Les curiosités d’Esprit Calvet
p. 133-141
Texte intégral
1Indissociablement, Calvet est médecin, Calvet est collectionneur. Dans la Vie de l’auteur, écrite par lui-même, où il parle de lui à la troisième personne, il dresse son propre portrait : le portrait en pied d’un médecin, au service de sa ville, Avignon, au service du pauvre et du bien public1. Cela ne correspond pas à l’image en miettes que les contemporains ont eue de lui : « physicien, médecin, mathématicien, antiquaire, académicien : je m’y perds, et prennés garde de ne pas vous y perdre vous même », lui écrit Possiam, médecin à Vaison, en 17632.
2L’image autoproclamée du médecin serviable s’est effacée, alors que demeure le musée éponyme, institution unique en France, fondé par Calvet pour être une bibliothèque, devenu aussi musée d’art, d’archéologie, d’histoire naturelle. Sans doute, en jouant au médecin serviable, Calvet prend-il une pose convenue, peut-être habituelle dans la République des Lettres, celle en tout cas qui lui permet de justifier de son utilité sociale. Ne serait-il pas de mauvais ton de mettre en avant le collectionneur, avec tout ce qui le connote péjorativement, le plaisir, la passion, la joie de la connaissance, toutes ces choses égoïstes que La Bruyère – et d’autres avant lui – avait déjà dénoncées3 ?
3La figure du médecin républicain des Lettres est loin d’être rare. Calvet a eu 293 correspondants durant ses « trente glorieuses » (1760-1790) : parmi eux, on compte cinquante-cinq médecins, deux apothicaires et un étudiant en médecine. Le réseau d’amitiés médicales tissé par Calvet est un réseau solide où, paradoxalement, les origines professionnelles comptent peu. Ces messieurs, dans leurs lettres, parlent très peu de médecine. Ce qui les réunit est d’une autre nature : goût des curiosités, des monuments, des belles-lettres. Plus un je ne sais quoi d’indéfinissable qui se dégage de cette correspondance passive, peut-être un certain charisme de Calvet. Pour rendre compte de la force de ses « liaisons », un correspondant file la métaphore médicale, utilisant les vieux ressorts de la physique aristotélicienne : « votre patriarche Hippocrate n’a point donné de recette pour résister à l’attrait de la sympathie ».
4Quels rapports médecine et collection entretenaient-elles ? Existe-t-il entre ces deux activités des liens consubstantiels, ou des liaisons subtiles, des affinités secrètes ? Pour tenter de démêler cette question, je m’appuierai essentiellement sur la correspondance de Calvet, en le prenant au mot : « les hommes, disait-il, se peignent plus fidellement dans leurs lettres ». Comme un cas particulier – celui de Calvet – ne fait pas une épidémiologie, et ne peut rendre compte à lui seul de cette épidémie de médecins atteints du virus de la collection, je me référerai aussi aux confrères présents dans sa correspondance. En effet, dans deux des volumes de lettres conservés à la bibliothèque d’Avignon, on retrouve la quasi-totalité des cinquante-cinq correspondants médecins, à une exception notable, celle d’Achard, dont la correspondance est assez volumineuse pour faire l’objet d’un volume à part4.
5En essayant d’isoler certains des facteurs qui peuvent faire le lien entre médecine et collection, j’examinerai successivement le problème du temps, la foi dans la science médicale, l’investissement dans la recherche, et enfin la liaison entre médecine et histoire naturelle.
Le temps
6Le travail est-il un moteur, ou au contraire un frein pour la collection ? Vieille question de l’otium et du negotium, posée ici à nouveaux frais par Achard, le Marseillais :
Je combats depuis quelque tems entre l’idée de quitter l’exercice de notre profession et celle de la poursuivre. Mille choses m’arrêtent : mon goût m’éloigne d’auprès les malades, je cours avec avidité les montagnes et la minéralogie est devenue ma passion favorite5.
7Achard a 36 ans, et il témoigne d’une tension forte. Pour être collectionneur, faut-il dépouiller le médecin ? Pour Calvet, la réponse est non : « Hippocrate eut mon temps, et Pline mes loisirs ». Ainsi caresse-t-il rétrospectivement l’idée d’un partage classique, bien connu, entre le métier et la collection, sans complémentarité, mais sans concurrence. Il se présente comme l’homme capable de s’adonner à ses recherches en antiquités « sans que la médecine en souffr[î]t6 ».
8La formule est belle, mais ce n’est qu’une formule. De quelle médecine s’agit-il ? De la pratique au chevet des patients ou de la médecine hospitalière, comme médecin-chef à l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon ? De l’enseignement à l’université ? De la recherche ? Calvet a exercé tous ces aspects de la médecine, puis il a dû choisir, faire des sacrifices professionnels.
9Dans son récit de vie, une phrase interroge : « des circonstances inopinées l’attachèrent pour le reste de ses jours aux monumens d’histoire naturelle et d’antiquité7 ». On a beaucoup glosé sur ces circonstances inopinées et énigmatiques ; beaucoup y ont vu une crise sentimentale. Le célibat, imposé ou non, joue plutôt en faveur de la collection. J’y ajouterais des circonstances professionnelles. L’année 1763 marque l’abandon de sa chaire : il ne peut plus cumuler ses responsabilités à la faculté avec l’augmentation de sa pratique privée. C’est ce qu’il affirme en partant de l’université et réaffirme plus tard dans sa biographie. Au cours du mois de décembre 1773, il traite quarante patients. Ce qu’il ne dit pas, c’est que le contexte universitaire avignonnais l’y pousse : malgré (ou plutôt en raison de) un taux d’échec quasi nul, les étudiants se font rares. Certains se dirigent vers Montpellier, les autres qui ne savent même pas le latin vont prendre leurs grades à Orange, où l’obtention du doctorat est encore plus facile. Il a sans doute fait le bon choix : l’université est le maillon faible, celui qui ne lui rapporte rien, en termes de notoriété. À 44 ans, Calvet abandonne donc tout un pan de son activité professionnelle. C’est alors qu’il se consacre à sa correspondance et à ses collections. Il a encore quarante ans à vivre.
10Cet itinéraire n’est pas tout à fait celui de la plupart de ses correspondants. Beaucoup ont un profil plus proche de celui d’Achard : une carrière commencée assez tard, vers 30 ans, interrompue volontairement assez tôt, vers 50 ans, qui les installe dans une situation de retraite précoce et active. Ainsi, dans une lettre qu’il lui adresse en 1765, Louis Bret annonce à son ami avignonnais l’abandon de la pratique. Il a alors 53 ans8.
Le pessimisme médical
11N’imaginons pas des préretraites heureuses : c’est aussi un renoncement douloureux marqué par le pessimisme médical, parfaitement illustré par la lettre adressée à Calvet par Louis Bret :
En effet, Monsieur, soyons de bonne foi : Rien n’est si beau sans doute que l’étude de la médecine bornée à la simple curiosité : absolument nécessaire au phisicien et au naturaliste, je la crois encore si utile a chaque homme en particulier pour son usage personnel, qu’on devroit à mon avis la faire entrer toujours dans le plan d’une bonne éducation. Toutefois son mérite à ce dernier égard n’est pas illimité, il consiste uniquement à prévenir les maladies : s’agit-il de les guérir quand elles arrivent, la plus grande sagacité demeure alors en proie à de cruelles incertitudes, et souvent à de plus tristes méprises […]. L’on voit tous les jours dans leurs propres maladies les médecins les plus expérimentés avoir recours à d’autres.
Or, Monsieur, si l’observation la plus éclairée, si l’attention la plus soutenue dans tout le cours d’une longue vie, si l’intérêt le plus jaloux à épier cette nature qui habite avec nous et dans nous-mêmes, n’ont pu mettre presque personne en état de percer le voile épais derrière lequel elle travaille sourdement : si malgré la facilité qu’une infinité d’épreuves en tout genre donnent à chacun de nous pour connoître les vrais rapports des aliments et des remèdes divers avec son tempérament ; les plus habiles avoient encore tant de peine a déterminer le leur avec précision ; parce que chaque jour nous en crée pour ainsi dire un nouveau, et que d’ailleurs il s’en faut bien qu’on ne connoisse a fond les propriétés internes de tout ce qui entre dans notre corps. S’il est encore vrai de dire que quand les Lumières de l’expérience et de la raison parfaitement épurées nous metroient en état de voir clair dans tout ce mécanisme de la nature, inutilement voudrions nous y assortir un plan de vie, parce que ce plan qui contrarient souvent nos goûts et nos passions, nous n’aurions jamais assez de forces pour le suivre constamment, et que la moindre erreur en ce genre seroit peut être une faute capitale ; Sans vouloir remanier ici tous les lieux communs qu’on a coutume de faire valoir contre la médecine, ne suis-je pas en droit de conclure que c’est une insigne témérité que de vouloir traiter les maladies des autres, quand on a si peu d’empire sur les siennes propres ?
12Cet aveu d’impuissance a quelque chose de poignant. Je savais que la médecine était en situation d’échec thérapeutique. Je n’avais pas saisi combien cet échec pouvait être vécu comme un échec personnel. Pour des hommes ouverts aux Lumières, qui aiment comprendre – Bret le dit –, la situation est amère. La collection est un bon antidote : on cherche aussi, mais on trouve.
13De ce découragement individuel faut-il faire une généralité, et comme un ressort pour la collection ? Calvet partage le point de vue de Bret. Selon ses dires, le médecin ne fait qu’amuser le malade, en attendant que la nature l’ait guéri. Dès le début de sa carrière, il est partisan d’une médecine expectante. Il soigne certes, mais en privilégiant des médications douces, basées sur un régime blanc. En 1762, il prescrit souvent du bouillon de tortue, de l’eau de poulet. C’est léger, c’est blanc, et si cela ne fait pas de bien… Ainsi soigne-t-il M. d’Agde de sa « maladie de nerfs ». À Calvière il prescrit le lait d’ânesse9. Dans l’efficacité thérapeutique, il attribue une grande importance à la réaction du malade, à sa faculté de combattre la maladie, bref à ce qu’il appelle les pouvoirs de l’imagination10. D’où son insistance, quand il énumère les devoirs du médecin, sur le vêtement qu’il doit porter pour impressionner favorablement le malade : jamais, bien sûr, de tenue de couleur noire ! Il essaye, il est vrai, à l’hôpital des méthodes totalement inédites comme l’électricité. Mais sa nature sceptique fait que lorsque la méthode réussit, lorsque par exemple il rétablit un paralysé, il attribue la guérison à la puissance de l’imagination. Les échecs – qui sont de loin les plus nombreux – le confortent dans son scepticisme : « Il y a environ 32 ans que mon illustre ami M. de Sauvages me sollicita de multiplier les expériences électriques sur les membres paralysés. Il ambitionnait d’appuyer sa théorie… je ne peux vous dissimuler monsieur, que les expériences que je fis à Montpellier, et ici, n’ont amené aucune guérison », écrit-il à l’Académie de médecine11.
14Désabusé, il ne croit plus à l’intervention du médecin. On l’appelle au chevet d’un mourant : « je fus appelé tard… mais il y a lieu de croire que mes soins auraient été aussi infructueux12 ». Dans l’intimité de ses lettres, le docteur Calvet ne ressemble pas au personnage de son autobiographie. Il est partisan de médecine expectante, moitié par conviction hippocratique, moitié par une sorte de fatalisme, de consentement à l’inexplicable. L’avantage de cette médecine – d’observation, de chevet –, c’est qu’elle n’exige pas de grands investissements intellectuels, elle laisse l’esprit libre pour d’autres curiosités.
La recherche médicale
15Avec un seul de ses correspondants, Calvet entretient une correspondance de nature purement médicale : c’est Vicq d’Azyr, secrétaire perpétuel de la Société royale de médecine, à laquelle Calvet fut associé dès sa fondation en 1776. À Avignon, on conserve les lettres reçues par Calvet. À Paris, dans les fonds de l’Académie de médecine, se trouvent celles qu’il a envoyées : précieux dépôt, où l’on peut enfin lire de la main de Calvet autre chose que des gloses ou des apostilles rédigées à la va-vite en marge des lettres reçues. La déception est à la mesure de l’attente. Calvet écrit peu – treize lettres à l’illustre compagnie en onze ans, dont deux sont consacrées à appuyer la candidature comme correspondant de l’Académie d’un Avignonnais, Bonhomme, dont on sait peu de chose, sinon qu’il a été l’élève de Calvet. Parmi l’ensemble des mémoires envoyés à la compagnie, les siens brillent par leur brièveté. En septembre 1778, il écrit à Vicq d’Azyr pour se plaindre de l’obligation de produire un rapport annuel ; il considère cet exercice comme une perte de temps. On lui demande de rendre compte des maladies régnantes, c’est-à-dire des pathologies les plus communes à Avignon : cela ne le passionne guère.
16Dans sa pratique hospitalière, il ne s’intéresse pas aux maladies populaires. Selon Laurence Brockliss, cette indifférence tient du mépris social13. Calvet n’est pas ce pré-épidémiologiste que la Société royale de médecine désire, pour deux autres raisons. D’une part, il ne partage pas la foi néo-hippocratique de ses contemporains. L’influence du climat, de l’air ? Il n’y croit qu’à moitié. S’agissant d’une épidémie qu’il décrit à Villeneuve-lès-Avignon, il esquisse une étiologie où figurent en cause première « les remuements de terre qu’on a faits pour la chaussée près du lieu », l’air venant en sixième et dernière position. Il en va de même pour tous ses diagnostics : il croit plus aux influences telluriques qu’au climat, et aux maladies de misère. Il ne se trompe pas14. À Villeneuve, il souligne que ce sont les quartiers les plus pauvres qui sont touchés. Ce sceptique doute des nouvelles méthodes thérapeutiques que la Société royale de médecine veut propager, comme ce nouveau traitement contre le cancer qu’il inaugure à Sainte-Marthe en acceptant de soigner Toinette Ricard avec une concoction de lézards frais. Il doute de l’efficacité de cette médecine métaphorique. La suite lui donne raison.
17Mais il y a autre chose, comme un trait de sa curiosité. Sa curiosité médicale le pousse à s’intéresser à des maladies non contagieuses, mais spectaculaires : le cancer, l’épilepsie, la paralysie. Elle est au fond très tératologique, elle le porte tout entier vers l’étrange, l’exceptionnel, le rare. Les maladies communes, au fond, l’interrogent peu. À l’hôpital, il se réserve les cas désespérés ou les maladies orphelines, comme une colique du Poitou : « J’ay traité à l’hôpital dans le mois d’octobre [1778] une colique de Poitou parfaitement caractérisée ; cette maladie est très rare ici, je ne l’ai vue que deux fois. » Citons aussi des spina-bifida – dont celle du petit-fils de Calvière –, des accouchements difficiles et des malformations congénitales, dont il décrit trois cas – l’« ouverture » des petits cadavres ne lui a pas permis de « se procurer des lumières » sur les causes de ces malformations…
18Dans le médecin, on décèle le collectionneur : que ce soit pour une pièce de monnaie, un fossile ou un cas médical, il est attiré par le spécimen rare et l’unique. Les recherches médicales ne passionnent pas Esprit Calvet. Il s’en excuse presque auprès de Vicq :
Je m’étois procuré depuis longtemps les mémoires de la Société royale de médecine, mais occupé des travaux de mon état ou dissipé par des amusemens littéraires, j’avois différé de chercher à m’instruire dans cet ouvrage important15…
19Excuse facile ? Dans son récit autobiographique, il juge les mémoires de la Société « immenses et fades ». Seule l’Antiquité a du sel, et les médailles sont épicées.
Les liens avec l’histoire naturelle
20Sur ses cinquante-cinq correspondants médecins, dix-neuf partagent le goût de l’histoire naturelle, sept celui de la numismatique, deux celui de la statuaire16. La distribution est logique. On sait que l’étude de l’histoire naturelle, de la botanique en particulier, fait partie intégrante de la formation et de la recherche médicales. Le cabinet du médecin se double « naturellement » d’un autre cabinet, celui d’histoire naturelle.
21Le médecin naturaliste est une figure répandue dans le Midi des Lumières : Michel Darluc, Achard, tous deux correspondants de Calvet, en sont des exemples illustres. Ils sont d’autant plus précieux (pour nous historiens du xxie siècle) que leur goût à courir la montagne pour herboriser ou ramasser des insectes les entraîne dans des chemins de traverse. Les uns, comme Darluc, collectionnent aussi les faits et les mœurs – entrant par là dans la catégorie de ceux que Michel Vovelle appelait les primitifs de l’ethnographie –, les autres, comme Boissier de Sauvages en Cévennes, plus tard le docteur Honnorat à Digne, en collectionnant les plantes collectionnent les mots vernaculaires, cherchent leurs équivalents latins puis finalement les traduisent : la collection mène au dictionnaire.
22Or de ces médecins naturalistes, Calvet se distingue totalement. Il est notoire que sa dilection le porte plus du côté des artefacts humains, médailles ou antiquités égyptiennes. Il ne faut pas le prendre au pied de la lettre quand il dit : « Pline eut mes loisirs ». On sait qu’à Paris, durant ce séjour initiatique qui l’a tant marqué, il a fréquenté deux savants : Barthélemy, conservateur des médailles, et Réaumur. Finalement, c’est vers Barthélemy que vont ses préférences. Barthélemy est son inspirateur, et Caylus son modèle. Brockliss donne comme preuve de ses préférences les chiffres comparés des achats de collections. Entre 1767 et 1808, il dépense, nominalement, 17 250 livres pour ses différentes collections et ses livres, mais seulement 255 livres pour les curiosités d’histoire naturelle17. Ici ce n’est pas le montant, sujet à caution, qu’il faut retenir, mais le rapport : il est de 1 pour 3718.
23Plusieurs facteurs – des raisons personnelles ou objectives – peuvent éclairer ces choix de collection. D’abord, c’est un sédentaire invétéré. Guérin a souligné ce qu’il appelait, euphémiquement, son peu de goût pour l’effort physique19. On lui a signalé, à Laudun, sur une hauteur qui domine le village, une inscription contenant « des mots extraordinaires ».
Je vous avoue, Monsieur, écrit Calvet à Caylus, que malgré d’aussi belles espérances, j’eus d’abord quelque peine à me déterminer à cette escalade ; le soleil était brulant, et il faloit grimper pendant trois quarts d’heure ; ces considérations affectent un médecin ; cependant l’amour de l’Antiquité l’emporta : je pris un guide et après bien des fatigues, je parvins au sommet de la montagne20.
24Ici, l’amour des antiquités et le désir de plaire à Caylus l’emportent. Mais c’est un effort qu’il ne consent jamais pour les autres curiosités. Constantin lui écrit :
La partie sur le mont Ventoux est pour moi un fait mémorable, je m’en réjouirais bien plus si vous eussiez augmenté notre nombre. De retour du Ventoux et après votre diné, il y avoit plaisir d’entendre madame de Sade conférer avec M. le chevalier de Lamanon sur l’Histoire naturelle21.
25On a du mal à comprendre pourquoi Calvet a « raté » cette partie : l’ascension du Ventoux est bien un must pour tout républicain des Lettres, depuis Pétrarque. Et puis quelle savante (Lamanon) et agréable (Mme de Sade) compagnie ! Calvet a produit une étude « sur la nature du rocher qui forme le mont Ventoux », démontrant sa nature calcaire. Mais fidèle à ses habitudes sédentaires, il n’y est jamais allé. C’est un médecin de ses relations, le docteur Vicary, qui lui fournit le rapport descriptif et les échantillons minéraux, qu’il examine en 1773. Son réseau de rabatteurs le dispense d’effort physique. Décidément, ni Constantin, auteur de cette lettre, ni Achard, pourtant les amis les plus fidèles et les plus constants (combien de lettres à eux deux !), n’ont pu convertir le médecin aux joies de « courir la montagne ». Or, si l’antiquaire peut être homme de cabinet, le naturaliste doit être aussi homme de terrain.
26Les conditions de conservation ont joué un rôle dans ses choix. Wagner, naturaliste de Bayreuth, médecin du Margrave, écrit en 1762 :
J’ai oublié de vous dire de ne plus m’envoyer des oiseaux empaiés puisque tous les frais de transport sont perdus et ils ne se conservent point. Ceux que vous m’avies envoyé etoient pleins de teignes et de la vermine et ils m’ont infecte toute la maison. C’est par cette raison que je ne conserve que les têtes et les pieds des differens oiseaux lesquels j’enferme dans des verres bien bouchés. Si vous voules donc m’envoyer les têtes et les pieds d’un pluvier doré, d’un ortolan […], je les mettrai parmi ma collection22.
27Difficultés de transport, difficulté de conservation : ce sont là des données dont Calvet tient compte :
Mon cabinet d’histoire naturelle n’est composé que de corps qu’on peut conserver avec facilité, j’en exclus, pour cette raison, les animaux et les végétaux. Les coraux, les madrépores, les coquilles, les fossiles propres et accidentels sont les seuls objets qui forment ma collection23.
28À la date où cette lettre est écrite (1773), Calvet s’est départi de ses collections d’insectes, de papillons, d’oiseaux empaillés, et les a dispersées aux quatre coins de l’Europe : à Lyon, à Palerme, à Copenhague et à Bayreuth.
29En matière d’histoire naturelle, son intérêt n’est pas complètement nul : il est sélectif. Si Esprit Calvet ne s’intéresse ni à la botanique ni à la zoologie, il collectionne les coquillages, et surtout les fossiles. Pour la recherche des fossiles, il se déplace. Il a deux terrains de chasse (gardée ?), un à Uchaux, l’autre à Roquemaure, deux gisements où il s’approvisionne à bon compte. En fait, sa curiosité le porte vers des organismes fossiles, et non pas des organismes vivants. C’est l’homme des vestiges.
30Il y a dans la curiosité naturaliste de notre homme un double mouvement : d’une part son attrait pour la beauté du mort ; de l’autre son désintérêt pour la botanique. Ce n’est pas chez lui un dégoût spontané, mais un dégoût acquis, fruit d’une réflexion scientifique vraie. Elle se décèle dans cette lettre de 1790, où Calvet discourt sur la valeur des disciplines. Il dit en substance : la botanique n’est pas une vraie science, mais seulement une « liste des dénominations », et les recherches taxonomiques qui passionnent le siècle n’ont, à ses yeux, aucun intérêt. Botaniser est un vice solitaire, antisocial, sans grande utilité médicale puisque la pharmacopée ne roule que sur une centaine de plantes. La chimie est de plus grande utilité. Mais seuls des riches, comme Lavoisier, peuvent s’y adonner. Si la botanique n’a que peu de valeur à ses yeux, en revanche la minéralogie et la chimie en ont. La vieille liaison entre physique et histoire naturelle, il la jette aux orties. Il est simplement moderne.
31Calvet a cultivé deux images contradictoires. À Vicq, il se présente comme le médecin trop accaparé par sa passion, et vaguement détourné de sa profession. Face à la postérité avignonnaise, il se veut le médecin exemplaire. Dans les deux postures, il semble opposer un rôle à l’autre, mettre en concurrence schizophrénique les deux parts de sa vie. On peut avoir de lui une autre image, une autre représentation. C’est un médecin des Lumières, mais un médecin lucide, qui ne partage ni l’optimisme ni les modes médicales de son temps. Les impasses de la réflexion médicale du xviiie ne sont pas pour rien dans sa passion pour les collections.
32Chez lui, profession et passion se sont conjuguées en termes peut-être conflictuels du point de vue du temps ou de l’argent. Mais intellectuellement, je vois une belle continuité. On retrouve le curieux dans le médecin. On retrouve le médecin dans le collectionneur, alors même qu’il se détourne de l’histoire naturelle, c’est-à-dire du lien le plus consubstantiel qu’on puisse imaginer entre le médecin et le collectionneur. À lire la vaste correspondance de Calvet, on est d’abord saisi par son encyclopédisme, on le croit guetté par l’éclectisme et la dispersion. Et finalement, c’est l’unité de l’homme que l’on trouve.
Notes de bas de page
1 Bibliothèque municipale, Avignon [désormais : BMA], ms. 2349, Vie de l’auteur écrite par luy-même.
2 BMA, ms. 2353.
3 Jean Céard et al., La curiosité à la Renaissance, Paris, SEDES, 1986, p. 14-15. Les Encyclopédistes n’approuvaient pas plus la curiosité : Calvière y fait allusion dans une de ses lettres à Calvet.
4 La correspondance de Calvet comprend quelque 4 000 lettres en 21 volumes. Je m’appuie ici sur deux volumes essentiellement : BMA, ms. 2352 et ms. 2353 (Correspondance médicale, historique et scientifique d’Esprit Calvet), et sur l’excellent travail de Camille Piétri, Correspondre, communiquer, collectionner. Étude du réseau épistolaire d’Esprit Calvet, mémoire de maîtrise, Université d’Avignon, 2 vol., 1998-1999.
5 BMA, ms. 2368, fol. 197-198, Achard à Calvet, 23 octobre 1787.
6 BMA, ms. 2349, Vie de l’auteur écrite par luy-même.
7 Ibid.
8 BMA, ms. 2353, fol. 1-5.
9 BMA, ms. 2356, fol. 40-42.
10 Si l’on doit rattacher Calvet à une école médicale, c’est de l’école « animaliste » qu’il relève. Cette école, qui accorde une place prééminente au rôle de l’âme, a été fondée par son professeur et maître à penser, Boissier de Sauvages, le frère du naturaliste.
11 Bibliothèque de l’Académie de médecine, archives de la Société royale de médecine 122, dossier 13, lettre du 17 février 1780.
12 Ibid., lettre du 11 décembre 1781.
13 Laurence W. Brockliss, Calvet’s Web. Enlightenment and the Republic of Letters in Eighteenth-Century France, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 156.
14 L’épidémie de Villeneuve est une malaria liée au creusement de zones marécageuses.
15 Bibliothèque de l’Académie de médecine, archives de la Société royale de médecine 122, dossier 13, lettre du 12 octobre 1783.
16 C. Piétri, Correspondre, communiquer, collectionner…, op. cit., p. 30-31.
17 L. W. B. Brockliss, Calvet’s Web…, op. cit., p. 251.
18 Selon moi, la démonstration n’est pas totalement recevable : un fossile, un coquillage des Martigues coûte moins cher que n’importe quelle pièce de monnaie romaine.
19 J. X. B. Guérin, Vie d’Esprit Calvet, suivie d’une notice sur ses ouvrages et sur les objets les plus curieux que renferme le Museum dont il est le fondateur, Avignon, Seguin aîné, 1825.
20 J. Girard, « Esprit Calvet, naturaliste », Bulletin de la Société d’étude des sciences naturelles de Vaucluse, 3, 1935, p. 47.
21 BMA, ms. 2350, fol. 119-120.
22 BMA, ms. 2359, fol. 1-2.
23 Cité par J. Girard, « Esprit Calvet, naturaliste », art. cit., p. 47.
Auteur
Aix Marseille Univ, CNRS, TELEMME, Aix-en-Provence, France
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