Entre soumission et résistance
Le système des classes et les levées des gens de mer en Provence et Languedoc pendant les guerres de Louis XIV (1672-1712)
p. 73-87
Texte intégral
1Des galériens aux matelots, j’ai toujours voulu m’intéresser aux équipages, parce que c’est « le peuple qui fait marcher les vaisseaux1 ». Dès le milieu du xviie siècle la concentration d’une armée navale en temps de guerre exige des effectifs très importants. Si nous prenons pour exemple la flotte française pendant la guerre de Hollande, un vaisseau de second rang portant 64 canons exige 500 hommes, dont 6 officiers-majors, 84 officiers mariniers, 260 matelots et 150 soldats. Il fallait 4 000 à 5 000 marins et 1 800 soldats pour former les équipages d’une flotte comptant une vingtaine de navires de ligne. Soulignons tout de suite la proportion importante de soldats à bord des vaisseaux de guerre français, de 20 à 30 %, lesquels servaient au combat et aussi aux manœuvres basses (virer au cabestan). Vingt années plus tard, en 1690, au début de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les 70 vaisseaux de Louis XIV, qui sont armés dans la Manche au prix d’un effort humain et logistique sans précédent, comptaient environ 20 000 marins et 7 000 soldats. Face au problème de la mobilisation navale, qui allait de pair avec la course aux armements en Europe, le patron de la marine française, Jean-Baptiste Colbert, personnage tout puissant du gouvernement de Louis XIV expérimenta un nouveau dispositif, qui consistait à instaurer par l’effet de la volonté royale un service militaire de tous les gens de mer, voire des mariniers des fleuves et rivières. Ce fut le système des classes, qui doit son nom aux « classes », aux flottes de l’Empire romain. Cette référence n’avait rien de fortuit, car elle illustrait une politique de prépondérance, un impérialisme naval, de telle façon que le roi devienne aussi puissant sur mer que sur terre. Comment le système des classes a-t-il fonctionné2 ? L’hommage rendu à notre ami Gilbert Buti me donne l’occasion de présenter quelques résultats concernant son terroir d’élection, la Provence et aussi le Languedoc. Cette étude est fondée sur la correspondance des ports durant les années de guerre du règne de Louis XIV : 1672-1678, 1690-1698 et 1700-17123.
La mise en place du système des classes en Provence et Languedoc
2Comme partout dans les provinces maritimes du royaume, l’établissement des classes en Provence commence par un recensement. Au début de 1670, Henri Maynier d’Oppède, premier président au parlement d’Aix faisant aussi fonction d’intendant de Provence et Nicolas Brodart, commissaire général de la Marine, reçoivent des instructions pour opérer une
visite exacte de toutes les villes, bourgs et paroisses maritimes, dans lesquelles il se trouvera des matelots et gens de mer ; se faire représenter les rolles des habitans, sur lesquels ils formeront celui desdits matelots et gens de mer… faisant mention de la fonction dans laquelle ils ont servy, soit d’officier, marinier, soit de matelot, et du nombre de leurs voyages, de leur aage, poil, taille et autres signes, en sorte qu’il ne puisse estre trompé sur le nombre et la qualité de chacun4.
3Tous les hommes âgés d’au moins 18 ans, qui naviguent au commerce et à la pêche, ainsi que ceux exerçant un métier de la construction ou de la réparation navale, sont astreints aux classes. Cependant, les capitaines, maîtres et patrons du commerce sont bien inscrits sur les registres, mais exempts des levées, à condition d’embarquer des mousses ou de former de jeunes marins sur leur bâtiments. La catégorie des novices, jeunes hommes de 16 à 25 ans « qui apprennent le métier de la mer », n’apparaît pas encore. Néanmoins les rôles d’équipages des vaisseaux de guerre, comme ceux des bâtiments marchands, montrent l’engagement de mousses âgés entre dix et quinze ans, qui faisaient l’objet d’un enregistrement provisoire.
4Les officiers mariniers et matelots inscrits en Provence peuvent être levés un an sur trois, alors que dans d’autres provinces, comme la Bretagne et la Normandie, les marins sont répartis en quatre classes. Chaque contingent annuel correspond donc à une « classe ». Les marins toucheront une solde entière s’ils sont levés pour être embarqués sur un vaisseau du roi, et une demi-solde s’ils restent à terre. Le service à bord d’un bâtiment de la marine royale sera « au moins de six mois par an. » Les matelots levés sont nommés par les curés aux « prosnes des messes paroissiales ». Ils doivent se rendre dix jours après leur convocation au port ou arsenal de marine où, ils ont été appelés. Il semble qu’en Provence, Jean-Baptiste Colbert s’appuie d’abord sur les autorités locales et sur les magistrats des sièges de l’Amirauté5. Cependant, il est précisé que
les provinces maritimes seront divisées en divers départemens, en chacun desquels il y aura un commissaire de marine porteur du rolle dudit département, et quelques officiers pour prendre soin de l’exécution desdits rolles, et advertir tous les gens de mer de chacune classe lorsqu’ils seront appellez pour monter sur nos vaisseaux6.
5La Provence compte cinq départements en 1687 : ceux de Toulon (avec La Seyne ? Six-Fours, Sanary, La Ciotat et Cassis) Marseille et son terroir de mer, Martigues (avec Saint-Chamas et Berre), Antibes (avec Bormes, Saint-Tropez, Fréjus et Cannes) et Arles. Le département de Languedoc comprend Frontignan, Adge et Narbonne, tandis que Sète n’est mentionné pour les classes qu’au début du xviiie siècle. Il semble aussi que Saint-Tropez (avec Cogolin et Fréjus) se détache d’Antibes et apparaît comme une entité autonome au début du xviiie siècle. Cependant, il n’est pas encore question de « quartier » en 1687. L’ensemble de ce maillage territorial relève de la base navale de Toulon, d’où l’intendant général dirige toute la marine. C’est donc par le biais des classes, avec les commissaires et les commis implantés localement, que la marine royale pris la tutelle des marins, le contrôle de la navigation et de tout ce qui concerne le rivage, aux dépens des sièges d’Amirautés, dont l’activité s’étiole peu à peu jusqu’à la Révolution. Les réfractaires aux levées sont considérés comme des déserteurs et poursuivis avec plus ou moins de sévérité selon les périodes. Il est défendu aux marins de s’enrôler sur un bâtiment de commerce ou de pêche pendant l’année de leur service. De même, les maîtres et capitaines n’ont pas le droit d’engager un marin susceptible d’être levé. Chaque marin possède en principe un livret de travail :
un billet en parchemin contenant son nom, son aage et signal, et les années de son service, lequel luy sera délivré gratis et servira pour justifier en tous lieux les années pendant lesquelles il aura la liberté de s’engager à tout autre service qu’à celuy de nos vaisseaux7.
6Quels avantages les gens de mer retirent-ils d’une telle contrainte ? L’édit d’août 1673 leur assure l’exemption du logement des soldats, du tirage au sort pour la milice et du service du guet de mer ou garde-côtes. Les marins levés et partis en mer ne peuvent faire l’objet d’une saisie de leurs biens ou d’une contrainte par corps pour cause de dette, ainsi que d’une poursuite judiciaire en matière civile. Colbert avait pensé à une exemption de taille, mesure efficace, mais cette idée trop onéreuse ou plutôt trop difficile à faire accepter par les communautés, a été abandonnée. La contrepartie la plus remarquable concerne les gens de mer estropiés ou blessés au service du roi. Ceux-ci auraient dû être entretenus durant leur vie dans deux hôpitaux (à Toulon et Rochefort). Comme ce projet n’a jamais abouti, un fonds est établi en 1673, afin de verser une demi-solde aux marins invalides ou à leur veuves8. Certes, on a pu écrire qu’il s’agissait là d’une innovation révolutionnaire, le grand Colbert inventant la sécurité sociale pour les marins. Cependant, cet enthousiasme se modère si l’on sait que jusqu’à l’ordonnance de 1784, la pension de demi-solde demeure une grâce et non un droit. Les bénéfices que les gens de mer retirent de ce service militaire apparaissent donc d’autant plus minces que les risques augmentent en temps de guerre. Une liste des marins éclopés qui bénéficient de la demi-solde à Saint-Tropez en 1711 montre que ces avantages étaient chichement accordés : à Jean Sassy, qui « a perdu une jambe au combat du pinque Saint-Alexis contre trois barques napolitaine le 22 aoust 1710 » ; à Joseph Jourdan, qui « a perdu une jambe en 1679 sur le vaisseau le Vaillant commandé par M. de Septèmes au brulement de Palerme » ; à Jean Angillard, qui » a perdu un doigt de la main droite au combat du Fendant commandé par M. Gineste contre une vaisseau anglos le 24 mars 1706 » ; ou encore à Tropez Beuf, qui « a perdu le bras gauche sur le vaisseau le Rubis command » par M. de Norey au combat contre les vaisseaux angloise, et est entretenu depuis le 7 février 1710 par ordre de sa Majesté… Suivent encore les noms de deux autres pensionnés. Au total, ce sont six « braves marins de Saint-Tropez » sur environ 90 marins classé dans les « invalides et hors service » qui reçoivent chaque mois cette demi-solde allant de 5 à 7 livres et 10 sols : à peine de quoi subsister9.
Pour quelle population ?
7Depuis les années 1680 jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, l’ensemble des gens de mer français inscrits dans le système des classes tourne autour de 50 000 hommes : de 49 000 à 52 000 selon les années. Le palier des 60 000 sera seulement atteint au cours de la seconde moitié du xviiie siècle. Des tableaux statistiques annuels conservés dans la série G du Fonds Marine des archives nationales permettent d’estimer la distribution géographique des gens de mer. Nous partirons de « l’Estat général des officiers mariniers, matelots et autres gens de mer du royaume » pour l’année 1687. Si la Bretagne arrive en tête (30 % des inscrits), elle est suivie de près par le midi méditerranéen avec 28 % des inscrits, devant les autres régions maritimes comme la Normandie et le Poitou-Aunis-Saintonge10. Observons de plus près les données concernant le midi méditerranéen (tab. 1).
8Les départements de Toulon et de Marseille concentrent les 2/3 des gens de mer du Midi Méditerranéen. On note que la proportion d’exempts est la plus forte à Marseille, compte tenu des 300 à 400 patrons de pêche du corps de la prud’homie. Antibes et Martigues apparaissent au second plan, tandis le département d’Arles, où se trouvent presque exclusivement les bateliers du delta du Rhône, joue un rôle minime. D’autres sources, comme la correspondance administrative, permettent d’entrevoir que l’effectif des marins du Languedoc ne devait guère dépasser le millier. Les activités du littoral donnent les clés de cette répartition (tab. 2).
Tableau 1 : Répartition des gens de mer en Provence et Languedoc (1687)

Tableau2 : Distribution des marins employés au commerce et à la pêche en 1687 (en %)

9Le commerce du Levant tient la première place à Marseille comme à Toulon : il est pratiqué par des vaisseaux de fort tonnage, qui s’en vont aux « Échelles », à Alexandrie, Saïda, Smyrne et Istanbul pour y charger le coton, la soie et les épices. Presque aussi important se trouve le trafic des tartanes qui font la « caravane » dans tous les petits ports de l’Empire ottoman, notamment la Grèce et de l’Archipel11. Les côtes d’Italie et d’Espagne mobilisent également une bonne partie de la main d’œuvre navigante, d’Agde à Antibes. Peu de marins provençaux sortent de Méditerranée avant le début du xviiie siècle, qui est marqué par les premières expéditions marseillaises vers l’Amérique espagnole. Ce sont des navires bretons et normands qui apportent la morue séchée et reviennent chez eux avec des fruits, de l’huile d’olive et de l’alun. Le petit cabotage semble jouer un rôle plus effacé, même à Martigues et à Antibes, tandis que la pêche côtière sous toutes ses formes, de la palangre à la madrague, emploie ici et là le cinquième des marins provençaux et même 60 % des Languedociens, qui tirent leur subsistance, de la Saint-Martin à la fin du Carême, en jetant leurs filets dans les étangs littoraux. Il est vrai que le système des classes a ratissé large sur le littoral du Midi, où les marins-paysans et les « capitaines vignerons » chers à Gilbert Buti ont été enregistrés. Les marins classés ne forment pas un ensemble homogène. Or le paradoxe des classes veut que les professionnels de la navigation, qui allaient vers les Échelles ou vers l’Espagne et l’Italie, échappaient plus facilement aux levées que les hommes qui ne s’éloignaient guère du rivage et n’avaient jamais embarqué sur des vaisseaux.
Le système des classes à l’épreuve de la guerre de Hollande
10La mise en route des classes en Provence semble s’accomplir à la grande satisfaction des responsables de la marine royale. Matharel, intendant général du port de Toulon, écrit à Colbert en juin 1670 :
Il se rencontrera pas tant de difficulté qu’on avoit apréhendé en cet establissement. J’ay desja pris la liberté de vous marquer dès Marseille la bonne opinion que j’en avois, elle augmente à mesure que nous avançons en la besogne et je ne voy rien de plus beau, de plus avantageux ny de mieux pensé pour l’avantage du service… Je puis vous dire Monseigneur que le travail que nous y avons faict icy continue de réussir à merveille jusques là, que nous avons desja trouvé dans ce département près d’un quart de matelotz de plus que ce qui en avoit esté enroollé, je croy que ceux qui travaillent dans les autres départemens ne seront pas moins heureux que nous et qu’enfin cet ouvrage que je considère comme celuy de vos mains aura son accomplissement encore, au-delà de vostre attente. Nous continuons à y donner nos soings sans interruption et avons tousjours un bureau ouvert dans la maison de ville pour y distribuer les billets imprimez aux matelots qui s’y présentent, ce qu’ils font à toutte heure et en assés grand nombre12.
11La première fausse note dans ce concert d’autosatisfaction vient de Martigues. Maladresse du sieur de Fulconis, plumitif envoyé par Maynier d’Oppède pour enregistrer les marins ou résistance de ceux qui ressentent l’établissement des classes comme une intrusion menaçant leurs libertés ? L’émotion populaire se déclenche au cours de l’été 1670. Le tocsin sonne. Les Martégaux s’en prennent au commis Fulconis et même aux officiers de la Marine qui sont sur place au cri de « Il faut tuer les chausses rouges et le chapeau blanc13 ». Ce refus des levées se poursuit au cours des années suivantes. L’intendant de Toulon s’en plaint véhémentement en 1672 :
A l’esgard du Martigues à peine en peut on lever un seul comme il n’y a point de chaisne pour fermer leur port, et qu’on ne peut pas leur oster la liberté de sortir tous les jours pour la pesche, à moins que de leur oster les moyens de vivre. Ils en abusent et quand le temps vient d’un armement, ils ne rentrent point dans le port qu’ils ne sentent les vaisseaux partis, de sorte que depuis que les classes sont establies, il a esté impossible de garder aucun ordre à leur esgard, et pour trouver seulement les 40 hommes qu’on leur demande, je suis obligé de les envoyer chercher, et les arrester dans les ports où ils se trouvent. L’année passée on fut obligé de faire la mesme chose, et mesme de faire tirer le canon sur eux et tous les ans on sera dans la mesme peine14.
12Le système s’avère défaillant à Martigues comme dans d’autres ports, non pas à cause d’un « esprit séditieux », mais parce que la demi-solde promise à ceux de la classe de service, qui restent à terre sans pouvoir s’engager sur un bâtiment marchand ou partir à la pêche, n’est pas réglée. La résistance aux classes s’accroit à partir de 1674, lorsque la flotte composée d’une vingtaine de vaisseaux est préparée, puis appareille pour combattre les forces navales des Provinces Unies et de l’Espagne en Méditerranée. Les équipages hivernent à Messine, qui s’est soulevée pour se débarrasser de la tutelle espagnole. Sans donner de chiffre précis, la correspondance de Toulon signale une forte mortalité à cause du froid et de la nourriture avariée. La logistique ne suit pas. La « groume » ou la grogne se propage parmi les matelots car les soldes ne sont pas payées aux familles des marins partis en Sicile, qui se trouvent sans ressource. Comme les levées ne suffisent pas d’emblée, 600 matelots du Ponant arrivent à la rescousse au cours de l’année 1674. Tous les hommes raflés ont été jugés bons pour le service, même ceux qui n’ont aucune expérience de la mer et des manœuvres sur un grand navire. Un capitaine de vaisseau se plaint de son équipage en disant « qu’il y en avoit eu qui se laissoient tomber des vergues faute de sçavoir le mestier de matelot ». Il faut ordonner la fermeture des ports en 1674 et 1675 pour empêcher les matelots de la classe de service de s’engager sur les bâtiments marchands et même de partir pour la pêche. Comme ces mesures ne suffisent plus, la chasse à l’homme commence. Un peu partout sur la côte, à Antibes, Fréjus, La Ciotat, Martigues, des soldats sont logés dans les maisons des réfractaires qui sont partis se cacher dans la campagne environnante : « On estoit toujours obligé pour venir à bout de la levée, de mettre garnison dans les maisons et de jetter les meubles par les fenestres15 ». D’autres encore ont fui vers Nice, Villefranche, Menton, Gênes et Livourne. Martigues reste la « bête noire » de l’administration des classes, comme le précise Pierre Arnoul :
Ils ne demeurent jamais un mois dans un mesme logis […] Et de plus ils prennent la fuitte sitost qu’ils sçavent qu’il se doibt faire une levée… Ils sortent par terre, s’en vont dans les bois, où ils vont s’embarquer à deux lieues de là où ils laissent leurs batteaux, et tous ceux que l’on a fait servir jusqu’à présent, ce n’a esté qu’en les allant chercher en pleine mer et le long des costes de Languedoc. L’on en prenoit aussy quelques-uns en se tenant à l’emboucheure du canal et, à mesure que l’on en avoit un, on le mettoit à la Tour de Bouc, mais les officiers ou les soldats eux mesmes les faisoient sauver pour de l’argent, et quand on mettoit garnison dans leurs maisons, les soldats s’accommodoient avec eux, il en coustoit de l’argent au matelot ce qui faisoit crier sa famille, et le Roy n’en retiroit que fort peu d’avantage16.
13Malgré le mécontentement et la fuite des marins classés, la révolte ouverte reste un phénomène exceptionnel, comme à Martigues. Il arrive cependant qu’un commis des classes soit molesté, affaire qui survient à Marseille en novembre 1675. Un « placard » sans doute manuscrit est affiché à Saint-Jean, le quartier des gens de mer :
Monsieur de Pilles, gouverneur de cette ville, sera humblement adverty que s’il ne met ordre aux violances et injustices que cette canaille du commis du bureau des Classes nous fait tous les jours par les sollicitations de cet infame commissaire, nous frapant et maltraitant plus que jamais, n’ayant esgard qu’il y a plus de trois ans que nous sommes au service et estans tombez malades au retour des gallères et vaisseaux, nous fesant embarquer derechef avec quatre ou cinq escus, sans attandre que nous soyons en convalescence. Nous sommes résolus, cinquante matelots que nous sommes du cartier de Saint-Jean, de faire souslever toute la ville et d’aller au bureau et les attandre la nuict lorsqu’ils vont se retirer ou coucher, pour leur coupper la gorge, car nous sommes obligez à ce faire, nous voyant réduits à la faim et nostre famille. Mais ayant recours à vous nostre protecteur, vous y mettrez ordre s’il vous plaist et nous serons obligez de prier Dieu pour vostre prospérité et santé17.
14Pierre Arnoul minimise l’affaire : l’émotion est surtout causée par le comportement odieux du commissaire des classes, de Lortie, et son adjoint nommé Arnaud, un homme « violent et concussionnaire », dont tout le monde se plaint : « vous pourrez juger par la conduite qu’il tient qu’il est capable de faire déserter tous les matelots et de ruiner les classes18. » Un fameux marin, le chef d’escadre Jean-Baptiste de Valbelle, surnommé le Tigre, originaire de Marseille, « qui a du crédit parmi les matelots », est dépêché pour calmer des gens de mer du quartier Saint-Jean. Malgré la contrainte et la ruse, le système des classes craque de toute part. Il devient impossible de remplacer par une nouvelle classe ceux qui ont été enrôlés et sont partis dès le début de la campagne :
Depuis trois ou quatre ans qu’il se fait continuellement des armemens, il est impossible de faire aucune distinction des classes, en sorte que l’ordre prescrit par cet établissement ne pouvant plus estre observé et chaque matelot, voyant que l’on prend généralement tous ceux qui se présentent, n’a point d’autre moyen pour s’en garantir et s’exempter du service que la fuitte19.
15La fuite semble donc la réponse la plus fréquente. Considérés comme déserteurs, les marins levés, qui ne se sont pas présentés au bureau des classes, risquent d’être jugés par un conseil de guerre et condamnés à la peine des galères à perpétuité. De tels exemples sont très rares. La plupart du temps, les réfractaires arrêtés sont jugés pour « désobéissance » ou simple absence lors de la revue de l’équipage, comme ces trois matelots de Marseille, nommés François Jauvat, Jean Moulin et François Ley, qui « ont esté razés par le frater et de suitte conduits menotez et enchaisnez tout le long du quay de Marseille avec leurs escriptaux en grosse lettre et de mesme suitte exposez au carquan de la loge en janvier 167520.
16À plusieurs reprises, Pierre Arnoul, qui dirige la base navale de Toulon, écrit à Versailles pour signaler la misère des femmes de matelots dont les maris sont à Messine, et supplie le ministre de lui envoyer des fonds pour distribuer une partie des soldes aux familles. À force de réclamer, il obtient en juillet 1675 le versement de six mois de paie : une faveur insigne écrit-il qui « attirera mil bénédictions à sa Majesté »… Est-ce un geste suffisant ? Le 5 novembre 1675, l’intendant général Arnoul prend la plume pour exprimer le « ras le bol » des gens de mer :
Je supplie sur cela sa Majesté de considérer que la condition de matelot est en quelque façon la plus malheureuse qu’aucune de celles de ses sujets. On demande le consentement d’un soldat avant que de l’engager, et pour ceux cy on les oblige à servir, quoyqu’ils n’en ayent point d’envie. Ce sont des gens qui ont leurs femmes, leurs enfans, leurs establissemens, et qui souvent avec tout cela ne sont pas nez pour se battre et, sans avoir esgard à aucune de ces considérations, on les oblige à s’embarquer sans leur donner seulement un jour pour prendre leurs résolutions et donner ordre à leurs affaires. À la vérité, quand il ne se fait que des armemens ordinaires, ils ne servent que de trois en trois ans, mais dans des conjonctures comme celle cy, ils servent souvent deux anneez de suite. Quand une fois ces gens sont engagez de bon gré ou de force, on les met au carcan et on les traitte de déserteurs s’ils ne se rendent au lieu où se font les armemens ; et là il se passe ordinairement un mois et souvent prez de deux à travailler depuis le matin jusques au soir et plus qu’ils ne font à la mer, sans rien gaigner, n’ayant pour tout que leur nourriture, et quand ils sont en mer. Ils sont souvent mal nourris, comme il est arrivé cette campagne faute de vivres et sont toujours dans l’appréhension que leurs femmes meurent de faim, veu qu’en partant ils ne peuvent au plus laisser que deux mois de leur solde, c’est ce qui fait qu’ils servent comme ils font à contrecoeur ; et quoyque l’on fasse tout son possible pour les retenir et les obliger à servir, il n’y a pas cependant de quoy s’estonner qu’il y en ait qui abandonnent le Royaume pour se tirer de la rigueur des classes21.
17À lire cet étonnant réquisitoire, le bilan apparaît donc très négatif. À l’issue de la guerre de Hollande, le système des classes n’a pas marché en Provence et Languedoc comme il avait été conçu. Le principe du service alterné de chaque classe, soit six mois de service sur les vaisseaux du roi un an sur trois s’est révélé inapplicable. Dès que les opérations navales atteignent de l’ampleur, qu’il faut mobiliser des milliers d’hommes, le mécanisme si habilement conçu se grippe. Le principe de la demi-solde, jugé trop coûteux, est vite abandonné. L’intendant général de Toulon doit recourir aux expédients traditionnels, tels que la fermeture des ports et la contrainte pour trouver les hommes qui se cachent, que l’on va même attraper en mer. La contrainte va jusqu’à envoyer des soldats dans les localités du littoral, qui saccagent les maisons des réfractaires. Peut-on parler de faillite ? Un tableau daté de janvier 1677 montre que 40 % des marins de Provence et Languedoc ont été levés en dépit de tous les obstacles et sont encore présents sur les vaisseaux de guerre en 1677, au bout de presque trois années de campagne. Il serait donc exagéré d’affirmer que le système des classes fut un fiasco complet dès la guerre de Hollande. Malgré les résistances indéniables et de rares mouvements de révolte, la soumission et la fidélité au roi l’ont emporté sur le refus de servir. La misère et la gloire : ce sont des équipages souvent humiliés, maltraités et mal nourris qui ont remporté les victoires d’Alicudi (8 janvier 1676), d’Agosta (22 avril 1676) et de Palerme (2 juin 1676), soit autant succès sur la marine espagnole et hollandaise, qui donnent à un Louis XIV triomphant la maîtrise provisoire de la Méditerranée.
Le système des classes reste à flot durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg
18Durant le conflit suivant, la guerre de la Ligue d’Augsbourg, les gens de mer provençaux et languedociens sont peu sollicités, car aucune opération navale de grande envergure se déroule en Méditerranée, hormis le siège de Rosas en juin 1693 et celui de Barcelone en août 1697. Rien à signaler ou presque dans la correspondance au sujet des classes de Languedoc et Provence. La seule information notable vient de Lorient, où l’intendant général reçoit 3 300 Provençaux et 700 Languedociens qui doivent servir sur les vaisseaux armés à Brest en 1691. Pas d’accroc majeur, sinon de la grogne à cause du retard des paies, mal récurrent. On compte environ 300 déserteurs, soit presque un homme sur dix. L’opération du passage de Levant en Ponant s’est déroulée du début de mars à fin d’avril. Des tartanes conduisent les matelots provençaux jusqu’à Agde, où ils sont rejoints par ceux du Languedoc. Répartis en cinq détachements, ils prennent place sur de grandes bettes ou bateaux plats pour emprunter le canal d’Entre-deux mers jusqu’à Toulouse, puis ils remontent la Garonne afin de s’embarquer au port de Bordeaux sur des flûtes destinées à Lorient. Cébéret, commissaire général à Lorient, fait la fine bouche : « Je suis obligé de rendre compte à Monseigneur (il s’agit du secrétaire d’État à la Marine Seignelay) que ces équipages ne sont guère bons, particulièrement les matelots de Provence, dont il y a un grand nombre qui n’ont jamais servy22 ». Leur retour durant l’hiver 1692 est hasardeux : « On les paie à Brest, où la plus part mangent leur argent en deux ou trois jours et reviennent ensuite souvent demandant l’aumôsne, tombent malades de misère, et plusieurs périssent23 ». L’année suivante, seize vaisseaux sont armés à Toulon, sous le commandement de Victor-Marie d’Estrées, vice-amiral de France, qui doivent franchir le détroit de Gibraltar pour rejoindre en Manche la flotte du débarquement sur la côte anglaise, Ces vaisseaux toulonnais essuient diverses calamités et arrivent trop tard à Brest, le 27 mai, tandis que Tourville a déjà appareillé et rencontre la flotte anglo-hollandaise au large de Barfleur. Les vaisseaux du vice amiral d’Estrées restent embossés dans la rade de Brest, puis dans les derniers jours d’août, ils reviennent à Toulon, où ils sont désarmés le 15 novembre. Le système des classes a donc fonctionné en Provence et Languedoc durant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, parce que les levées ont été limitées et peu nombreuses, car après 1692, En Ponant comme en Méditerranée, la guerre d’escadre marque le pas au profit de la guerre de course.
La guerre de Succession d’Espagne : le collapsus de la marine royale
19Les années 1700-1710 sont des années noires pour la marine royale. La France a perdu la maîtrise de la Méditerranée, tandis que Navy s’installe à Gilbraltar (1704) et à Minorque (1707). Le dernier effort de la marine française, comme un « baroud d’honneur », se joue à Velez-Malaga (24 août 1704), où la flotte commandée par le comte de Toulouse, amiral de France, affronte les forces navales de l’Angleterre et des Provinces Unies. Les Français comptent une cinquantaine de vaisseaux de ligne, dont une douzaine ont été armés à Toulon. Après le « combat de Monsieur l’Amiral », la marine française ne risque plus aucune opération guerrière en Méditerranée, sauf sur la côte espagnole, où Anglais s’emparent des ports, de Barcelone à Carthagène, puis occupent les Baléares et la Sardaigne. Les troupes piémontaises et autrichienne du prince Eugène franchissent le Var en 1707 et envahissent la Provence. Assiégé par terre et par mer de juillet à août, Toulon résiste et parvient à se libérer de cette étreinte : les Impériaux refluent, mais la flotte de Toulon, épisode peu connu, s’est sabordée dans la rade pour éviter d’être prise par la Navy si l’attaque de la ville avait réussi. La crise financière se fait sentir dès 1702. Le trésorier de la marine royale à Toulon n’assure plus depuis 1704 le paiement de la solde des matelots et des ouvriers, alors que l’arriéré s’accumule. Faute de salaires, les familles des marins encore levés s’endettent, et contrairement au texte de l’ordonnance, qui les protégeait contre leurs créanciers, leurs maigres biens sont saisis. Une litanie de plaintes nourrit la correspondance de la base navale de Toulon : le Sieur de La Cœurtière, commissaire des classes à Antibes, écrit le 17 novembre 1705 :
Je prends la liberté de vous représenter très humblement que comme les matelots ne sont point payez de la campagne de 1704, et qu’il est mesme encore deub des sommes à quelques uns pour les services qu’ils ont rendus en 1702 et 1703. Ce manque de payement fait qu’ils ne peuvent point aussy payer de leur part les debtes qu’ils ont contractées depuis ce temps là pour faire subsister leur famille, ny satisfaire les receveurs des tailles et de la capitation, de sorte que les créanciers, et surtout ces derniers, les persécutent et leur font saisir et enlever sans pitié le peu qu’ils peuvent avoir24.
20Il n’y a plus un sol dans la caisse. Au milieu de janvier 1705, de Langeron, commandant de la marine à Toulon, fait face aux matelots, ouvriers et journaliers de l’arsenal qui n’ont rien reçu depuis l’armement de 1704 :
Il se chargea de leur parler et leur dit que s’ils continuoient, ils m’obligeroient de faire dresser une potence dans le parc et de les faire décimer. Ils répondirent là-dessus qu’ils ne pouvoient plus travailler sans argent, qu’ils manquoient de tout et qu’ils n’avoient ny hardes ny souliers. Il leur dit que s’il ne venoit point d’argent entre cy et samedy il feroit porter sa vaisselle à la monnoye pour les payer… Comme tout le travail dépend absolument des matelots, il m’est venu en pensée de proposer à Monsieur du Casse d’emprunter deux mille escus en son nom et au mien pour les payer journellement, en mettant nostre vaisselle d’argent en gage, et dans le moment nous nous sommes mis en campagne pour les chercher et nous les avons trouvés : ainsi demain nous commencerons à les payer tous les jours25.
21La misère semble générale. À plusieurs reprises, les femmes s’attroupent à Toulon et à Marseille pour exiger le paiement des soldes, molestent le commissaire général des classes, qu’elles « insultent et prennent à la cravate26 ». Les réfractaires se multiplient. Le patron de la base de Toulon écrit en juillet 1706 :
On a couru avec des canots les pescheurs, les batteaux et autres bâtimens dans la rade, comme en Angleterre, et l’on y a pris… tous les matelots indifféremment congédiés ou non, chose qui n’avoit jamais esté pratiquée sans pouvoir donner des avances à ceux qui avoient esté congédiez ny aux nouveaux qui souffriroient beaucoup fautes de hardes si la campagne estoit longue. Il est à craindre, comme ils en ont menacé, qu’il n’en déserte beaucoup à la coste d’Italie lorsqu’on y envoyera les chaloupes, et encore plus de ceux du pays qui ont abandonné leurs maisons et gagné la campagne où ils disent que le Seigneur a mis la nape à cause de la saison des fruits27.
22Nécessité fait loi : du système des classes en perdition, on passe au système de la presse, « comme en Angleterre », même à Toulon, où la population vit pourtant en symbiose avec la marine d’État. Néanmoins ce mouvement de « fuite générale » se calme, car les levées, faute d’argent, se réduisent comme peau de chagrin à partir de 1707. Des désertions sont encore signalées, sans que l’on puisse établir de statistique. Comme auparavant, les principales filières empruntent les routes du commerce provençal : vers les côtes d’Italie et aussi celles du Levant. L’Espagne aussi semble accueillante. Des marins provençaux et languedociens s’acclimatent à Cadix, y épousent des filles du cru, tandis que d’autres se faisant passer pour des matelots de Gênes, Livourne ou Venise, vont s’enrôler sur des bâtiments marchands à Nantes et à Saint-Malo, où ils sont les bienvenus, car la main d’œuvre manque. Le commissaire de marine Luzançay minimise ces cas en écrivant qu’il s’agit seulement de quelques jeunes matelots « coureurs, libertins et vagabonds ». La dignité des gens de mer est parfois méprisée par les agents des classes qui portent des jugements de valeur, que l’on qualifierait aujourd’hui de « racistes ». Constatant la difficulté d’enrôler des marins pour des campagnes de longue durée, l’intendant général de Vauvré note que « Les Provençaux ne sont pas accoutumés à s’éloigner pour longtemps de leurs pays, et sont sujets à prendre fantaisie comme les Maures28 ». Une comparaison presque identique apparaît dans une autre lettre de l’intendant général, qui souligne
L’aversion que les provençaux ont non seulement pour les longs cours qui a esté augmentés par le grand nombre de ceux qui sont morts sur les vaisseaux du Sr. Tourre, qu’ils sont comme des nègres quand la fantaisie à laquelle ils sont sujets les prend29.
23Les années 1705-1710 voient enfin le déclenchement de révoltes à bord des vaisseaux. En juin 1706, l’intendant général de Toulon signale des « mutineries » (c’est le mot employé) à bord de l’Heureux, du Saint-Esprit, du Henri, du Neptune, de l’Invincible et du Fendant… Il ne donne pas d’autres informations, sinon que ces mouvements sont causés par le retard du paiement des soldes. D’autres soulèvements surviennent en 1709, l’année terrible. À la mi-septembre, la correspondance des ports signale une « mutinerie » qui survient sur une frégate à Toulon, puis en décembre, l’équipage du vaisseau le Marquis de Forville se soulève en rade de Marseille. Cette affaire est relatée en détail en décembre par le procureur général du parlement de Provence :
On m’a aporté aujourd’huy la procédure qui a esté faite par les officiers de l’admirauté de Marseille, contre les matelots du vesseau apellé le Marquis de Forville, commandé par le capitain Grasson… Il résulte par l’exposition du capitaine Grasson qui se rendit d’abors partie querellante, et par la déposition de six témoins tous officiers dud. vesseau, que le 7e novembre dernier, ce capitaine, ayant amené son vesseau à quelques milles du port de Marseulle, il se débarqua pour venir en ladite ville et laissa son vesseau sous la garde de ses officiers, mais que d’abort après son départ les matelots s’estans révoltés, crièrent vive le Roy nous ne voulons plus faire le (long) cours, et nous voullons nous débarqués ; et s’estans ensuite retranchés à la proüe dud. vesseau refusèrent de faire le service, mais au contraire s’estans armés des couteaux et stilets, ils dirent que si le capitaine ne voulloit pas les débarquer il falloit s’en défaire, que peu après le capitaine estant surveneu, voyant cette révolte, mit l’épée à la main, aussy bien que tous les autres officiers, qu’ils donnèrent sur ces matelots pour s’en rendre les maîtres, en blessèrent plusieurs, et les ayant désarmés les firent arrêter et conduire en prison… Les matelots ayants esté interrogés soutiennent tous unanimement que le subjet de cette émotion vient de ce que, dès le vesseau feut arrivé, le capitaine s’estant débarqué et ayant laissé à bord les officiers du vaisseau pour les garder, il se présentat plusieurs parans (sic) et amis des matelots qui venoint dans des bateaux pour les voir, et que les officiers ne vouleurent pas permetre ny souffrir qu’ils se débarquassent. De quoy ces matelots s’étans faschés, et dépités, crièrent vive le Roy, qu’ils ne voulloint plus faire le cours voyant qu’on les traitoit si mal, mais ils nient de s’estre retranchés ny d’avoir pris les armes, advouants seullement d’avoir refusé de faire le travail et le service du vesseau, jusques à ce que le capitaine Grasson y feut arrivé, pour luy porter leurs plaintes ; lequel estant surveneu, au lieu d’entendre leurs raisons, commença d’abort à metre l’épée à la main, aussy bien que tous les officiers, et à faire main basse sur ces matelots dont il y en eut plusieurs dangereusement blessés30.
24Tous les ingrédients de la mutinerie sont réunis : la colère des matelots, qui n’ont pas obtenu l’autorisation de voir leurs familles à bord, ni de débarquer, parce que le capitaine du vaisseau craint la désertion et veut repartir en mer avec tout son équipage. Il y a aussi un contentieux au sujet de la durée de l’engagement : juste deux mois comme prétendent les matelots, ou un an selon le capitaine. Autre constante, l’équipage n’en veut qu’au capitaine Gassion et manifeste sa fidélité au souverain au vieux cri de vive le roi que poussaient aussi les insurgés contre le fisc. C’est vers le gaillard d’avant, autrement dit le poste d’équipage sur les navires marchands, que les rebelles se retranchent. En prenant des armes ? Oui, selon le capitaine Gassion, non d’après l’équipage qui refusait seulement de « faire le travail et le service du vaisseau ». Un affrontement violent s’engage alors entre les officiers majors et l’équipage, au cours duquel l’un des matelots nommé Domergue meurt de ses blessures à l’hôpital de Marseille. Très curieusement, les mutins ne sont pas traduits devant un conseil de guerre, alors que nous avons trouvé plusieurs cas jugés par cette même instance pour cause de désertion, voire pour l’absence d’un matelot au moment de l’appareillage de son vaisseau. Or cette affaire plutôt grave est instruite par le siège de l’Amirauté de Marseille, tribunal de première instance pour toutes les affaires civiles et criminelles du domaine maritime, qui condamne tous les matelots à vingt sols d’amende, soit une sentence très indulgente, presque dérisoire pour une mutinerie pendant laquelle il y a eu du sang versé et mort d’homme. Il est vrai que le capitaine Gassion s’est désisté comme plaignant contre son équipage et a déclaré « ne voulloir plus leur faire aucune poursuite »… Et l’affaire en reste sans doute là, puisque la sentence, qui ne comporte aucune peine afflictive, n’est pas ipso facto portée en appel devant le parlement de Provence.
25Au terme de cette enquête, il serait hasardeux de conclure que le système des classes fut un échec. Les textes et les chiffres de levées montrent qu’en dépit des obstacles, qui vont jusqu’au refus collectif (comme à Martigues et à Marseille), la marine royale a recruté ses équipages dans le département de Toulon au moyen de la conscription des gens de mer. Plus d’un siècle avant la loi Jourdan (5 septembre 1798) qui instaure le service militaire obligatoire, l’État de Louis XIV réussit à mettre en œuvre un système très contraignant et sans véritable contrepartie. Les réfractaires sont considérés comme déserteurs, leur maison parfois saccagée par des soldats qui se livrent à de véritables « dragonnades ». De l’aveu même de Pierre Arnoul, très zélé serviteur de la Marine royale, il ne faut pas « s’estonner qu’il y en ait qui abandonnent le Royaume pour se tirer de la rigueur des classes ». Pourquoi ce système a-t-il connu de tels dysfonctionnements ? Les ponctions d’hommes deviennent si importantes en temps de guerre, que dès les années 1674, le principe d’un service alterné, un an sur trois en Provence et Languedoc, est abandonné, de même que la demi-solde versées aux marins levés qui ne sont pas embarqués sur un vaisseau royal et doivent rester à la disposition du bureau des classes. Enfin et surtout, les retard de paiement des soldes et l’accumulation des arriérés ont bloqué le système. Et dès que l’argent revient, les rouages marchent à nouveau. Oui, les marins se sont soumis malgré tout aux classes et se sont battus avec bravoure, mais la rareté de toute reconnaissance pour des gens qui risquaient leur vie au service du roi, voire le mépris dont ils étaient l’objet, comme le montre sans parfois la correspondance administrative de Toulon, explique suffisamment les divers modes de dérobade. Si la pression devient trop forte, quand l’argent manque pour nourrir les familles, la résistance l’emporte sur la soumission à un système inique.
Notes de bas de page
1 D’après une remarque du Pseudo Xénophon, vers 378 av. J.-C., La République des Athéniens, trad. Pierre Chambry (Paris, Garnier, 1954).
2 Eugène L. Asher fut l’un des premiers historiens à poser cette question dans son livre intitulé The resistance to the maritime classes. The survivance of feodalism in the France of Colbert, Berkeley, 1960. Voir aussi pour le Ponant, la thèse d’Alain Cabantous, Dix mille marins face à l’Océan. Les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux xviie et xviiie siècles (vers 1660-1794). Étude sociale, Publisud, 1991.
3 Il s’agit de la série B3 du fond Marine, ou correspondance administrative des ports, conservée aux archives nationales (désormais AN). qui été exploitée dans le cadre d’une enquête du Laboratoire d’Histoire et d’Archéologie Maritime (FED 4124) sur le personnel de la marine royale pendant le règne de Louis XIV. La recherche d’archives a été assurée par Marie-Christine Varachaud, ingénieur d’étude au CNRS. J’ai également travaillé sur les états de la marine que l’on trouve dans la série G.
4 « Instruction au Sr. d’Oppede, Conseiller du Roy et premier Président au Parlement d’Aix pour l’enrollement des matelots de Provence », 5 janvier 1670, AN Marine B3 8, fol. 434-436.
5 25 janvier 1673, AN Marine, B2 20, fol. 41.
6 Août 1673, AN Marine, B2 146.
7 Août 1673, AN Marine, B2 146.
8 Cette pension était alimentée par un prélèvement de 2,5 % sur toutes les soldes de la marine royale, qui s’est étendu à partir de 1709 aux rémunérations de la flotte de commerce et de pêche.
9 Cette liste se trouve dans Marine, B3 199, fol. 523. Sur les inscrits de Saint-Tropez, je renvoie à la thèse de Gilbert Buti, Activités maritimes et gens de mer à Saint-Tropez (milieu xviie s.-début xixe s.), soutenue à l’EHESS en 2000, notamment le chapitre X, p. 358-402.
10 Cette estimation et les statistiques tableaux suivants sont tirés de l’exploitation de la série G du fond Marine des AN.
11 Voir Gilbert Buti, « Expédier à la côte et aller à la cueillette : le cabotage en Méditerranée aux xviie et xviiie siècles », Revue d’Histoire maritime, n° 8, 2008, p. 76-108.
12 20 juin 1670, Marine B3 9, fol. 145-148.
13 Rapport de Nicolas Brodart du 6 septembre 1670, AN Marine B3 9, fol. 362.
14 12 février 1672, AN Marine B314, fol. 318.
15 3 janvier 1676, AN Marine, B3 22, fol. 5.
16 7 août 1677, AN Marine, B3 20, fol. 193-194.
17 AN Marine, B3 20, fol. 261.
18 29 novembre 1675, AN Marine, B3 20, fol. 286-287.
19 5 mai 1677, AN Marine, B3 20, fol. 187.
20 AN Marine, B3 18, fol. 13-14. La « loge » était la chambre des marchands située dans l’hôtel de ville de Marseille.
21 AN Marine, B3 23 fol. 248.
22 25 mai 1691, AN Marine, B3 65.
23 22 janvier 1692, AN Marine, B3 73, fol. 88.
24 AN marine, B3 130, fol. 530.
25 AN marine, B3 130, fol. 15-16.
26 10 avril 1710, AN Marine, B3 185, fol. 187.
27 AN Marine, B3 139, fol. 248.
28 20 août 1711, AN Marine, B3 200, fol. 183.
29 17 septembre 1711, AN Marine, B3 200, fol. 254.
30 16 décembre 1709, AN Marine, B3 175, fol. 258-261.
Auteur
CRHQ, Université de Caen Basse-Normandie
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