Un investissement français en Italie
Saint-Gobain entre 1889 et la Seconde Guerre mondiale1
p. 111-129
Texte intégral
1Fondée en 1889, l’usine de Pise de Saint-Gobain est souvent considérée comme un des rares cas d’investissements directs d’un groupe industriel français en Italie. Saint-Gobain est même la seule grande entreprise française à investir dans l’industrie italienne à la fin du xixe siècle, alors que les capitaux français transitaient vers l’Italie surtout sous forme de prêts et d’investissements de portefeuille. Par la suite, la voie ouverte par Saint-Gobain a été empruntée par Michelin et Pechiney qui construisent des usines dans ce pays, respectivement, en 1907 et 1915. De plus, selon Jean-Pierre Daviet, historien qui a le plus contribué à l’étude de cette entreprise, l’investissement de Saint-Gobain en Italie a marqué la transformation définitive de cette entreprise en une véritable multinationale au sens moderne du terme. Alors qu’elle avait déjà constitué des entrepôts à l’étranger (notamment aux États-Unis et au Royaume-Uni) depuis les années 1820 et racheté une usine en Allemagne au milieu du xixe siècle, c’est la décision de construire ex-nihilo une usine hors du territoire français qui, selon Daviet, transforme Saint-Gobain en une véritable entreprise multinationale. Ce processus est confirmé par le développement des investissements de Saint-Gobain après son expérience italienne : Belgique (1896), Pologne (1899), Pays-Bas (1904) et Espagne (1905)1.
2Comme nous le constaterons dans la première partie de cet article, l’investissement de Saint-Gobain en Italie fait partie d’une stratégie d’internationalisation du groupe, à l’échelle européenne. Saint-Gobain conçoit alors l’Italie comme faisant partie de la « macro-région » méditerranéenne2. Pourtant, dans un deuxième temps, une véritable stratégie « italienne » se met en place, sous l’impulsion de facteurs économiques et techniques spécifiques. L’arrivée de concurrents dotés d’une véritable puissance économique et politique (comme Vetrocoke, joint-venture entre Fiat et l’entreprise belgo-américaine Glaver-Libbey Owens), ainsi que les opportunités du marché italien ont recentré la politique industrielle de Saint-Gobain pendant la période de l’entre-deux-guerres, jusqu’à la transformer en une sorte de holding financière du verre, thème central de la troisième partie. Dans cette contribution, on cherchera à évaluer la capacité d’insertion de la multinationale française dans le contexte économique, mais aussi politique, italien. Cela nous conduira à apprécier les causes du succès du groupe verrier français.
3La singularité de Saint-Gobain par rapport aux capitaux français en Italie avait déjà été exposée par Bertrand Gille, dans un ouvrage édité en 19683. Ce travail désormais daté reste très utile à la compréhension des relations économiques entre les deux pays. Gille qualifiait l’usine de Pise de Saint-Gobain d’exception par rapport aux traits généraux des investissements français. Les capitaux engagés en Italie à long terme se dirigeaient pour l’essentiel vers les émissions de titres de dette publique italienne4. De plus, l’implantation a été réalisée entre 1887 et 1889, c’est-à-dire en pleine « guerre commerciale » entre les deux pays. Alors que cette période a coïncidé avec une contraction des financements français en direction de l’Italie, Saint-Gobain s’est démarquée de cette tendance macro-économique. Les trajectoires industrielles vont souvent au-delà des frontières politiques et commerciales, parfois sans se soucier des politiques douanières ou, en d’autres cas, en tirant des bénéfices. Ce choix interroge sur les dynamiques de cet investissement et sur les liens sous-jacents entre dimensions économique et politique de l’investissement, montrant des similitudes avec l’histoire d’autres multinationales en Italie5. L’implantation industrielle à Pise ne constitue d’ailleurs pas le seul investissement italien de la multinationale, mais il s’agit plutôt d’un démarrage par rapport aux développements futurs. L’entreprise amorce une prise de contrôle progressive d’une partie importante et croissante de l’industrie italienne du verre. Tout en reconnaissant la difficulté à mesurer le montant des investissements industriels français à l’étranger, car les participations sont très difficilement identifiables (surtout si elles n’aboutissent pas au plein contrôle), Gille n’hésitait pas à affirmer que : « une étude attentive des investissements français en Italie devrait montrer l’ampleur de la pénétration du capital français6 », qui a atteint son apogée à l’époque fasciste, non seulement dans la période relativement ouverte aux capitaux étrangers, celle de la deuxième moitié des années 1920, mais aussi dans la phase « corporatiste » et « autarchique » des années 1930. Multinationale, Méditerranée et politique sont les trois thèmes que l’étude de la présence de Saint-Gobain en Italie permettra d’aborder.
Saint-Gobain et le marché italien avant 1914
4Saint-Gobain a investi en Italie en suivant ce que Mira Wilkins, historienne américaine spécialiste des investissements internationaux, nomme le « paramètre d’opportunité7 ». L’opportunité était donnée par le fait que, avant l’ouverture de l’usine de Saint-Gobain, il n’y avait pas de glacerie dans ce pays, c’est-à-dire d’usines produisant des glaces polies. Saint-Gobain a donc occupé une place vacante dans un marché « vierge ». À cette époque, le secteur du verre à vitre est constitué, dans son ensemble, par de petites verreries traditionnelles et faiblement capitalisées. L’Italie ne faisait pas exception8. De la fin du xixe siècle aux années 1950, au niveau mondial, l’industrie du verre plat est fortement dualiste d’un point de vue technique. D’un côté, la glace est un produit haut de gamme, avec une planimétrie parfaite et une transparence sans faute. Sa production est réalisée dans de grands ateliers à haute intensité capitalistique, grâce à un procédé en deux étapes : après avoir été coulée, la matière verrière est polie par une action mécanique. De l’autre côté, le verre à vitre ne possède pas les qualités physiques de la glace. Il est produit à partir du verre soufflé qui, après coupure, est recuit et aplati. Produit moins élaboré, le verre à vitre s’utilise surtout pour les fenêtres (à l’époque assez souvent divisées par des lattes en bois), alors que la glace s’emploie surtout dans des vitrines des magasins, sous forme de miroirs aussi, ainsi que tout autre emploi qui demande une transparence parfaite et l’absence de déformation de l’image9.
5Ce dualisme technique se reproduit dans la forme sociétaire des entreprises verrières. Tandis que les usines du verre sont de petite taille, avec un marché local et une organisation industrielle peu capitalisée, la glace renvoie à une industrie oligopolistique, avec, au niveau international, peu de firmes et des marchés intégrés, nonobstant la fragilité du produit. Saint-Gobain fait partie du club restreint des producteurs de glace, y jouant même un rôle de pionnier et de leader10. La décision de construire une nouvelle glacerie hors de France mûrit, au sein de la direction de l’entreprise, dans un contexte de compétition oligopolistique avec les autres grands groupes glaciers d’Europe. La direction de Saint-Gobain veut garder son quota du 26 % du marché continental, en augmentant sa capacité productive afin de barrer la route à la concurrence anglaise (Pilkington) et, surtout, belge (Union des Glaceries). Plutôt que d’agrandir les capacités productives existantes, l’entreprise française opte pour un nouvel investissement à l’étranger, dans un marché émergent. Lucien Delloye, Centralien, directeur de l’usine de Pise à sa création et, par la suite, directeur général de la division « glace » de Saint-Gobain au siège central de Paris, a choisi l’Italie de préférence à l’Autriche et à la Russie11.
6Selon Delloye, l’Italie possède deux atouts principaux par rapport aux autres pays. Tandis qu’en Russie et en Autriche, il y a déjà des productions locales de glace, l’Italie en est dépourvue. Même s’il s’agit d’usines indépendantes des grands groupes et n’utilisant pas des technologies de pointe, elles constituent un danger potentiel pour un investissement greenfield. Dans les trois cas, la production à grande échelle d’une glacerie dépasse les capacités des marchés internes. Mais, alors que la glace non vendue sur les marchés nationaux de Russie ou d’Autriche aurait dû être écoulée sur des marchés déjà saturés par l’entreprise française et ses concurrents, l’Italie constituait un point d’appui vers les marchés nouveaux de la Méditerranée. Avant d’investir en Italie, les réseaux commerciaux de Saint-Gobain se focalisaient surtout vers l’Europe du Nord, avec des ramifications jusqu’aux États-Unis. Les marchés de l’Europe du Sud sont encore marginaux par rapport aux stratégies commerciales du groupe. Sur le territoire italien, Saint-Gobain vendait à partir de son entrepôt de Marseille. Selon la direction du groupe, une usine « côtière » en Italie fournissait ainsi l’opportunité de conquérir de nouveaux marchés aux bords de la Méditerranée12.
7La faible ampleur commerciale du marché intérieur a empêché l’émergence d’un acteur italien. Le manque de technique de pointe et de réseaux commerciaux internationaux, associé à la petite taille des acteurs verriers traditionnels, avait empêché toute initiative italienne en faveur d’un investissement sur le marché de la glace. Ce point confirme les recherches d’Andrea Colli sur l’Italie, considérée comme un pays-cible pour les investissements des entreprises multinationales13. Dans les branches à haute intensité capitalistique, un marché intérieur étroit constituait une barrière pour des acteurs nationaux, mais il n’empêchait pas les initiatives étrangères14. En Italie, le vide laissé par les entrepreneurs italiens était essentiel pour créer le « paramètre d’opportunité » suscitant la venue des grands groupes étrangers, comme Saint-Gobain. Dans ce cadre, le développement des politiques tarifaires ne s’est pas révélé être un obstacle. Il semble même plutôt représenter un atout pour la pénétration des capitaux étrangers, capables de bénéficier des protections contre les importations des groupes rivaux. Les nouveaux tarifs douaniers de 1888, votés au moment où culminait de la « guerre commerciale » entre Italie et France, semblent avoir poussé, plutôt qu’empêcher, l’investissement de Saint-Gobain en Italie.
8Le choix de l’emplacement de l’usine se porte sur Pise, ville toscane reliée à un grand port, celui de Livourne, par un canal navigable, et aux principaux marchés du nord du pays, par un réseau ferré. Delloye prévoit que la taille minimale d’une glacerie doit correspondre, en 1887-1888, à une production de 70 000 m2 de glace par an. Le marché italien aurait pu absorber environ 45 000 m2. Pise aurait pu exporter sans difficultés les 25 000 m2 que le marché national n’aurait pu absorber. On envisage la vente d’au plus 3 000 m2 de glace par an vers la Turquie, 5 000 en Espagne, 7 000 vers le Maghreb et la Méditerranée orientale et, enfin, 7 000 m2 vers les marchés de l’Amérique du Sud. Depuis le port de Livourne, l’usine de Pise pourrait travailler en synergie avec l’entrepôt commercial de Saint-Gobain à Marseille, lui donnant une nouvelle compétitivité pour exporter des glaces vers l’Espagne et l’Amérique du Sud. De plus, sans passer par Marseille, le groupe français pense pouvoir conquérir la Méditerranée orientale, à partir de son usine italienne15. Afin de rendre possible cette stratégie, Delloye décide d’installer, pour la première fois dans une usine du groupe, des outils de polissage automatisé, le « douci-poli », permettant de réduire le prix de revient tout en obtenant un produit de meilleure qualité.
9Le site de Pise s’affirme d’emblée comme une usine phare du point de vue technologique. En 1890, la direction de Saint-Gobain salue ainsi la création de Pise et ses installations :
La création de l’usine de Pise marque une étape nouvelle dans l’expansion de nos affaires de glace, et les travaux qu’il pourra y avoir bien d’exécuter, par la suite, dans nos anciennes usines devront être inspirés par ses vues nouvelles et par les changements importants, plus ou moins prochains qui s’annoncent dans les conditions de la production industrielle16.
10L’établissement correspond à une usine « stratégique » pour le groupe français, dans une phase de concurrence accrue sur le plan international. Afin d’aboutir à une meilleure diffusion commerciale dans la Penisola, Saint-Gobain est amenée à consolider son positionnement dans ce pays grâce aux canaux commerciaux de l’industrie locale du verre. Saint-Gobain est ainsi entrée en contact avec la partie la plus innovante de l’industrie verrière italienne, afin de limiter les risques encourus par ses investissements. Pour des considérations techniques évoquées en haut, les entreprises verrières italiennes, sans disposer de la taille critique nécessaire, ni des compétences techniques pour se lancer dans la production de glace, auraient pu nouer des alliances à l’extérieur et faire rentrer dans la place des groupes internationaux rivaux de Saint-Gobain. D’ailleurs, avant d’accomplir un investissement direct, Saint-Gobain avait utilisé cette voie. Par exemple, avant l’ouverture de Pise, une petite verrerie de Milan client de Saint-Gobain depuis les années 1850, la société Tenca, importait des glaces « brutes » produites par Saint-Gobain, en particulier dans son établissement de Mannheim en Allemagne17 ; elle se contentait d’achever sur place le processus de polissage, ce qui lui permettait de réduire le prix de vente de ce type de produit sur le marché milanais. Tenca accomplit le polissage avec des machines anciennes, sans pouvoir accéder à la technologie « douci-poli » ; une fois ouverte l’usine de Pise, cette verrerie a continué d’être client de Saint-Gobain, tout en fermant son atelier de finissage de la glace, puisque désormais les glaces provenant de Pise sortent déjà prêtes à l’emploi des ateliers18.
11La pénétration de Saint-Gobain sur le marché italien a connu une accélération grâce à l’alliance avec une autre entreprise de Milan, la Vetreria Milanese Lucchini-Perego. Elle a été créée en 1887 par la fusion de deux affaires verrières plus anciennes, celle de Piero Lucchini et celle de Roberto Perego. Le core business de cette entreprise verrière était éloigné des affaires de Saint-Gobain. Elle s’occupait essentiellement de verre traditionnel « soufflé » : bouteilles, bombonnes et verre à vitre pour fenêtres. Pourtant, elle avait aussi expérimenté la production de dalles coulées rayées, utiles pour la fabrication de toitures et d’auvents, typiques du style liberty de l’architecture milanaise de cette époque. Même si cette production était marginale et, surtout, dépourvue de la partie à froid – le polissage, qui était la phase critique dans la production de glace –, Saint-Gobain considérait cette intrusion dans le verre coulé comme potentiellement dangereuse. Pour la neutraliser, Saint-Gobain a pris la décision de signer une entente, offrant des avantages à Lucchini-Perego en échange du monopole italien de l’usine de Pise sur le verre coulé. Lorsque l’usine de Pise débute sa production en 1893, Saint-Gobain propose une redevance à la firme de Milan, en échange de la renonciation à produire tout verre coulé (y compris les dalles rayées) et d’effectuer tout travail à froid sur les glaces. Alors que pour Lucchini-Perego, il s’agit d’une belle compensation pour renoncer à une production marginale19, le sacrifice de Saint-Gobain est limité, probablement inférieur aux frais dérivants de la concurrence d’un autre acteur dans la glace sur ce marché (0,40 L par m2 produit par Pise, sur un prix de revient d’environ 11-12). L’accord est signé avec une durée de 10 ans. Parvenu à échéance en 1903, il sera renouvelé pour une nouvelle période, de 15 ans cette fois20.
12En s’alliant avec Lucchini-Perego, le groupe français se rapproche de la branche verrière italienne la plus moderne et puissante. Lucchini-Perego a créé en 1891 une société commerciale avec un réseau couvrant l’ensemble du territoire national, qui associe d’autres verreries d’une taille comparable à la sienne. Dans ce consortium, figure la Vetreria Italiana Blanzaretti-Modigliani de Livourne, la Vetreria Fajella de Rome, la Vetreria Ricciardi de Naples et la Vetreria Gérard de Pise21. L’alliance avec la principale verrerie du groupe semble, pour Saint-Gobain, le meilleur moyen de conserver son monopole productif et pénétrer dans les réseaux commerciaux du verre en Italie. Il s’agit aussi de limiter les ventes de glace. Ce dernier aspect est décisif pour limiter les importations belges et anglaises dans la Penisola. Ce choix détermine aussi la création d’entrepôts à Milan, Rome et Naples, les principales villes desservies par le consortium verrier dont le chef de file est Lucchini-Perego22. À titre de comparaison, sans le support des verreries italiennes, un des principaux concurrents de Saint-Gobain, Pilkington, s’est vu coupé des grands clients italiens, bien qu’à cette époque, l’entreprise anglaise ait créé des entrepôts en Italie et adopté une stratégie commerciale agressive23.

Tab. 1 : Le marché italien et l’usine Saint-Gobain de Pise, 1905-1920 (en m2 et %)
Source : ASG, FONDS HIST C 16/3, SGV HIST 0001/0001 et SGV HIST 0001/0295
13Entre la mise en activité de Pise et la Grande Guerre, la stratégie commerciale italienne s’est révélée progressivement prioritaire par rapport aux projets d’exportation vers le reste du bassin méditerranéen. L’ouverture d’autres glaceries à l’étranger, y compris en Espagne, et un prix de revient plus élevé à Pise que dans les autres usines du groupe, ont contribué à cette modification. Pourtant, d’autres causes, endogènes, ont aussi participé à cette évolution. Le marché italien est monté en puissance dans l’activité de Saint-Gobain. En fait, la consommation de glace en Italie n’a cessé de croître, se montrant non seulement plus intéressante que les prévisions initiales de Delloye, mais aussi par rapport aux capacités productives de Pise. Cette croissance est tirée par les investissements immobiliers intéressant les principales villes italiennes et par leur style architectonique, décidément orienté vers la décoration et l’extension d’espaces commerciaux nécessitant des vitrines. L’usine de Pise connaît une série d’investissements. Pour autant, le marché italien se transforme progressivement en un marché d’importation, car la capacité productive devient insuffisante pour satisfaire l’intégralité de la demande nationale. En 1904, cette tendance est accentuée par la création d’un cartel international. La Convention Internationale des Glaceries, avec Pilkington et l’Union Belge, met fin à la guerre commerciale engagée quelques années plus tôt entre les grandes entreprises européennes de la glace24. Agissant comme une sorte de « forteresse » productive de Saint-Gobain en Italie, l’usine de Pise est devenue, pour la multinationale française, un moyen d’exercer un contrôle sur un des marchés européens les plus rentables de la « Belle époque25 ». Alors qu’en 1905, la consommation nationale représentait 150 000 m2, en 1909, elle est d’environ 200 000 m2, puis de 300 000 en 1911. En 1905, Pise fournissait environ le 70 % de la demande nationale. En 1911, elle ne peut plus couvrir que 35 %, faute de capacités productives suffisantes (voir tab. 1).
Investissements, participations et modernisation dans les années 1920
14Pendant la Grande Guerre, voyant son marché civil se réduire fortement, Saint-Gobain opte pour une reconversion temporaire dans les verres d’optique, tirant bénéfice des commandes effectuées par l’armée italienne. Le succès commercial de ces commandes et la profitabilité de ce marché ont été une source importante de bénéfices. Après la guerre, Saint-Gobain se pose la question de leur emploi. Le choix d’utiliser ces bénéfices en Italie est évoqué à plusieurs reprises dans les documents de la direction. Saint-Gobain prévoit d’investir une partie de ses profits pour augmenter les capacités productives de Pise, qui sont devenues nettement insuffisantes par rapport au marché italien (voir tab. 1). Pourtant, l’essentiel de la stratégie d’investissement se tourne vers la verrerie et les verres à vitre, dans le cadre d’une politique industrielle globale que la firme est en train de mettre en place, pour contrôler le progrès technique dans cette filière sœur26.
15Déjà, au début des années 1910, la branche du verre à vitre avait été au cœur d’une vague d’innovations, qui cherchait à aborder sa production par deux voies alternatives : la première consistait à mécaniser le procédé de soufflage afin de produire des cylindres, à couper et à aplatir, pour en faire du verre à vitre de grandes dimensions, l’autre prévoyait le « tirage » direct du verre plat des fours. Le premier procédé ne constituait pas une menace pour les activités de production de glace. Les verres soufflés mécaniquement gardaient les imperfections de ceux soufflés à la bouche. La seconde technique représentait un danger potentiel27. Jean-Pierre Daviet a déjà montré que la stratégie de Saint-Gobain28, ainsi que celle du cartel international de la glace29, a été de contrôler le progrès technique, introduisant dans les différents pays un procédé de « tirage » non compétitif pour la glace. Avant la mise au point de la technologie « float », qui sera utilisée à partir des années 1950 et qui mettra fin au dualisme technique entre la glace et le verre à vitre évoqué plus haut, différentes méthodes de tirage du verre à vitre ont été essayées. Parmi ces procédés, les glaceries européennes ont préféré le « Fourcault »30. Il était techniquement au point et donc prêt à l’emploi. En revanche, il ne pouvait pas devenir compétitif par rapport au procédé classique pour produire de la glace coulée, même après des améliorations techniques31.
16En Italie, Saint-Gobain mène une double stratégie pour diffuser ces innovations, suivant les logiques adoptées au niveau international. D’un côté, elle lance des investissements « greenfield », en ouvrant des usines-pilote, afin de démontrer la portée des innovations techniques au niveau du verre à vitre. De l’autre, Saint-Gobain intervient aussi dans des investissements « brownfield », dans le secteur verrier, en profitant du contrôle que la multinationale exerçait sur cette technologie et des alliances qu’elle avait nouées précédemment aves les acteurs italiens. Elle peut aussi s’appuyer sur sa force financière pour inciter les principales verreries italiennes à investir dans le procédé Fourcault32. En ce qui concerne les investissements dans des nouveaux sites, la première usine Fourcault est créée en 1924, dans l’enceinte de la glacerie de Pise. Il s’agit d’une usine-pilote, la Vetreria Meccanica Toscana, dont Saint-Gobain détient 100 % du capital. La même année, Saint-Gobain s’engage dans une autre affaire, à Turin cette fois, avec la Vetreria Meccanica Torinese, en ouvrant le capital aux verriers italiens de la Lucchini-Perego, qui assument même le contrôle de la nouvelle entreprise. Pour ce qui concerne les investissements dans des affaires browfield, Saint-Gobain recapitalise la Vetreria Meccanica Italiana de Naples, créée sans succès en 1919 pour exploiter les procédés de soufflage mécanique, en optant à nouveau pour le procédé Fourcault. Au cours des années 1920, les verreries qui se sont alliées à la multinationale française avant la Grande Guerre ont pu bénéficier de l’opportunité d’accéder à cette technologie. Ainsi, Saint-Gobain investit dans les capitaux de Lucchini-Perego et de Balzaretti-Modigliani. En fait, l’entreprise française encourage une fusion entre Balzaretti-Modigliani et la Vetreria Meccanica Torinese, en prenant en définitive le contrôle de 20 % de son capital. Par la suite, elle propose le procédé Fourcault à Lucchini-Perego, en échange d’une augmentation de son capital qui va lui permettre d’en contrôler 27 % (voir tab. 2)33.
17Malgré les efforts financiers de Saint-Gobain, une grosse affaire échappe à son contrôle : Fiat, la grande entreprise d’automobiles en Italie. En 1924, elle a pris la décision d’investir également dans le verre, en créant la Società Italiana Vetri e Cristalli, à Porto Maghera (Venise)34. La société est rebaptisée Vetrocoke en 192835. Cette entrée dans la branche est doublement dangereuse pour Saint-Gobain. Fiat investit dans la branche verrière en faisant appel à un des principaux concurrents mondiaux de Saint-Gobain, l’entreprise américaine Libbey-Owens. Celle-ci est en train de développer un procédé mécanique pour produire du verre à vitre. Il constitue un danger pour Saint-Gobain, notamment par rapport au procédé Fourcault. En effet, il peut aussi être employé pour la production de glace à partir d’un procédé de polissage. En 1921, Libbey-Owens a créé une société en Belgique, la Compagnie Internationale pour la Fabrication Mécanique du Verre (CIFMV ou Mécaniver), devenue par la suite Glaver (GLAce et VERre), afin de soutenir la diffusion de son procédé en Europe. Ce faisant, elle menace Saint-Gobain, mais aussi toutes les autres glaceries européennes. La glace pour voiture est un marché stratégique pour Saint-Gobain. À cette époque, le design des voitures change, s’orientant vers des châssis « fermés » qui utilisent des quantités croissantes de verre. Celui-ci ne se limite plus au pare-brise, mais inclut aussi les verres latéraux et la lunette arrière. Saint-Gobain n’a pas seulement suivi cette orientation techno-stylistique, elle a aussi accompagné ces innovations par la mise au point, entre 1923 et 1928, d’un procédé de fabrication du verre de sécurité, le Sékurit, et les débuts de sa production industrielle à partir de 1929, par une alliance stratégique avec Citroën36.

Tab. 2. Les investissements de Saint-Gobain dans les verreries mécaniques, 1925-1928
Notes : * année de transformation en société anonyme ; ^ en milliers de Lire.
Source : ASG, CSG 000489/0352, Participations. Données compilées par l’auteur
18La direction de Saint-Gobain pense que l’Italie peut être un marché porteur pour sa stratégie vers ces nouvelles glaces spéciales, grâce à la présence d’une industrie automobile dynamique et importante. De fait, en 1928, l’usine de Pise de Saint-Gobain est une des premières à être dotée d’un atelier Sékurit pour transformer les glaces en verres de sécurité destinés à l’industrie automobile. Ceci est accompagné par la création de capacités productives supplémentaires, afin d’adapter l’usine de Pise aux tendances du marché italien, sans sacrifier ses débouchés traditionnels. Pourtant, la création d’une verrerie par Fiat et l’alliance de cette dernière avec un groupe mondialement puissant allait progressivement façonner la stratégie de Saint-Gobain dans cette branche. Au lieu d’internaliser le Sékurit et de n’en faire qu’un simple atelier de son usine, Saint-Gobain prend la décision de créer une société autonome, au sein de laquelle elle laisse entrer des intérêts italiens politiquement et économiquement influents. Le choix s’est porté sur l’association avec un grand notable de l’économie et de la politique italienne, le prince Ginori Conti37. Ce dernier est déjà impliqué dans des affaires verrières, grâce au contrôle d’une verrerie d’optique, la compagnie Felice Quentin à Florence. Cette entreprise et Saint-Gobain s’associent en définitive dans la création de la Vetro Italiano di Sicurezza (VIS), dont le siège se trouve à Florence et l’unique établissement productif se situe à Pise, avec l’atelier Sékurit de Saint-Gobain. Cette association sert à donner une forme institutionnelle neutre vis-à-vis du principal client de verres de sécurité : Fiat. Saint-Gobain se contentait de détenir 30 % du capital de VIS, pendant que le groupe de Ginori Conti exerçait le contrôle38.
La prise de contrôle de la branche verrière italienne et le problème politique : les années 1930
19La série d’investissements des années 1920 dans le verre mécanique, associée aux procédés Fourcault et Libbey-Owens, allait engendrer de lourdes conséquences sur l’industrie du verre plat au cours de la décennie suivante. Au moment où toutes les verreries mécaniques entrent en production, le marché italien se retrouve saturé. À la fin des années 1920, d’après les statistiques disponibles, la capacité de production de verre à vitre est d’environ 11 millions de m2, tandis que le marché italien n’est en mesure de n’en absorber que 739. La crise économique du début des années 1930 vient dégrader davantage la situation du marché, contribuant à réduire le niveau de la demande à 6 millions de m2 en 1930 et à 5 en 193140. À la différence de la situation d’avant la mécanisation du procédé, la branche verrière possède désormais de fortes rigidités technologiques avec des économies d’échelle croissantes, dans une situation de fort déséquilibre entre l’offre et la demande. Face à cette situation, les verreries mécaniques se trouvent confrontées à des difficultés financières qui vont en augmentant, au moment où, pourtant, la nécessité de rémunérer les investissements se fait pressante41. Dans ce contexte, une des actions entrepreneuriales majeures mène à la création d’un comptoir de ventes unique, l’Unione Vetraria Italiana (UVI), dont le but est d’adapter la production des nouvelles usines de verre mécanique (Fourcault et Libbey-Owens) aux capacités du marché. Au même moment, UVI est désignée pour gérer le marché de la glace, du fait de sa proximité croissante avec le verre à vitre, notamment après la mise en activité de l’usine Libbey-Owens de la famille Agnelli.
20Ce comptoir devient doublement stratégique pour Saint-Gobain. Il détermine la part de marché des usines de verre à vitre alliées de Saint-Gobain. Il se présente aussi comme l’institution capable de ralentir les progrès du verre Libbey-Owens dans le secteur de la glace traditionnelle, grâce à la répartition déterminée entre les deux produits. À ce propos, les opérations de l’UVI sont divisées en deux sections distinctes, la « A » pour les verres à vitre, la « B » pour la glace, avec des accords pour établir des pourcentages entre les deux produits. Ces décisions ne sont pas prises de manière autonome par l’UVI et les verreries italiennes. Au contraire, elles sont le résultat d’une entente générale entre le cartel des glaceries, la Convention Internationale des Glaceries, dont Saint-Gobain détient le contrôle, et GlaVer (et donc Libbey-Owens). Pourtant, afin de rendre ces accords efficients sur le marché italien, Saint-Gobain saisit l’opportunité de limiter l’avancée de l’usine Libbey-Owens, à Venise, en obtenant le contrôle des deux sections de l’UVI, l’une supportant l’autre. En ce qui concerne la section « glace », Saint-Gobain suit les quotas de l’entente internationale, allouant à Vetrocoke 10 % du marché italien. Pour la section « verre à vitre », sur la base des capacités productives, Vetrocoke obtient 33,5 % du marché italien. De leur côté, l’ensemble des verreries Fourcault obtiennent ensemble 66,5 %42.
Tab. 3 : Section « verre à vitre » (A) du comptoir italien UVI, quotas de marché en 1928 (en %)
Source : UVI, Note de M. Carle, 1928, ASG, SGV 0001/00259, boite « UVI »
21Pourtant, la séparation entre « glace » et « verre à vitre » devient de plus en plus ambiguë, au fur et à mesure que les innovations techniques permettent à Vetrocoke de produire des verres plus épais qui, une fois polis, peuvent concurrencer le marché des glaces. Si cette « demi-glace » ou « verre épais », telle qu’il est appelé dans les communications commerciales de l’époque, reste dans la section « verre à vitre » du comptoir, Saint-Gobain peut espérer sauvegarder son marché. Si, au contraire, ce produit tombe dans la section « glace », l’usine de Pise devrait voir son marché s’effriter sous l’effet des progrès de la verrerie de la famille Agnelli. En 1928, Saint-Gobain contrôle seulement 17 % du marché du verre à vitre (le quota de la Vetreria Meccanica Italiana) du comptoir italien. Les autres verreries Fourcault ne sont pas dans une situation de confort avec les quotas et elles espèrent l’agrandissement de leur marché, afin de rémunérer les investissements. Une solution pour y parvenir était de mettre en place une tactique pour réduire le quota de Vetrocoke, en transférant ses verres épais dans la section glace. Dans ce contexte, la situation de Saint-Gobain pourrait être compromise sérieusement. Pour l’empêcher, Saint-Gobain met en place une stratégie de pénétration financière dans les verreries Fourcault, associée à une tentative de restructuration productive de la branche. Cette stratégie se focalise sur Ricciardi, Balzaretti-Modigliani et Lucchini-Perego.
22Pour Ricciardi, Saint-Gobain propose une fusion (y compris du quota UVI) avec son entreprise, couplée à la fermeture de l’usine expérimentale de la Toscana. Ceci aboutit à un quota correspondant à 27,5 % du marché, en faveur de la nouvelle entreprise. Saint-Gobain détient désormais 55 % de son capital, mais laisse sa direction à Ricciardi. La deuxième opération consiste à prendre le contrôle de Balzaretti-Modigliani. Cette entreprise, avec son quota de marché limité, a rencontré des problèmes financiers inquiétants au début des années 1930, aggravés par le fait que la recapitalisation des usines ayant adopté le procédé Fourcault a été accomplie par l’émission d’obligations bancaires. Saint-Gobain propose le rachat des obligations, tout en souscrivant à une augmentation du capital. Elle a surtout accepté d’apporter de nouvelles technologies dans la laine de verre, afin de permettre à Balzaretti-Modigliani de se diversifier dans un marché de niche plus aisément contrôlable. À la fin de 1932, Saint-Gobain détient désormais 52,2 % de l’entreprise de Livourne. Pour la troisième entreprise, Lucchini-Perego, Saint-Gobain n’est pas parvenue à en prendre le contrôle. En revanche, elle a négocié la transformation d’une petite usine Fourcault, souffrant d’un passif important (la Ventreria Nazionale Lucchini), en une usine de gobelets et bouteilles. Elle fournit la technologie en échange du rachat des parts de Lucchini dans la Lucchini-Perego. En 1932, Saint-Gobain contrôle presque 40 % de l’entreprise de Milan. Sa participation est donc minoritaire, mais cette entreprise est considérée comme une alliée fiable par la multinationale française43. L’évolution de UVI et le contrôle de Saint-Gobain se trouvent résumés dans le tableau suivant.

Tab. 4 Quotas UVI et participations de Saint-Gobain dans les verreries italiennes, 1928-1932
Données compilées par l’auteur
Source : ASG CSG 000489/0352, SGV HIST 0001/0259, FONDS HIST, C/12-9.
23Dès lors, au début des années 1930, Saint-Gobain contrôle, outre son marché historique de la glace polie, 44 % du marché des verres à vitre de façon directe grâce à la stratégie de prise de contrôle des principales verreries mécaniques. Si on rajoute le 22 % de quota UVI appartenant à Lucchini-Perego, une entreprise alliée de Saint Gobain, ce contrôle arrive jusqu’à 66 %. En 1935, le directeur des affaires italiennes de la multinationale peut résumer ainsi en trois points la stratégie adoptée par Saint-Gobain dans l’industrie italienne du verre à vitre : « (1) entrée en minorité et voir venir ; (2) profiter de leurs difficultés financières pour en prendre la direction effective ; (3) les assainir, éliminer celles qui rest[ent] douteuses, ou ne représent[ent] pas un intérêt direct, pour soutenir Pise44 ». Dans ses grandes lignes, cette stratégie a comme « but […] de fortifier la position de la glacerie de Pise qui reste en Italie le pivot de notre politique, de la mettre le plus possible à l’abri de nouvelles concurrences et de créer une atmosphère d’estime dans les plus hautes sphères politiques et gouvernementales autour du nom de St. Gobain45 ». Ce dernier passage est très significatif. Il pourrait être lu, après coup, comme une tentative pour adapter l’action de la multinationale française à la nouvelle donne de l’économie et de la politique italienne après 1936. À la veille de l’autarchie, la multinationale française venait de prendre le contrôle de l’industrie italienne du verre plat, situation qui aurait pu être risquée dans le nouveau contexte économique et politique. En réalité, la capacité de Saint-Gobain à diffuser sa technologie correspond avec les objectifs économiques de l’autarchie des milieux fascistes. Saint-Gobain aide à la modernisation de la branche productive verrière, en misant sur des produits nouveaux, comme la laine de verre ou les bouteilles de production à soufflage mécanique.

Tab. 5 : Le marché italien : Saint-Gobain, Vetrocoke et les importations, 1926-1939
Source : ASG, SGV HIST 0001-00263. Données compilées par l’auteur
24En définitive, dans le cadre de la politique fasciste, Saint-Gobain a su garder son marché de la glace, en empêchant même Fiat-Vetrocoke de dépasser son quota dans le marché de la glace avec l’appui d’autorités italiennes, soucieuses d’obtenir les technologies utiles à la réussite de la politique autarchique. On ne peut pas entrer ici dans le détail de la politique industrielle fasciste dans les années 1930, mais on rappelle que l’autarchie et le « Corporatisme » ont modifié les modalités dont les investissements étaient effectués par les groupes industriels, en introduisant des mesures de contrôle politique et des mécanismes d’autorisation46. Pour un groupe étranger, cela aurait pu se traduire par un redimensionnement progressif en faveur d’intérêts économiques plus proches du pouvoir politique. Ce risque se manifeste après 1935, lorsque, dans le cadre des sanctions de la Société des Nations et le lancement des politiques autarchiques, toute importation de glaces, parmi d’autres produits, est prohibée. Face au vide laissé par les importations, Saint-Gobain comme les autres firmes de la Convention Internationale, essaie d’associer à plusieurs reprises la famille Agnelli, demandant une partie croissante de la production dans la récente Federazione Nazionale Fascista del Vetro, la « corporazione » en charge de réguler la branche verrière dans son ensemble47. Dans le cas du verre plat (glace et verre à vitre), Saint-Gobain réussit à conserver le contrôle de ces marchés, avec l’appui de l’UVI, l’entente des producteurs, mais aussi grâce à l’appui des verreries mécaniques qu’elle a soutenues, tandis que la Federazione a d’abord pris en charge la gestion des branches traditionnelles (souffleries) et le programme des usines des nouveaux produits de haute technologie, comme les isolateurs et la laine des verre, pour lesquels Saint-Gobain peut fournir les compétences nécessaires48.
25La position de Saint-Gobain en Italie peut être décrite à partir d’une trajectoire partant de la production pour glisser vers les participations financières ; le contrôle de la filière technique du verre étant le fil rouge de cette transformation. En même temps, le positionnement de l’usine de Pise s’est modifié progressivement, profitant de l’ouverture des marchés, pour aider les importations des autres usines du groupe, dans un marché en plein essor comme celui d’Italie, quitte à devenir ensuite un pilier de la politique autarchique lors de la fermeture du marché. Cette étude de cas montre la capacité d’une multinationale à s’adapter aux conditions macroéconomiques sous-jacentes des marchés où elle a investi. Dans le cas de l’Italie, le paradoxe qu’on peut enregistrer réside dans le fait que, lorsque l’usine de Pise détenait le monopole productif, elle possédait une part de marché inférieure à celle qui a prévalu avec la situation suivante, caractérisée par un duopole. Une des grandes capacités de Saint-Gobain a été celle d’exploiter au maximum les technologies qu’elle pouvait offrir en échange d’une amélioration des conditions commerciales de son groupe. Tirant profit d’une vision globale sur la branche verrière, vision que son concurrent principale – Vetrocoke – ne possède que partiellement, Saint-Gobain a su insérer sa propre stratégie d’entreprise dans les données changeantes de la politique économique italienne, restant à la fois une multinationale et un allié important d’un régime nationaliste. En guise d’épilogue, on peut signaler que, lorsque l’Italie déclare la guerre à la France, seule l’usine de Pise est placée sous séquestre, en tant qu’intérêt ennemi, alors que les autres verreries contrôlées gardent leur statut. Par ailleurs, ce séquestre n’est pas une spoliation. L’usine est confiée officiellement à la famille Ginori-Conti, alliée historique de la multinationale française, qui allait ainsi jouer le rôle d’administrateur de façade.
Notes de bas de page
1 Jean-Pierre Daviet, Un destin international. La Compagnie de Saint-Gobain de 1830 à 1939, Paris. Éditions des Archives Contemporaines, 1988.
2 Sylvie Daviet, Philippe Mioche, Serge Weber, dir., Entreprises en Méditerranée. Héritages, modèles et redéploiements, Aix-en-Provence, Institut de Géographie, 2006.
3 Bertrand G ille, Les Investissements français en Italie (1815-1914), Turin, ILTE, Industria Libraria Tipografica, 1968.
4 Peter Hertner, “Il capitale straniero in Italia (1883-1914)”, Studi Storici 4, 1981, p. 780-781. Bertrand Gille, op. cit.
5 Par exemple, Kenneth Bertrams, Nicolas Coupain, Ernst Homburg, Solvay. History of a multinational family firm, Cambridge, Cambridge University Prerss, 2013, avec la participation de Philippe Mioche, coordonnée par Ginette Kurgan-van Hentenryk.
6 Bertrand Gille, « Les Investissements français en Italie de 1888 à 1914 », Cahiers Vilfredo Pareto no 13, 1967, p. 45-93.
7 Mira Wilkins, “Comparative Hosts”, Business History 36, 1, 1994, p. 18-50.
8 Alessandro Marianelli, Proletariato di fabbrica e organizzazione sindacale in Italia : il caso dei lavoratori del vetro, Milano, Franco Angeli, 1983.
9 Jean-Pierre Daviet, op. cit.
10 Jean-Pierre Daviet, « Saint-Gobain et les ententes internationales », in Dominique Barjot, International Catrels revisited, vues nouvelles sur les cartels internationaux (1880-1980), Caen, Éditions Diffusions du Lys, 1994, p. 105-116.
11 Marco Bertilorenzi, « L’investissement de Saint-Gobain en Italie. Stratégies d’expansion et cartellisation internationale, 1887-1914 », Histoire, Économie et Société, no 28, 2, 2009, p. 109-132.
12 Archives Saint-Gobain, Blois (puis ASG), CSG 00012/103, 107, Lucien Delloye, Note pour une nouvelle glacerie, 12 janvier 1888 ; Notes sur l’emplacement d’une glacerie en Italie, janvier 1889.
13 Andrea Colli, “Multinationals and Economic Development in Italy during the twentieth century”, Business History Review 88, 2014, p. 303-327.
14 Veronica Binda, “A Short History of International Business in Italy : What We Know and How We Know It”, Journal of Evolutionary Studies in Business 2, 1, 2016, p. 69-99.
15 ASG, CSG HIST 00012/103, 107, Notes préparatoires à la création d’une usine en Italie (Pise de préférence), 3 avril 1889.
16 ASG, FONDS HIST C 30e31, 1885-1900, Résumé des opérations de 1878 à 1891, 12 mars 1890,
17 Environ 10 000 m2 en 1887.
18 ASG, FONDS HIST C 3/14, Note. Italie, 1897.
19 Informations obtenues de ASG, SGV 00016/16, Vetreria Milanese Lucchini Perego.
20 Marco Bertilorenzi, « L’investissement de Saint-Gobain », op. cit.
21 Alessandro Marianelli, op. cit.
22 ASG, SGV HIST 00016/11, Communication de M. le directeur de l’usine de Pise à la direction de Paris, 12 juin 1902.
23 Theodore C. Barker, Pilkington Brothers and the Glass Industry, Londres, George Allen & Unwin, 1960, p. 162.
24 Jean-Pierre Daviet, « Saint-Gobain et les ententes internationales », op. cit.
25 Marco Bertilorenzi, « L’investissement de Saint-Gobain », op. cit.
26 Jean-Pierre Daviet, Un destin international, op. cit.
27 Harry Jerome, Mechanization in Industry, New York, National Bureau of economic resaerch, 1936, p. 96-103.
28 Jean-Pierre Daviet, Un destin international, op. cit.
29 Jean-Pierre Daviet, « Saint-Gobain et les ententes internationales », op. cit.
30 ASG, FONDS HIST C 12/9, Esquisse de l’évolution de la Politique de la Cie de ST Gobain dans le verre plat, novembre 1932.
31 Le verre à vitre, en effet, gardait les signes du « tirage » le rendant non utilisable pour vitrines, miroirs et nouvelles applications, comme les vitrages pour trains et voitures.
32 ASG, SGVHIST 0001/259, Note confidentielle sur la situation des affaires en Italie, février 1925.
33 ASG, SGV HIST 00016/07, Notes sur les affaires italiennes, octobre 1925.
34 ASG, SGV HIST 0001-0259, Bureau commercial de Milan – Saint-Gobain, Note confidentielle sur la situation générale en Italie, 1924.
35 Fabio Revanna, “Gli insediamenti industriali a Porto Marghera”, in Francesco Piva, Giuseppe Tattara, dir., I primi operai di Marghera. Mercato, reclutamento, occupazione 1917-1940, Venezia, Marsilio, 1983. Sur les choix conduisant Fiat à investir dans le verre, on dispose guère d’informations. Valerio Castronovo, Giovanni Agnelli. La Fiat dal 1889 al 1945, Turin, Einaudi, 1977.
36 Jean-Pierre Daviet, Un destin International, op. cit., p. 405.
37 Michele Lungonelli, Piero Ginori Conti. Scienza, cultura e innovazione industriale nella Toscana del Novecento, Roma-Bari, Laterza, 2003.
38 ASG, CSG 00489/00352, VIS Vetro Italiano di Sicurezza, 1930. ASG, CSG 00957/259, Accords avec la VIS, janvier 1929.
39 CONFEDERAZIONE NAZIONALE FASCISTA DELL’INDUSTRIA ITALIANA, L’industria italiana, Rome, Castaldi, 1929, p. 643.
40 ASG, SGV HIST, 0001-0259, Bureau Commercial Saint-Gobain de Milan, Historique et situation actuelle de l’industrie des glaces & de la verrerie en Italie, 1932.
41 Federazione Nazionale Fascista Degli Industriali Del Vetro E Della Ceramica, L’industria del Vetro in Italia, Rome, Usila Editrice, 1940, p. 101.
42 ASG, SGV 0001/00259, UVI, Note de M. Carle, 1928.
43 Ces prises de contrôle sont résumées dans les documents sur chaque entreprise contenus dans ASG HIST 0001/0259.
44 ASG, SGV HIST 0001/0259. Lettre de Wytenhove (directeur des affaires Saint-Gobain à Milan) à Gentil (Direction centrale Saint-Gobain), 17 juin 1935.
45 Ibid.
46 Voir Ernesto Cianci, La Nascita dello stato imprenditore in Italia, Milan, Mursia, 1977 ; Alessio Gagliardi, Il Corporativismo Fascista, Rome-Bari, Laterza, 2010 ; Amatori Franco, “Cicli produttivi, tecnologie, organizzazione del lavoro : la siderurgia a ciclo integrale dal piano autarchico alla fondazione dell’Italsider (1937-1961)”, Ricerche storiche 3, 1980.
47 Federazione Nazionale Fascista Degli Industriali Del Vetro E Della Ceramica, L’industria del Vetro in Italia, op. cit.
48 ASG, SGV HIST 00063-18, UVI, Lettre de Donzelli (Corporazione Vetro) à UVI, 31 mai 1937.
Notes de fin
1 Je désire remercier les directeurs de cet ouvrage, pour m’avoir demandé cette contribution, pour les sollicitations et signes d’amitiés pendant le travail. Ma grande gratitude va aussi à Jean-Philippe Passaqui pour ses relectures qui ont beaucoup amélioré le texte initial. Toutefois, je reste le seul responsable de toute faute ou imprécision. Enfin, ce texte doit beaucoup à Catherine Vuillermot-Febvet qui m’avait facilité l’accès aux archives de Saint-Gobain lors de mes recherches.
Auteur
DISSGEA Università degli Studi di Padova
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008