Conclusion

1 Entre 1807, date de l’acquisition du domaine Saint-Paul par Louis Mercurin, et le début du xx^e siècle, des personnalités diverses, responsables, employés, malades, membres de l’administration, se sont côtoyées ou croisées au sein de l’établissement. Rares sont les visages dont l’image nous est parvenue. Mais le rapprochement des écrits conservés en archives a, malgré leurs lacunes, fait apparaitre les silhouettes de plus en plus précises de certains des hommes et des femmes qui ont façonné l’histoire de l’ancien monastère. Parmi les acteurs les plus marquants de cette histoire, en dehors de Louis Mercurin, se détachent l’un de ses petits-enfants, Aimé Chabrand, et le groupe des religieuses.

2Pendant près de cinquante ans, Aimé a rempli plusieurs fonctions à la tête de la maison : adjoint de son grand-père pendant les dernières années de la vie de celui-ci, puis directeur provisoire de Saint-Paul (1845-1855), copropriétaire de l’asile avec ses frère et sœur Louis et Lozéma (1846-1858), ensuite avec sa sœur après la mort de Louis (1858-1866) ; unique propriétaire, enfin, après la vente de sa part par Lozéma (1866-1883). Il s’est fait remarquer par sa longue et remuante présence et par ses différends avec les autres responsables de l’établissement : avec les directeurs qui se sont succédé lorsque lui-même a dû renoncer à occuper ce poste, et avec les religieuses.

3Fortes du prestige de leur état, du soutien de leur congrégation et de la convention préparée par Mélanie Mercurin, les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ont également bénéficié de l’appui d’une partie de l’administration publique : face aux désordres plus ou moins violents qui agitaient la maison, elles constituaient une garantie de stabilité et de soins réguliers aux aliénés. Elles ont fait la preuve dès leur installation qu’elles pouvaient affronter victorieusement Aimé Chabrand, et ensuite imposé leur autorité aux directeurs, quels qu’ils soient, les reléguant dans le rôle d’exécutants administratifs et d’intermédiaires avec les familles et les représentants de l’État. Malgré le profond désaccord qui les opposait à Aimé, elles ont œuvré de concert avec lui pour affaiblir le pouvoir de la direction. Il a fallu attendre la nomination de Louis Arnoux pour qu’un directeur tente sérieusement de remettre les religieuses à leur juste place. Elles sont alors parties, avec fracas mais de leur propre chef.

4Les sœurs de Saint-Joseph remplacent celles de Saint-Vincent-de-Paul. Outrepassent-elles à leur tour les limites légales de leurs attributions ? Toujours est-il que la direction du docteur Peyron se déroule dans l’ambiance morose mais relativement sereine d’une régression qui s’aggrave. Aimé, qui a cessé d’intervenir dans les affaires internes à l’établissement, meurt en 1883. Pour Lozéma, héritière de Saint-Paul, c’est le retour. Ses frères Louis et Aimé ne sont plus là, son mari a lui aussi disparu. Libre de ses mouvements, elle reprend le flambeau allumé par sa mère quarante ans auparavant et remplace Peyron décédé par Rosine Deschanel, supérieure des religieuses dont elle consacre le pouvoir. Changement important dans la propriété et la gestion de l’établissement, la création de la société anonyme de Saint-Paul ne compromettra en rien leur autorité. Lorsque le 3 avril 1931, à l’âge de quatre-vingt-dix ans – dont plus de trente passés à la tête de l’asile –, Rosine Deschanel donne sa démission1, une autre sœur lui succède, Marie-Louise Leyronas, qui occupera la place presque aussi longtemps. L’ancienne maison du docteur Mercurin est devenue un espace éminemment religieux et avant tout féminin, les hommes étant représentés par quelques employés, dont le médecin sur lequel on imagine que bien des fantasmes ont dû se concentrer.

5La fortune de Louis Mercurin et de ses descendants leur a permis de répondre aux injonctions les plus pressantes des autorités en effectuant des travaux considérables et en s’adjoignant les services de religieuses, d’un médecin et d’un directeur. En même temps, en multipliant les points de friction entre des intervenants plus nombreux, ils ont paradoxalement freiné la mise en place des nouvelles conditions d’assistance aux malades mentaux. Peu de moyens existaient en France au xix^e siècle, nous l’avons vu, pour soigner la folie. Dans les établissements spécialisés publics aussi bien que dans le privé, la proportion des incurables était importante. Réponse unique à tous les troubles, l’asile accueillait aussi bien des patients à la pathologie lourde que des personnes qui relèveraient aujourd’hui d’une psychothérapie en cabinet. Une bonne partie de la population internée serait de nos jours facilement guérie, traitée hors de l’hôpital ou placée dans des structures plus adaptées à leur cas telles que les MAS (maisons d’accueil spécialisées) et les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes2). Cependant, tout au long de ce siècle qui a vu les premiers développements de la psychiatrie et s’est terminé par l’invention de la psychanalyse, de grands débats ont eu lieu entre aliénistes, auteurs de passionnantes recherches et de nombreuses publications, réflexions et travaux à l’écart desquels Saint-Paul s’est tenu à l’écart. Le traitement moral, à l’efficacité limitée mais seul progrès thérapeutique notable de l’époque, n’y a pratiquement pas été appliqué. Grâce à la vigilance des inspecteurs, les maltraitances les plus criantes ont été supprimées et les conditions de vie des aliénés se sont dans l’ensemble humanisées, mais les préoccupations de rentabilité et les problèmes internes de pouvoir ont relégué au second plan la question de leur guérison. Pourtant, contrairement aux asiles publics surpeuplés, les petites maisons de santé telles que Saint-Paul constituaient des espaces adaptés à l’expérimentation du traitement moral : le nombre relativement faible de leurs pensionnaires permettait au médecin d’établir avec chacun de ses malades une relation personnelle, préalable indispensable à la mise en œuvre de ce type de démarche.

6Au plus bas à la fin du xix^e siècle, Saint-Paul s’est depuis progressivement relevé. La maison s’est transformée en une structure moderne toujours vouée aux maladies et aux handicaps mentaux, composée d’une clinique et d’une MAS où les différentes méthodes curatives maintenant connues sont utilisées. Les hommes ont retrouvé leur place parmi les patients soignés dans la MAS et les employés de l’ensemble de l’établissement, mais la clinique continue à n’admettre que des malades femmes. Quant aux religieuses de Saint-Joseph, deux d’entre elles faisaient encore, au début des années 2010, partie du personnel, devenu aujourd’hui exclusivement laïque.