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    Plan détaillé Texte intégral Immigration et urbanisation de la campagne intra muros Mobilité et précarité dans un quartier « rural » « Pour la plupart elles sont habitées par des pauvres gens ». Maisons et habitat du quartier Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Entre deux rives

    Ce livre est recensé par

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    Table des matières

    Mobilité des habitants et développement urbain

    Le cas de Trastevere (XVIe-XVIIIe siècles)1

    Eleonora Canepari

    p. 355-365

    Texte intégral Immigration et urbanisation de la campagne intra muros Mobilité et précarité dans un quartier « rural » « Pour la plupart elles sont habitées par des pauvres gens ». Maisons et habitat du quartier Bibliographie Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Les politiques urbanistiques des papes et les formes d’urbanisme à Rome ont souvent été interprétées du point de vue artistique/architectural, sans prendre en compte le tissu social de la ville et ses évolutions – et notamment, l’une de ses caractéristiques principales, c’est-à-dire la très forte présence d’immigrés. Ville capitale de l’État pontifical, centre de la catholicité, mais aussi des arts de la Renaissance et du Baroque, ainsi que du système de welfare régional, Rome se caractérisait en effet, sur le plan démographique et social, par des flux constants d’immigration. Quel était leur impact sur les évolutions des formes d’urbanisme, au cours de l’époque moderne ?

    2La réponse proposée dans cet article est double. D’une part, la mobilité jouait un rôle clé dans le processus de définition des limites urbaines puisqu’elle était à l’origine de l’urbanisation de nouvelles zones de la ville. D’autre part, la mobilité contribuait à façonner le tissu social des quartiers, comme on le verra à travers l’exemple de Trastevere.

    Immigration et urbanisation de la campagne intra muros

    3Du point de vue démographique, Rome était une ville caractérisée par la mobilité : sa population est formée en large partie de migrants. Les vagues migratoires, par leur ampleur, modifiaient le sex ratio de la ville : à partir de la fin du xvie siècle et jusqu’à la fin du xixe siècle, la structure démographique de Rome se caractérisa par un surplus d’hommes par rapport aux femmes, ce qui la différenciait par rapport à la plupart des autres villes d’Ancien Régime. Au début du xviie siècle, la proportion hommes/femmes était 178 à 100.

    4Grâce aux flux migratoires, à l’époque moderne Rome se distinguait des autres villes italiennes, qui étaient en pleine crise démographique tout au long du siècle. Au cours de la première moitié du xviie siècle, la population italienne diminua de 13 % (environ 180 000 individus). Si cette évolution se différencia fortement entre les régions de la péninsule, les villes, en revanche, affichèrent au cours de cette période la même tendance à la chute démographique2. Dans ce cadre, Rome était l’une des rares villes à faire figure d’exception (avec Turin et Livourne), puisqu’on y observe une croissance de population entre le début et la fin du siècle.

    5La ville étant redevenue centre de la chrétienté et siège de la papauté après le séjour des papes en Avignon, la croissance démographique reprit à Rome à partir du xve siècle, et résulta en grande partie des flux d’immigration. Grâce à ces mouvements, au début du xviie siècle Rome était la cinquième ville d’Italie3 : sa population s’élevait à 110 000 habitants en 1606, avec un taux de croissance régulier de 0,4 %/an. La peste de 1656-1657, qui causa la mort de plus de 21 000 habitants, fut suivie d’une nette reprise démographique et, grâce aux flux massifs d’immigration, en 1699 la population de la ville avait augmenté d’environ 22 % par rapport à 16004.

    Image

    Fig. 1 - Évolution de la population de Rome au xviie siècle

    (Source : E. Sonnino, 1996)

    6Les habitants de la ville se concentraient dans l’habitato, secteur situé le long du fleuve Tibre, de la porte del Popolo jusqu’à l’Isola Tiberina (fig. 2). La densité de population la plus élevée se trouvait dans le quartier Trastevere où, en 1680, était installé environ 16,5 % de la population5. Comme la figure 2 le montre, l’habitato était loin de correspondre exactement à la ville dans sa totalité, entendue comme la portion de territoire définie par la muraille. En effet, la muraille d’Aurélien, d’époque impériale, qui avait été conçue et réalisée pour une ville comptant entre 700 000 et un million d’habitants, était nettement disproportionnée par rapport à la ville d’époque moderne6. Encore en 1748, sur un total de 1 450 ha situés intra muros – à l’intérieur de la muraille d’Aurélien – les rues, les places et les bâtiments ne représentaient que 40 % du sol, tandis que villas, jardins, vignes et potagers occupaient les 60 % restants.

    Image

    Fig. 2 - La muraille d’Aurélien (ligne externe) et l’habitato (délimité par la ligne interne).

    Élaboration du plan de G. B. Nolli, Nuova topografia di Roma, 1748

    7Du fait de la non coïncidence entre l’habitato et les limites définies par la muraille, la présence de la campagne marquait en profondeur l’espace urbain, une large partie de la ville intra muros n’étant pas peuplée et ce, jusqu’au xixe siècle. Par conséquent, comme on le verra, les évolutions principales de l’habitat romain étaient ainsi destinées à favoriser l’installation de nouveaux habitants dans des secteurs ruraux de la ville, les expansions de l’habitato étant étroitement liées aux évolutions démographiques.

    8Au cours du xvie siècle, la croissance démographique était un élément moteur du développement urbain. Du surpeuplement du secteur de l’habitato découlait la nécessité d’urbaniser de nouvelles parties du territoire intra muros, ce qui caractérisa la politique urbanistique de plusieurs pontifes. Si les attentions du pape Jules II s’étaient concentrées sur la zone commerciale des Banchi, avec l’ouverture de la via Giulia, la politique urbanistique de Léon X prit une autre direction. La ville comptait désormais 100 000 habitants et la demande de nouveaux logements était devenue pressante. Plutôt que d’intervenir dans les zones déjà urbanisées (ce qui aurait présenté des difficultés telles que la nécessité d’exproprier les anciens propriétaires) le pontife choisit de diriger l’action vers les parties de la ville restées peu habitées et encore nettement rurales. De la zone des Banchi, le centre du programme urbanistique se déplaça ainsi au secteur situé autour de la porte del Popolo. Il s’agissait de l’extrémité nord de la ville, une zone encore rurale, où les vignes et les champs étaient très nombreux et le tissu urbain se dissolvait graduellement dans la campagne qui entourait la ville. Puisque la plupart des migrants arrivaient à Rome du nord, la porte del Popolo était la première vision de la ville éternelle pour un grand nombre de nouveaux arrivants. C’est ici que Léon X mit en œuvre son projet le plus important : la création du Tridente, un ensemble de trois axes rectilignes qui convergeaient vers la piazza del Popolo et s’ouvraient vers le centre de la ville. L’axe du milieu, la via del Corso, constitue le tronçon urbain d’une voie largement empruntée par les migrants qui arrivaient à Rome : la via Flaminia7. Les aménagements de Léon X contribuèrent au peuplement rapide de cette partie de la ville.

    9Au cours du xvie siècle, une autre partie de la ville qui fit l’objet des politiques de peuplement des pontifes est l’Esquilin, correspondant au rione (quartier) Monti. Ce territoire, largement rural, était une « périphérie » de la ville : ici, l’espace urbain devenait campagne. De ce fait, le rione fit l’objet, à la fin du xvie siècle, des projets urbanistiques de Sixte V, qui, comme ses prédécesseurs, cherchait à résoudre le problème du surpeuplement du centre-ville en créant de nouveaux secteurs urbanisés. Dans le projet de Sixte V, l’urbanisation du rione Monti jouait un rôle clé : la plupart des voies ouvertes ou projetées étaient en effet situées dans ce quartier. Afin de favoriser l’expansion de Rome au-delà de la zone de l’habitato située à côté du fleuve, Sixte V encouragea le peuplement de Monti à travers la concession, en 1587, d’immunités et de privilèges aux nouveaux habitants.

    10Le projet d’aménagement de Monti s’inscrivait dans un cadre plus large de développement urbain, qui visait, entre autres, à faire face aux exigences d’une population urbaine grandissante. Ainsi, Sixte V chercha à augmenter la surface destinée à l’agriculture, afin d’assurer le ravitaillement de la ville (viande, lait et produits laitiers), grâce à la bonification des marais dans le sud du Latium (1589). Le pape promut également les activités liées à l’industrie de la laine en construisant des ateliers et un moulin près de l’actuelle fontaine de Trevi. D’un autre côté, Sixte V adopta une série de mesures (telles que la rationalisation de la gestion des déchets) qui avaient pour objectif d’améliorer l’hygiène de la vie urbaine, ce qui était d’autant plus important dans une ville surpeuplée, où les épidémies pouvaient se propager à une très grande vitesse. Enfin, la politique urbaine de Sixte V s’attacha à étendre l’accès à l’eau grâce à la construction de fontaines et de l’aqueduc Felice (1585-1587), qui permettait d’apporter l’eau aux rioni de la partie haute de la ville.

    11Les conditions pour favoriser l’expansion de Rome au-delà de la zone de l’habitato située à côté du Tibre étaient ainsi réunies et, pendant les trois siècles suivants, les voies de Sixte V furent les axes structurants du développement urbain. Comme l’écrit Pierre Lavedan au sujet de l’œuvre de Sixte V : « Son importance historique est grande, puisqu’à la fin du xvie siècle le plan de Rome est ce qu’il sera pendant trois siècles8 ».

    12Après l’aménagement du rione Monti, d’autres secteurs de la campagne intra muros firent l’objet des politiques d’urbanisation des papes. Contrairement à ses prédécesseurs qui avaient privilégié le Borgo et les quartiers centraux de la rive gauche du fleuve, là où la ville baroque se construisait, Paul V (1605-1621) dirige ses attentions sur le quartier Trastevere. Situé « au-delà du Tibre », comme son nom l’indique, c’était le plus grand quartier de la ville, avec le rione Monti. Ici, Paul V ouvrit la longue via San Francesco a Ripa, construisit l’aqueduc Paolino et rénova l’église de San Pasquale Baylon. Vers la moitié du xviie siècle, la superficie du quartier augmenta considérablement avec la construction des murailles Gianicolensi (entre 1642 et 1644, à l’initiative d’Urbain VIII), reliant le Trastevere au Vatican, au Borgo et au Castel Sant’Angelo.

    13Malgré ces aménagements favorisant l’urbanisation, le quartier restait en large partie rural, et la population demeurait concentrée dans une zone assez restreinte, située le long du Tibre, entre le port de Ripa grande et la porte Settimiana9. Le reste du quartier était occupé par des vignes, jardins et champs – la campagne intra muros – dont une grande partie appartenait aux églises les plus importantes du rione : Santa Maria in Trastevere et Santa Cecilia.

    14L’étude de cette zone périphérique de la ville permet alors d’appréhender la relation entre mobilité et espace urbain à l’échelle d’un quartier et de ses habitants.

    Mobilité et précarité dans un quartier « rural »

    15Trastevere était un quartier populaire par excellence. Comme l’affirme Anna Lepre :

    la Rome des nobles et des domestiques, des prélats et des prêtres, ainsi que celle des pèlerins et des voyageurs, est certainement mieux représentée par d’autres rioni ; en revanche, l’analyse de Trastevere donne une image exemplaire de la Rome du peuple10.

    16Les nobles et leurs palais y étaient en effet peu présents : la Descrizione del nuovo ripartimento de’ rioni di Roma, rédigée par Bernardino Bernardini, montre qu’en 1744 le rione ne comptait que 12 palais, sur un total de 327 pour la ville entière11. Trastevere étant l’un des quartiers les plus vastes de la ville, cette donnée est d’autant plus étonnante.

    17Le caractère « populaire » du quartier est évoqué dans plusieurs récits de voyageurs qui décrivent Trastevere comme étant une zone seulement peuplée des couches les plus basses de la société. Ces témoignages contribuèrent fortement à la création et à la diffusion de stéréotypes sur les habitants de ce quartier, en mettant notamment en avant l’authenticité de leurs origines romaines12. Joseph-Jérôme de Lalande, dans son Voyage d’un français en Italie13, notait que « les Transtévérins sont regardés comme un peuple à part, différent de celui de Rome », et définissait le rione comme « le quartier de la populace ». Malgré ces clichés revendiquant l’origine romaine des Transtévérins, le quartier était en réalité surtout habité par des migrants – comme il l’avait été, sous l’Antiquité, par des esclaves affranchis et par la communauté juive qui y demeura jusqu’au xiiie siècle environ. La Descriptio Urbis de 1527 révèle que la population du quartier était en grande partie composée d’immigrants : sur un ensemble de 4 927 individus, 12 % sont originaires de la Corse, 4 % de Lombardie, 1 % de Florence, et ainsi de suite. En 1527, par exemple, 80 % des Corses (soit 129 ménages sur 165) résidant à Rome habitaient Trastevere (ils étaient souvent soldats mercenaires14).

    18Comme dans le reste de la ville, ce quartier vit sa population augmenter à l’époque moderne grâce aux flux migratoires ; pour cette même raison, les hommes y étaient plus nombreux que les femmes. En 1644, le nombre d’habitants recensés avait presque doublé par rapport à 1527. À cette date, le quartier comptait désormais 8 434 individus, regroupés en 2 225 familles (ou « ménages »), et les hommes représentaient 52 % de la population enregistrée contre 48 % des femmes. Si les Transtévérins n’étaient pas « plus romains » que les autres habitants de la ville, les impressions des voyageurs sur le caractère populaire du quartier étaient toutefois correctes, comme le révèle l’analyse des métiers de ses habitants.

    19En 1644, les activités suivantes dominaient : 1. le secteur alimentaire, 2. les transports, 3. la production textile, 4. l’agriculture. La catégorie des métiers du secteur alimentaire (pratiqués par 17 % des habitants du quartier en 1644) était assez diversifiée : boulangers, bouchers, mais aussi un grand nombre de marchands de fruits et légumes et de poissonniers. Le secteur des transports, grâce à la douane de porta Portese et du port de Ripa Grande, constituait un domaine d’activité central dans la vie du quartier (11 % en 1644). Le port de Ripa Grande constituait en effet un véritable bassin d’emploi pour une population mobile composée de marchands, courtiers, marins, mais aussi porteurs, dont la plupart étaient des tonneliers. Si l’on ajoute les marins, les courtiers et les porteurs, on peut estimer qu’environ 15 % de la population se consacrait à des activités liées d’une manière ou d’une autre à la présence du port, qui était à l’origine d’échanges commerciaux bien développés. La présence du port contribuait ainsi à donner une physionomie spécifique à Trastevere, et à le différencier par rapport à d’autres quartiers périphériques15. La mobilité du quartier était donc accentuée par la présence des marins et des équipages des bateaux, présences certes temporaires mais récurrentes. On le voit dans certains registres d’états des âmes, comme celui de la paroisse de Santa Cecilia en 1683-1685, où sont notés les bateaux qui accostent à Ripa Grande, ainsi que leurs équipages. On observe un pourcentage important de marins, ainsi que plus de 40 %16 des embarcations provenant de l’étranger (209 marins sur 47317).

    20Malgré la place centrale du fleuve et du port dans le tissu socio-économique du quartier, jusqu’à la seconde moitié du xviie siècle l’agriculture resta l’activité principale de Trastevere. Ici étaient situées les portes (San Sebastiano, San Paolo, Portuense et San Pancrazio) hors desquelles se trouvaient plus de 50 %18 des domaines agricoles, situés dans la zone sud-ouest de l’ager romanus. Ces portes étaient les points de départ de quatre voies romaines, respectivement, la via Appia Antica, la via Ostiense, la via Portuense et la via Aurelia. Mais au-delà de sa relation spatiale de « proximité » avec les domaines extra muros, comme on a pu l’observer précédemment, Trastevere comprenait de larges zones agricoles situées intramuros, et notamment des vignes19. En 1644 la population qui exerçait des métiers du secteur agricole représentait 22 % du total ; ce groupe était composé de travailleurs des vignes (49 %), de « cicoriari », c’est-à-dire ceux qui cueillaient et vendaient la chicorée et les légumes (18 %), de salariés agricoles (« huomini di campagna », 12 %), et d’une variété d’autres métiers au sein desquels on signale la présence d’éleveurs de chèvres et de vaches.

    21Une des caractéristiques principales de la structure professionnelle du quartier était la présence très importante d’ouvriers : comme plusieurs auteurs l’ont souligné, la mobilité était un trait caractéristique du travail des apprentis (garzoni) et des salariés, c’est-à-dire du travail dépendant20. Dans le recensement de 1644, le nombre d’apprentis et d’ouvriers (lavoranti), repartis dans les différents secteurs d’activité, représentait plus du quart du total de la population active (27 %). Dans le secteur agricole, la présence des ouvriers était très forte, surtout dans la viticulture. En ce qui concerne le secteur alimentaire, les apprentis (garzoni) et les ouvriers étaient particulièrement nombreux dans certains métiers : 31 boulangers sur 44 (70 %), 19 bouchers sur 31, 13 meuniers sur 24. Dans le secteur textile, enfin, les apprentis et les ouvriers se concentraient chez les tailleurs dont ils représentaient la moitié (11 sur 21).

    22Enfin, il convient de souligner que pour 18 % de l’échantillon étudié, le métier exercé par les apprentis et les ouvriers n’était pas précisé, et ceux-ci étaient définis seulement « lavoranti ». Il s’agissait ici d’une main-d’œuvre qui pouvait pratiquer des activités différentes selon les occasions et les opportunités offertes par le marché du travail.

    23Ainsi, le recensement de 1644 met en évidence une structure de population caractérisée par la mobilité et la précarité des habitants du quartier : marins, porteurs, salariés agricoles, un surplus d’hommes et une forte présence d’apprentis et d’ouvriers. La mobilité des habitants de Trastevere façonnait non seulement le profil socio-économique du quartier, mais aussi les formes de l’habitat.

    « Pour la plupart elles sont habitées par des pauvres gens ». Maisons et habitat du quartier

    24Ce n’était pas facile de se loger à Rome : la ville était souvent surpeuplée, et notamment lors des années saintes quand elle accueillait des flux massifs de pèlerins. À Trastevere, comme le souligne Anna Lepre, le problème du logement était complexe et paradoxal, car la présence de maisons surpeuplées coexistait avec de nombreux logements vides. La population avait tendance à se grouper et la cohabitation d’individus n’ayant pas de liens de parenté était une pratique courante. Selon Anna Lepre, d’un côté cela était dû à l’environnement spécifique du quartier :

    […] les conditions environnementales défavorables, dues entre autres aux exondations régulières du Tibre et au contact direct entre la population et le port, qui était à l’origine d’épidémies récurrentes : parmi les survivants dominait la tendance à se rassembler en ménages dont les membres n’avaient aucun degré de parenté entre eux et qui partageaient seulement l’objectif de survie.

    25D’un autre côté, Lepre identifie la mobilité des habitants comme l’une des raisons principales de la situation du logement dans le quartier : « l’arrivée des immigrés entraînait, au premier contact avec la ville, des grosses difficultés économiques, ainsi, ils avaient tendance à se rassembler ». La cohabitation faisait donc partie, dans les deux cas mentionnés par l’auteur, des stratégies de survie des habitants du quartier.

    26Dans la paroisse de San Salvatore a ponte Rotto, la situation de précarité des habitants ainsi que leurs stratégies résidentielles étaient particulièrement évidentes. En 1660, le curé de cette paroisse décrivait les habitants comme « des familles pauvres, des matriciani [immigrés originaires de la ville d’Amatrice21] qui se consacrent à la cueillette de la chicorée et à des petits services, des fabricants de vases et leurs garçons22 […] ».

    27La précarité résidentielle des habitants de San Salvatore à ponte Rotto était telle que, lors du recensement de 1644, les autorités adoptèrent un critère de taxation différent pour cette paroisse. En effet, la taxe était calculée de façon inversement proportionnelle au nombre de membres de la famille. En revanche, à San Salvatore a ponte Rotto une taxe unique de 90 baiocchi par personne fut appliquée, pour ceux qui exerçaient des métiers à très faibles revenus, tels que les cicoriari ou les frattaroli (ouvriers payés à la pièce pour construire et entretenir les buissons). Il est important de souligner que ces travailleurs étaient des migrants dont la présence à Rome était intermittente ou saisonnière, d’où la précarité de leurs pratiques résidentielles. Ainsi, ce critère fut adopté non seulement en raison de la pauvreté des habitants de la paroisse, mais aussi parce que de nombreux ménages étaient formés non par des familles mais par des équipes d’ouvriers qui travaillaient et habitaient ensemble lors de leurs séjours à Rome. N’ayant pas de liens de parenté, les membres de ces ménages furent taxés individuellement.

    28En guise d’exemple, on peut mentionner deux appartements de cicoriari (une équipe de 20 hommes et une autre de 21) dans le recensement de 1644 ; à côté de ces appartements résidaient neuf frattaroli, qui partageaient le même logement. Malgré ces concentrations résidentielles, beaucoup d’appartements demeuraient vides, une situation accentuée par la peste de 1656. Du point de vue démographique, ses effets étaient encore visibles en 1660, quand 50 % des maisons de la paroisse n’étaient pas habitées.

    29La présence de ces ouvriers agricoles, migrants intermittents ou saisonniers, contribuait également à façonner la structure de l’habitat d’autres paroisses de Trastevere. Les états des âmes enregistrent en effet plusieurs femmes veuves qui logeaient des groupes d’ouvriers ; certaines d’entre elles étaient ainsi définies par le curé d’« aubergistes de laboureurs » (locandiere di lavoranti). Ces ménages étaient donc composés par une femme et des groupes d’hommes, qui pouvaient aller jusqu’à 1523. Les ouvriers n’étaient pas seulement hébergés pas les aubergistes, mais ils logeaient aussi chez des particuliers. Pour ces derniers, l’hébergement des équipes représentait une source de revenu s’ajoutant à celui de leur métier principal, qui n’était pas celui d’aubergiste24. La mobilité d’une partie des habitants du quartier marquait donc en profondeur la structure du tissu social local, et les modes d’habiter précaires étaient complémentaires des pratiques résidentielles des résidents plus stables.

    30La mobilité à Rome était ainsi un véritable moteur du développement de la ville. Ce constat s’applique tout d’abord aux limites de la ville : comme on l’a vu, l’urbanisation des secteurs agricoles situés intra muros fut un processus déclenché par l’exigence d’agrandir l’habitato, due aux flux d’immigration massifs. De ce fait, les politiques urbanistiques des papes eurent parmi leurs objectifs prioritaires celui de repousser les limites de la ville et de « conquérir » de nouveaux espaces intra muros. Ainsi, les origines d’aménagements célèbres, comme celui du rione Monti souvent expliqué exclusivement en termes esthétiques et religieux, furent des préoccupations très concrètes, telles que la nécessité de faire face au surpeuplement de la ville.

    31Lorsqu’on change d’échelle et qu’on s’intéresse de plus près à un quartier, on observe un autre aspect de la relation entre mobilité des habitants et espace urbain. À travers l’étude de cas de Trastevere, on a pu saisir certaines dynamiques de cette relation, et décrire le rôle joué par la mobilité dans la fabrique du territoire du quartier. Ce rôle est visible non seulement dans les activités économiques et productives (activités agricoles souvent exercées par des saisonniers, métiers du port), mais aussi dans le profil social (métiers précaires et large présence d’ouvriers) et démographique (surplus d’hommes) et dans la structure des ménages, largement caractérisée par la cohabitation.

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    Notes de bas de page

    1 Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissements d’avenir portant la référence ANR-11-IDEX-0001-02.

    2 E. Sonnino, « L’età moderna (secoli xvi-xviii) », in L. Del Panta, M. Livi Bacci, G. Pinto, E. Sonnino, dir., La popolazione italiana dal medioevo a oggi, Rome-Bari, Laterza, 1996, p. 76-84.

    3 Après Naples, Milan, Venise et Palerme.

    4 E. Sonnino, « Popolazione e territori parrocchiali a Roma dalla fine del ‘500 all’unificazione », in E. Sonnino, dir., Popolazione a società a Roma dal medioevo all’età contemporanea, Rome, Il Calamo, 1998.

    5 C. Schiavoni, « The parochial system in early modern Rome », in P. van Kessel, E. Schulte van Kessel, dir., Rome - Amsterdam, two growing cities in xviie century Europe, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1997.

    6 A. Giardina, dir., Roma antica, Laterza, Rome-Bari, 2000.

    7 Le projet du Tridente sera achevé par Clément VII avec l’ouverture de la via Clementina (aujourd’hui via del Babuino).

    8 P. Lavedan, J. Hugueney, P. Henrat, 1982, L’Urbanisme à l’époque moderne, xvie-xviiie siècle, Genève, Droz, p. 46.

    9 M. Cattaneo, La sponda sbagliata del Tevere. Mito e realtà di un’identità popolare tra antico regime e rivoluzione, Naples, Vivarium, 2004.

    10 A. Lepre, « Aspetti sociali di Trastevere nel seicento », Studi romani, 24, 1976, p. 331. Voir aussi A. Lepre, « Agricoltura e manifattura in un rione di Roma nel Seicento e nel Settecento », Studi romani, 25, 1977, p. 352-370.

    11 Au Moyen Âge, entre les xie et xiie siècles, plusieurs familles de barons choisissent le Trastevere comme lieu de résidence et font bâtir des palais fortifiés et des tours (comme les familles De Papa, Stefaneschi, Anguillara, Alberteschi, Mattei, Tebaldeschi). Cependant, à partir du siècle suivant, les familles de la noblesse commencent à quitter le rione pour s’installer de l’autre côté du fleuve, dans la zone qui allait devenir le cœur de la ville moderne.

    12 Les stéréotypes concernant les transtévérins portent sur les thèmes suivants : 1. La descendance directe des anciens Romains ; 2. La beauté « néoclassique », en particulier des femmes ; 3. La fierté, l’orgueil et le caractère violent, spécialement en matière d’honneur et d’amour ; 4. L’hostilité envers les juifs ; 5. Le caractère superstitieux de la religion populaire ; 6. Leur nature paresseuse et peu adaptée au travail (Cattaneo, op. cit., 2004).

    13 Jospeh-Jérôme De Lalande, Voyage d’un François en Italie, fait dans les années 1765 & 1766, Yverdon, vol. 4, 1769, p. 321-375.

    14 A. Esch, « Dal Medioevo al Rinascimento : uomini a Roma dal 1350 al 1450 », Archivio della Società Romana di Storia Patria, 94, 1971, p. 1-10 ; A. Esposito, « “La minor parte di questo popolo sono i romani”, Considerazioni sulla presenza dei forenses nella Roma del Rinasciment », in M. Mancini, A. White, A. Esposito, dir., Romababilonia, Effetto Roma, Rome, Bulzoni, 1993, p. 41-60 ; A. Esposito, « La popolazione romana dalla fine del sec. xiv al Sacco : caratteri e forme di un’evoluzione demografica », in E. Sonnino, dir., op. cit., 1998, p. 37-49 ; A. Esposito, Un’altra Roma, Minoranze nazionali e comunità ebraiche tra Medioevo e Rinascimento, Rome, Il Calamo, 1995.

    15 La circulation fluviale était utilisée pour les activités commerciales de l’État pontifical, surtout à partir du port de Fiumicino situé sur la côte Tyrrhénienne. Les marchandises, une fois arrivées par voie maritime, étaient transportées sur des bateaux qui remontaient le Tibre et accostaient à Ripa Grande, pour être traitées à la douane de porta Portese. Les marchandises qui arrivaient par voie terrestre étaient destinées à la douane de Sant’Eustachio, dite « di terra ».

    16 Archivio storico del Vicariato di Roma (ASVR), Parrocchia di Santa Cecilia, Stati d’anime, 1683.

    17 Idem.

    18 Idem.

    19 La viticulture est d’ailleurs l’une des ressources principales de l’économie du Latium : dans les environs de Rome, les vignobles occupent 8 000 rubbia de terrain.

    20 D. Roche, Le peuple de Paris, Essai sur la culture populaire au xviiie siècle, Paris, Aubier, 1981 ; M. Sonenscher, Work & Wages, Natural Law, Politics & the Eighteenth-Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; B. Geremek, Le salariat dans l’artisanat parisien aux xiiie-xve siècles. Étude sur le marché de la main d’œuvre au Moyen Âge, Paris et La Haye, Mouton, 1968.

    21 Amatrice est située dans les Abruzzes.

    22 Cité dans Lepre, op. cit., 1977, p. 366.

    23 Des exemples en ASVR, Parrocchia di Santa Maria in Trastevere, Stati d’anime, 1677 ; ASR, Camerale II, Decima, 1644, Parrocchia di Santa Maria in Trastevere.

    24 Id.

    Auteur

    • Eleonora Canepari

      Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France

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    1 Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissements d’avenir portant la référence ANR-11-IDEX-0001-02.

    2 E. Sonnino, « L’età moderna (secoli xvi-xviii) », in L. Del Panta, M. Livi Bacci, G. Pinto, E. Sonnino, dir., La popolazione italiana dal medioevo a oggi, Rome-Bari, Laterza, 1996, p. 76-84.

    3 Après Naples, Milan, Venise et Palerme.

    4 E. Sonnino, « Popolazione e territori parrocchiali a Roma dalla fine del ‘500 all’unificazione », in E. Sonnino, dir., Popolazione a società a Roma dal medioevo all’età contemporanea, Rome, Il Calamo, 1998.

    5 C. Schiavoni, « The parochial system in early modern Rome », in P. van Kessel, E. Schulte van Kessel, dir., Rome - Amsterdam, two growing cities in xviie century Europe, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1997.

    6 A. Giardina, dir., Roma antica, Laterza, Rome-Bari, 2000.

    7 Le projet du Tridente sera achevé par Clément VII avec l’ouverture de la via Clementina (aujourd’hui via del Babuino).

    8 P. Lavedan, J. Hugueney, P. Henrat, 1982, L’Urbanisme à l’époque moderne, xvie-xviiie siècle, Genève, Droz, p. 46.

    9 M. Cattaneo, La sponda sbagliata del Tevere. Mito e realtà di un’identità popolare tra antico regime e rivoluzione, Naples, Vivarium, 2004.

    10 A. Lepre, « Aspetti sociali di Trastevere nel seicento », Studi romani, 24, 1976, p. 331. Voir aussi A. Lepre, « Agricoltura e manifattura in un rione di Roma nel Seicento e nel Settecento », Studi romani, 25, 1977, p. 352-370.

    11 Au Moyen Âge, entre les xie et xiie siècles, plusieurs familles de barons choisissent le Trastevere comme lieu de résidence et font bâtir des palais fortifiés et des tours (comme les familles De Papa, Stefaneschi, Anguillara, Alberteschi, Mattei, Tebaldeschi). Cependant, à partir du siècle suivant, les familles de la noblesse commencent à quitter le rione pour s’installer de l’autre côté du fleuve, dans la zone qui allait devenir le cœur de la ville moderne.

    12 Les stéréotypes concernant les transtévérins portent sur les thèmes suivants : 1. La descendance directe des anciens Romains ; 2. La beauté « néoclassique », en particulier des femmes ; 3. La fierté, l’orgueil et le caractère violent, spécialement en matière d’honneur et d’amour ; 4. L’hostilité envers les juifs ; 5. Le caractère superstitieux de la religion populaire ; 6. Leur nature paresseuse et peu adaptée au travail (Cattaneo, op. cit., 2004).

    13 Jospeh-Jérôme De Lalande, Voyage d’un François en Italie, fait dans les années 1765 & 1766, Yverdon, vol. 4, 1769, p. 321-375.

    14 A. Esch, « Dal Medioevo al Rinascimento : uomini a Roma dal 1350 al 1450 », Archivio della Società Romana di Storia Patria, 94, 1971, p. 1-10 ; A. Esposito, « “La minor parte di questo popolo sono i romani”, Considerazioni sulla presenza dei forenses nella Roma del Rinasciment », in M. Mancini, A. White, A. Esposito, dir., Romababilonia, Effetto Roma, Rome, Bulzoni, 1993, p. 41-60 ; A. Esposito, « La popolazione romana dalla fine del sec. xiv al Sacco : caratteri e forme di un’evoluzione demografica », in E. Sonnino, dir., op. cit., 1998, p. 37-49 ; A. Esposito, Un’altra Roma, Minoranze nazionali e comunità ebraiche tra Medioevo e Rinascimento, Rome, Il Calamo, 1995.

    15 La circulation fluviale était utilisée pour les activités commerciales de l’État pontifical, surtout à partir du port de Fiumicino situé sur la côte Tyrrhénienne. Les marchandises, une fois arrivées par voie maritime, étaient transportées sur des bateaux qui remontaient le Tibre et accostaient à Ripa Grande, pour être traitées à la douane de porta Portese. Les marchandises qui arrivaient par voie terrestre étaient destinées à la douane de Sant’Eustachio, dite « di terra ».

    16 Archivio storico del Vicariato di Roma (ASVR), Parrocchia di Santa Cecilia, Stati d’anime, 1683.

    17 Idem.

    18 Idem.

    19 La viticulture est d’ailleurs l’une des ressources principales de l’économie du Latium : dans les environs de Rome, les vignobles occupent 8 000 rubbia de terrain.

    20 D. Roche, Le peuple de Paris, Essai sur la culture populaire au xviiie siècle, Paris, Aubier, 1981 ; M. Sonenscher, Work & Wages, Natural Law, Politics & the Eighteenth-Century French Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1989 ; B. Geremek, Le salariat dans l’artisanat parisien aux xiiie-xve siècles. Étude sur le marché de la main d’œuvre au Moyen Âge, Paris et La Haye, Mouton, 1968.

    21 Amatrice est située dans les Abruzzes.

    22 Cité dans Lepre, op. cit., 1977, p. 366.

    23 Des exemples en ASVR, Parrocchia di Santa Maria in Trastevere, Stati d’anime, 1677 ; ASR, Camerale II, Decima, 1644, Parrocchia di Santa Maria in Trastevere.

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    Canepari, E. (2018). Mobilité des habitants et développement urbain. In G. Buti, Élisabeth Malamut, M. Ouerfelli, & P. Odorico (éds.), Entre deux rives. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence. https://doi.org/10.4000/books.pup.46380
    Canepari, Eleonora. « Mobilité des habitants et développement urbain ». In Entre deux rives, édité par Gilbert Buti, Élisabeth Malamut, Mohamed Ouerfelli, et Paolo Odorico. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence, 2018. doi:10.4000/books.pup.46380.
    Canepari, Eleonora. « Mobilité des habitants et développement urbain ». Entre deux rives, édité par Gilbert Buti et al., Presses universitaires de Provence, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pup.46380.

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    Buti, G., Malamut, Élisabeth, Ouerfelli, M., & Odorico, P. (éds.). (2018). Entre deux rives. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence. https://doi.org/10.4000/books.pup.46210
    Buti, Gilbert, Élisabeth Malamut, Mohamed Ouerfelli, et Paolo Odorico, éd. Entre deux rives. Aix-en-Provence: Presses universitaires de Provence, 2018. doi:10.4000/books.pup.46210.
    Buti, Gilbert, et al., éditeurs. Entre deux rives. Presses universitaires de Provence, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pup.46210.
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