Ressources marines et économie de subsistance
La « communauté » des gourdiecs à Belle-Île-en-mer au xviiie siècle, une population marginalisée ?
p. 89-101
Texte intégral
1La pluriactivité des sociétés littorales d’Ancien Régime a fait l’objet de divers travaux depuis une vingtaine d’années qui nous ont éclairés tant sur la polyvalence et l’adaptation professionnelle des gens de mer que sur les articulations entre l’agriculture et la pêche en zone côtière1. Les réflexions ont principalement porté sur les pratiques et sur leurs intégrations économiques et sociales permettant d’entrevoir les logiques de subsistances des sociétés du rivage. Pour compléter ces études, il semble intéressant aujourd’hui de renverser la perspective en partant de la nature même des ressources marines prélevées et notamment toutes celles qui ne participèrent pas du grand commerce du poisson2.
2Belle-Île-en-Mer offre à cet égard un terrain d’enquête pertinent. En effet, dans la première moitié du xviiie siècle, elle est surtout connue comme le principal pôle de pêche à la sardine du royaume de France, employant au plus fort de son activité près de 200 chaloupes et 700 à 800 îliens. Cette production est essentiellement destinée à l’exportation vers les provinces bordurières du golfe de Gascogne, vers la Provence et le Languedoc, mais aussi vers l’Espagne et le Portugal3. Les produits issus de cette pêche saisonnière assurent à la plupart des exploitations agricoles des compléments de revenus indispensables pour équilibrer les comptes d’exploitation4.
3C’est en nous intéressant plus particulièrement aux autres ressources marines collectées que nous nous sommes penchés sur un groupe d’îliens, plus connus au xviiie siècle sous le nom de gourdiecs5. Ce terme désigne une frange particulière de la population insulaire, exerçant ce que l’on pourrait qualifier une « polyactivité quotidienne de subsistance » au sein de laquelle la pêche à pied et les ressources de la mer semblent jouer un rôle essentiel. Ni vraiment paysans, ni totalement marins, ce groupe de précaires cultive une certaine forme de liberté dans une île où les activités agricoles occupent alors près d’un chef de famille sur deux contre 20 % de gens de mer. Quelques années après l’occupation militaire de la place par les Anglais, cette forme relative de liberté est mal perçue par les États de Bretagne, chargés de mettre en œuvre une grande réforme agraire afin d’attacher à la terre les Bellîlois pour mieux maintenir un peuplement stratégique. En spéculant sur l’afféagement6, concédant aux paysans des droits sur les exploitations, la Province entend ainsi stimuler l’initiative individuelle pour relancer une agriculture dévastée par les guerres du règne de Louis XV. Or, à la veille de cette grande réforme, 55 chefs de famille continuent à se déclarer comme gourdiecs poussant, au printemps 1766, les commissaires des États de Bretagne à réclamer leur exclusion. C’est en ces termes pathétiques que le recteur de Bangor traduit alors le désarroi de ces îliens7 :
[…] C’est nous réduire à l’état d’une colonie ou d’une troupe de mendiants qui va se répandre dans la grande terre. C’est aussi nous réduire dans la dernière misère et la plus extrême désolation sous de vains prétextes, et par de pures calomnies et les plus fausses allégations et représentations ; on nous a représenté comme des rebelles. Nous ne l’avons jamais été […]
4Par suite, nous souhaitons nous interroger sur la place des ressources de la mer dans le modèle de subsistance de ces habitants. En quoi les pratiques de la pêche à pied seraient susceptibles de les marginaliser ? Dans une île où nous estimons qu’un habitant sur deux vit dans la misère au xviiie siècle, cette question doit aussi être formulée en termes d’adaptation aux difficultés économiques8. Par ailleurs, si l’administration stigmatise les gourdiecs aux lendemains de la guerre de Sept Ans, qu’en est-il du regard des autres îliens sur leurs concitoyens ?
Rappels sur les pratiques et sur la figure du pêcheur à pied au xviiie siècle
5Au début du xviiie siècle, dans son enquête sur « les pesches du poisson de mer », François le Masson du Parc observe trois types de pratiques côtières qui avaient été distinguées quelques décennies plus tôt par l’ordonnance de la Marine de 1681. Comme le rappelle Gérard Le Bouëdec dans ses travaux sur l’estran, l’administration différencie ainsi :
les pêches de proximité ne nécessitant pas d’embarcation, effectuées avec quelques outils rudimentaires sur l’espace côtier immédiat ; de la pêche à pied, activité de cueillette des coquillages et des crustacés et de la collecte des ressources marines fertilisantes, tel le goémon9.
6À la fin du règne de Louis XV, Henri-Louis Duhamel du Monceau consacre le premier chapitre de la troisième section de son traité sur les pêches à celles utilisant des outils autres que les filets, abordant notamment les pratiques des pêcheurs à pied sur les côtes du royaume10. Les rivages bretons font bien évidemment l’objet de toute l’attention de ces deux inspecteurs généraux de la Marine. Ces témoignages croisés, qui se font écho à une quarantaine d’années d’intervalle, nous offrent ainsi un regard suffisamment documenté pour relever les grands traits de ces pratiques.
Caractérisation des pratiques
7C’est avant tout l’intense pénibilité des tâches qui ressort des enquêtes conduites sur les collecteurs de l’estran. La pêche des espèces vivant dans le sable, tels les coques, les couteaux ou les vers, nécessite de remuer d’importantes quantités de sédiments à l’aide de bêches, de fourches ou de crocs. Pour celles vivant à l’abri des rochers, comme les crustacés par exemple, il convient bien souvent de soulever les roches ou de les faire basculer en se servant de perches pour faire levier. Ces considérables efforts physiques ne sont bien entendu pas assurés de succès, comme le rappelle Duhamel du Monceau11 : « […] Ce métier est très fatigant et cette pêche qui se continue depuis février jusqu’à Pâques, est souvent infructueuse. Néanmoins, ceux qui la pratiquent sur les sables en tirent une partie de leur subsistance ».

Fig. 1 : Illustration des pratiques de pêche au bord des côtes d’après H.-L. Duhamel du Monceau.
8Si l’importance des efforts physiques est certes caractéristique des sociétés rurales d’avant la mécanisation, et qu’à cet égard les tâches d’un laboureur sont tout aussi harassantes, il convient néanmoins de garder à l’esprit la spécificité du milieu marin dans lequel ces travailleurs de la mer évoluent au contact permanent de l’eau froide, à la salinité corrosive (fig. 1). De cette spécificité découlent d’inéluctables empreintes sur les corps et sur la santé des pêcheurs. Ainsi, les mains sont durement sollicitées pour remuer les pierres acérées par les balanes, pour faire rouler les roches ; les pieds sont généralement à nu pour accéder aux zones de pêche, les corps sont bien souvent immergés dans les criques quand ce n’est pas les vagues qui rattrapent les pêcheurs ou autres collecteurs d’algues. Nous ne nous hasardons pas ici à l’imaginaire en évoquant les blessures aux membres, les difficultés de cicatrisation des plaies ou encore les affections respiratoires aggravées par l’épuisement des organismes.
9Les prises de risques et les mises en danger constituent une autre caractéristique majeure de ces activités du rivage, dont l’intensité varie en fonction des espèces attrapées et de leurs biotopes. Si la pêche des bivalves à marée basse ne semble guère inquiétante, le prélèvement des anatifes, qui prospèrent au pied des falaises battues par la mer, est assurément périlleux. C’est plus généralement le cas des pêches effectuées dans les criques exposées aux vagues et dont l’accès est souvent difficile. Duhamel du Monceau signale pour sa part les risques de blessures par des homards, des crabes ou des congres lors du sondage des trous d’eau à proximité des rochers et indique les techniques utilisées à l’aide de broches de fer pour s’en prémunir12. Sa narration de la pêche au filet depuis l’estran se passe quant à elle de commentaires :
[…] Dans l’amirauté de Quimper, vers la côte d’Audierne, quelques riverains de la mer vont sur les sables, à la marée montante […] comme les lames sont alors presque toujours assez élevées pour les couvrir ; quand ils voient arriver une grosse lame, ces pêcheurs s’élèvent au-dessus par le moyen de la perche qu’ils tiennent, & dont le pied est un peu enfoncé dans le sable […] Quand les pêcheurs sentent que les mulets ou d’autres poissons ont donné dans le filet, ils rapprochent leurs perches l’une de l’autre pour envelopper le poisson ; & après l’avoir retiré du filet, ils recommencent la même manœuvre tant que la marée le leur permet, se rapprochant de la côte à mesure que la mer s’élève. Ils ne cessent de pêcher que quand la hauteur d’eau les oblige de s’en aller. On pratique cette pêche depuis le mois de mai jusqu’au commencement de septembre [… ]13.
10Sans oublier qu’une partie de ces pêches est exercée la nuit à la faveur de torches pour attirer certaines espèces de poissons ou de céphalopodes…
11Enfin, dans la logique des tâches rurales en général, rappelons que ces activités de l’estran restent avant tout des pratiques collectives, permettant de répartir les efforts et les postes. La pêche au croc des coquillages, par exemple, donne la possibilité d’alterner les fonctions entre ceux qui labourent la grève et ceux qui ramassent à leur suite les animaux découverts. Ainsi, confrontées à la violence du milieu naturel dont ils tirent avec forte débauche d’énergie une partie de leur subsistance, les populations du rivage présentent une figure qu’il est possible de caractériser.
Essai sur la figure des pêcheurs à pied
12En s’appuyant notamment sur la relation de Jacques Cambry, Philippe Jacquin a proposé une synthèse éclairante sur les figures des pêcheurs à pieds :
[…] Imaginez après les fatigues des champs quel est l’état d’une femme obligée dans les nuits d’hiver, au milieu des tempêtes et des fureurs de l’Océan, dans une obscurité profonde, sur un rocher glissant, tant dans l’eau jusqu’à la moitié du corps, tantôt suspendue sur l’abîme, de saisir avec un râteau le goémon que la mer rapporte14.
13L’étude du champ sémantique semble révélatrice de ces populations littorales confrontées à la pauvreté, à la brutalité des éléments et au labeur incessant pour lutter contre la mer15. Se révèlent alors certaines caractéristiques, plus ou moins spécifiques, car au marqueur plus large de la ruralité se sur impriment ceux des zones côtières (fig. 2).
14Notons d’abord que les femmes tiennent une place importante dans ce travail de collecte des ressources, côtoyant les hommes tant sur la grève qu’à la taverne. Cambry va jusqu’à parler « […] d’une tribu qui vit comme une famille […] » pour souligner les solidarités d’un groupe confronté à la subsistance, voire à la survie.
15Constatant à la suite de Le Masson du Parc, puis de Duhamel du Monceau, les pratiques que nous venons de décrire, il dresse alors le portrait d’aventuriers, de travailleurs incessants, de personnes défiantes dotées « […] d’une candeur et d’une pureté des mœurs liée à des activités primitives de cueillettes de goémon, de coquillages… ». En précurseur du récit de voyage romantique, il s’étonne alors de « […] la facilité à s’affranchir du vêtement et à se dévoiler […] » qui révélerait l’innocence de populations primitives dont la misère inspire la compassion.

Fig. 2 : Scènes diurne et nocturne de la pêche à pied au xviiie siècle d’après H. L. Duhamel du Monceau.
16Au-delà de la misère de ces populations considérées comme archaïques par le voyageur, c’est aussi la figure naturaliste d’une certaine liberté qui émerge, les activités de collecte ne nécessitant pas d’investissements onéreux pour être pratiquées et n’imposant pas de se fixer dans le cadre d’une exploitation agricole. Certes, une partie des paysans des littoraux pratiquent la pêche à pied dans le cadre d’une pluriactivité qui a bien été étudiée ces dernières années. De même, les gens de mer possédant une embarcation pour la pêche côtière s’y adonnent aussi pour varier leurs ressources.
17Tout en pouvant nous appuyer sur les caractéristiques que nous venons d’évoquer, le groupe des gourdiecs bellîlois se distingue par une extrême pluriactivité allant des tâches agricoles de journaliers aux embarquements saisonniers pour la pêche à la sardine, sans faire le choix ni de devenir fermier ni de devenir pleinement marin. Dans ce mode d’organisation, les activités de collecte sur l’estran semblent être le support d’une économie de subsistance suffisante pour ne pas vouloir se fixer dans une activité, la grande polyvalence conférant à la fois liberté et adaptabilité relative aux aléas. Sur quelles ressources marines s’appuient-elles ?
Quelles ressources marines à Belle-Île-en-Mer ?
18La population bellîloise participe aux trois activités côtières de pêche de proximité, de pêche à pied, et de prélèvement des algues. Outre les mémoires divers produits par les fonctionnaires établis ou de passage à Belle-Île, c’est une fois encore Le Masson du Parc qui offre les meilleurs tableaux de ces pratiques effectuées depuis le rivage16 : « […] On fait encore à la coste la pesche à la ligne à la perche. Cette sorte de pesche est fort ordinaire aux riverains des costes de la Bretagne méridionale et septentrionale. Elle se fait à Belle-Isle pendant l’été, on y prend des vieilles, des mulets, des bards et autres espèces de poissons blancs ou ronds ». Signalons aussi des maquereaux, des raies, des congres, des lieux, des tacauds, des merlans, des rougets, des dorades, et plus rarement des turbos. La pêche de l’orphie paraît être plus importante encore. Pratiquée de mars à juin, elle sert à la fabrication des appâts notamment pour la pêche des congres. Elle se pratique de nuit à bord de bateaux qu’on laisse dériver :
Lorsqu’il ne fait point de vent et que les nuits sont fort obscures, on en prend quelquefois mille, douze cents, quinze cents dans une nuit. On fait la même pêche en plusieurs endroits, particulièrement à Belle-Isle. Assez souvent ils allument deux torches et les poissons se portent du côté où est la lumière. C’est aussi de ce côté là qu’on lance les fouannes et on en prend quelquefois jusqu’à dix d’un seul coup17.
19Notons qu’au milieu du xixe siècle, dans son histoire de Belle-Île, Chasle de la Touche confirme la pérennisation de ces pratiques :
L’orphie se prend à la fouine, au moyen d’un feu de paille allumé à la poupe du bateau. Les poissons plats, raies, soles, turbots, poules de mer, sont pêchés à la drague, et on prend à la ligne et au filet le maquereau. La plus importante de toutes ces pêches, celle du murène-congre, se fait à la ligne. […] Il s’en fait une énorme consommation : c’est le bœuf du pays, on l’emploie à faire d’excellentes soupes ainsi que quelques autres poissons18.
20Lors de sa visite de la paroisse de Locmaria, Le Masson du Parc décrit plus précisément les ustensiles utilisés et ajoute que « […] les plus petits servent à prendre des vieilles et autres petits poissons méprisables qui servent de nourriture à ces pauvres gens qui n’ont point d’autres filets n’y instrumens pour faire la pesche19 ». Sans désigner explicitement les gourdiecs, les procès verbaux de visites nous incitent à considérer que c’est à leur rencontre qu’il s’est porté car il n’y a pas de pêcheurs recensés dans cette paroisse et l’indigence auquel il est ici fait allusion ne peut pas être celle des paysans. En effet, ceux de Locmaria sont les plus aisés de toute l’île et ne laissent d’ailleurs aucune trace d’apparaux de pêche dans leurs inventaires après décès.
21Les archives ne nous permettent pas de quantifier la part réelle que les ressources marines, en dehors du poisson, occupent dans cette économie de subsistance. Elles en révèlent en revanche l’importance par des descriptions littéraires :
[…] Il se fait aussi une pesche à pied sur les roches et le sable à la basse eau, on y prend des huitres, des mulets, des bernics, des pousses pied ou gland de mer que les pauvres insulaires viennent recueillir sur les roches. Ils trouvent encore dans les cavités des roches des homards, des crabes, des langoustes et quelquefois des congres. […] Les pêcheurs font aussi quelquefois la pesche des huitres à la drague. L’instrument dont ils se servent n’a qu’un seul couteau. Ces huitres se consomment dans l’île20.
22Cette collecte semble concerner une partie plus large de la population bellîloise à l’occasion des grandes marées, l’inspecteur général ajoutant21 : « […] lors des basses mers des vives eaux, les riverains font encore à pieds la pesche des rocailles et coquillages. » Il précise que :
[…] Les pescheurs à pied se servent de croc emmanchés d’une perche ayant huit à dix pieds de longs […] avec cet instrument ils retournent les roches de moindre pesanteur pour y prendre les poissons qui se sont cachés dessous lorsque la mer s’est entièrement retirée […] Ceux qui font la pesche des palourdes, bigorneaux, sourdons, couteliguets et autres coquillages et des vers marins que l’on tire des vases dures et des sables, se servent d’une bèche qui ne diffère point de celle dont on se sert pour la culture des terres.
23Quelles que soient les espèces évoquées, il convient en outre de garder à l’esprit que Le Masson n’est pas exhaustif dans ces descriptions. De fait, nous pouvons élargir les ressources décrites aux crevettes, aux bouquets, aux araignées de mer, aux tourteaux, aux moules, et aux seiches dont nous trouvons encore la trace de nos jours dans l’environnement marin côtier bellîlois.
24Dans le courant du xixe siècle, Chasle de la Touche confirme dans son Histoire de Belle-Île-en-Mer, la pérennité de la pêche des crustacés, notamment à Bangor, activité qui fut déjà celle des gourdiecs au xviiie siècle. En formulant des inquiétudes sur la ressource, il signale les grandes collectes de homards et de langoustes pratiquées au début des années 184022 :
[…] il en fut pris une énorme quantité pendant deux ou trois ans, chaque semaine 1 500, 2 000 et jusqu’à 3 000 gros crustacés étaient expédiés à Nantes ; tandis qu’avant l’établissement du paquebot [vapeur Nantes-Lorient], on ne pêchait pas 100 homards par mois : très rarement en voyait-on plus d’une vingtaine sur le marché du Palais. Le souvenir d’une pêche regardée comme prodigieuse s’était conservé : 100 homards ayant été pris en une nuit sur la côte de Bangor, furent portés à Vannes et vendus 200 F. Les pêches […] furent autrement prodigieuses, et donnèrent lieu à la réflexion toute naturelle que l’espèce crustacée ne résisterait pas longtemps dans les parages de Belle-Île, à une destruction aussi étonnante […] Il reste bien peu [d’huitres] sur la côte et dans les rivières du Morbihan. Elles y étaient très abondantes pendant la guerre, mais aussitôt la paix revenue, les Anglais en ayant fait acheter d’énormes cargaisons, l’espèce a entièrement disparu sur plusieurs points des côtes et diminué partout.
25À la fin du xixe siècle, un autre historien de Belle-Île, Léandre Le Gallen, rappelle alors que :
La pêche qui donna pendant quelques années les plus forts bénéfices fut celle des langoustes et des homards […] À la paix de 1815, lorsque la France respira enfin, les crustacés s’étaient tellement multipliés sur nos côtes, que les gens de la campagne avaient l’usage d’aller en pêcher parfois sur les rochers, au moyen d’un filet sac, et en prenaient des douzaines en une soirée. Après la fournée, on jetait une dizaine de langoustes dans le four encore chaud et l’on avait de la nourriture pour plusieurs jours23.
26Pour clore ce tableau sommaire, rappelons enfin, même si l’activité reste marginale par rapport notamment à la côte nord de la Bretagne, la cueillette ponctuelle des algues pour l’amendement des sols décrite par Le Masson du Parc au début du xviiie siècle24 :
Les riverains se servent du goémon pour fumer les terres. Ils n’en font aucune récolte particulière, on en brule aussi par nécessité, n’y ayant aucun bois dans l’isle, ainsi les habitants sont forcés de se servir de la lande qu’on fait sécher, ils font aussi le même usage de la fougère et des excréments de vache comme dans la plupart des autres isles de Bretagne qui ont toute le même défaut de bois.
27Ainsi, ces divers témoignages illustrent la variété des ressources marines et des usages de l’espace côtier proche. Si les sources ne nous permettent pas d’évaluer la part réelle des Bellîlois qui s’adonnent occasionnellement ou régulièrement à ces activités25, elles placent pour autant les gourdiecs au premier rang de ces collecteurs, allant jusqu’à les désigner comme un groupe distinct d’îliens. Qu’en est-il vraiment ?

Fig. 3 : Localisation des foyers de gourdiecs à Belle-Île-en-Mer à la veille de l’afféagement.
Gourdiecs, pluriactivités & économie de subsistance
Des îliens désignés comme un groupe
28Il n’est pas futile de rappeler en préambule que les sources dont nous disposons traduisent essentiellement les représentations du pouvoir et de l’administration. En 1765, les gourdiecs sont estimés à environ 220 individus regroupés en 55 familles (fig. 3), résidant principalement à Bangor (51 %) et Locmaria (24 %). Les documents décrivent un groupe et tendent à montrer l’existence d’une « communauté particulière » de Bellîlois, principalement affairée au prélèvement des ressources marines et contestataire des décisions de la Province26. Ce regard normatif et stigmatisant de l’administration doit bien évidemment appeler à la prudence car il se fonde en fait sur une réalité fiscale : les gourdiecs vivent sur le domaine sans payer de rentes foncières27. Assis sur des pratiques pluriactives au cœur desquelles les collectes sur l’estran jouent un rôle essentiel pour diversifier leurs moyens de subsistances, ils ne sont pas attachés au domaine par des baux, à la différence de la grande majorité des Bellîlois.
29En recoupant les sources, l’étude minutieuse des activités professionnelles déclarées en premier par les gourdiecs, à la veille de l’afféagement, introduit les nuances suivantes : 65 % déclarent une activité maritime (majoritairement concentrés à Bangor) — 26 % une pratique artisanale — 9 % sont des veuves ne déclarant pas d’activité principale.
30Par ailleurs, quasiment un gourdiec sur deux est donné comme n’exerçant aucune activité journalière de labour avant 1766. Notre enquête statistique est confortée par le témoignage d’Alexandre Detaille, capitaine général de la garde-côte à Belle-Île, qui décrit ainsi les activités à Bangor28 :
Le bourg n’est, à proprement dit, qu’un très petit village situé presqu’au centre de l’île, à une lieue de distance et au sud de la ville du Palais, au débouché du grand vallon de Port Kerel. Il y a dans ce bourg environ cinquante feux. Les maisons y sont très petites ; les habitants sont presque tous pescheurs pendant l’été, tisserands et journaliers pendant l’hyver…
31Ainsi, ces pratiques socioprofessionnelles entre terre et mer, qui ne nécessitent pas d’investissements onéreux, leur confèrent à la fois une réelle marge de liberté et leur permettent un meilleur évitement fiscal. On comprend alors mieux les inquiétudes de la Province chargée de la reconstruction de l’île, qui doit réussir le challenge de remotiver pour l’agriculture une population rurale dont les exploitations ont été durement éprouvées par les guerres du règne de Louis XV. En effet, le mode de fonctionnement des gourdiecs est susceptible d’interpeller plus d’un Bellîlois, dont la plupart connaît l’indigence qu’elles que soient les activités exercées : Pourquoi s’attacher des obligations contractuelles pour vivoter dans une exploitation agricole si un autre modèle de survie est possible sur l’île ? Pourquoi prendre le risque d’avoir des parts ou de posséder une chaloupe lorsqu’à chaque conflit les embarcations sont réquisitionnées et détériorées ?
L’afféagement : une tentative d’exclusion
32L’afféagement des terres de 1766 semble à cet égard un marqueur intéressant. En effet, il offre aux insulaires la possibilité de devenir afféagistes, c’est-à-dire d’acquérir des droits sur les exploitations, la Province souhaitant stimuler l’initiative individuelle pour relancer l’agriculture dévastée par l’occupation anglaise. Or, dans les critères d’attribution des concessions, les gourdiecs arrivent en toute dernière position derrière les anciens fermiers bellîlois mais aussi derrière les Acadiens dont 78 familles ont été incitées à s’installer à Belle-Île aux lendemains de la guerre de Sept Ans. Loin de les traiter sur un pied d’égalité avec les autres Bellîlois, les dispositions arrêtées par la Province prévoient en plus qu’ils ne pourront pas obtenir de concessions supérieures à cinq journaux de terres labourables contre vingt pour les autres afféagistes. Pire encore, elles stipulent de leur imposer d’accepter les restes du partage des terres ou de quitter leurs logements en cas de refus. Cette expulsion est confirmée au printemps 1765, au motif que « […] leurs logements sont nécessaires pour les colons afféagistes, qui a tous égards leurs sont préférables, les gourdiecs étant de toute inutilité29 […] » Ils sont en outre tenus de construire leurs logements, ne pouvant prétendre qu’à une aide pour le transport des pierres de la part des anciens fermiers susceptibles de les déloger ; ou à un dédommagement à l’amiable s’il s’agit d’Acadiens. En mai 1766, afin de clarifier les divers problèmes posés par les déplacements de familles, la Commission promulgue une ordonnance, fixant un délai de trois mois pour que…
[...] tous les particuliers, journaliers, pêcheurs, et autres connus dans l’Isle sous le nom de gourdiecs, soient tenus de vider les maisons qu’ils occupent, dans les villages qui doivent être concédés à titre d’afféagement ; et d’en déguerpir sous les peines de droit […].
33Ces radicales mesures semblent de prime abord avoir été d’une efficacité redoutable : fin 1766 nous ne dénombrons plus que sept chefs de famille déclarés gourdiecs30, et deux confirmant leur statut de gens de mer, sur les 55 de départ. La répartition spatiale apparaît tout aussi frappante puisque Bangor, qui en recensait 28 avant l’afféagement, n’en compterait plus qu’un seul à l’automne 1766 ! Par suite, sur les 38 villages où ils étaient installés31, il n’en subsisterait logiquement plus que sept pour accueillir ces familles…
34De même, la nature des activités socioprofessionnelles déclarées par les « ex-gourdiecs » tendrait à confirmer ce renversement de tendance : 60 % affirment dorénavant travailler la terre, dont 20 % en tant qu’afféagistes et 40 % sous statuts de journaliers. Or, sans réfuter ces données brutes, qui trouvent au demeurant des justifications tant pratiques – surplus de travaux ruraux occasionnés par la reconstruction & l’afféagement des campagnes – que conjoncturelles – hostilité déclarée aux gourdiecs – l’étude croisée des sources nous incite à nuancer ce retournement de tendance. En effet, 80 % des familles de gourdiecs désignées avant l’afféagement demeurent finalement dans leurs villages, tandis que les recenseurs semblent opérer un amalgame plus ou moins volontaire entre les gourdiecs d’avant le recensement et une partie des journaliers mentionnés dans leurs comptes rendus32.
35Par suite, contraints à l’adaptation pour conserver leurs logements, la plupart des gourdiecs a mis en avant la pratique de l’agriculture, une dizaine d’entre eux ayant même accepté un afféagement de cinq journaux de terre. Pour ces derniers, soulignons seulement que cette stratégie ne les obligeait pas à renoncer à leurs pratiques pluriactives de pêches et de collecte des ressources marines sur l’estran mais, tout au contraire, élargissait leurs champs d’activités, en les contraignant certes à devoir payer une redevance. Elle permettait en outre d’envisager de se soustraire à l’inscription sur le registre des classes et d’échapper au service militaire sur les vaisseaux du roi…
36En définitive, plus qu’un groupe vivant en marge comme le désignait volontiers l’administration, c’est bien au contraire à l’interface de la société bellîloise, en raison notamment de leur grande pluriactivité qu’apparaissent les gourdiecs. Habitués à des pratiques de travail temporaire, tantôt dans les champs comme journaliers, tantôt à bord des chaloupes pendant la saison de la sardine, tantôt comme artisans dans les campagnes, c’est principalement par leur exploitation des ressources de l’estran qu’ils trouvent une clé de fonctionnement dans leur modèle de subsistance. Une fois assouvis leurs propres besoins alimentaires, les coquillages, crustacés et autres poissons côtiers font alors l’objet de troc et d’échanges commerciaux dans toute l’île.
37Les gourdiecs ne se distinguent donc pas comme une communauté marginale mais participent pleinement de la population rurale dont ils sont issus. Rappelons d’ailleurs que les Bellîlois sont d’autant plus sensibles à se reconnaître entre eux que la militarisation de l’île les place en contact régulier avec les régiments étrangers venus la défendre, voire l’occuper33. Ainsi, les pratiques de collecte des ressources de l’estran, que l’administration met en avant pour les stigmatiser, peuvent d’autant moins être considérées comme facteur d’exclusion que bon nombre d’îliens s’y adonnent plus ou moins occasionnellement, en marge de leurs activités agricoles ou de marins. Les descriptions d’étonnement, voire de compassion, devant les modalités d’exploitation des ressources littorales restent d’abord et, pour longtemps, celles de fonctionnaires ou de voyageurs venus de l’extérieur…
38Dans une île où les aléas naturels et militaires ont fini par avoir raison de l’agrosystème hérité du Moyen Âge, puis du prospère modèle sardinier du début du xviiie siècle, les gourdiecs fondent leurs capacités d’adaptation sur une pluriactivité assumée et très diversifiée qui permet à la plupart d’entre eux d’éviter l’indigence, comme l’atteste l’étude du cheptel dont ils parviennent tous à posséder quelques têtes. Mieux encore, en n’optant ni pour l’attachement au domaine comme cultivateur, ni comme marins professionnels, bon nombre parviennent à s’éviter les contraintes fiscales de la seigneurie ou celles militaires de la Marine. Menacés d’expulsion par la Province en raison de cette relative liberté, dont ils payaient chers au quotidien le prix du labeur et de la précarité, les gourdiecs surent finalement se maintenir dans leurs villages, sans abdiquer leurs pratiques de travailleurs de l’estran, ajoutant un autre trait à ces figures de pêcheurs à pied, celui de l’adaptabilité pour la subsistance…
Notes de bas de page
1 Une première synthèse montrant la diversité des enquêtes conduites sur tous les littoraux français dans la diachronie fut publiée à l’issue du colloque organisé à l’université de Bretagne-sud en octobre 2002 : Gérard Le Bouëdec, François Ploux, Christophe Cérino, Aliette Geistdoerfer, dir., Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004. Nous ne nous livrons pas ici à une mise à jour bibliographique des recherches poursuivies depuis, qui dépasserait très largement le cadre de cet article, mais nous permettons, pour la Bretagne, de renvoyer aux nombreux articles publiés par Olivier Levasseur, aux travaux universitaires dirigés par Gérard Le Bouëdec, et à la récente publication : Emmanuelle Charpentier, Le peuple du rivage. Le littoral nord de la Bretagne au xviiie siècle, Rennes, PUR, 2013.
2 C’est dans cet esprit que furent organisées entre 2014 et 2015 de stimulantes journées de recherche « Gestion et exploitation des ressources marines de l’époque moderne à nos jours » entre les université d’Aix-Marseille et de Bretagne-sud sous la direction de Gilbert Buti, Christophe Cérino, Daniel Faget et d’Olivier Raveux, qui seront publiées dans le n° 23 de la Revue d’histoire maritime, aux Presses de l’université de Paris-Sorbonne.
3 A.N. : Fonds Marine. C5 21.
4 Christophe Cérino, « Entre terre et mer, pratiques socioprofessionnelles et subsistances à Belle-Île-en-mer au xviiie siècle », dans Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités, p. 131-145.
5 Selon Guilloux, ce substantif viendrait du breton Gounidec dont la traduction française est « journalier », le verbe Gounid correspondant à « gagner sa vie » Guilloux, Grand dictionnaire Français-Breton du Dialecte de Vannes, t. II, 1988, J. 3. Je remercie Joëlle Gourmelen pour son amicale recherche et ses explications étymologiques sur le terme « Gourdiec ».
6 « Action de donner à féage, c’est à dire de concéder des parties du domaine seigneurial (généralement des terres en friches) moyennant une redevance en grains ou en argent », dans Guy Cabourdin, Georges Viard, Lexique historique de la France d’Ancien Régime, Paris, Armand Colin, 1990, p. 9.
7 Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine : C. 5145.
8 Christophe Cérino, Sociétés insulaires, guerres maritimes et garnisons. Belle-Île-en-Mer au siècle de Louis XV, Rennes, thèse de doctorat, 2001.
9 Gérard Le Bouëdec, « L’évolution de la perception des zones côtières du xve au xxe siècle », dans Frédéric Chauvaud et Jacques Péret, dir., Terres marines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 32.
10 Henri-Louis Duhamel du Monceau, Traité général des pesches et histoire des poissons qu’elles fournissent, Paris, Saillant-Nyon-Desaint, 1769.
11 Ibid., Chap. I, p. 4.
12 Henri-Louis Duhamel du Monceau, op. cit., Chap. I, p. 5-6.
13 Ibid., Chap. IV, p. 78-79.
14 Jacques Cambry, Voyage dans le Finistère, Paris, 1795, rééd. Brest, Lefournier, 1836, 479 p.
15 Philippe Jacquin, Représentations et images du littoral, Rennes, PUR, p. 91-96.
16 Arch. Nat. : C5. 21.
17 Henri-Louis Duhamel du Monceau, Traité général des pesches et histoire des poissons qu’elles fournissent, Paris, Saillant-Nyon-Desaint, S. III, Chap. I, 1769, p. 10.
18 Chasle de la Touche, Histoire de Belle-Île-en-Mer, Nantes, Vincent Forest, 1852, p. 241.
19 Arch. Nat. : C5. 21.
20 Idid.
21 Arch. Nat. : C5. 21.
22 Chasle de la Touche, Histoire de Belle-Île-en-Mer, Nantes, Vincent Forest, 1852, p. 242.
23 Léandre Le Gallen, Belle-Île. Histoire politique, religieuse et militaire, p. 529.
24 Arch. Nat. : C5. 21.
25 Nous partageons l’analyse d’Olivier Levasseur et les précautions méthodologiques qu’il évoque plus globalement dans son étude du rapport de Le Masson du Parc. Olivier Levasseur, « La pluriactivité sur le littoral septentrional de la Bretagne d’après les rapports de Le Masson du Parc », Entre terre et mer. Sociétés littorales et pluriactivités (xve-xxe siècle), Rennes, PUR, 2004, p. 123.
26 Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine : C. 5128.
27 L’ensemble de cette étude s’appuie sur l’analyse croisée de l’état des 55 familles « gourdiecs » fait à la veille de l’afféagement (Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine : C. 5128) et du recensement général de la population bellîloise établi juste après (Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine : C. 5155). Les taux de renseignements respectifs sont de 100 % et 87 % pour une population totale de 55 individus.
28 Bibliothèque municipale de Quimper : Ms. 11.
29 Arch. Dép. d’Ille-et-Vilaine : C. 5128.
30 Auxquels il convient d’ajouter quatre « nouveaux » gourdiecs non mentionnés sur la liste des 55, établie avant l’afféagement. Notons que pour la plupart, il s’agit de jeunes de moins de 25 ans.
31 Nous avons relevé que 40 % de ces villages se trouvaient à environ 500 mètres de la mer.
32 Quelle que soit l’origine des erreurs commises par les recenseurs, force est de constater, qu’en l’espèce, elles contribuent à montrer à la Commission l’efficacité de la mise en œuvre de ses mesures…
33 Christophe Cérino, « L’îlien, la guerre et l’étranger : quelques observations sur la perception de l’autre à Belle-Île-en-mer au xviiie siècle », dans Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne. Actes du congrès de Saint-Malo, Rennes, SHAB, 2011, p. 291-300.
Auteur
Université de Bretagne-sud, UMR CNRS 6258 CERHIO
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