Version classiqueVersion mobile

La construction de la personne dans le fait historique

 | 
Nadine Kuperty-Tsur
, 
Jean-Raymond Fanlo
, 
Jérémie Foa

Expression individuelle et configuration politique

La construction de la personne féminine dans le fait politique

Nadine Kuperty-Tsur

Texte intégral

  • 1 Marc Fumaroli, « Mémoire et histoire : le dilemme de l’historiographie humaniste au xvie siècle », (...)
  • 2 Nadine Kuperty-Tsur, Se Dire à la Renaissance, Paris, Vrin, 1997.
  • 3 Presque tous les Mémoires masculins rédigés dans le sillage des guerres de Religion illustrent ce p (...)

1Pour comprendre comment se construit la personne dans le fait politique et historique, les mémoires offrent un observatoire privilégié. Ils donnent à voir la construction rétrospective de la personne, fruit d’une réflexion visant à prolonger et à inscrire dans le temps une expérience personnelle du champ politique. Souvent apologétiques, les Mémoires de la Renaissance sont en général rédigés par des personnes ayant occupé des charges importantes au sein du royaume1. Soudainement écartés du pouvoir à une époque où les alliances se font et se défont au gré d’une situation politique particulièrement instable2, les mémorialistes emploient leur retraite, plus ou moins forcée, à faire le récit de leur carrière passée, à se remémorer leurs heures de gloire, à ruminer leurs échecs et de façon générale à se justifier de leurs actes au service d’un pouvoir souvent ingrat. En décrivant leur trajectoire, les mémorialistes montrent aussi comment ils se sont construits en tant que personnes politiques, possédant des qualités reconnues et parfois même dotés d’une vision pionnière de ce qui deviendra les sciences politiques. Leurs récits marquent le début de la valorisation du professionnalisme d’état, allant de pair avec l’expression déjà bien articulée d’une critique des abus du pouvoir et des défaillances de son administration3.

  • 4 Jeanne d’Albret, Mémoires et poésies choisies, Alphonse de Rubble, éd., Paris, 1893.
  • 5 Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, Éliane Viennot, éd., Paris, Champion, 1999.
  • 6 Pierre de L’Estoile, Registre-Journal du règne d’Henri III, Gilbert Schrenck et Madeleine Lazard éd (...)

2 Le fait qu’une majorité de contributions de ce volume portent sur des corpus masculins, ne devrait pas faire oublier que les femmes, moins nombreuses certes dans ce domaine parce que n’exerçant pas de charges officielles, ont néanmoins laissé des mémoires pour lesquels la question de la construction de la personne politique se pose également, mais en des termes quelque peu différents de ceux de leurs homologues masculins comme on le verra à partir de deux cas particuliers, ceux de Jeanne d’Albret4 et de Marguerite de Valois5. Les femmes de la famille royale ont bien sûr un accès privilégié à la haute politique mais l’ampleur de leur implication reste une question de choix personnel, de capacité, voire de circonstances. Jeanne qui rallie le protestantisme en 1560, tout comme Marguerite, sa belle-fille, qui restera farouchement catholique, témoignent de leur volonté de jouer un rôle sur la scène politique, à une époque où les guerres de religion battant leur plein, il est difficile de ne pas prendre parti. Leurs Mémoires retracent leur naissance à la politique et leurs témoignages, tributaires de la rhétorique et des impératifs du genre, visent à justifier leurs actes et leur ligne politique, perspective dont il faudra tenir compte puisqu’elle intervient dans la construction de leur image dans le texte. Leurs témoignages vont de pair avec une mise en scène de la personne, qui, si elle se dit objective et impartiale, est néanmoins embellie. Les mémorialistes cherchent souvent à redorer une image ternie par la diffamation ou la satire circulant dans la multitude d’écrits pamphlétaires qui inondaient la place publique à l’époque des guerres de religion6.

  • 7 Donna Stanton, « The Fiction of Preciosity and the Fear of Women », Yale French Studies, no 62, 198 (...)
  • 8 Cf. Les Mémoires de Madame de Mornay, N. Kuperty-Tsur, éd., Paris, Champion, 2010.
  • 9 Éliane Viennot, « Les femmes dans les troubles du xvie siècle », dans Clio, no 5, 1997, « Les Guerr (...)

3Dans la rhétorique particulière que développent les femmes-mémorialistes, le récit de leur engagement politique est plus problématique que celui des hommes, dans la mesure où la politique n’est pas considérée comme leur domaine de définition. Une implication trop voyante de la part des femmes est de fait perçue par les hommes de leur entourage comme une intrusion et la réaction masculine, souvent violente, met en cause non pas les qualités de la personne mais son sexe7. Il y a ici un hiatus entre la négation du rôle politique des femmes et leur influence dans la réalité car en dépit du fait que, hormis les reines et les régentes, les femmes n’exercent pas de charges officielles, nombreuses sont les femmes qui participent officieusement, mais certes activement, à la vie politique, ne serait-ce que comme épouses d’hommes d’états8, ou de grands nobles. Les crises que traverse la société française touchent tous les états et leur violence n’épargnent pas les femmes9. Celles de la noblesse assument ce qu’on qualifierait aujourd’hui de « communication », se chargeant d’entretenir pour le clan qu’elles représentent et dont elles sont solidaires, une correspondance fournie, destinée à mobiliser le réseau clientéliste qui définit la surface sociale, le rayonnement, en bref, la puissance d’une famille.

Jeanne d’Albret

4Jeanne d’Albret rédige cinq lettres pour justifier son ralliement aux protestants assiégés à La Rochelle, écrites de Bergerac en 1568, elle les adresse aux membres de la famille royale, au roi, Charles IX, à la reine mère, Catherine de Médicis, au duc d’Anjou, au cardinal de Bourbon ainsi qu’à la reine d’Angleterre, Elizabeth Ire. Comme le Jeanne le rappelle à plusieurs reprises, ces cinq lettres sont à l’origine des Mémoires qui en représentent comme une amplification. Certains ont voulu y voir un pamphlet, plutôt rédigé à partir de minutes par son secrétaire que par elle-même, pourtant, la voix subjective et savoureuse de la reine s’entend à chaque ligne, la rhétorique belliqueuse mise en œuvre dans le texte, la violence de ses invectives, la richesse des métaphores, toutes ces incises si personnelles, forment comme un idiolecte bien reconnaissable et sont autant d’indices qui laissent à penser que Jeanne en est bien l’auteur. Ce texte nous servira de premier exemple pour analyser les modalités de représentations de la personne féminine, elle repose sur la construction d’une argumentation visant à convaincre de la pertinence d’une action politique qui définit la personne.

  • 10 Jeanne d’Albret, Mémoires et Poésies, op. cit., p. 1.

5Jeanne ouvre son récit par la présentation d’une image favorable d’elle-même reposant sur une éthique qui vise à mettre le lecteur en confiance : « J’ay tousjours estimé que, si la personne n’est satisfaicte de soy en soy mesmes, le contentement que les autres en peuvent avoir ne luy est que demy sentiment du repos de sa conscience10. » Il s’agit là de l’expression d’une exigence morale de l’individu face à lui-même, indépendamment de l’image que peuvent lui renvoyer les autres. Cette image réflexive au seuil des Mémoires ne les empêche cependant pas d’être éminemment dialectiques. Reproduisant les critiques qui lui sont adressées, la reine répond aux attaques contre sa politique mais aussi à celles, plus injustes, qui la visent en tant que femme. Jeanne se voit reprocher son impulsivité (c’est-à-dire sa légèreté dans la langue de l’époque), son imbécilité renvoyant à l’imbecillitas sexus, terme juridique issu du droit romain et définissant l’incapacité juridique des femmes et leur faiblesse comme s’il s’agissait d’un mal congénital. Ce n’est pas que les hommes en politique soient exempts de reproche mais on ne les affuble pas a priori d’une série de défauts, uniquement en fonction de leur sexe. En politique, la femme est d’abord coupable d’être femme, avant même qu’elle agisse, elle se voit décerner un certificat d’incapacité, essentiellement lié à son sexe. Jeanne, comme Marguerite, sont bien conscientes de cet a priori sexiste et s’y réfèrent explicitement dans leurs Mémoires pour le combattre. Dès sa préface, par exemple, Marguerite de Valois choisit de se démarquer des femmes en prétendant ne pas être sensible aux compliments. Elle s’inscrit ainsi contre un lieu commun du discours antiféministe de l’époque, on trouve la même attitude chez Jeanne qui se peint résistant à la rhétorique séduisante stigmatisée ici par la figure de Satan :

  • 11 Id., p. 90.

Sathan, ennemy ancien, qui, a, par sa vieille expérience, appris les ars plus parfaictement que nul homme, n’oublia la grave rhétorique, la persuasive éloquence, la douce flatterie ne la fardée menterie pour venir à bout de ses desseins11.

6Marguerite prétend écrire pour rectifier l’image trop flatteuse que trace d’elle Brantôme, n’y retrouvant aucun écho de la personne politique qu’elle pensait et surtout voulait avoir été, elle essaiera de construire dans ses Mémoires une autre image d’elle-même. Pour Jeanne, comme pour Marguerite, l’entreprise mémorialiste permet de renégocier l’inscription de la personne et de ses actes pour la postérité, et lutte contre celle souvent diffamatoire qui circule en temps réel, notamment dans les nombreux pamphlets issus de la propagande catholique comme protestante pendant les guerres de Religion.

7Dans un premier temps, Jeanne se présente soumise à l’autorité de son mari, Antoine de Bourbon, et lui délègue de plein gré, tous ses pouvoirs. Soucieux de récupérer une partie de la Navarre des mains des Espagnols, Antoine contracte et défait des alliances, zigzaguant de façon opportuniste d’une religion à l’autre en fonction des bénéfices politiques qu’il escompte en retirer. Il se convertit au protestantisme, pensant que les protestants l’aideront dans sa lutte contre l’Espagne pour reconquérir ses territoires perdus, mais lorsque Charles IX lui promet son aide en échange de sa reconversion au catholicisme, Antoine obtempère et sans plus attendre, change de bord et redevient catholique. Ce manège irrite Jeanne au plus haut point, protestante engagée, elle se désolidarise de son mari qui contrarie ses plans, notamment l’application du protestantisme dans son royaume. Elle reprendra donc l’autorité politique qu’en femme soumise et obéissante, elle avait cru pouvoir lui confier :

  • 12 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 30.

Quand je sceu cela, j’usai de la puissance naturelle que Dieu m’avait donné sur mes subjects, et laquelle j’avois cédée à un mary pour l’obéissance que Dieu commande de leur porter : mais lorsque je vis qu’il y alloit de la gloire de mon Dieu, et la pureté de son service, je feis prendre ledit Boulogne prisonnier et retins son paquet12.

Les justifications

8Une telle rébellion féminine nécessite justification et c’est ce à quoi s’emploie Jeanne dès l’ouverture de ses Mémoires. Elle y évoque les paroles prononcées par Antoine alors qu’il se croyait perdu et qui, à ses yeux, ont valeur d’investiture :

  • 13 Id., p. 10-11.

… et dernier service, que, si j’y meurs, que vous recouvriez la chemise que j’ay sur moy, et la portiez toute sanglante à ma femme et à mon fils ; et conjurez ma dicte femme, par la grande amour qu’elle m’a tousjours portée, et par son devoir, puisque mon fils n’est encore en aage de pouvoir venger ma mort qu’elle envoye ma dicte chemise percée et sanglante, comme, si je meur, elle le fera, aux princes estrangers et chrestiens pour venger ma mort si cruelle et si traistresse13.

  • 14 Id., p. 26.

9En évoquant ses paroles testamentaires, Jeanne pratique en fait un habile brouillage temporel car ce passage précède leurs dissensions. Après la conversion de Jeanne, Antoine accueille très mal les velléités politiques de son épouse, il lui ordonne d’arrêter toutes manœuvres dans son royaume ou auprès de la famille royale et de regagner ses états sous peine de prison si elle ne s’exécute pas14. Mais Jeanne ne s’en tient pas là, pour légitimer son action dans le texte, elle invoquera une instance supérieure et se tourne alors vers Catherine de Médicis dont elle prétend avoir reçue l’entière approbation. Jeanne rapporte que, lorsqu’elle envoie son maître d’hôtel vers la reine pour se plaindre des persécutions commises contre ses sujets, celle-ci :

  • 15 Id., p. 29.

me manda qu’elle approuvoit tout ce que j’en avoy faict, se plaignant infiniment du feu Roy mon mary, et du peu de moyen qu’elle avoit de faire ce qu’elle eust désiré. Lors que je me vei inutile en ce faict, et que je n’y estois plus employée que je fus advertie que Monluc avoit charge de m’arrester, je me retiray à Nérac, et de là en Béarn15.

  • 16 Id., p. 31 note 1 qui renvoie à Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique, 1881, t. II, p. 243.
  • 17 Ibid.
  • 18 Cf. Nadine Kuperty-Tsur et Mathilde Bernard : « Cerner la dissidence : conceptualisation d’une noti (...)

10Pour les femmes, fussent-elles reines, le genre mine l’autorité qu’elles revendiquent dans la sphère politique. Jeanne en donne un bel exemple lors de ses démêlés avec Monluc, envoyé par Charles IX pour réduire les troubles en Guyenne, elle s’indigne de ce qu’il ose écrire qu’il allait voir : « s’il faisait si bon coucher avec les reines qu’avec les autres femmes16. » Théodore de Bèze dit à propos de cette sortie de Monluc : « qu’il avait oublié qu’il estoit un petit champignon accru en peu de temps17 », à qui la gloire était montée à la tête et Jeanne y voit, à juste titre une injure personnelle dont elle se plaindra. Malgré l’intervention de Catherine de Médicis, Monluc continue de poursuivre les sujets de Jeanne et d’empêcher le prêche en Guyenne. Jeanne évoque à plusieurs reprises dans ses Mémoires non seulement le soutien de Catherine mais encore l’existence d’une réelle complicité entre elles. On peut être sceptique sur le fait que Catherine soit favorable aux mesures prises par Jeanne dans son royaume, notamment l’interdiction d’y pratiquer le culte catholique. Néanmoins, l’accent mis sur cette entente politique fait sens à plusieurs titres. Premièrement, dénuée de sexisme, elle prouve la valeur de Jeanne aux yeux de Catherine et l’objectivise dans le texte. Ensuite, Jeanne a besoin d’un appui solide au sein de la famille royale qui la considère comme rebelle, ce dont Jeanne se défend avec la dernière énergie, le discours de la dissidence tout comme l’image du dissident ne jouit pas au xviᵉ siècle du crédit qu’elle aura à partir de l’époque romantique, au contraire, chacun cherche à convaincre l’autre qu’il est respectueux de la norme sociale et de la vraie religion18. S’en tenant à la ligne rhétorique développée dans les cinq lettres et dont les Mémoires représentent une amplification, Jeanne se doit d’expliquer son ralliement aux protestants insurgés à La Rochelle. Elle se trouve dans une situation délicate car il lui faut aussi justifier la première prise d’armes protestantes contre les troupes royales et convaincre de ce qu’il s’agit non seulement d’un état de légitime défense mais qui plus est, et c’est là un véritable tour de force rhétorique, d’un acte de fidélité destiné à protéger la famille royale, et ce, afin d’écarter toute accusation de rébellion ou de trahison à la couronne de France :

  • 19 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 80.

Car s’il est en nos moyens de tirer un homme de l’eau et nous le laissons noyer, ne sommes nous pas meurtriers ? Par plus forte raison, si nous voyons l’évident péril de ce royaume par la persécution de la religion, la couronne de nostre Roy estre a demy sur la teste de son ennemy, ne luy donnerions-nous pas une secousse pour achever de la renverser quand nous tiendrions les moyens que Dieu nous a donnez inutiles sans les déployer à venger tels actes19 ?

11Jeanne écrit donc pour justifier d’une double désobéissance aux ordres de Charles IX : son ralliement à la cause protestante d’une part et son refus d’amener son fils à la cour. Sachant que Charles IX cherche à arrêter tous les chefs protestants, et elle la première, elle fuira Monluc, qui a pour mission de l’arrêter et de la mener à la cour. Au terme d’une folle chevauchée, Jeanne parviendra à le semer pour rejoindre les assiégés de La Rochelle. Sa ligne rhétorique consiste à se présenter systématiquement et en bloc comme fidèle à Dieu et à son roi comme si les deux causes étaient liées alors qu’en réalité, elles sont tout simplement incompatibles :

  • 20 Id., p. 45.

mon intention, qui n’est que de parler des trois occasions qui m’ont faict joindre avec les princes, gentilshommes, et autres fidèles serviteurs de Dieu et du Roy en la juste cause ; de laquelle, comme j’ay monstré par ce que j’ay dit cy-dessus, je ne fus jamais disjoincte et encore moins du service de leurs Majestez20.

  • 21 Id., p. 51.
  • 22 Je me permets de renvoyer à l’article qui développe ce point à partir des Mémoires mais aussi des p (...)
  • 23 Ruth Amossy, La Présentation de soi, PUF, 2010.

12À l’annonce de la prise d’armes protestantes, la réaction de Jeanne est édifiante, elle la trouve « en [sa] conscience si juste, que je ne pouvoy moins que d’y offrir pour mon Dieu et mon Roy le tout, sans rien réserver21. » L’évidence tient lieu d’argument, la chose est si claire qu’elle se passe d’explication. L’engagement de Jeanne sera total, sans réserve et ce dévouement fait partie de son ethos, de l’image favorable d’elle qu’elle construit dans le texte, entière et courageuse22. L’énergie rhétorique qui s’en dégage (energaia) doit convaincre le lecteur23.

  • 24 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 48. Autres invectives à l’encontre du cardinal, p. 55.

13La construction du personnage politique de Jeanne dans ses Mémoires ne passe pas seulement par la justification de son engagement, ni par sa qualité, elle entretient aussi un dialogue avec les écrits qui la taxent de légèreté et d’imbécillité et qui visent son sexe. La stratégie de Jeanne, qui n’a pas l’intention de se laisser faire, est de prendre le lecteur à partie et de l’associer à son raisonnement, lui montrant au passage sa force de caractère et en dernier lieu que ses choix relèvent d’une éthique en tout point admirable. Ses hésitations se dissipent grâce aux valeurs qui la guident, et qu’elle scande à plusieurs reprises dans son texte, à savoir : la fidélité à son Dieu, à son roi et à son royaume. Jeanne tente ainsi de concilier l’inconciliable en prétendant que défendre la cause protestante, c’est protéger la monarchie qu’elle considère prise en otage par le parti des Guise et le cardinal de Loraine, « cet impudent pelé24 ». Dans la relation de ses démêlés avec les catholiques, Jeanne se dépeint perspicace et forte, ne se laissant pas prendre au piège des paroles flatteuses de l’envoyé qui :

  • 25 Ibid., p. 57.

me vouloyent attirer à la cour et mon fils aussi sous umbre de me vouloir honorer et me rendre médiatrice entre le Roy et ses subjects de la Religion réformée… (p. 56) Voilà de quelle gluz estoyent frottées les belles paroles dont le dict la Motte me voloit prendre à la pipée. Je trouvay ces propos fort estranges, et plus les louanges qu’il me donnoit de mes sens et prudence. Car les deffaveurs et mespris que j’avoy soufferts m’avoyent assez faict cognoistre que ces bonnes opinions ne leur en estoyent jamais entrées en l’esprit25.

14Pour convaincre de sa fidélité au roi, Jeanne doit d’abord prouver qu’ils ne sont pas en litige, ainsi, elle lui ôte toute la responsabilité de la situation pour en charger le cardinal de Lorraine :

  • 26 Ibid., p. 71.

Il n’y a guères de personnes de qualité qui ne cognoissent le Roy pour prince si doux et si humain qu’un si cruel effect ne peut venir de luy, de faire enlever un fils unique d’entre les bras de sa mère par violence, ou son seul commandement a plus de pouvoir, si je l’ose dire, que ses forces26.

15Jeanne fait feu de tout bois usant du pathos de la mère à qui on arrache son enfant, crime contre nature qui lui permet de se poser à la fois en victime et en situation de légitime défense mais aussi de diaboliser le cardinal, tout en dédouanant le roi. Mais le plus étonnant dans ces Mémoires est la façon dont Jeanne met en scène le dilemme qui la déchire lorsqu’elle doit choisir entre rester dans son royaume pour protéger ses sujets ou bien l’abandonner et mettre en vente ses biens pour gagner La Rochelle et éloigner son fils de la cour où le roi le réclame. Jeanne consacre plus de deux pages à décrire les affres dans lesquels la plonge sa décision et ce, ne serait-ce que pour clore la bouche à ceux qui l’accusent d’avoir agi de façon impulsive :

  • 27 Ibid., p. 90.

Et me sembloit bien que les plaindre par une pitié seulement n’estoit assez, et qu’il falloit mettre la main à la paste. […] Durant ces discours en mon esprit, je n’eu pas seulement à combatre les ennemis estrangers, j’eu la guerre en es entrailles. Ma volonté propre se bandoit contre moy mesme. La chair m’assailloit et l’esprit me defendoit… je prieray ceux qui ont passé par là et de qui le cœur a esté esprouvé comme l’or en la fournaise, s’amuser plus tôt à imaginer mon tourment qu’à le lire27 […].

  • 28 Ibid., p. 92.

16Les termes utilisés donnent à ce combat contre elle-même une dimension quasi-mystique et son image héroïque sert également de riposte à ce qui se publie contre elle. Jeanne n’hésite pas à répéter les propos qui la diffament, se montrant ainsi lucide, mordante et combattante, ajoutons aussi que, dans sa bouche, la répétition des arguments de l’ennemi suffit à les rendre dérisoires : « l’Admiral, par artifice surprenant l’imbécilité d’une femme et d’un jeune prince… les a attirez à sa cordele et leur a faict légèrement… lever les armes et les aiguiser et les convertir contre leurs propres entrailles, et mettre en évident péril ce qui leur reste d’estat28… ».

  • 29 Ibid., p. 93.

17Attaquée sur tous les fronts, Jeanne se justifiera notamment sur la question de la pertinence politique de son action en tant que femme. Aux accusations d’imbécillité et de faiblesse, elle apporte un démenti cinglant, faisant montre de sa capacité à raisonner et répondant avec une hauteur tout royale à la bassesse de l’argument : « Je ne m’amuseray à ce dédaigneux epithète d’imbécilité de femme, car si je vouloy icy entreprendre la defense de mon sexe, j’ay assez de raison et exemples contre ce charitable, qui en parle quasi comme par pitié, pour luy monstrer qu’il a abusé du terme en c’est endroit-là29. »

  • 30 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 120.

18Jeanne parvient à s’échapper et gagne La Rochelle, au nez et à la barbe de Monluc. Se séparant alors de son fils Henri pour le confier à son oncle, le cardinal de Bourbon, la tristesse fait place à l’allégresse de la victoire : « je diray que la joye, qui d’un costé et d’autre rioit en nos yeux, estoit ouverte en nos visages, de telle façon que le contentement de s’abandonner l’un l’autre pour telle occasion surmontoit toutes les difficultez que le sexe et l’aage et le sang y eussent apporté30. »

19En conclusion, la reine triomphante vient clore le bec à ses détracteurs, par une ultime réplique, où la vérité du propos l’emporte sur l’élégance de son style et signe la conscience que cette femme qui s’est construite dans l’adversité, a de sa valeur et entend bien la faire reconnaître :

  • 31 Id., p. 121.

Cependant je preieray ceux qui liront cecy excuser le style d’une femme, qui a estimé le subject de son livre si excellent qu’il n’y a eu besoin de belles paroles pour le farder ; seulement de la vérité, laquelle elle y a si fidèlement observée, qu’au moins, si elle est dicte ignorante et imbécille, elle sera dicte véritable31.

Marguerite de Valois

  • 32 Voir note 6.
  • 33 Voir l’analyse d’Annie Duprat, Les Rois de papier. La caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, B (...)
  • 34 Dernier roi d’Assyrie vivant dans la débauche.
  • 35 Hérode, roi d’Israël nommé par les Romains, règne en tyran, fait assassiner sa femme, Mariamne et p (...)
  • 36 Jézabel, épouse du roi Achab (872-853 av. J.-C.), introduit le culte de Baâl et d’Astarté en Samari (...)
  • 37 Les premières notations galantes apparaissent avec les Mémoires de Bassompierre, au début du xviie  (...)

20Le problème de la vérité du récit, tout comme celle de l’image systématiquement polémique de la femme en politique, préoccupe également Marguerite de Valois. Dès la préface de ses Mémoires, on l’a vu, elle ne laissera ni aux historiens, ni même à son ami Brantôme, le soin de son portrait. La fabrique de son image passe par l’élaboration d’un discours à la fois personnel et historique retraçant ses ambitions, sa vie, ses contributions qui bien que se voulant héroïques, se soldèrent par de cuisants échecs. Marguerite entend substituer cette image à la fois héroïque et dramatique, à celle, peu complaisante qui circulait d’elle dans les pamphlets des deux bords, catholiques comme protestants, à l’époque des guerres de Religion32. À l’instar des membres de la famille royale, assimilés à des monstres sanguinaires33, Sardanapale34 pour Charles IX, le vilain Hérode35, anagramme d’Henri de Valois et Jézabel36 pour Catherine de Médicis. Marguerite n’est pas épargnée, elle est décrite comme une princesse légère, infatigable fomentatrice d’intrigues et d’alliances, sanguinaire et sans-cœur, accusée de se repaitre du sang versé, etc. Mais pour qui aurait été mis en appétit par l’écriture pamphlétaire dénigrant la princesse et qui s’attendrait à de croustillants détails sur sa vie amoureuse, rien de tel dans ses Mémoires. Ni la romance et encore moins l’érotisme n’y ont leur place, à l’époque où Marguerite écrit, le genre est encore essentiellement consacré au récit d’une carrière, politique ou militaire, menée au service du pouvoir, la vie affective ne fait l’objet que de rares et brèves allusions37.

21Marguerite passe rapidement sur les anecdotes significatives de sa petite enfance, augures de son discernement politique, pour raconter plus en détails l’histoire de sa naissance à la politique. Son frère, Henri d’Anjou, sur le point de quitter la France pour la Pologne où il vient d’être élu roi (1573-1574), s’inquiète de la défense de ses intérêts à la cour pendant son absence. Il demande alors à Marguerite, âgée de 20 ans, d’assumer ce rôle auprès de leur mère, Catherine de Médicis. Cette demande surprend Marguerite autant qu’elle la flatte. Longtemps après, Marguerite se souvient mot pour mot du discours de son frère :

  • 38 Marguerite de Valois, Mémoires, op. cit., p. 81.

En cette appréhension, songeant les moyens d’y remédier, je trouve qu’il est nécessaire d’avoir quelque personne très fidèle qui tienne mon parti auprès de la reine ma mère. Je n’en connais point de si propre comme vous, que je tiens comme un second moi-même. Vous avez toutes les parties qui s’y peuvent désirer : l’esprit, le jugement, et la fidélité38.

  • 39 J’ai traité de ce passage dans l’article « Marguerite de Valois ou l’héroïsme au féminin », dans (...)

22Cette proposition qui surprend Marguerite autant qu’elle l’effraie, marque néanmoins un tournant décisif dans son existence, c’est son acte de naissance à la vie politique qui passe par l’octroi d’un rôle important39 :

  • 40 Marguerite de Valois, Mémoires, op. cit., p. 82.

Ce langage me parut fort nouveau, pour avoir jusques alors vécu sans dessein, ne pensant qu’à danser ou aller à la chasse, n’ayant même la curiosité de m’habiller ni de paraître belle, pour n’être encore en l’âge de telle ambition, et avoir été nourrie avec telle crainte auprès de la reine ma mère que, non seulement je ne lui osais parler, mais quand elle me regardait je transissais, de peur d’avoir fait chose qui lui déplût. Peu s’en fallut que je ne lui répondisse, comme Moïse à Dieu en la vision du buisson : « Que suis-je, moi ? Envoie celui que tu dois envoyer40.

  • 41 Ibid., p. 83.

23Insolite, l’identification de Marguerite à Moïse est sans doute loin d’être anodine et en dit long sur ses ambitions. Très érudite et très catholique, elle aurait pu s’inspirer du répertoire gréco-latin ou bien du Nouveau Testament. Or, curieusement, c’est Moïse, figure de l’Ancien Testament, qu’elle évoque pour signifier sa surprise. Cette comparaison biblique assimile son frère à la divinité, ce qu’il est pour elle à ce moment là puisque le choix qu’il fait d’elle marque sa naissance à la politique. Endossant le rôle symbolique de Moïse, tout se passe comme si, dans le système de représentation de Marguerite, pour être en position de pouvoir, les femmes devaient investir une figure masculine. Marguerite, alias Moïse, fait face à Pharaon, alias Catherine de Médicis, ce qui en dit long sur les relations conflictuelles entre la mère et sa fille. De même que Moïse s’étonne du choix de Dieu et s’y soumet, Marguerite s’étonnera du dévolu que son frère jette sur elle mais exécutera parfaitement son rôle et ce, avec d’autant plus de satisfaction qu’il lui donne le sentiment d’exister : « […] revenue de ce premier étonnement, ces paroles me plurent ; et me semblait à l’instant que j’étais transformée, et que j’étais devenue quelque chose de plus que n’avais été alors41 ».

24Mais, le paradoxe, caractéristique de la représentation féminine, est que ce sentiment de transformation passe par une totale abnégation ou encore négation de soi, qui s’inscrit dans la grammaticalité de la phrase, notamment dans le jeu des pronoms ou « je » se dissout et devient « vous » :

  • 42 Ibid.

Pour la sujétion, je la lui rendrai telle, que vous connaîtrez que je préfère votre bien à tous les plaisirs du monde. Vous avez raison de vous assurer de moi, car rien au monde ne vous honore et aime tant que moi. Faites-en état, et qu’étant auprès de la reine ma mère vous y serez vous-même, et que je n’y serai que pour vous42.

  • 43 Ibid., p. 85.
  • 44 Ibid., p. 98.

25Ce premier rôle de courte durée, s’achèvera en queue de poisson, à l’instar de tous les rôles que remplira Marguerite par la suite. Redoutant sa trop grande proximité avec le duc de Guise, son frère Henri la décharge de sa mission aussi brusquement qu’il la lui avait donnée. Traumatisée, Marguerite dénonce une injustice qu’elle doit à sa condition de femme : « Sur ce sujet, lui, voyant [venu] le temps de l’invention qu’il avait fabriqué pour me ruiner, lui dit que je devenais belle, et qu’il savait que Monsieur de Guise me voulait rechercher, et que ses oncles aspiraient à me le faire épouser43 ». La modélisation héroïque, c’est-à-dire le recours à l’image de Moïse pour signifier la naissance de Marguerite à la politique, prend fin au moment où les conséquences politiques de son identité féminine, la rattrapent et viennent tout gâcher. Peu après ses noces avec Henri de Navarre, éclate le massacre de de la saint Barthélemy. Bien que se trouvant au Louvre, Marguerite prétend ne rien savoir, pire encore, elle est alarmée par les pleurs de sa sœur lorsque Catherine de Médicis exige qu’elle rejoigne sa chambre pour éviter que son absence ne donne l’alerte aux huguenots. « Ma sœur dit qu’il n’y avait point d’apparence de m’envoyer sacrifier comme cela ; et que sans doute, s’ils découvraient quelque chose, qu’ils se vengeraient sur moi44 ». Les paroles de sa sœur éclairent, certes, Marguerite du danger mais elles représentent aussi une réécriture significative de l’histoire puisqu’elles lui confèrent le statut héroïque d’une victime, sacrifiée sur l’autel de la politique curiale, alors qu’elle appartient objectivement au camp des bourreaux catholiques. Après une nuit de veille angoissée, son lit entouré de protestants ulcérés par l’attentat sur Coligny, Marguerite tente, au petit matin, de prendre un peu de repos lorsqu’un homme suivi d’archers fait irruption dans sa chambre :

  • 45 Ibid., p. 99.

Lui, se voulant garantir, se jeta sur mon lit. Mon sentant cet homme qui me tenait, je me jette à la ruelle, et lui après moi, me tenant toujours au travers du corps. Je ne connaissais point cet homme, et ne savais s’il venait là pour m’offenser, ou si les archers en voulaient à lui ou à mi. Nous criions tous deux, et étions aussi effrayés l’un que l’autre. Enfin Dieu voulut que Monsieur de Nançay, capitaine des gardes, y vint, qui me trouvant en cet état-là, encore qu’il y eût de la compassion, il ne put tenir de rire45 […]

  • 46 Nathalie Grande, Le Rire galant. Usages du comique dans la fiction narrative de la seconde moitié d (...)

26Le rire dédramatise la situation et pose Marguerite en héroïne tragi-comique, posture dont elle retire un bénéfice rhétorique évident. Le recours au comique lui permet, en effet, de raconter ses actes héroïques tout en minant du même coup leur éventuelle grandiloquence en amusant le lecteur, annonçant ainsi les principes esthétiques qui se mettront en place au xviiᵉ siècle46. Rien de tel dans les Mémoires de Jeanne d’Albret. La reine de Navarre, qui pourtant ne manque pas d’humour et fait preuve d’une auto-dérision factice en se désignant comme « femme et debile », n’associe jamais dans son texte héroïsme et dérision, sans doute parce qu’à l’époque où elle écrit, les enjeux sont encore bien réels et qu’il importe à Jeanne que sa justification soit prise au sérieux. En revanche, à l’époque où Marguerite écrit, une trentaine d’années plus tard, les enjeux et peut-être aussi l’esthétique ont changé. Marguerite n’aura de cesse dans ses Mémoires de se présenter comme un excellent stratège même si dans les faits, elle ne peut agir qu’en faisant la promotion d’un homme. Elle entre en campagne pour essayer d’assoir François d’Alençon en Flandres à la tête de la révolte contre les Espagnols. Henri III qui l’avait placée en garde à vue au Louvre après la Saint Barthélemy lui accorde, grâce à l’intervention de Catherine de Médicis, ce tour des Flandres. Marguerite y donnera toute sa mesure, établissant des relations d’amitié avec le comte et la comtesse de Lalaing, gouvernants en Flandres, négociant habilement les termes de la mission de son frère, jusqu’au moment où le vent tourne et Juan d’Autriche reprend les combats. La mission diplomatique tourne alors à la débâcle, finies les entrées triomphales dans les villes en fêtes, il lui faut rentrer précipitamment en France et affronter au passage des foules avinées et menaçantes qui entourent sa litière.

  • 47 Marguerite de Valois, op. cit., p. 167.

Soudain qu’ils nous voient approcher les fauxbourgs avec une troupe grande comme était la mienne, les voilà alarmés. Ils quittent les verres pour courir aux armes, et tout en tumulte, au lieu de nous ouvrir, ils ferment la barrière. J’avais envoyé un gentilhomme devant avec les fourriers et maréchal des logis pour les prier de nous donner passage, mais je les trouvai tous arrêtés là, qui criaient sans être entendus. Enfin, je me lève debout dans la litière, ôtant mon masque, je fais signe au plus apparent que je veux parler à lui, et état venu à moi, je le priai de faire silence, afin que je pusse être entendue. Ce qu’étant fait avec toute peine, je leur représente qui j’étais, et l’occasion de mon voyage ; tant s’en faut que je leur voulusse apporter du mal par ma venue, … que je les priais de me laisser entrer moi et mes femmes… Ils se contentèrent de cette proposition, et me l’accordèrent47.

27Intrépide, debout et démasquée, Marguerite prend la situation en main, son action s’inscrit dans le récit par la fréquence du pronom personnel « je » – 10 incises en 12 lignes – et l’enchaînement de verbes d’action (soulignés dans la citation), Marguerite, démasquée, c’est-à-dire vraiment elle, impose le silence à ces hommes pour se faire entendre, incarnant avec succès une figure d’autorité et de sagesse. De la nuit de la Saint Barthélemy à l’épisode de Dînant dont il vient d’être question, on remarquera la dimension souvent scabreuse, voire bouffonne dans la façon dont Marguerite se met en scène. Par petites touches, le comique et l’autodérision viennent miner la gravité des situations. Tout se passe comme si Marguerite se hissait sur le piédestal de l’histoire mais en y ajoutant l’humour qui fera basculer la scène dans le comique plaisant. S’agit-il des prémisses de l’esthétique de légèreté requise par les salons ou bien plutôt du tribut exigé des femmes pour se mettre en scène dans l’histoire et faire intrusion dans un domaine dont l’accès leur est, en principe, refusé ? Marguerite paiera très cher ses velléités politiques. Irrité de ses manœuvres, Henri III l’exilera à Usson en Auvergne, pendant dix-sept ans et elle ne sera autorisée à revenir à Paris qu’après avoir consenti au divorce d’avec Henri de Navarre, devenu roi de France, après l’assassinat d’Henri III. Installée quai des Augustins face au Louvre, Marguerite, seule survivante de la maison des Valois, organise une cour brillante de poètes et de musiciens, et relate avec une philosophie résignée, le divorce entre Nature et Fortune dont sa vie fut le théâtre.

28En conclusion, l’image qui se dégage de ces deux mémoires féminins met l’accent sur la combativité de ces femmes et sur leur résilience : elles n’ont pas seulement été amenées de par leur naissance à jouer un rôle historique, elles ont-elles-mêmes tenu à s’impliquer à la scène politique, choisissant leur camp, et se construisant un réseau d’alliances et de soutien. De fait, elles ont été beaucoup plus actives que ne l’exigeaient leur rang et leur statut et ont manifesté une combativité d’autant plus grande que leur action était considérée, de par leur sexe, comme une imposture. Ainsi, les Mémoires qu’elles rédigent, poursuivent par la plume, le même type de combat. Ils représentent un espace où elles n’ont, certes, pas la totale maîtrise de leur histoire, connue par ailleurs mais elles en deviennent les régisseurs, à même d’amplifier ou de taire les éléments de leur vie selon qu’ils s’accordent ou non à l’image qu’elles entendent laisser d’elles pour la postérité.

29De ces deux témoignages, certaines constantes émergent qui tiennent aux modalités particulières de l’inscription de la femme dans la sphère politique et qu’on pourrait résumer ainsi :

  • La mise en valeur d’un ethos et l’affirmation d’une action féminine contre l’autorité d’un homme.
  • La justification d’une action qui passe par la mise en valeur des alliances contractées et du succès de l’entreprise ; la mise en valeur des qualités de la personne qui rejoint et renforce le propos sur l’ethos, réalisant ainsi une parfaite boucle rhétorique.

30Face à ces constantes, on enregistre aussi des variantes, comme par exemple pour Marguerite de Valois, le recours à une certaine forme d’autodérision qui définit la littérarité du texte tout comme sa réception. L’image de ces deux femmes repose enfin, sur l’ethos de la fidélité et du dévouement sans réserve à une cause et sur la conviction qu’elles ont un rôle à jouer dans l’histoire mais aussi les capacités nécessaires à l’assumer. Les évènements historiques qu’elles choisissent de relater sont précisément ceux pour lesquels elles ont donné leur pleine mesure, ceux grâce auxquels elles peuvent façonner leur personnage et revendiquer leur inscription dans l’histoire.

Notes

1 Marc Fumaroli, « Mémoire et histoire : le dilemme de l’historiographie humaniste au xvie siècle », dans Actes du colloque de Strasbourg et Metz, Les valeurs chez les mémorialistes français du xviie siècle avant la Fronde, N. Hepp et J. Hennequin, dir., Klincksieck, 1979, p. 21-45 ; Pierre Nora, « Les Mémoires d’état de Commynes à de Gaulle », dans Lieux de mémoire, La Nation, vol. II, La Nation, Paris, Gallimard, 1986, p. 355-400.

2 Nadine Kuperty-Tsur, Se Dire à la Renaissance, Paris, Vrin, 1997.

3 Presque tous les Mémoires masculins rédigés dans le sillage des guerres de Religion illustrent ce phénomène, parmi les plus saillants : les Mémoires de Nicolas de Villeroy, ceux de Henri de Mesmes, de Jacques-Auguste de Thou, d’Agrippa d’Aubigné, de Jean Choisnin, de Blaise de Monluc, de François de La Noue, de Michel de Castelnau, du duc de Bouillon, de Saulx-Tavannes, du marquis de Villars, etc. Ces Mémoires ont généralement été édités dans les grandes collections historiques de mémoires au xixe siècle et notamment dans la Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l’Histoire de France, Michaud et Poujoulat, éd., Paris, 1838.

4 Jeanne d’Albret, Mémoires et poésies choisies, Alphonse de Rubble, éd., Paris, 1893.

5 Marguerite de Valois, Mémoires et autres écrits, Éliane Viennot, éd., Paris, Champion, 1999.

6 Pierre de L’Estoile, Registre-Journal du règne d’Henri III, Gilbert Schrenck et Madeleine Lazard éd., Genève, Droz, 1992-2003, en donne un relevé minutieux allant des graffitis sur les murs de la capitale, aux vers satiriques copiés sur des feuilles volantes ou encore vers satiriques ou cris distribués à l’angle des rues.

7 Donna Stanton, « The Fiction of Preciosity and the Fear of Women », Yale French Studies, no 62, 1981, p. 107-134. Analysant le phénomène des Précieuses, D. Stanton analyse les motifs de l’hostilité masculine face aux initiatives féminines dans les domaines dans lesquels les hommes prétendaient avoir la prérogative. Elle évoque, à cet effet, les schémas bibliques, notamment celui où Adam reçoit de Dieu le pouvoir de nommer les êtres et les choses et à partir duquel, toute interférence féminine dans le domaine de la culture sera perçue par l’homme comme une imposture. Stanton évoque également les théories freudiennes comme par exemple la psychose de l’abandon par la mère nourricière, allié au sentiment de totale dépendance et d’impuissance pour rendre compte de l’existence chez les hommes d’une peur archétypale de la femme, associée par la suite à la peur du chaos et au phénomène de monde à l’envers dès lors que les femmes assument des rôles sociaux traditionnellement dévolus aux hommes.

8 Cf. Les Mémoires de Madame de Mornay, N. Kuperty-Tsur, éd., Paris, Champion, 2010.

9 Éliane Viennot, « Les femmes dans les troubles du xvie siècle », dans Clio, no 5, 1997, « Les Guerres civiles », http://clio.revues.org/index409.html

10 Jeanne d’Albret, Mémoires et Poésies, op. cit., p. 1.

11 Id., p. 90.

12 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 30.

13 Id., p. 10-11.

14 Id., p. 26.

15 Id., p. 29.

16 Id., p. 31 note 1 qui renvoie à Théodore de Bèze, Histoire ecclésiastique, 1881, t. II, p. 243.

17 Ibid.

18 Cf. Nadine Kuperty-Tsur et Mathilde Bernard : « Cerner la dissidence : conceptualisation d’une notion sans nom », dans Expression de la dissidence à la Renaissance, Dossiers du Grihl, mars 2013. http://dossiersgrihl.revues.org/5550

19 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 80.

20 Id., p. 45.

21 Id., p. 51.

22 Je me permets de renvoyer à l’article qui développe ce point à partir des Mémoires mais aussi des poésies de Jeanne : Nadine Kuperty-Tsur, « “Hardie et adente”. Pérennité de l’éthos de Jeanne d’Albret au miroir de son œuvre », dans Dialogues intérieurs. Les écrits des mémorialistes dans leurs Mémoires, Myriam Tsimbidy et Frédéric Charbonneau, dir., Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 19-38.

23 Ruth Amossy, La Présentation de soi, PUF, 2010.

24 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 48. Autres invectives à l’encontre du cardinal, p. 55.

25 Ibid., p. 57.

26 Ibid., p. 71.

27 Ibid., p. 90.

28 Ibid., p. 92.

29 Ibid., p. 93.

30 Jeanne d’Albret, op. cit., p. 120.

31 Id., p. 121.

32 Voir note 6.

33 Voir l’analyse d’Annie Duprat, Les Rois de papier. La caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, Belin, 2002 et notamment §III Les monstres, p. 103-141.

34 Dernier roi d’Assyrie vivant dans la débauche.

35 Hérode, roi d’Israël nommé par les Romains, règne en tyran, fait assassiner sa femme, Mariamne et plusieurs de ses fils, il est considéré comme responsable du massacre des Innocents, enfants âgés de 0 à 2 ans, dans l’espoir que Jésus en soit.

36 Jézabel, épouse du roi Achab (872-853 av. J.-C.), introduit le culte de Baâl et d’Astarté en Samarie, lutte contre Élie le Prophète, fait tuer Naboth pour s’emparer de sa vigne et sera assassinée et son cadavre jeté en pâture aux chiens.

37 Les premières notations galantes apparaissent avec les Mémoires de Bassompierre, au début du xviie siècle. Voir Mathieu Lemoine, La Faveur et la Gloire, PUPS, 2008.

38 Marguerite de Valois, Mémoires, op. cit., p. 81.

39 J’ai traité de ce passage dans l’article « Marguerite de Valois ou l’héroïsme au féminin », dans Héroïsme féminin, Actes du colloque de Strasbourg 2016, Anne-Élisabeth Spica, Pascale Thouvenin, Gilbert Schrenck, dir., Paris, Classiques Garnier, 2019.

40 Marguerite de Valois, Mémoires, op. cit., p. 82.

41 Ibid., p. 83.

42 Ibid.

43 Ibid., p. 85.

44 Ibid., p. 98.

45 Ibid., p. 99.

46 Nathalie Grande, Le Rire galant. Usages du comique dans la fiction narrative de la seconde moitié du xviie siècle, Champion, 2011.

47 Marguerite de Valois, op. cit., p. 167.

Auteur

Université de Tel Aviv & IMéRA

Professeur à l’Université de Tel Aviv, directrice du programme de culture française et membre du département d’Histoire générale, résidente IMéRA (2016) travaille sur le genre des Mémoires, l’écriture féminine, a publié Se Dire à la Renaissance, Paris, Vrin, 1997, a édité Écriture de soi & Argumentation, PUC, Caen, 2000, a publié l’édition critique des Mémoires de Madame de Mornay, Paris, Champion, 2010 ; a édité La Critique au tournant du siècle (Mélanges Ruth Amossy), Louvain, Herman, 2012 ; a édité avec Mathilde Bernard La Dissidence dans les genres d’Ancien Régime, Dossiers du Grihl, en ligne janvier 2013 et publié une soixantaine d’articles.
Kuperty@tauex.tau.ac.il

© Presses universitaires de Provence, 2019

Licence OpenEdition Books

Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search