Les multiples talents de M. Fontanel
p. 229-237
Texte intégral
1La figure d’Abraham Fontanel, libraire, marchand d’estampes et de tableaux, demeure encore aujourd’hui mal connue, malgré les travaux de l’érudition locale1. Curieux, amateur, collectionneur, antiquaire pour certains, ou bien tout simplement marchand, voire commerçant opportuniste et cupide pour d’autres : tous ces qualificatifs reflètent en réalité les différentes étapes de sa vie et de sa carrière professionnelle. C’est ainsi qu’à travers le récit de la trajectoire d’Abraham Fontanel, nous nous proposons de mettre en lumière sa quête d’une identité et d’une reconnaissance sociale au sein d’une société étrangère parfois hostile et vindicative à son égard.
2Le 11 février 1741, Nicolas Caifar, prêtre de l’église paroissiale Saint-Gervais-et-Protais de la ville de Mende en Lozère, baptise Abraham Fontanel, fils légitime et naturel de Privat Fontanel, maître vitrier, et de Catherine Barbut2. Abraham Fontanel ne suivra pas les traces de son père, peut-être parce qu’il n’a que neuf ans quand ce dernier décède. Peut-être rencontre-t-il ou côtoie-t-il un milieu d’artistes, ou du moins un marchand libraire ou d’estampes sur lequel il prend modèle3. Les circonstances de son apprentissage, ainsi que ses débuts comme marchand libraire et marchand d’estampes à Mende, dans le Gévaudan, restent encore obscurs en bien des points. On sait en tout cas que dès cette époque, et jusqu’au mois de novembre 1772, date de son installation à Montpellier, Fontanel développe un véritable réseau de commerce. Dès ses débuts, il entretient une correspondance assidue avec le graveur Jean Georges Wille, comme en témoignent plusieurs extraits du journal dans lequel ce dernier fait référence à leurs relations d’affaires, mais aussi d’amitié4. En ce qui concerne le commerce de la librairie, c’est avec la Société typographique de Neuchâtel que Fontanel entre en contact au mois d’août 1772, dans le but d’approvisionner son fonds en livres de toutes sortes5. Ses choix reflètent sans aucun doute le goût de sa clientèle. Il a une préférence pour des ouvrages assez légers tels que des récits de voyage, des romans sentimentaux, des essais d’auteurs contemporains très en vogue, à l’exemple de Young ou de Mercier, mais il acquiert aussi un abrégé du Dictionnaire de Bayle et l’histoire romaine de Rollin. À l’image de nombreux libraires de l’époque, Abraham Fontanel fait également l’achat de livres prohibés. Déjà très au fait des goûts et des tendances de son époque, notre jeune marchand met en vente en 1765 – il n’a alors que 24 ans – une œuvre qui, malgré son intérêt artistique médiocre, est très révélatrice des tendances et des sujets à la mode, mais plus encore du sens exacerbé du commerce que Fontanel développera tout au long de sa carrière. Il s’agit d’une gravure représentant La bête du Gévaudan déchirant un enfant, sujet de grande actualité, dont l’écho parviendra jusque dans certains pays étrangers6.
3Ces premiers éléments ne laissent que partiellement juger des multiples talents de M. Fontanel, qu’il met très vite au service de la société montpelliéraine. C’est en novembre 1772 que Fontanel, accompagné de son épouse Victoire Chauchat et de sa fille Marguerite Victoire, s’installe à Montpellier, rue du Gouvernement, comme en témoigne une lettre qu’il adresse à la Société typographique de Neuchâtel en date du 30 de ce mois. Il y signale à ses correspondants suisses qu’il « travaille à obtenir son brevet de libraire pour cette ville » dans laquelle, dit-il, « le plus courant sont les livres de Médecine chirurgie ». Cependant, ajoute-t-il en note, « s’il y a quelque fameuse gravure en estampe dans vos contrées, je vous prie de m’en donner l’adresse ainsi que de quelques nouveautés de vos cantons en horlogerie… ». Voilà un exemple révélateur des ambitions de notre marchand. L’exercice du commerce de la librairie n’est a priori qu’une justification corporatiste nécessaire, sans aucun doute, à celui des estampes et des œuvres d’art. Très rapidement, en mars 1773, quatre mois seulement après son installation à Montpellier, Abraham Fontanel obtient son brevet de maître libraire, qui lui permet de jouir « de semblables droits, franchises, libertés et privilèges dont jouissent les autres maîtres jurés, sans aucune distinction ni différence […], de mettre et tenir sur les rues et en tels lieux et endroits que bon lui semblera, étaux, ouvroirs et boutiques garnis d’outils et autres choses nécessaires pour l’usage et l’exercice de la dite maîtrise7 ». La rapidité des événements conduit à s’interroger sur les compétences professionnelles de cet homme, mais aussi sur les appuis dont il a bénéficié pour obtenir si aisément son brevet. Fontanel souligne en toute franchise son ignorance du métier de libraire dans plusieurs lettres adressées à la Société typographique de Neuchâtel, alors qu’il affirmera plus tard tout à fait l’inverse, en ce qui concerne le domaine artistique. Outre la date de l’obtention de son brevet, on connaît également l’existence d’une boutique, dont l’ouverture semble à peu près contemporaine. Son enseigne « Au rendez-vous des artistes » révèle les ambitions et les objectifs que Fontanel s’est donné d’atteindre, en mettant clairement l’accent sur la dimension artistique de l’affaire.
4Les conditions de l’installation, sur lesquelles on ne peut faire que des hypothèses, sont éclairées par la presse locale. Dans les Annonces, Affiches et Avis Divers de la ville de Montpellier, à la date du 9 décembre 1771, on trouve un avis dans lequel le
sieur Fontanel signale qu’il a un portefeuille d’estampes des plus grands maîtres, gravées par les plus habiles artistes […]. Le portefeuille sera ouvert au public depuis le 10 jusqu’au 16 du courant, jour fixé pour le départ du sieur Fontanel, logé dans la boutique de la maison de M. Serre, professeur en chirurgie à la Grand’rue.
5Ce premier séjour permet de mettre en avant la double identité de notre homme, celle du marchand-collectionneur, ou du collectionneur-marchand, qui va coexister tout au long de sa vie. L’avis présente le personnage d’Abraham Fontanel sous les traits d’un collectionneur qui va de ville en ville pour exposer son portefeuille. Il n’est en aucun cas question de vente, comme en témoignent les avis qu’il fera paraître régulièrement dès 1773, afin d’attirer des clients potentiels dans son commerce. Pouvons-nous cependant affirmer de façon certaine qu’il s’agissait bien de la démarche d’un collectionneur ? Vraisemblablement oui, même si un doute subsiste. Ce premier séjour ne pourrait-il être considéré comme un séjour de « prospection » ayant pour but de prendre contact avec le milieu des collectionneurs et des amateurs montpelliérains, afin d’en évaluer le potentiel commercial ? Ou bien était-ce un moyen détourné de se mettre en relation avec les autorités qui régissent les statuts de la librairie, de sorte à accélérer son intégration au sein de ce corps de métier, sans perdre de vue ses ambitions réelles ?
6L’ouverture de sa boutique « Au rendez-vous des artistes » constitue le premier maillon de l’ascension de Fontanel dans la société montpelliéraine. L’originalité du commerce que pratique Abraham Fontanel est d’associer plusieurs produits dans un même point de vente. Il propose non seulement des ouvrages littéraires, mais aussi des gravures, tout le nécessaire pour la décoration murale et l’exercice des arts, certains objets plus inattendus tels que des « boîtes de thé balsamique », ou encore des instruments scientifiques comme des « lunettes achromatiques ou des machines électriques ». À partir de 1778, Abraham Fontanel élargit le champ de sa culture professionnelle en intégrant à son commerce la vente et la pose du papier peint. Ce produit trouve son plein épanouissement aux alentours des années 1780, et Fontanel devient dès 1784 le correspondant privilégié de la manufacture royale du célèbre papetier parisien Jean-Baptiste Réveillon8.
7Cette période, prospère d’un point de vue commercial, marque aussi la pleine intégration d’Abraham Fontanel au sein de la société montpelliéraine, comme en témoigne son admission dans la confrérie des Pénitents Bleus en 17879. Dans un mémoire qu’il adresse aux administrateurs du département de l’Hérault le 30 floréal an IV (19 mai 1796), Abraham Fontanel se présente également comme l’initiateur de la Société des beaux-arts de la ville créée en 177910.
Vers le milieu du mois de novembre 1778 vers midi un ou deux citoyens amateurs et occupant jadis des places distinguées […] s’ettant portés dans mon magasin me demandèrent si le commerce des tableaux et des gravures alloit bien je leur répondis qu’il falloit un commencement à tout et que le plus difficile ettoit de former des amateurs que cependant je voyois avec plaisir le goût des arts et de la curiosité s’ettablir mais pour y bien réussir il manquoit à la ville de Montpellier une ecolle de dessein, que le sol du Languedoc me paroissoit une pépinière d’artistes en tout genre et que pour peu qu’on voulut si preter je fairois part d’un projet que j’avois concu et que la belle chose leur iroit à merveille.
8La création de cette institution marque le début d’une nouvelle carrière pour ce marchand qui devient, dès son ouverture, garde des plâtres et estampes mais aussi économe de la société. Cette institution artistique, née de la volonté de plusieurs amateurs montpelliérains et dont Abraham Fontanel revendique, à juste titre ou non, la paternité, avait pour objectif de donner le goût des arts et de la curiosité en apprenant aux élèves les règles et les principes primordiaux. Pour ce faire, Abraham Fontanel déploie énergie et zèle. Par ses soins, les classes sont régulièrement pourvues de principes et de modèles, mais aussi du matériel indispensable à l’apprentissage artistique. Il assume de surcroît les préparatifs de la distribution des prix, durant laquelle, après avoir lu le palmarès des élèves, il présente les meilleurs ouvrages exécutés au cours de l’année. Il est enfin l’organisateur de quatre salons de peinture et sculpture dans la ville de Montpellier durant les années 1779, 1780, 1782 et 1784. Fontanel arpente alors la région pour obtenir des collectionneurs le prêt généreux de leurs plus belles œuvres peintes, gravées ou dessinées. L’organisation de telles manifestations dans une ville de province suppose ensuite de procéder à l’accrochage des tableaux – selon des critères bien différents de ceux qui ont cours aujourd’hui –, d’assurer la sécurité de ces derniers et de rédiger un catalogue des œuvres avec des notices explicatives11.
9À l’instar de ceux de Paris, ces salons permettaient aux élèves de la société, mais aussi au public montpelliérain, d’admirer les plus beaux morceaux de peinture, de gravure et de dessin des cabinets de collection de la ville et des environs. Les expositions bénéficient du vaste réseau de sociabilité d’Abraham Fontanel, qui réussit à obtenir des œuvres de nombreux artistes célèbres avec lesquels il est en relation. C’est ainsi que des œuvres aussi prestigieuses que la Tête de jeune fille exprimant l’admiration et le désir, que Jean-Baptiste Greuze fait parvenir à Fontanel, ou le Buste du Docteur Franklin de Houdon, présent lui aussi grâce à l’entregent de notre marchand, ou bien encore des œuvres de Rembrandt, Fragonard, Bloemaert, Locatelli, Mignard, Vernet, Subleyras et bien d’autres sont exposées.
10Abraham Fontanel était en effet en relation avec la plupart des artistes que nous venons de citer. Certaines lettres de sa correspondance avec Houdon ou Greuze ont été conservées et les termes élogieux et amicaux à son égard n’y manquent pas. Dans une lettre qu’il adresse à la Société des beaux-arts de Montpellier, le sculpteur Houdon parle de Fontanel en ces termes : « Je crois devoir félicité [sic] la société de s’être associée un homme aussi estimable que Mr de Fontanelle [sic], par son goût, son intelligence et son zèle qui me fait regretter de n’avoir pu le cultiver plus souvent. » Le 28 janvier 1781, Greuze écrit une lettre à Fontanel afin d’authentifier sa Tête de jeune fille, sur laquelle une personne malveillante avait émis des doutes : « Les ouvrages que je vous ai envoyés sont de moi […] j’ajouterais que je me suis piqué de vous envoyer ce que j’ai fait de mieux, afin que vous puissiez juger de l’amitié que j’ai pour vous, par le plaisir que j’ai eu à les finir. » Ajoutons à ces artistes les noms de Pajou, Moreau, David, auquel il achète Les Funérailles de Patrocle en 1782, Duplessis qui exécute un portrait du marchand, ou bien encore des peintres étrangers tels que l’Italien Cadès ou le Liégeois Defrance, sans oublier le célèbre marchand et expert en art Alexandre-Joseph Paillet, qui informe Fontanel des diverses ventes qui vont avoir lieu dans la capitale.
11D’autres éléments, à l’instar d’une pièce d’archives retrouvée récemment dans les papiers de son petit-fils, Auguste César Fages, futur donateur du musée Fabre, corrobore une fois encore l’existence d’un véritable réseau de correspondance, mais aussi l’impression qu’Abraham Fontanel ne fut en aucun cas un marchand sédentaire de peu d’envergure, enraciné dans la province de Languedoc. Cette note manuscrite fait référence de façon très précise à la commande et à l’achat par Abraham Fontanel d’un bureau à cylindre auprès d’un ébéniste berlinois nommé Muller. Ce bureau fut, selon les propres termes d’Auguste César Fages, exécuté sous les yeux de son grand-père.
12Ses relations professionnelles ou bien amicales ne pouvaient que flatter l’ego de notre marchand, mais elles lui permettaient également d’approvisionner son fonds de commerce, de sorte qu’Abraham Fontanel pouvait proposer toutes sortes de nouveautés en matière de gravure, mais aussi dans le domaine de la librairie, des instruments de physique et d’astronomie, ou encore dans celui de la décoration murale. Plusieurs sociétés, clubs ou institutions montpelliérains bénéficient de ces relations. La Société des beaux-arts fait ainsi l’acquisition de plusieurs plâtres du sculpteur Houdon, pour ne citer que lui.
13Après avoir occupé les fonctions de garde des plâtres et dessins, d’abord à la Société des beaux-arts, puis à l’École des arts, ponts et chaussées (à laquelle l’académie de dessin est rattachée en 1787), et enfin être parvenu à obtenir la place de conservateur du Muséum départemental en 1795, Abraham Fontanel est évincé de ses fonctions, sans doute pour des raisons de jalousie. Durant quelques années, il disparaît de la scène montpelliéraine et fait face à quelques difficultés d’ordre judiciaire qui aboutissent à une peine d’emprisonnement ; les raisons semblent être liées à la médisance et à la jalousie sans doute, mais aussi très certainement à des actes commerciaux opportunistes et un tant soit peu partisans en des temps très troublés.
14Après quelques années d’absence, nous retrouvons Abraham Fontanel en 1803, date à laquelle il ouvre sa propre galerie de peinture dans le local de l’Athénée, rue des Étuves, dans la maison Mion. Dans cette galerie, tenue de 1803 à 1809, où Abraham Fontanel fait inaugurer en grande pompe son acquisition du Voltaire assis de Houdon, coexistent non seulement un Musée des beaux-arts mais aussi un salon de lecture et une salle destinée à recevoir les concerts et les bals. Cette remise en place d’une société d’amateurs et d’érudits était sans doute l’un des objectifs d’Abraham Fontanel depuis la fermeture de la Société des beaux-arts en 1779. Aubin-Louis Millin offre dans ses Voyages dans les départemens du Midi de la France une description précieuse de cette galerie :
M. Fontanelle [sic] libraire a établi depuis la Révolution, un musée dans lequel il y a un salon de lecture, et un autre plus grand pour les concerts et les bals d’abonnés. Une porte, sur laquelle on lit bonarum artium cultoribus, donne entrée dans une salle ornée de tableaux, qui contient dans des armoires une bibliothèque d’ouvrages précieux et de livres de luxe (1).
[(1) Nous y vîmes Lactantii Firmiani De divinis institutionibus libri, imprimé par Conrad Sweynheym et Arnold Pannarts dans la maison de Petrus de Maximo, 1468 ; un Bayle et les Antiquités de Montfaucon, en grand papier, d’une très belle conservation ; la Bible d’Elzévir, grand in-fol. ; tous les classiques des Elzévirs, dans leur première reliure ; une ample collection d’éditions d’Alde. Parmi les ouvrages d’art, nous distinguâmes le modèle original de la statue de Voltaire, par Houdon ; les bustes de Gluck, de Mlle Clairon et Mlle Amould ; le Coucher de la mariée grecque, tableau de Vien ; le tableau de réception à l’académie de Sauvage (c’est un relief peint, imitant le bronze à faire illusion) ; quelques bons tableaux d’animaux ; le portrait de Rigaud, peint par lui-même ; un tableau de poissons, oignons, panais, & c. peint sous glace en 1754 par Montpetit-Vincent12.]
15Abraham Fontanel retrouve ainsi son identité de collectionneur, sans pour autant abandonner totalement son activité de marchand. Cette ultime entreprise apparaît comme l’aboutissement d’une carrière parfois troublée, sans doute empreinte de difficultés de tous ordres, mais animée par l’ambition et la volonté infinie d’un homme qui, faiseur de tout et marchand de rien à ses débuts, selon les termes de Jean Claparède, acquiert finalement un statut plus qu’honorable de marchand d’art. Il est alors en quête d’œuvres pour le compte de collectionneurs et d’amateurs, à l’exemple du Montpelliérain Jacques-Joseph de Boussairolles. Ce collectionneur aguerri est redevable à Abraham Fontanel de quelques-unes de ses plus belles œuvres. Nous savons d’ailleurs, grâce aux travaux d’Alain Chevalier, que ce collectionneur fit la rencontre de notre marchand lors de la vente aux enchères du cabinet Duché13. Dès lors, Abraham Fontanel est l’un des plus importants fournisseurs de tableaux du collectionneur, auquel il fait acquérir quarante-six toiles, dont vingt-trois de l’école française, vingt et une pour les écoles du Nord, et deux pour l’Italie. C’est grâce à son intermédiaire que la collection de Jacques-Joseph de Boussairolles se voit augmentée d’œuvres importantes telles que le Départ de Jacob pour la Terre promise de Sébastien Bourdon, ou bien encore Lièvre mort et Paysage de Jan Weenix, pour n’en citer que deux.
16Sans doute Abraham Fontanel fut-il l’intermédiaire d’autres collectionneurs. Ce qui est sûr en revanche, c’est sa présence lors des grandes ventes de la capitale ou bien sa rencontre directe avec les artistes. Plusieurs éléments nous permettent de l’attester. Le legs que fit son petit-fils en 1877 au musée Fabre de Montpellier nous est très précieux, dans la mesure où il précise la provenance de chaque œuvre. Il y est par exemple question de deux candélabres en bronze exécutés par Clodion et La Rue, qui appartenaient à Abraham Fontanel. Il semble que notre marchand ait acquis ces objets ayant appartenu à la comtesse Du Barry, à la vente qui eut lieu au château de Lucienne en 1794. Nous pouvons encore citer l’achat de plusieurs œuvres auprès d’artistes de renom tels que Les Funérailles de Patrocle de David en 1782, des dessins de Cadès de Rome et de Moreau le Jeune, sans oublier des œuvres de Sauvage, ou bien encore d’Edme Étienne-François Gois.
17Nous ne pouvons mettre en doute les idéaux ni même les convictions profondes d’Abraham Fontanel, que ce soit son admission au sein de la confrérie des Pénitents Bleus, bien que le doute plane sur sa ferveur catholique, ou bien encore son appartenance à une loge maçonnique, ni même son investissement et sa participation active à divers clubs et sociétés de pensée. Mais il n’est pas non plus impossible que ces divers réseaux de sociabilité aient été également des débouchés commerciaux non négligeables. Il est vrai que l’une des qualités premières de notre marchand, comme de tout homme d’affaires en général, est sa facilité d’adaptation, tant aux situations parfois troublées politiquement qu’à l’évolution des modes et des goûts tout au long de sa carrière. Durant l’Ancien Régime, il propose à la vente divers ouvrages ou estampes faisant l’apologie de la monarchie ; plus tard, c’est au tour des ouvrages des philosophes des Lumières, qu’il se procure par le canal des éditeurs suisses ; au moment de la vogue commerciale du papier peint, aux alentours des années 1780, notre marchand est toujours au fait des dernières innovations et tendances. Pour cela, M. Fontanel use de toutes ses ressources et de toutes ses relations. Une lettre du peintre Pieter Joseph Sauvage fait référence à cet aspect particulier et à cette capacité de Fontanel de trouver tout et n’importe quoi :
Je suis bien mortifié de ne pas faire votre affaire ; si je puis découvrir quelque chose à cet égard, vous le saurez tout de suite. Pour vos papiers ordinaires, et même du joli, il y a une manufacture nouvelle, rue de Seine, à côté du jardin du Roi. C’est un Hollandais de ma connaissance, et ami de M. Spandonck, nommé Wemex, si vous vouliez en essayer, vous me le manderez, pour la promptitude je l’ai toujours fait employer avec plaisir. Je suis pour la vie, Monsieur, votre ami14.
18Enfin, durant la période révolutionnaire, il approvisionne son fonds de commerce en divers emblèmes, et propose à la souscription des Tableaux de la Révolution françoise, dessinés et gravés en couleurs, avec un texte15.
19Abraham Fontanel fait partie de ces hommes entreprenants et ouverts qui, empreints des idéaux des Lumières, ont su s’adapter et se faire une place au sein de la société. Sa personnalité reste néanmoins encore ambiguë. Était-ce un philanthrope désintéressé ou bien un commerçant sans scrupules ? En tout état de cause, cette évocation des multiples talents de M. Fontanel propose une vision très différente de l’image traditionnelle sur laquelle les érudits locaux s’étaient accordés. Au-delà de son action au sein de la Société des beaux-arts, il faut le compter au rang des plus fameux érudits et collectionneurs. Il faut souligner pour finir combien ce personnage, à la fois mystérieux et attachant, a su rendre l’art plus accessible à une population languedocienne éloignée de la capitale. Ses qualités et ses compétences ont été d’une importance capitale pour le développement de l’enseignement artistique, mais aussi de la vie culturelle en général. Abraham Fontanel a su transmettre son goût et ses connaissances à ses enfants qui, en conservant une partie des plus belles pièces de sa collection, ont permis leur passage ultérieur dans les collections de la ville de Montpellier. Sans être natif de cette ville, Abraham Fontanel a su y laisser une empreinte indélébile, digne d’être connue et reconnue à sa juste valeur.
Notes de bas de page
1 En particulier Jean Claparède, « Abraham Fontanel et la Société des Beaux-Arts de Montpellier (1779-1787) », Bulletin de l’Académie des Sciences et des Belles Lettres de Montpellier, n° 78-81, 1948-1951 ; Id., « La vie du Musée Fabre de Montpellier », Annales de l’Université de Montpellier et du Languedoc Méditerranée-Roussillon, t. II, n° 3-4, 1944.
2 Archives départementales de la Lozère [désormais : AD Lozère], EDT 095 GG, art. 62.
3 Sur la formation des marchands d’art au xviiie siècle, voir Krzysztof Pomian, « Marchands, connaisseurs, curieux à Paris au xviiie siècle », Revue de l’Art, n° 43, 1979, p. 30-32 : « Les marchands, quand ils n’héritaient pas d’une longue tradition familiale, se préparaient pendant des années à l’exercice de leur métier. D’autre part, dans la plupart des cas, les marchands ont une formation de peintre ou du moins de graveur, qui, même si elle ne leur permettait pas de laisser une œuvre, suffisait pour orienter le regard vers la manière de la touche. Et, enfin, les marchands voyageaient. »
4 Mémoires et journal de Jean Georges Wille graveur du Roi, publiés par Georges Duplessis, Paris, Veuve J. Renouard, 1857.
5 Bibliothèque publique et universitaire de Neuchâtel, Fonds de la Société Typographique, ms. 1153.
6 AD Puy-de-Dôme, C 1734. Avec la mention « À Mende chez Abraham Fontanel ».
7 Bibliothèque municipale de Montpellier, ms. 198 (4).
8 À ce propos, voir Christine Velut, Décors de papier : production, commercialisation et usages des papiers peints à Paris, 1750-1820, thèse de doctorat, Paris-I, 2001. Jean-Baptiste Réveillon fut rapidement considéré comme le meilleur fabricant de papier peint de Paris, tant par ses dessins que par sa maîtrise technique. Il obtient le privilège de « Manufacture Royale » le 15 juillet 1783. L’année 1789 est moins glorieuse pour le papetier dont la Folie-Titon est pillée par des émeutiers le 28 avril. En 1791, il cède sa manufacture à Pierre Jacquemart et Eugène Bénard. Voir Georges Rudé, La foule dans la Révolution française, Paris, Maspero, 1982.
9 AD Hérault, 5 E 65, Répertoire des Pénitents Bleus ; voir Guilhem Segondy, Un microcosme de la société montpelliéraine : la Confrérie des Pénitents Bleus de 1746 à 1791, mémoire de maîtrise d’histoire moderne, sous la direction de M. Fouilleron, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2000.
10 AD Hérault, L 2495 ; voir aussi Dominique Larédo, « Un mémoire inédit d’Abraham Fontanel », Bulletin historique de la ville de Montpellier, n° 9, 1988, p. 5-10.
11 Voir la reproduction du catalogue de 1779 dans Henri Stein, La Société des Beaux-Arts de Montpellier (1779-1789), Paris, s.n., 1913 (extrait des Archives de l’Art français. Mélanges Lemonnier, t. VII, 1913).
12 Louis Millin, Voyage dans les départemens du Midi de la France, t. IV, Paris, Imprimerie Impériale, 1811, p. 315.
13 Voir Alain Chevalier, « La collection Boussairolles : goût et commerce à Montpellier sous le Consulat et l’Empire », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, année 1994, p. 169-191, ainsi que sa contribution dans ce volume.
14 Cité dans Edmond de Goncourt, La maison d’un artiste, Paris, Charpentier, 1881, p. 282-283.
15 À ce propos, voir Alain Chevalier, Claudette Hould, Les « tableaux historiques de la Révolution française » : journal d’exposition [journal de l’exposition La Révolution par la gravure : les « tableaux historiques de la Révolution française », une entreprise éditoriale d’information et sa diffusion en Europe (1791-1817), Vizille, Musée de la Révolution française, 21 juin-4 novembre 2002], Vizille, Musée de la Révolution française, 2002.
Auteur
Université Montpellier III
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