De 1807 à la loi de 1838 : les pleins pouvoirs du docteur Mercurin

1Originaire de Saint-Urcize, en Auvergne, la famille de Louis Mercurin est installée à Saint-Rémy depuis trois générations. Son grand-père paternel, un marchand, s’y est établi après la peste de 1720 et a épousé la veuve d’un chirurgien mort pendant l’épidémie, Catherine Tourniaire1. Il s’appelle Étienne Merquy, patronyme qui se transforme ensuite, sans que l’on sache précisément à quelle date ni pour quelles raisons, en Mercurin. Des cinq enfants du couple, l’un est prénommé comme son père, Étienne. Enregistré le jour de son baptême le 15 octobre 1734 sous le nom d’Étienne Merquy, il porte celui d’Étienne Mercurin lors de son mariage en 1760. Cet Étienne-là est avocat. Il a trois enfants dont deux meurent en bas âge. Le survivant est notre médecin, Louis, né le 3 juillet 17612.

2Il n’est pas impossible que l’idée de posséder Saint-Paul ait effleuré Louis Mercurin dès les années 1790-1791. Il est alors officier municipal (l’équivalent du conseiller municipal actuel) et participe aux délibérations du conseil de la communauté lorsque celui-ci tente de faire échapper les observantins saint-rémois à la suppression des ordres religieux décidée par l’Assemblée ainsi que, après la vente du monastère à Laugier et Andrieu, quand ces derniers se plaignent du comportement de ces mêmes moines. Docteur en médecine, Louis a une trentaine d’années, une femme, Catherine Perriat, épousée en 1788, et une fille, Mélanie, venue au monde le lendemain de la prise de la Bastille. Mais ses idées politiques ne sont pas, loin de là, en phase avec les événements. Après avoir démissionné le 29 mai 1791, il s’enfuit de Saint-Rémy avec son père, Étienne, et tous deux sont inscrits sur les listes des émigrés3. Rattrapé par les instances révolutionnaires, accusé de n’avoir « jamais aimé l’égalité, […] d’avoir injurié, vexé, maltraité, outragé les patriotes ; d’avoir provoqué des dépositions contre eux ; d’avoir été […] un parfait aristocrate4 », Étienne est condamné le 4 floréal an II (23 avril 1794) par le tribunal criminel des Bouches-du-Rhône à être « traduit dans une place publique, revêtu d’une chemise rouge, pour y être exécuté » et il est guillotiné. Quelques jours auparavant, arguant du statut d’émigré de Louis, Catherine a demandé et obtenu le divorce, autorisé depuis peu5. Lui-même demeure discret pendant cette période qui n’eut apparemment de répercussions durables ni sur ses finances ni sur sa position sociale. En 1813 il marie sa fille Mélanie à Chrisostome Chabrand, riche rentier descendant d’une vieille famille de la bourgeoisie des Alpilles6. Trois enfants vont naître de cette union : Aimé, Louis et Lozéma7 Chabrand, qui présideront à la destinée de l’asile pendant la seconde moitié du siècle.

3Les contours de la propriété dont Louis prend possession le 1^er avril 18078 n’ont pas beaucoup changé depuis la date de son acquisition par les observantins. En dehors du couvent lui-même, elle ne comprend qu’un terrain contigu et clos, dit « jardin-de-Saint-Pol » en 16059, et un cours d’eau canalisé prenant sa source dans un vallon des Alpilles, le vallon de Saint-Clerg ; reçue en donation par l’église Saint-Paul en 108010, cette précieuse conduite alimente le monastère après avoir traversé la zone des carrières de pierre creusées au pied des Alpilles11.

4Après la signature de l’acte, un silence presque total se fait sur l’asile, au sortir duquel Louis Mercurin apparaît comme un homme prospère et actif, occupé à accroitre et à valoriser son patrimoine. En 1824, selon le comte de Villeneuve, préfet des Bouches-du-Rhône (qui publie cette année-là le deuxième tome d’une statistique départementale où figurent une dizaine de pages sur Saint-Rémy) le propriétaire de Saint-Paul vient de faire bâtir une « rangée de jolies maisons » dans la localité et a également dépensé dernièrement « des sommes considérables » dans sa maison de santé12. Dépenses correspondant vraisemblablement à la construction de la longue aile orientée nord-sud présente en 1829 sur le cadastre napoléonien (fig. 8)13. Probablement décoré à cette même époque de la Légion d’honneur14, Louis Mercurin achète ensuite, au début des années 1830, de nombreuses terres jouxtant au sud et à l’ouest les limites de 1807. Et en 1834 il obtient la modification du tracé d’un chemin de façon à ce qu’il contourne les parcelles récemment acquises15. Il réalise ainsi une extension conséquente et d’un seul tenant de sa propriété. C’est sans doute à ce moment-là qu’il repousse le mur d’enceinte de l’établissement et crée la belle perspective qui, de l’entrée principale, se concentre sur la chapelle. À mi-chemin, de part et d’autre de l’allée, deux piliers signalent encore aujourd’hui l’emplacement de l’ancien portail (fig. 10 et 11).

5L’augmentation du nombre de pensionnaires qui passe de 30 à 80 entre 1813 et 1826, puis à 117 en août 1836, justifie tout en l’accompagnant l’agrandissement de Saint-Paul. Quelles sont leurs conditions d’existence ? Sont-ils maltraités ? Soignés ? Et par quels moyens ? Créée par le chirurgien Étienne Guiaud au début du siècle, quelques années avant l’achat de Saint-Paul par le docteur Mercurin, la seule autre maison de santé consacrée aux aliénés établie à ce moment-là dans la région provençale se trouve pendant la première partie de son histoire en plein centre de Marseille16. Cette situation et les problèmes de promiscuité qui en découlent sont à l’origine de témoignages précoces, dès 1808, sur son fonctionnement : plaintes du voisinage contre les évasions répétées de fous et rapports de police notamment17. Rien de tel à Saint-Paul, que protègent en grande partie contre ce type d’ennuis son enceinte et son isolement relatif en zone rurale. Un document rédigé en 1813 par Mercurin à la demande du sous-préfet de Tarascon dresse un état rapide du groupe de malades présents à ce moment-là dans l’asile : neuf femmes et vingt-et-un hommes, pour la plupart originaires de l’extérieur des Bouches-du-Rhône (cinq seulement viennent du département) et pour lesquels les familles paient en moyenne mille deux cents francs par an, somme équivalant à environ vingt mois du salaire d’un ouvrier18. Mais il ne donne aucune indication sur la façon dont on vit alors derrière les murs de Saint-Paul-de-Mausole. Pour ce type d’informations, nous devons attendre, ici encore, la statistique du comte de Villeneuve, plus précisément le troisième tome de son ouvrage paru en 1826, en partie consacré aux établissements charitables et dans lequel il décrit les maisons de santé des docteurs Guiaud et Mercurin. La première est maintenant magnifiquement installée sur le versant sud de la colline de Notre-Dame-de-la-Garde, face à la mer, dans le quartier excentré, aride mais pittoresque du Roucas-Blanc. Elle est dirigée par Jacques Guiaud, fils d’Étienne Guiaud et comme lui médecin, qui obtient, grâce aux « soins empressés et affectueux » dont bénéficient ses malades, des guérisons fréquentes. La présentation de l’établissement Saint-Paul est également élogieuse :

Si le choix des lieux fut toujours considéré comme le plus puissant auxiliaire de la thérapeutique morale, il n’en est point qui justifie mieux sa destination que celui que le docteur Mercurin a consacré au traitement de l’aliénation mentale. Un air pur, des eaux saines et abondantes, une température modérée, toutes les conditions hygiéniques secondent l’influence salutaire de la plus heureuse situation topographique.

On a cherché à éloigner le plus possible de l’esprit des aliénés toute idée de réclusion ; celle même des furieux n’est jamais que passagère. Une surveillance active prévient tout inconvénient et maintient l’ordre partout, avec d’autant plus de facilité qu’outre les corps de logis séparés pour chaque sexe, il y a encore pour les convalescents un logement particulier donnant sur le jardin, et disposé de la manière la plus convenable à sa destination.
Les convalescents ont la faculté de se livrer à divers exercices ; la gymnastique, les études diverses appropriées à leurs goûts et à leur genre de connaissance, des salons de réunion pour la conversation, la lecture des journaux, des bals, des concerts donnés par eux, des promenades extérieures et même des visites en ville, les préparent insensiblement à leur rentrée dans le sein de leurs familles. La partie médicale n’y est pas moins soignée. L’emploi simultané des moyens de guérir, tirés des affections morales et de la thérapeutique, qui forment peut-être une des plus heureuses améliorations apportées de nos jours dans la pratique de la médecine, est observé dans cet établissement avec la plus stricte ponctualité19.

6En 1836, dans sa réponse à un questionnaire lancé par le ministère de l’Intérieur20, Louis Mercurin s’exprime sur le même ton que le préfet dix ans auparavant et, comme ce dernier quand il évoque les traitements proprement dits, de manière parfois étrangement floue : il semble vouloir faire état, pour complaire aux autorités, de connaissances qu’il ne maîtrise pas. Les 37 femmes et 80 hommes alors hébergés dans l’établissement sont répartis en sept divisions. Les six premières, trois pour chaque sexe, correspondent à « un tableau nosologique de l’aliénation mentale », soit à un classement par type de maladie. La septième, « réunie aux autres sans être confondue avec elles », est d’abord obscurément définie comme « particulièrement destinée aux affections nerveuses qui révèlent des hallucinations presque inaperçues mais dont la durée pourrait compromettre les fonctions intellectuelles » ; c’est probablement, ainsi qu’il est dit plus loin, celle des convalescents. Chacune de ces divisions dispose d’« eaux jaillissantes » et d’« un grand jardin agréablement boisé » dans lequel la plupart des pensionnaires ont la liberté de se promener. Très peu sont enfermés dans « leur appartement », et lorsque cela arrive, c’est généralement de façon momentanée.

Les convalescents se couchent l’été à dix heures, et se lèvent de cinq à six ; l’hiver coucher à neuf heures, lever de sept à huit. Quant aux autres divisions les malades quittent les chauffoirs l’hiver à la nuit et se lèvent sur les neuf heures. Dans la belle saison ils se lèvent à sept heures et se couchent de huit à neuf. […] Ils déjeunent à dix heures et dinent à cinq heures ; si dans les intervalles ils veulent un goûter, on leur donne ce qu’ils demandent. […] Ils s’amusent beaucoup à travailler dans les jardins ; cet exercice leur est très utile ; il y a une foule d’occupations diverses auxquelles se livrent les malades selon l’art qu’ils professaient ou les occupations auxquelles ils se livraient dans la société ; on fournit aux uns des instruments et aux autres des livres de littérature, […], les journaux scientifiques21.

7Leurs familles peuvent les voir quand elles le souhaitent. Deux médecins, « un médecin chirurgien et un médecin directeur et propriétaire de l’établissement », le docteur Mercurin, vivent sur place et effectuent plusieurs visites dans la journée. Si le second s’absente parfois pour des consultations à l’extérieur, son adjoint « ne quitte point la maison ni la nuit ni le jour ». L’asile dispose d’une pharmacie, mais en dehors des bains et de l’efficacité pour certaines affections nerveuses de l’eau légèrement ferrugineuse venue des montagnes voisines, il n’est fait mention d’aucun moyen physique de traitement.

8Cette enquête organisée en 1836 par le gouvernement fait suite à la création l’année précédente de l’inspection générale des aliénés et prépare la tournée du premier responsable de ce service, le docteur Guillaume Ferrus. Elle a pour but de dresser un état de la situation des quelque dix mille malades mentaux alors séquestrés en France dans des établissements, spéciaux ou pas22. Ses résultats prennent la forme, en dehors des réponses au questionnaire évoqué ci-dessus, de tableaux portant sur les mouvements de malades (entrées, sorties, transfèrements, décès) au cours de l’année 1835, sur leurs origines géographiques, leurs professions, les causes supposées de leurs troubles, informations fournies par les directeurs d’asiles, relayées et parfois synthétisées par les mairies. Pour Saint-Rémy, cette entreprise présente un intérêt supplémentaire : elle saisit quasiment sur le vif les débuts, sur le territoire de la commune, d’une seconde maison de santé, la maison Saint-Bernard23. Établie comme Saint-Paul à la campagne, mais à l’opposé de la bourgade, au nord, et dans des bâtiments récents construits à cet effet, fondée par un pharmacien, Joseph Antoine Bernard, elle a ouvert ses portes le 1^er janvier 1835 avec deux pensionnaires, une femme et un homme, et en compte sept un an plus tard24.

9Le monde change autour du docteur Mercurin : un autre asile privé apparaît à la même époque, celui du Pont-Saint-Côme à Montpellier. Son créateur et propriétaire, Hippolyte Rech – fils d’avocat, comme Mercurin –, est le médecin-chef du quartier des aliénés de l’hôpital général de Montpellier. La maison de santé qu’il installe en 1836 ou 1837 dans un parc à l’extérieur de la ville, près d’une rivière appelée Verdanson25, vient, concernant Saint-Paul, doubler à l’ouest la concurrence exercée à Marseille par celle de Jacques Guiaud. Surtout, l’apparition de l’inspection générale et l’enquête de 1836 annoncent la loi que publiera bientôt le roi Louis-Philippe. Mercurin, qui cumule les titres et fonctions de propriétaire, directeur et médecin, règne encore pour quelques années en maître absolu sur Saint-Paul. Mais il va devoir dans peu de temps tenir compte d’une réglementation contraignante et du droit de regard des autorités publiques sur la vie intérieure de son établissement.

La mise sous surveillance de Saint-Paul

10La loi du 30 juin 1838, première loi d’envergure, en France, sur les aliénés, va régler pour un siècle et demi le sort des malades souffrant de troubles psychiques26. Elle répond au besoin de protéger à la fois l’ordre public et les individus : il faut empêcher la libre circulation de personnes violentes et dangereuses en même temps que les séquestrations abusives, dictées par l’intérêt des familles ou l’éventuelle cupidité des directeurs d’établissements. Chaque département doit désormais disposer d’un « établissement public spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés ». S’il n’en possède pas, il doit traiter, pour interner ses fous, avec un établissement privé situé sur son territoire ou bien avec un établissement public ou privé installé dans un autre département. Les malades mentaux ne peuvent en aucun cas être placés dans les prisons, et s’ils sont reçus dans des hospices ou des hôpitaux, cela ne peut être que provisoirement, dans l’attente de leur prise en charge par une structure spécialisée. La loi met le médecin au centre d’un système de contrôle des admissions d’aliénés dans les asiles, de leur sortie et de l’évolution de leur état au cours de leur séjour. À l’avenir, chaque établissement possèdera un registre (plus tard appelé communément « registre de la loi ») dans lequel figureront : la date d’entrée des personnes placées ; les diverses informations concernant leur état civil, leur profession, leur domicile ; la mention d’un éventuel jugement d’interdiction et le nom de leur tuteur ; dans le cas d’un placement volontaire (à la demande d’un proche), les nom, profession et adresse de la personne qui a demandé le placement ; l’ordre du préfet dans le cas d’un internement d’office (ordonné par l’autorité publique). Seront également consignés dans ce registre : le certificat du médecin joint à la demande d’admission ainsi que ceux du médecin de l’établissement rédigés dans les vingt-quatre heures suivant l’admission et quinze jours après (certificat « de quinzaine ») ; des notations mensuelles sur les changements survenus dans l’état mental de chaque malade ; et enfin les sorties, transfèrements et décès. Tout mouvement touchant la population des malades sera par ailleurs signalé dans les meilleurs délais par les directeurs au préfet.

11Entre autres mesures clés, la loi place les asiles privés sous la surveillance de l’autorité publique. Leurs directeurs doivent être agréés par le ministre de l’Intérieur, et pour ce faire fournir un certificat de « bonnes vie et mœurs » et être docteurs en médecine. Dans le cas où un directeur n’est pas médecin, il doit proposer un professionnel pourvu de cette qualification, lui aussi soumis à l’agrément du gouvernement. Les deux sont astreints à résider sur place. Pour être autorisé à fonctionner, un asile privé doit non seulement avoir à sa tête un directeur et un médecin, ou un directeur médecin, officiellement agréés, mais également obéir à un certain nombre de règles. Selon l’article 22 de l’ordonnance royale qui, le 18 décembre 1839, précise certains points de la loi, quiconque veut former ou diriger un établissement privé doit justifier :

1. Que l’établissement n’offre aucune cause d’insalubrité, tant au-dedans qu’au dehors, et qu’il est situé de manière à ce que les aliénés ne soient pas incommodés par un voisinage bruyant ou capable de les agiter ;

2. Qu’il peut être alimenté en tout temps d’eau de bonne qualité, et en quantité suffisante ;

3. Que, par la disposition des localités, il permet de séparer complètement les sexes, l’enfance et l’âge mûr ; d’établir un classement régulier entre les convalescents, les malades paisibles et ceux qui sont agités ; de séparer également les aliénés épileptiques ;

4. Que l’établissement contient des locaux particuliers pour les aliénés atteints de maladies accidentelles, et pour ceux qui ont des habitudes de malpropreté ;

5. Que toutes les précautions ont été prises, soit dans les constructions, soit dans la fixation du nombre de gardiens, pour assurer le service et la surveillance de l’établissement27.

12L’ordonnance donne six mois aux maisons privées existantes pour régulariser leur situation28.

13La nouvelle législation a pour effet général la migration vers les asiles d’aliénés de la plupart des malades mentaux disséminés dans les prisons, les hospices et autres structures non spécialisées29. À Saint-Paul, elle se traduit par la mise en place d’échanges épistolaires entre Louis Mercurin et la préfecture, installée à Marseille30. Ces courriers étonnamment rapides, bien qu’ils transitent par la sous-préfecture d’Arles31 et la mairie de Saint-Rémy, ont en partie pour objet les démarches de routine désormais obligatoires : envoi du tableau annuel des pensionnaires, de rapports semestriels sur leur état de santé, de dossiers d’admission, de certificats de quinzaine, signalements de transfèrement, de sortie, de décès ou, parfois, d’évasion. Mais la question essentielle consiste dans la régularisation de la situation de Saint-Paul et de son directeur, question qui va se révéler hautement problématique et n’est pas près d’être résolue : la procédure de demande en autorisation que le docteur Mercurin enclenche fin 1839 (fig. 12) n’aboutira qu’en 1855, dix ans après sa mort. Elle est dans un premier temps l’occasion de nouveaux développements élogieux sur l’accueil et les conditions de vie que réserve la maison aux malades mentaux ainsi que sur les effets des soins qui y sont pratiqués.

14C’est d’abord, en novembre, la « notice sur l’établissement » jointe par Mercurin à sa demande, dans laquelle il indique que 45 pensionnaires ont été rendus à leur famille, sous-entendu guéris, en 1838 et 1839, et que 36 personnes sont employées dans l’établissement : l’aumônier, un médecin en chef (Mercurin lui-même), deux chirurgiens « dont l’un sert pour la pharmacie », un chirurgien consultant, une surveillante de la division des femmes, un régisseur, un surveillant général, un chef de cuisine, un cuisinier et deux aides, un boulanger et son aide, un jardinier, deux hommes de peine, un charretier, un garde, un perruquier, un tailleur d’habits, une demoiselle-chef de la lingerie, « deux femmes en demeure et deux couturières à journées », quatre infirmiers dont deux pris parmi les convalescents, quatre infirmières, un cordonnier et un portier. Divers « éléments de succès » sont cités, parmi lesquels les activités proposées aux malades, en particulier les promenades, occasion d’une intéressante notation sur le paysage en tant que « thérapeutique silencieuse » :

Toutes les distractions, les amusements, les jeux surtout ceux qui en exerçant le corps rectifient le jugement, la musique, un orgue dont le son parvient à toutes les divisions se fait souvent entendre dans la journée et surtout pendant l’immersion des malades ; cet orgue est placé dans la salle de bains.
Les convalescents font souvent des promenades extérieures, cet inappréciable secours dû à notre position ; il serait difficile d’exprimer les impressions qu’exerce sur eux le panorama magnifique qui se dévoile à leurs yeux, dans une étendue de plus de trente lieues et permet de signaler une grande ville et des nombreux villages situés dans les départements du Gard, Vaucluse et des Bouches-du-Rhône, ce tableau devient pour eux une thérapeutique silencieuse dont ils ne peuvent repousser l’influence salutaire et qui les impressionne si favorablement sans les contraindre32.

15Comme l’asile, le paysage soigne.

16C’est ensuite, le 3 décembre, la réponse dithyrambique du maire de Saint-Rémy à la demande de renseignements du préfet, que préoccupe l’âge avancé de Mercurin. Le maire (Joseph Léon Cloud Blain, dont le fils sera en 1844 nommé médecin de Saint-Paul) vante les mérites du maître de la maison, ses connaissances dans le domaine de l’aliénation mentale, son expérience, sa générosité, l’importance de ses réalisations, la réputation « pour ainsi dire européenne » de l’établissement, l’immense avantage qu’il constitue pour la ville de Saint-Rémy, mais aussi pour les Bouches-du-Rhône et les autres départements du midi de la France. Il balaie d’un revers de plume l’inquiétude exprimée par le préfet : le docteur Mercurin est vieux, certes (il a alors soixante-dix-huit ans), mais « il ne s’est point encore ressenti des atteintes du temps » et « conserve encore dans un âge avancé une imagination vive et ardente et toute l’activité de la jeunesse ». Si malgré tout, « il arrivait inopinément aux termes de la vie », son gendre, M. Chabrand, « un de nos principaux et de nos plus honorables propriétaires, qui est orné de toute la qualité de l’homme de bien, aurait à cœur de suivre la bonne tradition de M. Mercurin », aidé par ses deux fils dont l’ainé, Aimé Chabrand, « est déjà depuis plus de deux ans initié aux pénibles fonctions de directeur33 ». Bien que le sous-préfet calque son avis sur celui du maire34, leurs prises de position enthousiastes ne parviennent pas à rassurer le préfet. Lorsque le 12 décembre celui-ci transmet au ministre de l’Intérieur le dossier de demande d’autorisation du docteur Mercurin, il lui fait en même temps part de ses réticences :

L’établissement de M. Mercurin compte plus de trente ans d’existence ; comme maison particulière pour le traitement des aliénés, c’est sans doute la plus considérable du département, elle renferme 93 aliénés et pourrait en recevoir un bien plus grand nombre. L’établissement est renommé pour la beauté du site, pour sa belle distribution, pour les soins paternels qui y sont donnés aux malades. Le directeur est un homme recommandable par l’exactitude avec laquelle il a rempli ses fonctions. Mais il est aujourd’hui dans un âge fort avancé ; il a plus de 83 ans [sic] ; et bien qu’il conserve l’usage de toutes ses facultés, il est à craindre qu’il ne puisse seul supporter le fardeau et la responsabilité d’une maison aussi considérable. En lui accordant l’autorisation demandée, il serait convenable de l’obliger à se choisir un sous-directeur qu’il ferait agréer par l’administration. Cette mesure serait du reste dans l’intérêt de l’établissement qui ne peut que décliner, géré par un vieillard. La maison de M. Mercurin comptait autrefois plus de 140 pensionnaires. La diminution qu’elle a éprouvée peut être considérée comme la suite du déclin du directeur lui-même35.

17Quelques jours après paraît l’ordonnance royale qui énumère les conditions auxquelles les asiles privés, leurs directeurs et leurs médecins doivent satisfaire pour obtenir l’agrément officiel ainsi que les pièces justificatives à fournir. Tout est à refaire : le 3 mars 1840, le ministère renvoie au docteur Mercurin son dossier en lui demandant de le compléter suivant les récentes instructions36. Mais, entretemps, l’image idyllique de Saint-Paul à laquelle nous nous étions accoutumés a perdu beaucoup de sa crédibilité.

Premières incursions préfectorales : le choc

18Depuis que Louis Mercurin a acheté le monastère, sa parole est pratiquement la seule que nous ayons entendue. Les lignes consacrées par le comte de Villeneuve à l’établissement du docteur Guiaud et à Saint-Paul ont été très certainement rédigées d’après des informations fournies par leurs directeurs : le préfet le précise concernant la maison marseillaise, et les ressemblances entre son texte et la réponse par Mercurin au questionnaire de 1836 le laissent fortement supposer pour celle de Saint-Rémy. La notice de 1839 émane également de Saint-Paul. Quant au courrier du maire, son manque de pondération, l’intérêt que présente l’asile pour l’économie et le rayonnement de la commune ainsi que le jeu des relations entre notables locaux font qu’il est difficile de le considérer comme un document impartial. À partir de 1840, la situation change. Un autre point de vue émerge, celui des autorités publiques qui se décident à se rendre sur place.

19Le préfet a-t-il reçu sur Saint-Paul des informations inquiétantes ? Sans attendre la réponse du ministre de l’Intérieur auquel le 12 décembre 1839 il a fait part de ses réserves, il demande à un certain M. Bernard, membre de son cabinet37 et homonyme du directeur de la seconde maison saint-rémoise, d’aller inspecter les lieux. Bernard visite l’asile le 6 février 1840 et dans un rapport aussi bref qu’alarmant, quoique quasiment contemporain des récentes et pourtant très optimistes affirmations de Mercurin et du maire, il confirme les craintes de son supérieur, au-delà peut-être de ce que ce dernier avait pu imaginer :

Les malheureux aliénés qui se trouvent renfermés dans cet établissement ne sont pas très bien soignés ; il existe une très grande malpropreté : le linge et l’établissement sont très sales ; on pourrait facilement donner beaucoup plus de soins à ces infortunés.
Les loges où sont enfermés les furieux sont à peu de choses près des cloaques, ces malheureux sont la plupart nus & couchent sur la paille qui n’est pas assez souvent renouvelée.
Il y a une odeur infecte dans toutes ces loges […].
Il m’a paru du reste qu’on ne fait rien pour la guérison des malades ; on les garde, et voilà tout.
Quant au régime alimentaire que l’on fait suivre aux malades, je ne puis émettre à cet égard mon opinion ; le jour de ma visite à 11 heures du matin rien n’était encore préparé pour le repas de ces malheureux38.

20Il est possible que les conditions d’existence des fous de Saint-Paul se soient globalement dégradées au cours de la dernière période de la vie du médecin. Concernant les aliénés agités en particulier, il est également possible que la terrible réalité découverte par Bernard soit plus ancienne. Car elle n’est pas exceptionnelle pendant la première partie du xix^e siècle. Le docteur Esquirol, l’un des premiers grands aliénistes français, l’a observée en 1818 à l’occasion d’une tournée dans les établissements français où les malades mentaux, « réduits à une condition pire que celle des animaux » sont séquestrés, et dont il a résumé la tragique situation dans un rapport présenté au ministre de l’Intérieur par des phrases souvent reproduites :

Je les ai vus nus, couverts de haillons, n’ayant que la paille pour se garantir de la froide humidité du pavé sur lequel ils sont étendus. Je les ai vus grossièrement nourris, privés d’air pour respirer, d’eau pour étancher leur soif, et des choses les plus nécessaires à la vie. Je les ai vus livrés à de véritables geôliers, abandonnés à leur brutale surveillance. Je les ai vus dans des réduits étroits, sales, infects, sans air, sans lumière, enchaînés dans des antres où l’on craindrait de renfermer les bêtes féroces que le luxe des gouvernements entretient à grands frais dans les capitales39.

21Souvent, aux xviii^e et xix^e siècles, la condition des fous et le vocabulaire employé à leur sujet évoquent ainsi le monde animal. Peu de choses ont changé entre 1818 et la promulgation de la loi sur les aliénés, et les progrès incontestables que celle-ci va apporter sont lents à se mettre en place, en particulier dans le secteur privé. Une période de flottement suit l’envoi du texte de cette loi aux préfets le 23 juillet 1838 et se poursuit après la publication de l’ordonnance de 1839. Pas toujours bien diffusés ni suffisamment précis, ces textes sont mal connus et encore moins respectés. Dans les Bouches-du-Rhône, la surveillance des structures privées n’est effective qu’à partir de la création le 31 décembre 1842 par la préfecture, à Marseille, de l’inspection départementale des aliénés, qui vient relayer localement l’action de l’inspection générale. Les cinq établissements spéciaux des Bouches-du-Rhône accueillent alors six cent cinquante malades mentaux dont la moitié, « réputés indigents », sont à la charge des hospices, des communes et du département. Le nouveau service a pour mission de veiller à la bonne exécution de la loi, mais aussi de contrôler les dépenses qui, aux dires du préfet, ont pris dans ce secteur « des proportions alarmantes40 ». Il est confié à Antoine Marius Sauze. Âgé d’une quarantaine d’années, ancien professeur d’histoire et de littérature41, celui-ci est entré en 1838 à la préfecture où il a été, l’année suivante, nommé chef de la division des finances42. Bien que rien dans son parcours ne le laisse présager, il va rapidement se passionner pour le sort des malades mentaux.

22Au cours des premiers mois de l’année 1843, Sauze effectue sa première série d’inspections, et les rapports circonstanciés qu’il rédige témoignent de sa bienveillance à l’égard des aliénés en même temps que de sa rigueur. Peu d’aspects lui échappent : le traitement médical physique des personnes internées – excepté ce qui a trait à l’hydrothérapie – et la gestion financière des structures privées sont les seuls sur lesquels il ne se prononce pas. Aucun des asiles du département ne fonctionne selon ses attentes, mais il s’efforce d’en distinguer les côtés positifs, points de départ des progrès à venir. Placés par définition sous la direction de l’autorité publique, et non, comme les structures privées, sous son simple contrôle, les asiles publics d’Aix et Marseille se révèlent beaucoup plus attentifs à ses recommandations. Ouvert en 1691, celui d’Aix est, administrativement parlant, un quartier d’hospice. Sauze ne trouve rien à redire à son emplacement ni à son architecture43. Selon lui, par contre, son organisation n’a pas évolué depuis cent cinquante ans. Neuf employés seulement sont censés s’occuper des cent cinquante-neuf malades de la maison qui, pour la plupart vêtus de guenilles, ne sont ni surveillés ni soignés. Près de la moitié dorment sur de la paille « hachée comme celle pour la litière des écuries ». L’insensé est ici « ravalé […] à la condition de brute ». Il est cependant convenablement nourri et la commission des hospices, dont dépend l’asile, ne demande qu’à suivre les instructions de l’inspecteur et à entreprendre les réformes nécessaires.

23Dans l’attente de l’ouverture des bâtiments de Saint-Pierre, en construction, les aliénés de l’établissement public de Marseille vivent dans des locaux vétustes et non appropriés : la maison mère, Saint-Lazare, est installée depuis son origine en 1699 dans l’ancienne léproserie de la ville ; Saint-Joseph, succursale créée au début des années 1830 pour soulager Saint-Lazare surpeuplé, dans ce qui fut une maison de force. En ce début d’année 1843, Sauze consacre plusieurs journées à la visite des deux sections. Fin janvier à Saint-Lazare44, les malades de toutes catégories sont mélangés, seuls les sexes sont séparés. Ils mangent par tous les temps debout ou accroupis dans les cours et sont désœuvrés, excepté quelques-uns qui ont spontanément trouvé des occupations : couture, jardinage, construction de maquettes de bateaux, fabrication de chapeaux « avec des effilures de corde », de vêtements avec des chiffons, réalisations que l’inspecteur considère avec admiration. Le couchage est convenable, mais jusqu’à une date très récente, les furieux étaient enfermés nuit et jour dans des loges, dormant sur une litière, où ils demeuraient même lorsque leur état ne le justifiait plus. Sauze, qui a observé cette habitude lors d’une visite effectuée peu après sa nomination, le 8 janvier, obtient rapidement sa suppression presque complète. De même, ses instructions visant à occuper autant que possible les aliénés connaissent un début d’application en avril à Saint-Lazare comme à Saint-Joseph45, section dont l’inspecteur apprécie en outre la propreté, la pratique des repas en commun qui se développe, les vêtements et le couchage également corrects des internés, l’efficacité du directeur Donnadieu et du médecin adjoint, le docteur Aubanel. Sauze demande par contre au préfet, et obtient, la mise à la retraite pour raisons de santé du médecin en chef. Il n’est autre que Jacques Guiaud, auquel reste sa maison du Roucas-Blanc. Présentée comme une « bonne pension bourgeoise pour les fous », elle « est parfaitement tenue ; l’aliéné est bien logé, bien nourri ; les mesures de propreté ne laissent rien à désirer ; M. Guiaud est au milieu de ses malades un véritable père de famille46 ». Mais, souffrant, il manque d’énergie et ses pensionnaires, oisifs et trop enfermés, ne sont pas réellement soignés. Inversement, à Saint-Rémy, si le directeur de Saint-Bernard n’est pas médecin, son asile se trouve au centre d’une exploitation agricole aux activités de laquelle les personnes internées, plutôt bien traitées, participent dans la mesure de leurs possibilités.

24Vient enfin la maison Saint-Paul, la dernière visitée et la plus sévèrement jugée. « Dans aucun autre établissement », écrit l’inspecteur, « je n’ai vu les fous dans d’aussi mauvaises conditions ; et cependant, par son heureuse situation, ce devrait être là notre pension modèle47. » Après avoir procédé à quelques améliorations à la suite du rapport catastrophique de 1840, le docteur Mercurin a en effet relâché ses efforts48. Fatigué, il habite dans le centre de Saint-Rémy et ne vient plus que rarement à l’asile. Un officier de santé local, Pierre-Michel Favier, pas très jeune lui non plus (il est né en 1773), se rend à Saint-Paul deux ou trois fois par semaine, mais il ne se soucie que des maladies dites accidentelles des aliénés, pas de leur état mental. Le petit-fils de Louis Mercurin, Aimé Chabrand, qui fait fonction de sous-directeur, n’a aucune compétence médicale ni administrative. « C’est un enfant occupant un emploi dont un homme capable et expérimenté pourrait seul s’acquitter ». Et pour quatre-vingt-dix pensionnaires disséminés sur une grande étendue de terrains et dans plusieurs bâtiments, il n’existe que six surveillants qui doivent également veiller à la propreté de leurs quartiers respectifs. Pourtant préparé par les visites qu’il vient d’effectuer dans les autres établissements du département, Sauze est impressionné par ce qu’il découvre :

En moyenne c’est un infirmier pour 15 malades. Celui qui est chargé du quartier des hommes furieux a sous sa surveillance une vaste cour, un immense chauffoir au rez-de-chaussée, et 15 à 16 cellules au 1^er étage ; lorsque je me suis présenté, il balayait un corridor ; sept à huit de ses malades étaient dispersés dans la cour ; deux étaient accroupis dans l’embrasure d’une porte, se tenant étroitement embrassés et offrant l’aspect hideux du vice et de la démence ; c’étaient des idiots, on les réunissait aux furieux. Les autres malades du quartier étaient dans leurs chambres respectives ; j’en ai surpris deux en flagrant délit de mauvaises habitudes ; l’un de ces infortunés était entièrement nu, sur la paille, fixé au mur par une ceinture en cuir accrochée à un anneau de fer. Au milieu de ces scènes affligeantes, l’infirmier n’avait d’autre souci que de chasser la poussière devant son balai. […] Dans une maison si peu surveillée, la tenue des aliénés ne peut être bonne ; on les rencontre sales, déchirés, leurs vêtements en lambeaux ; on dirait une troupe de mendiants […]. Le couchage n’est pas meilleur ; un certain nombre d’aliénés ont des lits, presque tous en mauvais état ; la couchette est en bois, les murs sont lézardés, le plancher est sale, décarrelé, toutes conditions qui favorisent singulièrement l’invasion des insectes ; et cependant ce sont là les meilleures chambres. Généralement l’aliéné est couché sur la paille placée dans une sorte de berceau en barreaux de bois, le plus souvent étendue sur le sol, en assez petite quantité. C’est là que ces malheureux végètent, blottis comme des animaux, perdant tout sentiment de dignité, de pudeur, grelottant en hiver, dévorés par les insectes en été ; on ne peut rien s’imaginer de plus affligeant.

25Dans la cuisine, Mercurin montre à l’inspecteur « les pâtés, les viandes fines, les plats de douceur » en cours de préparation, mais ils sont réservés aux pensionnaires de première classe, ceux dont la pension versée par les familles est la plus élevée, les seuls qui, par ailleurs, mangent en commun. La nourriture de la deuxième classe est encore convenable, celle des moins riches nettement insuffisante. La condition morale des fous de Saint-Paul n’est pas plus enviable. L’orgue installé à la tribune d’une salle de bains et la salle de billard ne sont pas utilisés : l’instrument est désaccordé, la salle de billard « démantibulée et couverte de poussière49 ». L’inspecteur Sauze parle d’« une enseigne en lambeaux pour attirer les chalands ». « En dépit de tout cet étalage, l’aliéné n’a d’autre distraction que les jolis jardins au milieu desquels sont disséminés les bâtiments. Point de travail, point de lecture, la journée pèse de tout son poids sur ces infortunés. » Contrairement à l’idée couramment admise, c’est en fin de compte dans un asile privé que la condition des malades est la plus choquante.

26L’oisiveté des fous constitue, on l’aura remarqué, l’un des problèmes auxquels l’inspecteur Sauze est particulièrement sensible. Elle doit être, selon lui, considérée comme l’une des causes des échecs du traitement.

S’il faut des distractions à l’homme qui jouit de la raison, elles sont bien plus nécessaires à l’infortuné qu’une idée fixe travaille : le laisser inoccupé, c’est l’abandonner au trouble et au désordre d’une imagination en délire. Aussi est-ce surtout comme moyen curatif que les hommes de l’art prescrivent le travail dans les maisons d’aliénés50.

27Comme la plupart de ceux qui, à cette époque, s’intéressent aux affections mentales, Sauze est un adepte du « traitement moral » déjà évoqué à propos du père Poution, théorisé après la Révolution par Pinel et Esquirol51 et dont les activités, d’agrément et laborieuses, constituent un élément essentiel. Sans rapport avec la morale, malgré son intitulé, ce traitement repose sur l’ascendant exercé par le médecin sur le malade, qu’il doit connaitre parfaitement et aborder selon les cas avec douceur ou fermeté, et sur l’application d’un ensemble de principes52. Le premier, et le seul alors respecté à Saint-Paul, consiste dans l’isolement de ce malade, la coupure avec son milieu qui résulte de son placement à l’asile. « Une maison d’aliénés », écrit Esquirol, « est un instrument de guérison ; entre les mains d’un médecin habile, c’est l’agent le plus puissant contre les maladies mentales53 ». Le fou doit baigner dans une ambiance rigoureusement ordonnée, être soumis à un emploi du temps régulier et son esprit concentré sur des activités. Le travail en particulier, dont l’organisation se heurte, en dehors de l’absence de motivation de certains directeurs et parfois du manque d’espace, à la difficulté d’occuper les hommes, les femmes qui en sont capables étant plus spontanément dirigées vers des tâches domestiques. Spécialement dans les asiles privés : souvent issus d’un milieu fortuné, les hommes qui y sont admis sont peu coutumiers des travaux manuels que leurs proches jugent, en outre, dégradants. Lors d’une des inspections dont sa maison est l’objet en 1843, Jacques Guiaud fait état à ce sujet « de la résistance de la part des familles et des aliénés eux-mêmes dont les habitudes sont généralement celles des classes aisées54 ». Curieusement, si Sauze se réjouit de voir les pensionnaires de Saint-Bernard participer à la cueillette des feuilles de mûrier destinées à nourrir les vers à soie et aider aux soins de la magnanerie55, le directeur lui-même, dans ses écrits, reste discret sur ce sujet56 : craint-il de mécontenter les parents de ses malades ou d’être accusé par l’administration de les utiliser comme une main-d’œuvre non seulement gratuite, mais, qui plus est, payant pension ?

28Le travail, en particulier physique et de préférence agricole, est recommandé par tous les aliénistes : il favorise la guérison des curables et améliore la vie des incurables ; il les distrait de leurs obsessions ; il exerce leur corps et leur procure, en les fatigant, un sommeil réparateur. Il participe en même temps au maintien de l’ordre dans l’asile. Il présente enfin un intérêt économique. L’article 15 de l’ordonnance de décembre 1839 stipule que : « Dans tous les établissements publics où le travail des aliénés sera introduit comme moyen curatif, l’emploi du produit de ce travail sera déterminé par le règlement intérieur de ces établissements. » La rémunération des malades et le risque de leur exploitation vont être régulièrement et pendant longtemps l’objet de débats. Sauze est un pragmatique. Dans les asiles privés, l’éventuelle rentabilité du travail des fous ne le concerne pas et il ne retient que sa valeur thérapeutique : pour guérir ou par simple humanité, les pensionnaires doivent être occupés. Par contre, dans les établissements publics et notamment dans celui de Marseille, où le personnel est pléthorique et le gaspillage important, il recense les activités que les aliénés peuvent assurer en tout ou en partie – ménage, buanderie, jardinage, lingerie, cuisine, menuiserie, cordonnerie, tricot, couture, cartonnage, sparterie –, suit de près les progrès de leur mise au travail dont il évalue précisément le résultat, regrettant à l’occasion que, pendant un temps, celui-ci soit « plutôt médical qu’économique57 ». La question de l’ambiguïté des vertus du travail ne se pose pas dans la maison Mercurin. Ici comme dans bien d’autres asiles, l’ennui est une composante incontournable de la vie des aliénés. On montre bien à l’inspecteur, en octobre 1844, un chemin réparé et un terrain mis en culture par les hommes ainsi que quelques « travaux de mains » réalisés par les femmes. « Mais il reste encore en dehors de ces petits ateliers un grand nombre de malades propres au travail et qui accepteraient volontiers une occupation assortie à leurs forces et à leurs anciennes habitudes58 ».

29Sauze se rend à Saint-Paul deux fois par an. Après chacune de ses visites, il dresse une liste des réformes à engager dont il vérifie ensuite l’état d’avancement. Malgré l’installation de réfectoires, la pratique de la table commune, autre principe du traitement moral, a du mal à s’établir et l’habillement continue à faire l’objet de remarques. À l’automne 1843, lors de sa deuxième inspection, tous les pensionnaires sont vêtus mais pour la plupart sales et en guenilles. L’inspecteur, qui a observé que certains portent les mêmes habits qu’il y a quelques mois, rejetant l’argument de la direction selon laquelle les fous détruisent systématiquement leurs vêtements, en conclut qu’« ils ont dû les soigner pour les conserver ainsi. C’est à la famille et, à son défaut, à l’établissement que l’on doit s’en prendre59 ». Dans son rapport suivant, il répète : « S’il n’y a plus de haillons, on y trouve encore beaucoup de guenilles60 ». C’est ensuite le préfet qui écrit à Louis Mercurin :

Vous n’avez cependant que des personnes qui appartiennent à la classe aisée et dont les familles sont en état de faire les sacrifices nécessaires. Il importe de prendre avec elles des arrangements tels que vos pensionnaires aient un trousseau convenable. Il ne faut pas que l’aliéné des établissements particuliers soit moins proprement vêtu que l’indigent qu’on reçoit dans les asiles publics. J’attache de l’importance à cet objet parce qu’il intéresse à la fois la dignité personnelle des malades et le succès du traitement. Veuillez y donner tous vos soins61.

30Toutefois, au cours des dernières années de la vie du docteur Mercurin, entre 1843 et 1845, certains progrès ont lieu. Les cellules et les couloirs sont passés à la chaux, la nourriture des pensionnaires de la troisième classe ainsi que le couchage s’améliorent. Un seul malade, parce qu’il se trouve « dans un état constant de fureur », dort encore sur la paille en octobre 1843. Chaque aliéné dispose désormais d’un lit, le modèle de celui des gâteux et des agités suscitant même l’intérêt de l’inspecteur qui suggère de l’utiliser dans les asiles publics : il s’agit d’une sorte de berceau en bois dont le fond est formé de « deux planches inclinées l’une vers l’autre et laissant entre elles un intervalle pour l’écoulement des urines62 ». De gros efforts ont été faits également dans le domaine de la surveillance. Le personnel a été augmenté et le service réorganisé. Six infirmiers pour cinquante-cinq hommes, trois infirmières pour trente-six femmes se répartissent les quartiers et se relaient pour assurer les veilles. Bien payés, ils sont attentifs aux malades. Un commis nommé Barrière, « certainement l’homme le plus capable de la maison », et « Dame Abeille », lingère, sont chargés de les encadrer. Globalement satisfait de cette nouvelle organisation, l’inspecteur émet cependant des réserves sur le choix de la lingère et, constatant l’absence de deux employés, il a quelques doutes sur la réalité de tous les recrutements annoncés.

31L’avancée la plus marquante, et durable, que connait Saint-Paul à cette époque concerne son service médical. En mai 1843, la situation de l’asile à cet égard ne correspond à aucun des deux cas prévus par la loi : directeur pourvu ou pas de la qualification de docteur en médecine. Ici le directeur possède bien ladite qualification, mais son grand âge l’empêche de remplir convenablement sa mission. Aussi la nomination d’un autre médecin fait-elle partie des mesures demandées par l’inspecteur Sauze à la fin de son premier rapport, préconisations répercutées par le préfet à Mercurin. À l’automne suivant, Sauze se désole de trouver les choses en l’état : « un médecin-directeur octogénaire et non résidant, secondé par un praticien de St Remy qu’on appelle en cas de maladie accidentelle, voilà encore à quoi se réduisent les secours de l’art pour une maison qui compte près de cent aliénés63 ».

32Une tentative pourtant a été faite. Un médecin venu de Saint-Gilles, dans le Gard, le docteur Louis Camille Meirieu, a été invité à travailler à Saint-Paul où il a passé quelques semaines avant de repartir, le tout à l’insu des autorités. À nouveau sollicité, Meirieu reprend son poste et, le 4 décembre 1843, il est agréé en bonne et due forme64. Mais dès le mois de juillet 1844, il donne sa démission65.

33En août, il explique sa décision au préfet :

Comment se fait-il que je n’aie pu réaliser, au physique comme au moral, une seule idée d’amélioration parmi toutes celles qui m’étaient suggérées par la situation des 86 aliénés confiés à mes soins ? Comment ai-je été amené à me convaincre, peu à peu, que j’étais à charge à M. Mercurin, à ses deux préposés et à sa famille66 ?

34Il joint à sa lettre la copie de celle que son père, également médecin et relation de Mercurin, vient d’adresser à ce dernier et dont il résume ainsi le caractère : « Votre cœur est excellent, mon cher ami, mais vous avez une tête de fer. Vous croyez que tout doit plier à vos volontés67 ». Louis Mercurin, qui jouit depuis plusieurs dizaines d’années des pleins pouvoirs sur son établissement, n’est à l’évidence pas disposé à les partager. En appelant un autre médecin dans sa maison, il « s’était moins proposé d’en changer la situation que de remplir une formalité et de donner une apparence de satisfaction aux familles et à l’administration68 », conclut Sauze qui évoque la difficile entente entre le directeur et le médecin dans les asiles privés. En particulier, aurait-il dû ajouter, quand ce directeur est aussi le propriétaire de l’établissement. Dans ce cas, c’est le propriétaire directeur qui choisit et rétribue le médecin, celui-ci étant placé dans un rapport de « dépendance absolue. Si en tout et pour tout il n’y a pas conformité de vues, identité d’opinions, il n’y a qu’un parti à prendre pour le médecin, c’est de se retirer s’il ne veut pas être réduit au rôle d’infirmier69 ». Ce à quoi Louis Camille Meirieu s’est, encore une fois, résolu. C’est pour Saint-Paul la première d’une série de relations conflictuelles à la tête de l’établissement.

35Suit une période de transition au cours de laquelle Pierre Michel Favier et un autre praticien saint-rémois, le docteur Casimir Blain, assurent alternativement le service médical de Saint-Paul, combinaison fantaisiste pour laquelle Mercurin tente pourtant d’obtenir l’accord du préfet. L’arrangement est d’autant plus impossible que, bien qu’appelé docteur par la population au sein de laquelle, homme dévoué et efficace, il est populaire, Favier n’est qu’officier de santé et ne possède pas le doctorat en médecine exigé par la loi. Né en 1804 à Saint-Rémy, fils de Joseph Léon Cloud Blain, maire de la commune depuis 1830 (avec une interruption de 1833 à 183570), Casimir a pour sa part soutenu sa thèse en 1825. C’est donc lui qui, finalement, le 15 novembre 1844, est officiellement agréé comme médecin de Saint-Paul, fonction qu’il va exercer pendant plus de vingt ans. En guise de consolation, Favier obtient le poste de médecin vérificateur de Saint-Bernard et de Saint-Paul que Blain détenait depuis trois ans : dans les trois jours suivant chaque entrée dans l’un ou l’autre de ces asiles, il doit examiner la personne admise et vérifier le bien-fondé de son internement, ceci pour le compte de l’administration71.

36Nous sommes à quelques mois de la mort de Louis Mercurin. Depuis plusieurs années déjà, il ne rédige plus lui-même son courrier, se contentant de le signer d’une main peu assurée, ce qu’il fait encore en juin 184572. Après quoi, pendant quelques semaines, c’est son gendre, Chrisostome Chabrand, qui signe pour son beau-père « indisposé73 ». Le docteur Mercurin s’éteint à l’âge de quatre-vingt-quatre ans le 8 août 1845, moins d’un an après son confrère marseillais, Jacques Guiaud74. Les rapports d’Antoine Marius Sauze constituent les témoignages les plus riches et les plus fiables sur leurs maisons de santé respectives à l’époque où ils les dirigeaient. Mais, nommé en décembre 1842, il ne les a connus qu’à la fin de leur existence, tous les deux fatigués, Jacques Guiaud par la maladie, Louis Mercurin par l’âge. Les sources, nous l’avons vu, ne nous permettent pas de savoir dans quelle mesure l’état déplorable de Saint-Paul découvert par l’administration après le vote de la loi de 1838 peut être mis sur le compte du vieillissement du maître des lieux. Il en va de même pour l’intransigeance de son caractère. En 1845 les autorités ont, quoi qu’il en soit et malgré sa résistance, obtenu non sans mal le recrutement d’un médecin opérationnel et réussi à humaniser un tant soit peu la condition des pensionnaires de l’établissement.

Maladies et malades, les pensionnaires du docteur Mercurin

37La description et le classement des maladies mentales (nosographie) constituent l’une des activités principales des aliénistes du xix^e siècle. Chacun ou presque possède sa propre nomenclature et les définitions varient, mais quelques types stables, distingués dès l’Antiquité par le médecin grec Hippocrate, se retrouvent chez tous : la manie (folie délirante) ; la mélancolie (dépression) ; la démence (déraison, affaiblissement mental général qui frappe souvent les individus âgés) et l’idiotie (arriération mentale75). Objet de publications par les spécialistes, utilisées dans les tableaux statistiques et les questionnaires envoyés par le gouvernement aux chefs d’établissement, ces classifications sont reprises plus ou moins fidèlement et à bon escient par les directeurs et les médecins des asiles.

38Parmi les 30 pensionnaires qui vivent à Saint-Paul en 1813, le docteur Mercurin compte 13 maniaques, autant de déments et 4 personnes atteintes d’idiotisme, terme qui, à cette époque, regroupe tous les états déficitaires profonds, innés ou acquis (Mercurin dit constitutionnels ou accidentels), celui d’idiotie se rapportant plutôt aux états déficitaires innés76.

39Vingt-cinq ans plus tard, la population de l’établissement a presque triplé et, à la demande de la préfecture, son propriétaire en dresse des tableaux plus détaillés, conservés pour les années 1838 et 1839. Au nom de la maladie dont souffrent les 25 femmes et les 61 hommes présents à Saint-Paul le 31 décembre 183877, Mercurin ajoute des indications sur ses symptômes et parfois sur ses causes (fig. 15). Il complète les catégories utilisées en 1813 par celle des monomanies introduite depuis par le docteur Esquirol : très riche, elle réunit les différents troubles délirants centrés sur un seul objet, ainsi que la lypémanie, nom donné par l’aliéniste à la mélancolie78. Le groupe des maniaques et des monomaniaques est à ce moment-là à Saint-Paul le plus important (40 % de l’ensemble, 52 % chez les femmes), suivi par les déments (23 %) et par les idiots (18 % chez les hommes, aucune femme79). Mercurin note cinq cas de lypémanie et deux d’épilepsie associée à un dérangement mental. Restent une dizaine de cas qu’il décrit sans les classer. Les troubles de l’un d’entre eux consistent en une « alternative erratique d’une manie furieuse à une lypémanie sombre » : cette pathologie sera appelée « folie circulaire » ou « folie à double forme » dans les années 1850, plus tard psychose maniaco-dépressive ou trouble bipolaire80. La maladie est souvent qualifiée d’invétérée, donc difficile à traiter car ancienne, tandis que d’autres adjectifs donnent le ton de la façon dont elle se traduit ou de l’obsession qui anime l’aliéné. La manie est dite chronique ou intermittente (ou bien rémittente), violente, furieuse ou paisible. La démence : chronique, sénile, paisible ou silencieuse. La lypémanie : religieuse ou érotique. Homicide dans le cas de M. Pagès, la monomanie prend en fonction de son objet des noms tels que celui de théomanie, délire dont soufre un prêtre, M. Brun ; d’érotomanie ou de nymphomanie, folies à caractère sexuel exclusivement féminines81. Parmi les causes supposées de l’aliénation, citons l’hérédité, l’alcoolisme, des « chagrins domestiques », la mort d’un enfant, une ou plusieurs attaques d’apoplexie, une chute ou une frayeur, l’onanisme qui peut conduire à la lypémanie, à la démence ou surtout à l’idiotisme, et la « suppression des pertes périodiques », à l’origine parfois d’une manie violente.

40Sur les états des pensionnaires présents en 1839, qui concernent à peu de choses près les mêmes individus et n’apportent pas d’informations notables, le recours à l’adjectif « invétéré » recule au profit des mots « fureur » et « furieux », maintenant répétés dans près d’un cas sur trois. Comme précédemment l’ancienneté de son affection, la violence du malade semble avoir été soulignée pour justifier la rareté des résultats obtenus : la santé de seulement huit des quatre-vingt-dix aliénés répertoriés s’est améliorée, légèrement dans la plupart des cas82. Le peu d’effet des soins, lorsque soins il y a, n’est pas le propre de la maison Mercurin83. Pour lutter contre la folie, la médecine ne dispose alors, en dehors du traitement moral, que des thérapeutiques physiques employées depuis l’Antiquité. Elles consistent pour l’essentiel en saignée, purgation et hydrothérapie sous diverses formes84 : à Saint-Bernard aux mêmes dates, il est question de bains chauds, de bains locaux émollients, d’affusions d’eau froide sur la tête, de pédiluves (bains de pieds85). Complétés par des remèdes naturels, sédatifs ou stimulants (valériane, quinquina…) selon les pathologies, ces procédés peu efficaces ne sont, qui plus est, pas toujours utilisés.

41Quelles femmes et quels hommes se cachent derrière ces descriptions de maladies, ces idées fixes et ces hallucinations, ces accès de violence ou ces abattements ? Qui sont ces pensionnaires pour lesquels l’inspecteur Sauze œuvre avec autant d’attention et d’opiniâtreté ? En octobre 1844, il consacre deux séances de cinq heures à interroger un à un les aliénés de Saint-Paul et va, dans les cas problématiques, jusqu’à retranscrire à l’intention du préfet certains de leurs dialogues86. Il s’enquiert des antécédents des malades, des circonstances de leur internement, de leur comportement, du diagnostic posé à leur sujet par les docteurs Mercurin ou Blain et confronte ces informations à ses observations. Ce faisant, il remarque des anomalies, dont « un certain nombre d’aliénés signalés comme déments et voisins de l’idiotisme chez lesquels les facultés sont loin d’être éteintes ou assoupies et que des soins assidus et intelligents pourraient rappeler à la vie morale ». Parmi eux figure un nommé Charles Négrel-Bruny, enfermé à Saint-Paul depuis vingt-quatre ans :

Il est de Roquevaire et tient à une famille bourgeoise des plus honorables. Son père, homme extrêmement pieux, l’avait contrarié dans sa vie de jeune homme : il voulait en faire un dévot, ce pour quoi Charles ne se sentait aucune vocation. C’est ainsi que se développa un germe de folie héréditaire dans la famille de la mère de ce jeune homme. Enfermé chez M. Mercurin en 1820, il y est resté jusqu’à ce jour sans intervalle de liberté. Et cependant, avant comme après sa séquestration, Negrel-Bruny a toujours été d’une douceur inaltérable ; il y avait des disparates, des étrangetés dans sa conduite, mais jamais de fureur, jamais un acte qui put le moins du monde compromettre la sureté de personne. En le voyant arriver, je me reportais sur l’état général : il y est noté de [sic] démence paisible tendant à l’idiotisme. L’interrogatoire va démontrer quelle foi il faut ajouter à ces sortes de renseignements :

D. Depuis quel temps êtes-vous ici ?
R. Depuis le mois de mai 1820 (exact).
D. Voyez-vous quelquefois vos parents ?
R. Très rarement ; un de mes voisins est venu me voir cette année à l’époque de la foire de Beaucaire (exact).
D. Vous souvient-il de M. Jean, notaire à Roquevaire ?
R. Parfaitement. Il a épousé une demoiselle Coquilhat, de Rians.
D. Elle est morte.
R. Oh ! Si jeune ! Pauvre femme !
D. Que feriez-vous si vous sortiez d’ici ?
R. Ce que je faisais avant ; j’étais commis chez M. Roux, négociant à Marseille. J’entrerais volontiers dans un comptoir.
D. Mais sauriez-vous calculer encore. Par exemple, pourriez-vous me dire à combien montent 2324 balles de coton à 96 f l’une ?
R. Ici le malade prit la plume, posa lui-même la multiplication, et me la remit l’instant d’après parfaitement juste avec son produit de 223 104 f. J’ai retenu cette pièce curieuse.
D. Vous avez reçu une bonne éducation, vous n’avez pu entièrement oublier votre latin. Seriez-vous en état de me réciter quelques vers de Virgile ?
R. Tityre tupatulae recubans etc.
Je l’arrêtai au milieu de cette citation qui se prolongeait et lui demandai de me traduire ce passage en français. J’écrivis sous la dictée la singulière traduction que voici : Tityre faisait chauffer, sous un foyer, des petits pâtés composés de farine d’avoine, etc. Nonobstant le burlesque de cette phrase, M. Négrel n’est ni dément, ni voisin de l’idiotisme, c’est tout simplement un malade qu’on a tenu pendant vingt-cinq ans dans l’oubli87.

42Sauze signale Charles Négrel-Bruny au docteur Blain, se promettant de rencontrer le beau-frère du malade, le notaire de Roquevaire (commune proche de Marseille), et de le convaincre de lui envoyer un établi de menuisier et un tour, « deux choses qu’il m’a lui-même indiquées comme pouvant l’occuper d’une manière agréable ». Il attire aussi l’attention du médecin sur deux femmes en situation de convalescence avancée, et sur une autre qui lui paraît tout à fait rétablie mais dont on retarde la sortie parce que, au cours d’une crise, elle aurait étranglé l’un de ses enfants. Fait qu’il s’engage à vérifier. Bien que, contrairement aux inspecteurs généraux employés par le ministère de l’Intérieur, Sauze ne soit pas médecin, il traque ainsi, patient et déterminé, les erreurs de diagnostic, le maintien à l’asile de pensionnaires ayant recouvré la santé et l’internement de personnes qui ne l’auraient pas perdue. La question s’est récemment posée de l’état réel d’un certain Joseph Combe, un « marchand de comestibles » âgé de trente-sept ans à l’époque des faits88. Il s’agit d’un ancien malade de Saint-Bernard, où il a effectué deux séjours. Guéri, selon le directeur de cette maison, il en est sorti le 5 septembre, quelques semaines avant la tournée de Sauze à Saint-Rémy, mais a fait trois jours plus tard son entrée à Saint-Paul. Joseph Antoine Bernard s’est insurgé, a parlé de séquestration arbitraire, et une enquête a été menée auprès de M. Félix, médecin et maire du village de Joseph Combe, Mallemort, situé sur les rives de la Durance, à une trentaine de kilomètres à l’est de Saint-Rémy. Résumé par l’inspecteur Sauze, le rapport du maire de Mallemort est clair :

Combe se dit le fils de Napoléon, sa femme est une actrice de Toulouse qui a des relations coupables avec son frère et beaucoup d’autres ; M. Félix lui-même, averti par la clameur publique, a arrêté Combe dans les rues de la commune, poursuivant son frère une épée nue à la main. Cet infortuné est dominé par une passion effrénée pour les femmes, il a commis un viol à Montbrun dans un de ses intervalles de liberté en 1843, etc. etc. etc89.

43Le jour de l’inspection d’octobre 1844, Combe adresse au docteur Blain un poème dans lequel il demande à sortir de l’asile et évoque par une métaphore cynégétique ses obsessions sexuelles :

La chasse aux grives, dans les champs,
ainsi que celle aux tourtourelles,
me plairait mieux que le couvent
où l’on ne peut toucher aux Belles90.

44À Sauze qui s’étonne de son projet de creusement d’un canal entre le Tage et la Volga, il répond : « Monsieur, je ne suis pas qui l’on pense, et puisqu’il faut vous le dire, le grand Napoléon est mon père ». Entre autres atteint de « monomanie ambitieuse », Combe n’est pas guéri et ne le sera probablement jamais : telle est en tout cas la conclusion de l’inspecteur Sauze91. Il sera finalement libéré le 3 octobre 185792.

45Parmi les effets heureux de la loi de 1838 figure, pour l’historien, la tenue par la préfecture d’un registre des aliénés des Bouches-du-Rhône dont l’analyse donne une image moins vivante mais plus complète de la population des cinq asiles du département93. Y sont inscrits les malades présents dans chaque établissement au moment de l’ouverture du registre, en 1839, et ceux qui ont été admis ensuite, jusqu’en 1845. Ce répertoire94 ne fournit aucun renseignement d’ordre médical. Sont indiqués en revanche, pour chacun des malades, ses nom et prénom et tout ou partie des informations suivantes : date de naissance ou âge le jour de l’entrée à l’asile, lieu de naissance, lieu du domicile de secours (commune où habitait la personne avant son enfermement), profession, date et type d’internement (d’office ou volontaire), montant de la pension et enfin, éventuellement, date de sortie ou de décès.

46Pour Saint-Paul, sont ainsi répertoriées 223 entrées pour 213 malades, 10 d’entre eux ayant effectué 2 séjours. Soixante-dix-neuf des individus recensés sont entrés avant 1839, 144 entre 1839 et 1845, période au cours de laquelle les admissions sont compensées, avec un léger excédent, par 95 sorties (dont 2 évasions) et 42 décès, la population habituelle de Saint-Paul à cette époque étant d’environ 90 pensionnaires. Comme dans les autres asiles du département, les hommes sont plus nombreux que les femmes : ils représentent à Saint-Paul 61 % des entrées. Par contre, la proportion d’internés d’office (sur décision de l’autorité), généralement insignifiante dans les maisons privées – elle est de 3 % chez Guiaud et de 2 % chez Bernard –, atteint ici 18 %. Trente-neuf des 40 aliénés en question ont été placés à la suite de la loi de 1838 par le préfet du Var, département dépourvu de structure d’accueil pour malades mentaux qui a signé en 1840 avec le docteur Mercurin un traité valable pour l’année, renouvelé en 184195. Avec 58 entrées (39 d’office, 19 volontaires), soit plus du quart du total, il est le département d’origine le plus représenté. Les Bouches-du-Rhône n’arrivent qu’en troisième position (37 entrées), après le Vaucluse (43 entrées). Le recrutement se fait à 65 % dans la région provençale, mais Saint-Rémy étant situé à son extrémité occidentale, un nombre assez important de malades viennent du Languedoc proche, du Gard en particulier (31 entrées) et de l’Hérault (13 entrées). Suivent la Drôme (11 entrées) et l’Ardèche (6 entrées). Quelques rares malades sont issus de régions françaises plus éloignées, d’Algérie (1 entrée) ou de l’étranger (1 entrée en provenance du Piémont).

47La faiblesse relative du nombre d’aliénés originaires des Bouches-du-Rhône constitue, en comparaison avec les autres maisons de santé du département et avec la proportion élevée des placements d’office, l’une des caractéristiques de Saint-Paul96. Ils représentent 17 % du total des entrées contre 50 % pour Saint-Bernard et 71 % pour la maison Guiaud. L’idée courante selon laquelle les familles ont tendance à enfermer leurs fous à distance, ceci dans un souci de discrétion, ne se vérifie pas complètement. Le domicile de secours de 92 des pensionnaires de Jacques Guiaud (61 %) se situe à Marseille. Et le petit nombre de Saint-Rémois séquestrés sur place (4 à Saint-Bernard, 1 à Saint-Paul) est à mettre en relation avec le peu d’importance de la commune (5 000 habitants environ dans la première moitié du xix^e siècle contre 160 000 pour Marseille en 184397). On n’en compte pas davantage dans les autres asiles du département : selon le même registre, 4 malades originaires de Saint-Rémy sont répartis entre les établissements publics d’Aix et Marseille, et un cinquième se trouve chez le docteur Guiaud. Ce dernier est Jean Mistral, fils d’un riche et influent négociant saint-rémois, dont l’internement le 27 novembre 1838, jugé arbitraire par une partie de la population locale et de la presse, y compris nationale, provoqua des remous considérables. Le choix de Marseille, alors que deux maisons de santé existent à Saint-Rémy, correspond ici effectivement à une volonté d’éloignement98.

48La colonne « profession » du registre « 1839-1845 » est renseignée pour 95 des 135 hommes répertoriés à Saint-Paul. Parmi eux, 36 sont signalés comme sans profession ou propriétaires. Les malades masculins actifs avant leur admission travaillaient dans des secteurs variés : agriculture (16 agriculteurs, cultivateurs ou « ménagers »), commerce (10 négociants), armée (9 militaires), religion (3 prêtres), justice (1 juge d’instruction, 2 avocats, 1 avoué), médecine (2 étudiants et 2 docteurs en médecine). On remarque Jean Antoine Pagès, vice-consul de Toscane à Marseille, qui a effectué en 1842 un séjour de trois mois à la maison Guiaud99 avant d’être interné, encore plus brièvement, à Saint-Paul ; mais aussi Elzéard Escalla, berger domicilié à Arles, et André Faure, domestique à Orange : le handicap ancien dont souffrent certains aliénés, lorsqu’il ne leur a pas interdit toute activité, peut les avoir cantonnés dans des occupations modestes, sans rapport avec le niveau social de leur milieu familial. Quelques autres sont artisans ou employés. La situation des femmes est sans surprise : excepté une institutrice et une religieuse, elles sont dites sans profession, propriétaires ou rentières.

49Toutes les générations se côtoient : si la plupart des pensionnaires ont entre 20 et 49 ans au moment de leur admission, 9 % ont moins de 20 ans, 12 % plus de 50. L’un des plus jeune est Pierre Alexandre Astier : né le 28 décembre 1820 à Privas, en Ardèche, domicilié à Tournon, il est interné chez le docteur Mercurin en octobre 1836 à l’âge de seize ans. Marie Trouin est la plus âgée : née vers 1760 à Draguignan, dans le Var, où se trouve son domicile de secours, elle a soixante-dix-sept ou soixante-dix-huit ans quand elle découvre l’établissement le 28 août 1839.

50La durée des séjours va de 6 jours à 51 ans. Pour la moitié des pensionnaires, elle est relativement courte, inférieure à 3 ans dans 56 % des cas, à 1 an pour 37 %. D’autres passent à l’asile une part importante de leur existence : plus de 10 ans pour une personne sur trois, plus d’un demi-siècle pour Basile Frédéric Petity-de-Saint-Vincent, dont nous avons déjà parlé, qui bat également le record de l’entrée la plus ancienne. Admis à Saint-Paul en 1790 quelques jours avant son vingt-sixième anniversaire, il y meurt le 8 décembre 1841 à l’âge de soixante-dix-sept ans. En 1839, il est le seul pensionnaire à avoir connu le monastère à l’époque des moines observantins.

51Le département du Var verse à l’établissement une pension annuelle de 365 francs pour chacun des malades dont elle a ordonné le placement. Deux communes prennent en charge l’entretien de quelques autres internés : celle de Perpignan donne 1000 francs pour le chef de bataillon Jean-Michel Cavaller, celle d’Arles 300 francs pour 7 de ses ressortissants. Mais ce sont le plus souvent les familles qui sont mises à contribution pour des sommes variant entre 200 et 2 000 francs. Enfin, neuf malades au moins, seuls au monde ou abandonnés par leurs proches, sont hébergés gratuitement, parmi lesquels Jacob et Marie Dorothée Guigue. Du premier, on ignore si Jacob est son nom ou son prénom ainsi que le lieu et la date de sa naissance. Il a été placé volontairement le 7 avril 1814. Retranscrite dans la colonne « observations », une note du docteur Mercurin donne les indications suivantes :

M. Jacob du département de l’Ain, ex sous-lieutenant de gendarmerie en garnison à Nîmes, fut conduit dans l’établissement par ordre supérieur. Il y a dix-huit ans le gouvernement lui accorda une pension de 400 f. qui a été payée jusqu’en 1828. J’ai fait vainement des recherches pour m’informer des parents, de la situation de cet infortuné, et depuis 14 ans je lui donne gratuitement un asile100.

52Le sort de Marie-Dorothée Guigue est comparable. Sans profession, née le 21 septembre 1804 à Pont-Saint-Esprit (ou Saint-Esprit), domiciliée dans la même commune101, elle a été admise à Saint-Paul le 4 mars 1826. Mercurin ajoute :

Cette demoiselle fut présentée par son père il y a près de 5 ans, il me promit de revenir dans la semaine pour prendre des engagements, je ne l’ai plus revu, il a très mal fait ses affaires et craignant sans doute pour sa liberté, il m’a été impossible de découvrir sa retraite102.

53Marie Dorothée Guigue souffrait de nymphomanie103 et d’« idiotisme », Jacob de « manie chronique tendant à l’idiotisme104 ». Tous deux sont morts oubliés à Saint-Paul, elle le 13 mai 1844, lui le 25 janvier 1856.

54La maison Saint-Bernard n’est peut-être pas suffisamment ancienne pour que des cas similaires y soient signalés. Par contre, comme Louis Mercurin, Jacques Guiaud entretient quelques malades non payants à titre de charité105 et si l’inspecteur Sauze lui reproche son manque d’autorité, il loue à plusieurs reprises sa générosité. Non seulement le docteur Guiaud « ne regarde pas à la dépense » dans sa maison du Roucas-Blanc, mais pendant près de dix ans, jusqu’à l’année précédant sa mort, il remplit bénévolement la fonction de médecin en chef de la section principale de l’asile public marseillais, Saint-Lazare106. Des exceptions existent, dans la première moitié du xix^e siècle tout au moins, à l’objectif de rentabilité des établissements privés107. Le cas de Jacques Guiaud, dont le désintéressement eut pour contrepartie des dettes considérables léguées à ses héritiers, n’est pas sans évoquer celui du docteur Esprit Blanche, fondateur de la maison parisienne du même nom, que sa philanthropie mena au bord de la faillite108.