Parentalité d’accueil et mémoire
|Formes anciennes d’abandon et d’adoption en Occident
Texte intégral
1Pourquoi interroger l’histoire ? Parce qu’elle peut rendre aux groupes sociaux un service comparable à celui que la psychanalyse rend aux individus : elle élucide la mémoire, qui est une pièce maîtresse de l’identité. Pour savoir où l’on va, il est bon de savoir d’où l’on vient. C’est ce que confirme la très attachante exposition, « La mémoire et le lien ».
2Les liens qui se nouent entre un enfant et les adultes qui l’élèvent, il y a les liens biologiques (nous sommes des mammifères) ; les liens du cœur, liens affectifs (l’amour-haine) ; les liens sociaux et juridiques (droits et devoirs), les liens symboliques (les représentations, notamment religieuses). Ces liens s’articulent différemment selon les époques, les lieux, les milieux, et en outre ils distinguent le masculin et le féminin (le genre). Pour tenter de comprendre ce qui les fait changer revisitons rapidement les grands paradigmes qui constituent le fondement de notre culture occidentale : le droit romain, la religion chrétienne, les droits de l’homme.
Le droit romain
3À Rome, la paternité est l’origine et le symbole de tout pouvoir y compris politique (les sénateurs sont dits patres patriae). Le lien biologique est secondaire : le paterfamilias peut refuser d’élever le nouveau-né que son épouse vient de mettre au monde, si le nouveau-né est infirme, ou si c’est une fille en surnombre ; l’indésirable sera exposé, c’est-à-dire abandonné à la protection des dieux. Par contre, le citoyen peut adopter le fils légitime d’un autre citoyen, et l’élever comme sien, acte qui opère un « transfert d’enfant », comme disent les anthropologues. Le citoyen n’adopte pas un tout petit mais un enfant capable de donner son consentement, et l’adopté conserve souvent des liens affectifs avec ses parents biologiques. Ces dispositions valent pour les citoyens ; mais la population compte aussi de nombreux esclaves qui n’ont aucun droit sur leurs enfants éventuels.
4Ces rigueurs servent des objectifs implicites, mais très importants. Le père, loin d’être réduit à son ménage, assume des fonctions religieuses et politiques essentielles :
- Le père a une fonction sacerdotale : il assure le culte des ancêtres, c’est à dire la perpétuation de sa gens, de sa lignée, manière de défier la mort, car tout être humain trouve dans sa descendance une sorte d’immortalité.
- Le père a une fonction politique : il élève de futurs citoyens de bonne qualité, au service de Rome, et il transmet le titre de citoyen, manière de réserver le pouvoir à un groupe privilégié.
- La patria potestas maintient fermement la domination masculine. L’institution du mariage permet aux hommes de contrôler la procréation et de disposer d’une partenaire réservée. La materfamilias, fille de citoyen, n’a aucun droit en tant que mère ; en cas de divorce, ou de veuvage (les deux cas sont fréquents), les enfants restent dans la maison de leur père. Le citoyen romain s’efforce en outre de limiter l’emprise de la mère sur l’enfant, surtout sur le fils. Il interdit à son épouse d’allaiter, il fait recruter une nourrice, ou plusieurs, qui donnent les premiers soins au moins jusqu’à deux ans, parfois bien au-delà. Ensuite, l’enfant est souvent confié à un pédagogue. Les femmes ne sont pas concernées par l’adoption, ni comme adoptantes, ni comme adoptées.
5Ainsi à Rome le lien primordial est d’ordre juridique, et il est réservé au père. Le lien biologique n’a aucune valeur. Les liens affectifs existent certes, mais ils restent au second plan, ils ont laissé peu de trace, si bien que les historiens ne les ont guère étudiés. Il faut pourtant rappeler deux points importants.
- Le paterfamilias n’élève pas ses enfants pour soi, mais pour sa lignée, et pour la cité. Sa responsabilité éducative est encadrée collectivement : il agit sous le regard de ses aînés et de ses pairs.
- Rien n’interdisait à une Romaine, ni à un Romain, de distinguer dans son entourage un enfant sans parent, et de l’élever simplement pour l’aimer et en être aimé. La pratique semble avoir été plus fréquente parmi les femmes. C’est ce qu’on peut appeler une adoption de cœur, un accueil informel.
La religion chrétienne
6L’originalité du christianisme, c’est l’importance qu’il accorde aux liens symboliques. Le mot religion signifie lien.
7Il adopte le monothéisme des juifs, mais avec un plus : Dieu se fait père de Jésus, le Rédempteur. Chaque père est donc à la fois image de Dieu, ce qui renforce son prestige, et simple instrument du créateur, ce qui réduit sa puissance : il doit respecter, dès la conception, l’enfant créé par Dieu, même infirme. Tous les enfants, tous les humains, créatures divines, ont même valeur. Trois autres éléments sont essentiels :
- Dieu est un pur esprit, il distingue les humains des animaux en leur accordant la connaissance. Les humains doivent donc vivre selon l’Esprit, en maîtrisant ce que Paul appelle la chair, notamment les exigences du sexe. Ceux, celles qui restent vierges et chastes pour se vouer à la prière et au service de Dieu « choisissent la meilleure part ». Telle fut la première forme d’émancipation proposée au sexe faible : les filles pieuses pouvaient refuser le joug du mariage et les charges de l’enfantement. Pourtant ceux et celles qui entrent en religion ne renoncent pas à la « parentalité » : on dit « Mon père » au curé qui baptise, et au confesseur qui absout, on dit « Ma mère » à l’abbesse d’un couvent. Le christianisme invente un lien symbolique de grande valeur : la parenté spirituelle. Déjà, le rituel du baptême donne une grande importance au parrain et à la marraine qui accueillent l’enfant dans la communauté chrétienne, et s’engagent à veiller sur son éducation religieuse. En doublant ainsi le couple parental, le baptême apporte un soutien aux géniteurs et un recours à l’enfant. On peut parler de coparentalité.
- Fondateur : la valorisation de l’au-delà. La vraie vie vient après la mort, pour les élus qui accèdent aux béatitudes éternelles. Manière exaltante de défier la mort. Mais qui alourdit la responsabilité des parents, et des éducateurs : ils doivent, solidairement, aider les jeunes à échapper au démon, et à conquérir le salut éternel. On peut parler de coéducation.
- La transfiguration de la maternité est le troisième élément fondateur. Marie, mère du Sauveur, n’est pas une déesse comme Isis ou Déméter. C’est une fille juive de milieu modeste. Et pourtant elle est devenue l’être humain le plus proche de Dieu. Reine du ciel et de la terre, sa gloire rayonne sur les humbles mères d’ici-bas. Autre symbole resplendissant.
8Les liens symboliques sont très forts au Moyen âge, ils expliquent certains transferts d’enfants. Ainsi, chez les féodaux, le vassal confie son fils au suzerain, qui « nourrira » (au sens d’éduquer) cet enfant avec les siens, pour en faire un chevalier accompli, et procéder, le moment venu, à son adoubement. L’enfant est gage de fidélité réciproque entre deux hommes, suzerain et vassal. Des parents peuvent aussi « faire oblation » d’un de leurs enfants, c’est à dire le consacrer au service de Dieu en le déposant dans un monastère, où les moines l’élèvent.
9À l’âge classique, l’Église est favorable au partage éducatif. Pour élever les jeunes, dit-elle, les parents ne sont pas les mieux désignés parce qu’ils risquent de céder à leurs affects : on doit craindre la rudesse d’un père trop exigeant, la faiblesse d’une maman trop tendre.
10Entre parents et enfants, le respect doit dominer la tendresse, ce qui suppose une distance. Comme à Rome, les liens affectifs restent au second plan. Et les tâches éducatives, peuvent être déléguées, dès le nourrissage. Quant à l’adoption, l’Église a déconsidéré l’adoption légale telle que le droit romain l’avait instituée : vouloir à tout prix transmettre des biens terrestres à un héritier, c’est un péché contre l’Esprit. Par contre, l’adoption informelle, qui consiste, notamment à recueillir un orphelin, a toujours été encouragée.
11Avant de quitter les sociétés d’Ancien régime, rappelons qu’elles ont inventé l’accueil familial. Pendant les périodes de misère (guerres, disettes, épidémies), le nombre des orphelins augmentait et les abandons d’enfants se multipliaient. L’illégitimité était aussi une cause d’abandon. L’Église n’a jamais interdit l’abandon quand il était causé par la misère. Elle a seulement prêché aux couples la chasteté qui limiterait leurs charges. Le nouveau-né indésirable était souvent déposé sur le perron d’une église, où il risquait de mourir de froid en hiver. À partir du xive siècle, d’abord en Italie, les pouvoirs municipaux fondent des institutions d’accueil, et recrutent des familles nourricières, rétribuées modestement. Des liens affectifs peuvent se nouer, bien sûr. En réalité la mortalité reste élevée, et elle est acceptée avec résignation puisque ces innocents vont tout droit au paradis.
12Les sociétés d’Ancien Régime n’ont donc pas ignoré les transferts d’enfants ni les liens de toutes sortes qu’ils impliquent. Mais elles ne les ont pas organisés par des lois. Ces sociétés étaient, dit-on, holistes. Les solidarités n’y étaient pas seulement de nature économique et sociale, elles étaient fondées en esprit, en religion, sur des croyances et des vocations partagées. Les droits et les devoirs n’étaient pas les mêmes pour tous, ils dépendaient du type de service rendu à la collectivité.
Les droits de l’homme
13Tout change avec la philosophie des droits de l’homme, qui met en valeur l’individu, en écartant ses caractéristiques singulières et ses attaches personnelles. La liberté et l’égalité sont des droits universels. Les différences de sexe et de race sont mises entre parenthèse, ainsi que la parentalité. Le citoyen est un être abstrait. À lui de construire ses propres liens.
14À partir des Lumières, l’emprise de l’Église et de la religion décline. Ce qu’on voit grandir, à la place, c’est une double tendance : d’une part la famille se rétrécit, se centre sur le « ménage » (père, mère, enfants) ; d’autre part, les pouvoirs publics interviennent de plus en plus dans la relation entre adultes et enfants. L’enfant devient une valeur d’avenir, futur producteur de richesses, futur citoyen dévoué au bien public. Une considération nouvelle lui est accordée. La mortalité infantile commence à faire scandale, ainsi que le nombre croissant des enfants abandonnés.
15Cette conscience de la responsabilité collective s’affirme déjà pendant la Révolution Française. Danton déclare en 1793 : « Les enfants appartiennent à la République avant d’appartenir à leurs parents. » Et parmi les orphelins et les enfants trouvés, la Convention abolit toutes distinctions entre légitimes et illégitimes, elle ne veut connaître que les « enfants de la Patrie », et leur procurer la meilleure éducation possible.
16Les conséquences concernant la famille peuvent se lire en trois étapes.
Première étape : La famille affaire privée
17Le code civil de 1804, ne connaît que les parents légitimes. Le père, chef de famille, est maître chez lui. La vie privée est jalousement protégée. Les mauvais traitements ne sont connus du juge que s’ils causent du désordre dans l’espace public. L’inceste n’est même pas évoqué. Il faut attendre l’avènement de la IIIe République pour que la loi interdise les mauvais traitements à l’égard des enfants et sanctionne les coupables. Quant à la personne qui prend spontanément en charge un enfant sans parents, le législateur ne s’en occupe guère. Toute coparentalité, toute coéducation sont effacées.
Deuxième étape : L’adoption
18Le code Napoléon n’a pas écarté l’adoption légale. Ses rédacteurs en ont longuement débattu, avec un souci nouveau : il ne s’agit plus de procurer un héritier à une famille, mais d’assurer à l’enfant « les doux nœuds et les tendres liens » de l’intimité familiale. Pour la première fois, à propos de l’adoption, une question majeure est posée : entre adultes et enfants, qu’est-ce qui compte le plus ? Le lien biologique, le lien juridique, ou le lien affectif ? Et ne peut-on concilier les trois ? Mais les grands juristes de ce temps demeuraient hostiles à l’adoption, ils redoutaient de discréditer le mariage, de favoriser les bâtards, de provoquer des conflits dans les familles. En fin de compte, le code civil de 1804 permet l’adoption, mais dans des conditions très restrictives.
19Il a fallu les deux guerres mondiales, qui ont laissé de nombreux enfants sans parents, pour qu’apparaissent des innovations décisives. Non seulement, à partir des années 1920, les lois facilitent l’adoption, mais elles prétendent transformer peu à peu la famille adoptive en copie parfaite de la famille dite « naturelle ». À la fin des années 1960, les géniteurs sont abolis au profit des adoptants, les liens biologiques sont déniés au profit des liens juridiques. On compte que, entre adoptants et adoptés, les liens affectifs se développeront spontanément, et compenseront le déracinement. On sait aujourd’hui que ce n’est pas toujours le cas, et que l’échec, dans ce domaine peut-être dévastateur puisqu’on déplore des suicides parmi les adoptés.
Troisième étape : La reconnaissance de la famille d’accueil
20La famille d’accueil a pratiquement toujours existé, on l’a vu. En tous temps des orphelins ont été élevés par des personnes étrangères à leur famille, sans être adoptés, par respect pour la mémoire de leurs parents décédés. Les cas ont été nombreux, notamment après les deux guerres mondiales. Là des liens affectifs peuvent se développer, mais sans se confondre avec les liens filiaux proprement dits.
21Le concept de famille d’accueil se précise ensuite peu à peu, et s’avère de plus en plus nécessaire, à mesure que progresse la protection de l’enfance. Les grandes villes s’avèrent peu accueillantes pour les ménages les plus démunis. Dès la fin du xixe siècle, dans certains quartiers, policiers et magistrats s’inquiètent de voir croître le nombre des enfants délaissés, en danger de délinquance, ou délinquants déjà confirmés. Comment les ramener dans le droit chemin si leurs parents ont disparu, ou s’avèrent incapables d’exercer leurs responsabilités éducatives ? On a essayé de les enfermer dans des maisons de redressement, lesquelles ont été bientôt dénoncées comme inhumaines.
22Les confier à une famille accueillante, chaque fois que c’est possible est une solution bien préférable. Solution qui bute, on l’a dit, sur deux obstacles :
- Comment situer la famille d’accueil par rapport à la famille biologique ? Comment coordonner les statuts de l’une et de l’autre ?
- Comment s’y prendre pour élever un enfant dont la première éducation a été négligée, voire totalement gâchée ? La tâche peut se révéler écrasante pour la famille d’accueil. Quels sont les meilleurs moyens de la soutenir, de lui venir en aide ?
23Nous en sommes là aujourd’hui.
24L’holisme des sociétés anciennes constituait un lien social à la fois secourable et contraignant : parents et enfants étaient inscrits dans des communautés, le village, la paroisse, la famille lignagère ; ils étaient encadrés, surveillés, mais aussi soutenus et portés par elles. Ces liens se sont délités au cours du xixe siècle, définitivement. Après les grandes transformations économiques et sociales qui ont bousculé le xxe siècle, nous ressentons aujourd’hui comme un manque. L’individu citoyen a besoin de liberté, mais aussi de liens sociaux réconfortants.
25La famille d’accueil est très importante en ce qu’elle nous invite à expérimenter de nouveaux partages. À ce titre, elle est créatrice de liens, et laboratoire de réflexion. La coparentalité, la coéducation peuvent, doivent désormais être pensées au-delà de la famille étroite. Non seulement comme une collaboration entre les familles, mais aussi en coopération avec les travailleurs sociaux. On devrait aussi associer les enseignants, car la relation pédagogique constitue, une autre pièce maîtresse de l’éducation. Les relations et les pratiques anciennes peuvent être instructives. L’éducation des jeunes redeviendrait alors, à juste titre, une responsabilité collective : chaque génération serait solidairement responsable de la suivante.
26Les générations qui nous ont précédés ont certes désigné les parents, père et mère, comme coresponsables, mais sans négliger pour autant la différence des sexes et/ou des genres. Il me semble que les familles d’accueil actuelles font trop aisément l’impasse sur cette asymétrie. Ce sont presque toujours les femmes qui sont salariées pour accueillir des enfants désaffiliés ; et dans la très grande majorité des cas, c’est surtout de leur charisme et de leur savoir-faire que dépend l’apprivoisement de l’enfant accueilli. On objectera que les distinctions entre les femmes et les hommes sont artificielles et doivent être déconstruites. Soit. Pourquoi ne pas commencer à expérimenter cette déconstruction dans les familles d’accueil ? Et après on pourra reconstruire...
© Presses universitaires de Provence, 2016