connaissent, les homicides sont essentiellement des affaires d’hommes, jeunes, parmi lesquels les étrangers sont surreprésentés. Victimes et agresseurs présentent un même profil sociodémographique : ils sont issus des couches sociales défavorisées et disposent d’un faible capital scolaire et professionnel. Les meurtres apparaissent être la conséquence des processus d’exclusion sociale20.
14À notre connaissance, la seule recherche réalisée à ce jour sur les homicides perpétrés entre malfaiteurs est celle du chercheur québécois Gilbert Cordeau dans le cadre de sa thèse en criminologie soutenue en 1990. Définissant les règlements de comptes comme des homicides qui résultent d’une mésentente entre protagonistes associés à une activité criminelle, G. Cordeau a retracé les divers enjeux assignés aux 444 homicides jugés au Québec entre 1970 et 198621. Les résultats de ses travaux ont été confirmés par une étude de réplication s’étendant de 1953 à 201322.
15Dans la lignée des travaux de Laurent Mucchielli concernant les homicides en général et en utilisant les apports des travaux de Gilbert Cordeau sur les meurtres entre malfaiteurs, nous avons tenté de dresser le profil sociodémographique et criminel des malfaiteurs impliqués dans des homicides entre pairs survenus entre 2002 et 2011 ainsi que les rationalités à l’œuvre dans cette catégorie de crimes.
16Dans cette perspective, nous avons analysé les dossiers ouverts par la police judiciaire marseillaise. On peut ainsi rendre compte des recompositions du banditisme et des usages de l’homicide chez les malfaiteurs. Ce sont là les principaux apports de ce travail. Sur un plan purement empirique, cette recherche va à l’encontre de certaines idées reçues sur plusieurs points : la multiplication actuelle des meurtres entre bandits dans le midi de la France, l’existence d’un Milieu qui serait fortement structuré, l’irruption d’une nouvelle violence qui serait imputable à des jeunes sans foi ni loi, la banalisation de certains modes opératoires dont par exemple l’utilisation de la fameuse kalachnikov, ou encore l’avènement de nouvelles catégories de banditisme telles que le néo-banditisme ou le narco-banditisme. Sur un plan théorique, ce travail montre notamment l’intérêt de mobiliser des analyses en termes de réseaux, fort usitées par les chercheurs anglo-saxons travaillant sur le crime organisé pour rendre compte des positions des malfaiteurs au sein de leurs équipes23.
17C’est ce que l’on pourra constater tout au long de cet ouvrage. Après une présentation de la recherche (chapitre i), nous exposerons le travail de la police judiciaire pour élucider les meurtres entre malfaiteurs (chapitre ii). Les enquêtes judiciaires permettent de mettre à jour les modes opératoires (chapitre iii) et les enjeux des crimes perpétrés (chapitre iv). Elles permettent également d’ébaucher le profit sociodémographique des bandits (chapitre v) ainsi que de reconstituer leurs carrières criminelles (chapitre vi).
Notes de bas de page
1 Philippe Robert, Renée Zauberman, Du sentiment d’insécurité à la construction de l’État sécuritaire, Lormont, Le Bord de l’eau, coll. « Clair et net », 2017.
2 ONUDC, Étude mondiale sur l’homicide. Tendances/contextes/données, Vienne, ONUDC, 2011 ; Marc Ouimet, Un monde d’homicides, Champ pénal/Penal Field, VIII. En ligne : http://champpenal.revues.org.
3 Laurent Mucchielli, Les homicides dans la France contemporaine (1970-2007) : évolution, géographie et protagonistes, in Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg (dir.), Histoire des homicides en Europe, op. cit., p. 161.
4 Jean Viard, Marseille, une ville impossible, Mesnil-sur-l’Estrée, Payot, 1995, p. 230.
5 Ibid., p. 226-227.
6 Au cours d’une conférence au barreau de Marseille en décembre 2012 sur le caractère criminogène de cette ville, des journalistes ont expliqué que les rédactions nationales souhaitaient parler de la plus ancienne ville de France en termes de délinquance et faits divers et refusaient toute image positive de Marseille. Il en est de même pour les journalistes de la presse locale pour qui une « mauvaise nouvelle », surtout lorsqu’elle provient des quartiers Nord de la ville, constitue une « bonne information » ; cf. Robert Castel, Jean-Louis Reiffers, Nous avons quelque chose à vous dire… Paroles des jeunes des quartiers, Paris, L’Harmattan, 2012.
7 On en recense déjà quatre publiés en 2016 et 2017 : ceux de Philippe Pujol, La fabrique du monstre, Paris, Les Arènes, 2016 ; Marie-France Etchegain, Marseille, le roman vrai, Paris, Stock, 2016 ; Xavier Monnier, Les nouveaux parrains de Marseille. L’emprise mafieuse, Paris, Fayard, 2016 ; Michel Samson, Marseille en procès. La véritable histoire de la délinquance marseillaise, Paris, La Découverte / Wildproject, 2017.
8 Par exemple Marseille, capitale française du crime ou de la misère ?, Libération, 1er septembre 2012 ; Marseille, capitale du crime ?, L’Humanité, 18 mars 2013.
9 Cf. Jean Viard, Marseille, une ville impossible, op. cit. ; Laurent Mucchielli, Délinquance et criminalité à Marseille. Fantasmes et réalités, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2013.
10 Laurence Montel, Marseille, capitale du crime, op. cit.
11 Contre 486 entre 2004 et 2009. Plus précisément, on a pu recenser 43 titres en 2003, 82 en 2004, 55 en 2005, 95 en 2006, 63 en 2007, 59 en 2008, 89 en 2009, 123 en 2010, 227 en 2011, 360 en 2012 et 403 en 2013. 98 titres sont explicitement consacrés aux règlements de comptes entre 2003 et 2014 ; cf. Paméla Fréau, Les représentations médiatiques de la criminalité à Marseille, mémoire de master 2, Aix-en-Provence, ISPEC, Faculté de droit, Université d’Aix-Marseille, 2015.
12 En vertu de la loi du 31 décembre 1982 relative à l’organisation administrative de Paris, Marseille, Lyon, la ville de Marseille est divisée en 8 secteurs ; chaque secteur regroupe 2 arrondissements gérés par un maire de secteur. Samia Ghali est maire des 15e et 16e arrondissements.
13 Laurent Mucchielli, Histoire et actualité de la criminalité à Marseille : un bilan chiffré des connaissances, op. cit.
14 Le concept de criminalité organisée n’est pas évident à différencier de la bande organisée et de la mafia. Selon Jean-Paul Brodeur, la criminalité organisée suppose la réunion des éléments suivants : une collaboration entre plus de deux personnes, des tâches spécifiques attribuées à chacune d’elles, une période longue voire indéterminée, une forme de discipline ou de contrôle, la commission de crimes et délits, des actions internationales, le recours à la violence ou à d’autres moyens d’intimidation, l’utilisation de structures commerciales ou de type commercial, le blanchiment d’argent, une influence sur les milieux politiques, médiatiques, économiques et institutionnels, et enfin la recherche du pouvoir ou du profit ; Jean-Paul Brodeur, Le crime organisé, in Laurent Mucchielli, Philippe Robert (dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, p. 242-251.
15 Pierre Lascoumes, Claire Nagels, Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique, Paris, Armand Colin, 2014 ; Laurent Mucchielli, Sociologie de la délinquance, Paris, Armand Colin, 2018.
16 La frontière entre délinquance économique et financière et criminalité organisée est des plus poreuses, comme le montrent par exemple les trafics de cigarettes ou de monnaies ; cf. Anne Kletzlen, La douane face aux trafics de cigarettes et de monnaies, Études et données pénales, no 94, Guyancourt, CESDIP, 2004 ; sur un plan général, cf. Nicolas Queloz, A-t-on encore des raisons de distinguer criminalités économique et organisée ?, Les cahiers de la sécurité intérieure, no 36, 2e trimestre 1999, p. 29-39.
17 Jean-Claude Chesnais, Les morts violentes en France, Paris, PUF, 1992.
18 Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg (dir.), Histoire de l’homicide en Europe, Paris, La Découverte, 2009.
19 Laurent Mucchielli, Recherche sur les homicides : auteurs et victimes, Questions pénales, vol. 14, no 4, 2002, p. 1-4 ; id., Les homicides, in Laurent Mucchielli, Philippe Robert (dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, op. cit., p. 148-157 ; id., L’enquête de police judiciaire en matière d’homicide, Questions pénales, vol. 17, no 1, 2004, p. 1-4 ; id., Les caractéristiques démographiques et sociales des meurtriers et de leurs victimes. Une enquête sur un département de la région parisienne dans les années 1990, Population, no 59, vol. 2, 2004, p. 203-232.
20 Laurent Mucchielli, Les homicides dans la France contemporaine (1970-2007) : évolution, géographie et protagonistes, in Laurent Mucchielli, Pieter Spierenburg (dir.), Histoire de l’homicide en Europe, op. cit.
21 Gilbert Cordeau, Les règlements de comptes dans le milieu criminel québécois de 1970 à 1986, thèse de doctorat, Montréal, Université de Montréal, 1990 ; id., Les homicides entre délinquants : une analyse des conflits qui provoquent des règlements de comptes, art. cit.
22 Guillaume Jasmin, Soixante ans de règlements de compte au Québec, mémoire de maîtrise, Montréal, École de criminologie, Université de Montréal, 2016.
23 Cf. par exemple Francesco Calderoni, L’ARS pour l’identification du rôle de leadership dans les organisations criminelles, in Rémi Boivin, Carlo Morselli (dir.), Les réseaux criminels, op. cit., p. 103-128.
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Bandits contre bandits
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