« Le mannequin du roi »
Mort et funérailles royales en France au xve siècle
“The mannequin of the king”: Death and royal funerals in fifteenth-century France
p. 117-129
Résumés
Le souverain fut toujours inhumé avec un faste particulier, symbole de son rang et de son prestige. Le convoi qui traversait Paris jusqu’à Saint-Denis était l’occasion de mettre en scène la majesté royale. Le corps était exposé « à découvert », la tête ceinte d’une couronne, tenant les regalia. Les Valois accentuèrent encore la cérémonialisation de leur cour, dans une vaste opération de communication politique visant à légitimer le changement de branche. Dernière entrée du défunt dans sa capitale, les funérailles se voulaient triomphales. Le rituel connut des évolutions majeures au début du xve siècle, lors de la célébration des funérailles de Charles VI en 1422 dans un contexte difficile lié à la folie du roi et aux crises de succession qui s’ensuivirent. Les innovations introduites (effigie funèbre et cris d’inauguration) étaient vouées à un brillant avenir puisqu’elles perdurèrent jusqu’au début du xviie siècle.
The sovereign was always buried with especial pomp to symbolize his rank and prestige. The convoy which crossed Paris to Saint-Denis was the opportunity to stage a sense of royal majesty. The body remained on view within the coffin, holding the regalia, the head encircled by a crown. The Valois further accentuated the ceremonialization of their court in a vast political communication operation aimed at legitimizing the dynastic change. As the king’s last entry into his capital, the funeral was intended to be triumphant. The ritual underwent major changes in the early fifteenth century, during the celebration of the funeral of Charles VI in 1422, in a difficult context linked to the madness of the king and the crises of succession that followed. The introduced innovations (funeral effigy and inaugural cries) were destined for a bright future, and indeed they lasted until the early seventeenth century.
Texte intégral
Introduction
1Les funérailles sont avant tout une cérémonie chrétienne qui doit permettre d’assurer au défunt un bon passage dans l’au-delà par une série de gestes (toilette du corps, ensevelissement dans un linceul, absoute sur la sépulture), de paroles (prières pour les défunts, en particulier les psaumes de la pénitence) et de séquences rituelles (veillée, procession, messe, inhumation). Elles intéressent aussi l’histoire sociale : chacun meurt selon son rang, son identité, son statut1. Les nobles jettent ainsi un dernier feu terrestre, qui se matérialise par des signes et des codes distinctifs : embaumement et exposition de la dépouille, poêle funèbre de drap d’or, profusion du luminaire et présence des pleurants, ces pauvres, passeurs d’éternité mais dont le nombre signale aussi l’éminence du défunt. Bien plus, l’historiographie utilise les cérémonies funèbres comme outil d’analyse politique. L’exposition d’insignes de pouvoir (dais, regalia, effigie) permet d’affirmer une majesté, royale ou princière ; les objets manipulés sur la tombe (épée, écu) et les cris proférés (« Le roi est mort, vive le roi ») signalent le transfert du pouvoir. Les cérémonialistes américains ont même donné au rituel un véritable pouvoir performatif, interprétation aujourd’hui contestée par les historiens et les anthropologues2. Le débat concerne essentiellement la question des « deux corps du roi », concept élaboré par Ernst Kantorowicz pour évoquer la royauté anglaise, ensuite appliqué à la France par Ralph Giesey à partir des seules funérailles : le roi aurait deux corps, un corps mortel, qui repose, au cours de la cérémonie, dans un cercueil, et un corps politique, éternel, incarné par l’effigie, mannequin aux visage et mains de cire réalisé « à la semblance » du défunt, pour le représenter.
2La première utilisation de l’effigie en France date de 1422 à l’occasion de la célébration des funérailles de Charles VI. Celles-ci sont au cœur de cette étude, d’autant qu’elles constituent un modèle pour les cérémonies royales postérieures. La célèbre sentence de Jean de Berry « Hôtel de seigneur ne vaut rien sans dame3 » invite aussi à prendre en compte les épouses des monarques, à une époque où la royauté se cérémonialise et met en scène le corps souverain, tant masculin que féminin.
La mort de Charles VI : l’effigie en majesté
3Le 21 octobre 1422, Charles VI décéda de « fievre quarte » à 6 heures du matin dans l’hôtel Saint-Pol4. Selon les chroniqueurs, il se conforma au modèle de la bonne mort chrétienne. Il avait déjà dicté deux testaments, le premier en août 1392, alors qu’il venait de reprendre ses esprits après sa première crise de folie dans la forêt du Mans5, le second six mois plus tard, en janvier 1393, alors qu’il tentait en parallèle de régler les modalités d’une éventuelle régence6. Le roi reçut les derniers sacrements de son confesseur, Renaud des Fontaines. Tout au long de son agonie, il eut sous les yeux la Vraie Croix, à la fonction propitiatoire : le roi-souffrant mourait face à la Croix rédemptrice, symbole du sacrifice du Christ et de la rédemption du genre humain.
4À la différence du sacre, il n’existait pas d’Ordo pour les funérailles, et il fallut délibérer sur le protocole à suivre. Les organisateurs sont à la fois français (le chancelier de France, Jean le Clerc, et quelques conseillers royaux) et anglais (Jean, duc de Bedford, alors régent du royaume pour l’héritier désigné par le traité de Troyes, le jeune Henri VI). Ils innovèrent, introduisant dans le rituel un mannequin de cire : l’effigie.
5Depuis le début du xiiie siècle, les funérailles royales se caractérisaient par l’exposition publique de la dépouille, présentée le visage et les mains « à découvert », revêtue de l’habit royal et entourée des regalia. Il s’agissait d’un rituel de souveraineté pratiqué aussi à la cour pontificale et en Angleterre. Or, à la mort de Charles VI, le 21 octobre, il ne fut pas possible de respecter la tradition, à cause de l’intervalle, présumé très long, entre le décès et l’inhumation. Le duc de Bedford se trouvait en effet à Rouen où il avait accompagné le corps de son frère, Henri V, décédé à Vincennes le 31 août précédent. Il y était resté pour tenter de régler les affaires normandes. Il fallait attendre son retour pour enterrer le roi (il ne revint à Paris que le 5 novembre) et le corps n’allait pas tarder à présenter les premiers signes de décomposition. Charles VI fut bien embaumé par ses physiciens et chirurgiens (« et fut trouvé qu’il avoit le cuer et le foye net7 »), et son corps empli d’herbes et d’aromates8, mais de tels procédés ne permettaient pas de conserver la dépouille plus de quelques jours.
6On décida donc de mettre le corps en bière, après une courte exposition dans la chambre mortuaire. La présentation à l’hôtel Saint-Pol fut publique. Elle dura trois jours, « et là le voyait chacun qui voulait, pour prier pour lui9 ». Elle permettait aux corps constitués (les conseillers royaux, les parlementaires, la Chambre des comptes, l’Université de Paris et les collèges) et aux édiles parisiens (prévôts de Paris et des marchands, échevins et bourgeois) de se recueillir une dernière fois devant la dépouille et surtout de constater la réalité du décès10. Puis Charles VI fut déposé dans un cercueil de plomb et descendu dans la chapelle castrale11. La veillée funèbre se prolongea jusqu’au 9 novembre. Elle s’accompagna de nombreuses célébrations liturgiques (messes hautes, messes basses et vigiles), dites d’abord par les chapelains du roi, puis par les quatre ordres mendiants de Paris, qui se relayèrent continuellement, élevant un véritable rempart de prières autour du roi.
7Mais si le corps était en bière, il fallait le représenter pour respecter le rituel royal d’exposition. L’idée d’un mannequin funèbre, d’origine anglaise (la première effigie fut utilisée en 1327 pour le roi anglais Edouard II), fut peut-être soufflée au chancelier et aux conseillers par Jean de Bedford. Il se peut aussi qu’ils en aient eux-mêmes pris l’initiative tant cette solution leur semblait évidente : une effigie venait d’être utilisée dans le convoi normand du roi Henri V12. Dès le trépas de Charles VI, François d’Orléans, peintre du roi, réalisa un masque de son visage et de ses mains :
le chief et visage d’iceluy moslé et fait sur son propre visage et apres la vie le plus proprement que on a peu, et ledit chief garny de poil au plus près de la chevelure que portoit ledit seigneur et aussy les mains moslees et faictes apres la vie, et vestues de gans blancs brodez13.
8Pendant ce temps, les brodeurs et les orfèvres s’attelaient à la fabrication de l’habit de parement et des regalia. Avant son départ pour Notre-Dame, l’effigie fut ainsi revêtue d’une robe et d’un manteau de drap d’or rouge, l’un et l’autre fourrés d’hermine. Les souliers étaient de velours azur fleurdelisé14. L’orfèvre parisien Christophe de Harlint façonna les regalia : une couronne d’argent doré – ciselée seulement « de costé et devant », puisque l’arrière ne se voyait pas –, un sceptre fleurdelisé, une main de justice d’argent doré et un anneau d’or. L’adoption de l’effigie permettait de représenter le défunt dans toute sa majesté, substitut à un corps défaillant qui ne pouvait plus être exposé « à découvert ». C’est ainsi que le roi apparut, dans le convoi funèbre, comme lors des célébrations liturgiques, à Notre-Dame et à Saint-Denis.
La dernière entrée du roi et l’inhumation dionysienne
9De manière classique, le convoi funèbre accompagna la dépouille à Notre-Dame de Paris pour une première célébration liturgique (9 et 10 novembre), puis il se rendit à l’abbaye de Saint-Denis pour l’inhumation proprement dite. Le clergé parisien ouvrait la marche : les ordres mendiants, les collèges, les paroisses, les chanoines de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle du Palais, accompagnés des recteur et docteurs de l’université de Paris15. Les prélats (les évêques de Paris, de Chartres et de Thérouanne, les abbés de Saint-Magloire, de Saint-Germain-des-Prés et de Sainte-Geneviève) marchaient plus près du corps16.
10Le gros du bataillon était composé par les membres de l’hôtel du défunt : trois cent dix officiers reçurent des robes et des chaperons noirs. Deux cents d’entre eux, des échansons, des panetiers et des valets de chambre, portaient une torche armoriée de six livres de cire17. L’effigie était au centre de la procession, et les plus hauts personnages de l’hôtel comme de l’administration royale l’entouraient, la précédant pour les uns, la suivant pour les autres : devant elle marchaient ainsi le premier chambellan, les écuyers d’écurie et les maîtres d’hôtel de Charles VI. Les officiers de la Couronne, servant le « corps politique » du monarque, la suivaient : le chancelier de France, les conseillers, les maîtres des requêtes, les officiers de la Chambre des comptes et les notaires et secrétaires du roi.
11Le mannequin reposait sur une litière, portée par des valets de porte jusqu’à Notre-Dame, puis, pour le long parcours jusqu’à Saint-Denis, par des hanouars (porteurs de sel), habitués à soutenir de lourdes charges, d’autant que l’effigie surmontait le cercueil de plomb. La litière était recouverte d’un vaste poêle de drap d’or rouge, bordé de velours azur fleurdelisé18. Les coins en étaient soutenus par les quatre présidents du parlement de Paris, vêtus de rouge. Ils ne portaient pas le deuil témoignant que la justice royale ne meurt jamais19. L’effigie était par ailleurs surmontée d’un dais de même drap d’or rouge, porté sur huit lances par le prévôt des marchands et les échevins de Paris20. Enfin, directement derrière le cercueil, cheminait seul le duc de Bedford, comme régent et représentant du successeur du défunt. Il était vêtu d’un manteau de deuil et coiffé d’un chaperon à courte cornette21.
12Une célèbre enluminure, illustrant l’ouvrage de Jean Chartier (Chroniques du règne de Charles VII), peinte par Philippe de Mazerolles, représente le convoi [Fig.1] : l’effigie est au centre de la scène. Couronnée, elle tient le sceptre et la main de justice, et porte un habit de parement entièrement fleurdelisé. La litière est recouverte du poêle de drap d’or rouge, soutenu par les présidents du parlement de Paris également vêtus de rouge. En revanche, le peintre n’a pas représenté le dais, qui aurait gêné la visibilité et de l’effigie et des trois cavaliers qui, au second plan, tiennent l’épée royale, le heaume et l’écu aux fleurs de lis. En réalité, ils étaient absents du convoi, mais le peintre figure ici les usages funèbres de la cour à laquelle il appartient, celle des ducs de Bourgogne, qui pratiquaient l’exposition des « pièces d’honneur » du défunt22.
13Un premier service fut célébré dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, avec vigiles (le 9 novembre) et messe de Requiem (le lendemain), chantée par l’évêque de Paris, Jean de La Rochetaillée, patriarche de Constantinople. Les cérémonies liturgiques furent identiques dans la nécropole de Saint-Denis23. Dans l’une et l’autre église, le décor, certes éphémère, métamorphosait le sanctuaire en espace de deuil. Le corps y brillait de multiples feux, image anticipatrice du Paradis promis aux élus : les cierges étaient placés au-dessus de la ceinture de deuil, fleurdelisée, qui parait la nef et le chœur24. Ils illuminaient aussi les autels et la chapelle ardente, principal élément du décor [fig. 2]. Vaste édifice de bois, elle était recouverte de fine toile noire semée d’écus aux armes royales, et d’une ceinture de satin azur fleurdelisé. Les quatre pignons étaient également recouverts de satin, et supportaient une grande fleur de lis25. Elle scintillait de centaines de cierges, alors que quatre grandes torches – de 30 livres de cire – étaient apposées aux quatre coins de l’ensemble cercueil-effigie26.
14Les armoiries royales recouvraient tout l’espace. Outre le décor de la chapelle ardente, à Notre-Dame comme à Saint-Denis, la nef, le chœur et les piliers étaient décorés d’une toile azurée fleurdelisée. Bannières, pennons et blasons ornaient les deux édifices. À l’entrée de la cathédrale étaient ainsi fixés deux bannières et deux pennons, de vaste dimension, alors que de grands blasons, aux armes royales, surmontaient les piliers du portail et de la porte principale27.
15Outre l’apparition de l’effigie, les obsèques de Charles VI introduisirent un rituel nouveau autour de la tombe, lui aussi destiné à un brillant avenir : le cri de succession. Il est vrai que dans le contexte politique troublé de ce premier quart du xve siècle, les funérailles royales jouèrent le rôle exceptionnel de « rituel d’inauguration », tant il fallait affirmer d’une part, la passation, anglaise, des pouvoirs (contre les droits éventuels du dauphin, le futur Charles VII, déshérité par son père, qui se proclama roi dès le 30 octobre), et d’autre part, le rôle de Bedford comme régent de France, alors que d’aucuns lui préféraient le duc de Bourgogne28. Le cri du héraut d’armes, autour de la fosse à Saint-Denis, proclama ainsi la transmission – anglaise – du pouvoir. Les huissiers d’armes rompirent d’abord leurs verges et les jettèrent sur la fosse, puis les sergents abaissèrent leurs masses, signe de la mort du roi. Le héraut d’armes lança le cri suivant : « Dieu veuille avoir pitié et mercy de l’âme de très excellent, très hault et puissant Charles, roy de France, VIe de ce nom, naturel et souverain seigneur » ; « Dieu doint bonne vie à Henri, par la grâce de Dieu roy de France et d’Angleterre, nostre souverain seigneur ». Les sergents d’armes redressèrent leurs masses, en criant : « Vive le roy, vive le roy, vive le roy29. » Notons cependant que le rituel n’a aucun pouvoir performatif puisqu’il ne fait qu’exprimer – par le geste et la parole – un accord successoral négocié deux ans auparavant (traité de Troyes)30.
16Les innovations introduites à la mort de Charles VI marquèrent durablement le cérémonial royal. Charles VII, décédé en 1461 dans son château de Mehun-sur-Yèvre, reçut les mêmes honneurs, marqués par la présentation de l’effigie en majesté, l’exposition de décors et de parements précieux (poêle de drap d’or, dais, armoiries…) ou l’existence de rituels spécifiques (comme le cri de succession)31. Le principal changement concerne l’habit de parement, qui n’est plus de drap d’or rouge, mais de velours bleu fleurdelisé et fourré d’hermine (comme lors des sacres)32. Des pauvres furent aussi spécifiquement stipendiés pour participer à la procession (ils remplacent les serviteurs comme porteurs de cierges33). Louis XI ne se déplaça pas pour assister aux funérailles de son père, et le grand deuil fut mené par Louis II d’Orléans. Sa mère, Marie de Clèves, duchesse d’Orléans, fut présente à Saint-Denis, ce qui est exceptionnel puisque les femmes assistaient très rarement aux funérailles masculines34. En 1498, à la mort de Charles VIII, le cérémonial fut en grande partie similaire35. Le mannequin de cire représentait le monarque en majesté, substitut à un corps qu’il n’était plus possible d’exposer à découvert, figuration aussi de son corps de gloire destiné à la Résurrection. Seul Louis XI (†1483), qui pratiquait l’art de la distinction, refusa un tel rituel. Il voulut être inhumé comme un simple fidèle, non pas à Saint-Denis mais dans la collégiale Notre-Dame de Cléry qui conservait une statue miraculeuse de la Vierge36.
Le corps de la reine
17Si les obsèques des souverains ont passionné bien des historiens, les reines et les princesses médiévales sont les grandes absentes de leurs débats. Pour beaucoup, Anne de Bretagne († 1514) serait la première souveraine à bénéficier de célébrations grandioses37, ce que les sources démentent. À cet égard, les obsèques organisées par Charles V pour son épouse, Jeanne de Bourbon (†1378), constituent un tournant dans la communication politique royale, tournant cérémoniel, mais aussi documentaire et iconographique, puisqu’elles furent longuement relatées par Pierre d’Orgemont, chancelier du roi, dans les Grandes Chroniques de France, et illustrées par une belle enluminure [Fig.338]. Le corps fut exposé le visage « à découvert » dans le convoi, entouré des regalia (couronne, sceptre, verge à la rose). Les présidents du parlement de Paris tenaient les cordons du poêle de drap d’or et un dais d’or rouge surmontait la litière, soutenu par le prévôt des marchands et les échevins de Paris39. De nombreuses personnalités lui rendirent un dernier hommage, tant masculines (prélats, princes dont le frère de la reine, Louis II de Bourbon, officiers du roi), que féminines (la reine douairière Blanche de Navarre, la duchesse Blanche d’Orléans, des dames et demoiselles d’honneur)40.
18On l’a dit, la principale innovation du xve siècle est l’introduction de l’effigie dans le rituel royal en 1422. Or les reines bénéficièrent également d’une telle représentation, et ce dès le décès de la veuve de Charles VI, Isabeau de Bavière, en 1435. Celle-ci mourut dans son hôtel Saint-Pol, à Paris, le 29 septembre. Elle fut exposée à découvert pendant trois jours, avant d’être déposée dans un cercueil de plomb. Le convoi pour Notre-Dame partit quinze jours plus tard, le 13 octobre. Isabeau était accompagnée de quatorze crieurs de corps, de cent porteurs de torches, des églises parisiennes, de prélats (l’abbé de Sainte-Geneviève qui officia, l’évêque de Paris, l’évêque de Thérouanne), de seigneurs anglais, de sa belle-sœur, Catherine d’Alençon, et de quelques dames et demoiselles d’honneur41. Une effigie la représenta :
Le corps […] était en haut levé sur les épaules de seize hommes vêtus de noir, et était sa représentation [effigie] moult bien faite, car elle était couchée si proprement qu’il semblait qu’elle dormît, et tenait un sceptre royal en sa main dextre42.
19Pour des questions de possible insécurité (liée à la présence des Armagnacs), le trajet de Notre-Dame à l’abbaye de Saint-Denis se fit sur la Seine.
20Aucune effigie ne figure, semble-t-il, dans le convoi de Marie d’Anjou, veuve de Charles VII, dont les funérailles furent célébrées à Paris le 26 janvier 1464 (la reine était décédée en décembre 1463 à l’abbaye des Châtelliers, au retour d’un pèlerinage effectué à Saint-Jacques de Compostelle)43. En revanche, un mannequin de cire représenta bien Charlotte de Savoie, veuve de Louis XI, dans le convoi qui la mena à Notre-Dame de Cléry en décembre 1483. Un compte exceptionnel conservé aux Archives nationales mentionne en effet le paiement de Jean Bourdichon, peintre officiel du roi44, pour avoir façonné un corps de bois « de la grandeur de ladite dame » et peint le visage de cire « selon sa semblance45 ».
21Décédée le 1er décembre 1483 dans son château d’Amboise, la reine fut d’abord embaumée puis présentée publiquement sur un lit de parement dans la chambre royale pendant trois jours. Après la mise en bière (dans un cercueil en bois, enchâssé dans une bière en plomb, elle-même emboîtée dans un coffre), la veillée se prolongea pendant dix jours au sein de la chapelle castrale, transformée pour l’occasion en espace de deuil (chapelle ardente, litres funéraires). C’est à Cléry, pour sa dernière entrée, que Charlotte de Savoie fut présentée en majesté, entourée de nombreux deuillants : des religieux, des pauvres, les membres de son hôtel et ses parents (son frère, Philippe de Bresse, sa fille, Jeanne de France, sa nièce, Anne de Savoie). Sa « représentation » fut portée à travers la ville sur une litière recouverte d’un poêle de drap d’or. Elle était revêtue de l’habit royal, composé d’un surcot de velours rouge et bleu mi-parti (à ses armes, Savoie/ France) et d’un manteau de parement de satin bleu fourré d’hermines et fleurdelisé (exacte réplique du manteau de majesté porté par le monarque lors des grandes cérémonies de son règne). Les regalia étaient exposés : l’effigie, couronnée, était conçue pour tenir le sceptre et la main de justice46. Un dais surmontait la litière, ciel de drap d’or rouge, paré d’écus aux armes de la reine47. Charlotte de Savoie fut ensuite inhumée dans la collégiale Notre-Dame de Cléry, parée -pour la célébration des vigiles et de la messe de Requiem le 14 décembre- d’une ceinture de deuil au décor héraldique, de bougran noir dans la nef, de velours dans le chœur. Le luminaire était impressionnant : près de 700 cierges illuminèrent la chapelle ardente, le chœur et les autels. Six grands cierges, de 25 livres de cire chacun, entouraient le corps48.
22Ainsi sur ordre de Charles VIII – son fils – et de ses conseillers, en particulier Pierre et Anne de Beaujeu, Charlotte de Savoie bénéficia de tous les éléments spécifiques au rituel monarchique. Lors de sa dernière entrée à Cléry, elle incarnait – au même titre que son défunt époux – la majesté royale. Seule différence avec les funérailles habituelles, l’éloignement géographique ne permit pas la participation des présidents du parlement de Paris et des échevins de la capitale.
Conclusion
23La fin du Moyen Âge vit se constituer un rituel funèbre royal de plus en plus codifié, qui se caractérisait par des signes distinctifs, comme l’effigie ou le cri de succession, spécifiques à la dignité souveraine, que les princes tentèrent ensuite d’imiter (funérailles de René d’Anjou en 1481 ou de Pierre II de Bourbon en 1503). Il semble en revanche qu’en France, l’effigie n’ait jamais incarné le corps politique et immortel du monarque. Vêtue de la robe royale et entourée des Regalia, elle le représente simplement dans toute sa majesté, comme lorsqu’il vivait et régnait. Il s’agit d’un substitut au corps, un support visuel à sa mémoire. Le roi n’a qu’un seul corps et à sa mort, la Dignité se transmet instantanément à son successeur. Comme l’énonçait Ernst Kantorowicz, « seule l’Angleterre a échafaudé une théorie politique ou juridique logique des “deux corps du Roi” ». D’ailleurs dès 1435, les reines bénéficièrent aussi d’un mannequin vêtu à la royale et couronné, sans que se pose pour elles le problème de la permanence politique. Si le « roi ne mourait jamais », la reine, elle, écartée du trône depuis le début du xive siècle, ne disposait que d’un corps mortel, éphémère, sans aucune transcendance : sa Dignité s’éteignait avec elle ; elle disposait pourtant d’une effigie.

Doc. 1 : Convoi funèbre de Charles VI (1422) : le corps est représenté par une effigie Jean Chartier, Chronique du règne de Charles VII, BnF Français 2691, fol. 1

Doc. 2 : Chapelle ardente du cœur de la reine Anne de Bretagne (1514) Commémoration et advertissement de la mort d’Anne de Bretagne, BnF Français 18537, fol. 13.

Doc. 3 : Convoi funèbre de Jeanne de Bourbon (1378) Grandes Chroniques de Charles V, BnF Français 2813, fol. 480 v°.
Notes de bas de page
1 Colette Beaune, « Mourir noblement à la fin du Moyen Âge », dans La mort au Moyen Âge, Colloque de la Société des Historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, Strasbourg, 1977, p. 125-143.
2 Sur les débats liés à l’effigie, Ralph Giesey, Le roi ne meurt jamais. Les obsèques royales dans la France de la Renaissance, Paris, Flammarion, 1987. Théorie contestée par Alain Boureau, Le simple corps du roi. L’impossible sacralité des souverains français xve-xviiie siècle, Paris, les Éd. de Paris-M. Chaleil, 1988 ; Elisabeth A.R. Brown, « Royal Bodies, Effigies, Funeral Meals, and Office in Sixteenth-Century France », dans Le Cadavre, Anthropologie, archéologie, imaginaire social, Jacques Chiffoleau et Agostino Paravicini-Bagliani (dir.), Micrologus, t. VII, 1999, p. 502 ; id., « Refreshment of the Dead : Post mortem Meals, Anne de Bretagne, Jean Lemaire de Belges, and the Influence of Antiquity on Royal Ceremonial », dans Jean Balsamo (dir.), Les funérailles à la Renaissance, Genève, Droz, 2002, p. 113-130.
3 Françoise Autrand, « “Hôtel de seigneur ne vaut rien sans dame”. Le mariage de Jean, comte de Poitiers et de Jeanne d’Armagnac, 24 juin 1360 », dans Jacques Paviot, Jacques Verger (dir.), Guerre, pouvoir et noblesse au Moyen Âge, Mélanges en l’honneur de Philippe Contamine, Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2000, p. 51-61.
4 Clément de Fauquembergue, Journal, Alexandre Tuetey (éd.), Paris, SHF, t. II, 1903, p. 59. En réalité, on ne sait de quoi le roi est mort. Il souffrait des jambes puisque les comptes attestent qu’un tailleur dut agrandir ses chausses tant il avait « mal à ses jambes », Yann Grandeau, « La mort et les obsèques de Charles VI », Bulletin philologique et historique du comité des travaux historiques et scientifiques, 1970, p. 169 (comptes publiés à partir d’une copie réalisée au xviie siècle sur le registre conservé à la Chambre des comptes de Paris, BM de Rouen, collection Leber 5870, manuscrit Menant, t. VIII, fol. 134-172).
5 Testament mis en appendice de la Chronique du Religieux de Saint-Denys, M. L. Bellaguet (éd.), préface de Bernard Guenée, Paris, CTHS, 1994 (réédition, 1ère édition en 1842) vol. III, p. 501-511.
6 AN, J 404 B n° 40, publié par Georges Bessé, Recueil de diverses pièces servant à l’histoire du roy Charles VI, Paris, 1660, p. 345. Sur l’ordonnance de régence, AN, J 402, n° 10, datée de janvier 1393, Ghislain Brunel, Images du pouvoir royal : Les chartes décorées des Archives nationales xiiie-xve siècle, Paris, Somogy, 2010, p. 216.
7 Chronique anonyme du règne de Charles VI publiée à la suite de la Chronique d’Enguerrand de Monstrelet, Louis Douet-D’arcq (éd.), Paris, S.H.F., 1857-1862, t. VI, p. 324.
8 Comptes dans Y. Grandeau, « La mort », art. cit., p. 181.
9 Journal d’un bourgeois de Paris, Colette Beaune (éd.), Paris, Lettres Gothiques, 1990, p. 192.
10 Enguerrand de Monstrelet, Chronique, Louis Douet-D’arcq (éd.), Paris, S.H.F., 1857-1862, t. IV, p. 120 et Chronique anonyme du règne de Charles VI, op. cit., p. 324.
11 Comptes dans Y. Grandeau, « La mort », art. cit., p. 180.
12 E. de Monstrelet, Chronique, op. cit., t. IV, p. 112-113. Sur les funérailles anglaises, Joël Burden, « English Royal Funerals in the Fifteenth Century », dans Les funérailles en Europe à la Renaissance, Monique Chatenet, Murielle Gaude-Ferragu, Gérard Sabatier (dir.), Londres, Ashgate, à paraître en 2016.
13 Comptes dans Y. Grandeau, « La mort », op. cit., p. 177.
14 Ibid., p. 171.
15 « Cérémonial de l’inhumation de Charles VI », publié par Ralph Giesey à partir d’un manuscrit de la BnF, Fr. 18764, fol. 119-126, Le roi ne meurt jamais, op. cit., p. 298.
16 Enguerrand de Monstrelet, Chronique, op. cit., t. IV, p. 120.
17 « Cérémonial », publié par R. Giesey, Le roi ne meurt jamais, op. cit., p. 300.
18 Comptes dans Y. Grandeau, « La mort », art. cit., p. 175.
19 Décrivant les funérailles de Charles VII (1461), Martial d’Auvergne explique le sens de la coutume : « En example et significance / Que Justice jamais ne bouge / Pour trespas du Roy, ne muance », Martial d’Auvergne, « Les vigilles de la mort du Roy Charles VII », dans Les poésies de Martial de Paris, dit d’Auvergne, procureur au Parlement, Paris, 1724, t. II, p. 170.
20 Chronique du Religieux de Saint-Denys, op. cit., p. 491. La bordure de velours azur du poêle et du dais était brodée de 1100 fleurs de lis.
21 Ibid., p. 491. On s’indigna que les princes du sang, notamment Philippe le Bon, duc de Bourgogne, n’aient pas fait le déplacement, E. de Monstrelet, Chronique, op. cit., t. IV, p. 120. Cf. aussi Jean Juvénal des Ursins, « Histoire de Charles VI, roy de France, et des choses mémorables advenues durant quarante-deux années de son règne, depuis 1380 jusqu’en 1422 », à la suite de Christine de Pizan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, J.-F. Michaud, J.-J. Poujoulat (éd.), Paris, 1836, p. 347.
22 Philippe de Mazerolles était « valet de chambre » de Charles le Téméraire ; le manuscrit qu’il enlumina était destiné à Louis de Bruges (Bruges, entre 1470 et 1479).
23 Chronique du Religieux de Saint-Denys, op. cit., p. 495-497.
24 Deux cents torches, chacune de 5 livres de cire, ornaient aussi la nef, Comptes dans Y. Grandeau, « La mort », op. cit., p. 180.
25 Ibid., p. 176. Figuration de la chapelle ardente du cœur d’Anne de Bretagne, BnF, Fr. 18537, fol. 13.
26 Au total, 4753 livres de cire furent utilisées à Notre-Dame et 5679 à Saint-Denis. Pour l’ensemble des séquences rituelles, le luminaire coûta 2232 livres tournois.
27 Dans l’abbaye de Saint-Denis, trois grands blasons dorés à l’or étaient fixés au-dessus « de la porte par devers la cour des droits du roi », trois autres étaient au-dessus de l’entrée « à entrer en ladite église par devers le cloître », Chronique du Religieux de Saint-Denys, op. cit., p. 495-497.
28 Le Journal d’un bourgeois de Paris s’en fait le témoin : au retour de Saint-Denis, Jean de Bedford fit « porter l’épée du roi de France devant lui, comme régent, dont le peuple murmurait fort », Journal d’un Bourgeois de Paris, op. cit., p. 196. Le port de l’épée joyeuse est ici symbole de l’entrée en fonction du nouveau régent, en l’absence de toute autre cérémonie d’inauguration.
29 Chronique anonyme du règne de Charles VI, op. cit., p. 326. On trouve plusieurs versions du cri prononcé : « Priez pour l’ame de tres excellent prince Charles VI, roy de France »… .etc, ainsi qu’il est accoustumé faict. Et tantost apres ung herault cria a haulte voix « Vive Henry par la grace de Dieu roy de France et d’Angleterre », « Cérémonial », publié par R. Giesey, Le roi ne meurt jamais, op. cit., p. 303.
30 Les relations ultérieures donnèrent une version révisée du cri funèbre, au profit d’une transmission delphinale du pouvoir (« Priez pour l’âme de très excellent prince Charles VI de ce nom très glorieux et victorieux et bien servy lequel debouta et expulsa à l’aide de Dieu omnipotent les Anglois »), Arsenal, Ms. 4226, fol. 150 (« Ordre et cérémonie observée à l’enterrement du roy Charles VI en l’an 1422 »).
31 Mathieu d’Escouchy, Chroniques, Georges du Fresne de Beaucourt (éd.), Paris, 1863-1864, t. II, p. 443.
32 Ibid., t. II, p. 433. Sur l’habit royal, Monique Chatenet et Anne-Marie Lecoq, « Le roi et ses doubles. Usages vestimentaires royaux au xvie siècle », Revue de l’Art, Costume de cour au xvie siècle, n° 174 (2011-4), p. 21-31.
33 Mathieu d’Escouchy, Chroniques, op. cit., p. 429.
34 Murielle Gaude-Ferragu, D’or et de cendres. La mort et les funérailles des princes dans le royaume de France au bas Moyen Age, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2005, p. 157-164.
35 A. Boureau, Le simple corps du roi, op. cit., p. 95-114 (publication de l’ordonnance de Pierre d’Urfé organisant les funérailles de Charles VIII en 1498).
36 Décédé au Plessis-Les-Tours, son corps fut embaumé puis acheminé à Saint-Martin-de Tours où il fut veillé pendant plusieurs jours par les chanoines, avant d’être accompagné, sans faste, jusqu’à Cléry, Jean de Roye, Chronique scandaleuse, Bernard de Mandrot (éd.), Paris, SHF, 1894 et 1896, t. II, p. 137 et 398.
37 Fanny Cosandey, La reine de France. Symbole et pouvoir, Paris, Gallimard, 2000, p. 206-256.
38 Grandes Chroniques de France (exemplaire possédé par Charles V), BnF, Ms Fr. 2813, fol. 480 vo.
39 Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, R. Delachenal (éd.), Paris, SHF, 1910-1916, t. II, p. 279-282.
40 Déjà Jeanne d’Évreux, veuve de Charles IV le Bel, bénéficia en 1371 de funérailles fasteuses, avec poêle de drap d’or, soutenu par les présidents du parlement de Paris et dais. Charles V accompagna la dépouille. En revanche, il fut absent à l’enterrement de son épouse, Jeanne de Bourbon, Chronique des règnes de Jean II et de Charles V, op. cit., t. II, p. 152.
41 Journal d’un bourgeois de Paris, op. cit., p. 343. Le bourgeois de Paris laisse croire que la reine fut petitement enterrée, abandonnée par tous, ce qui est loin d’être exact.
42 Ibid., p. 343.
43 Bernard Chevalier, « Marie d’Anjou, une reine sans gloire, 1404-1463 », dans Autour de Marguerite d’Ecosse. Reines, princesses et dames du xve siècle, Actes du colloque de Thouars 23 et 24 mai 1997, Geneviève et Philippe Contamine (dir.), Paris, Champion, 1999, p. 81-98.
44 Il succéda à Jean Fouquet comme peintre officiel du roi en 1481. François Avril et Nicole Reynaud, Les manuscrits à peintures en France 1440-1520, Paris, Flammarion, 1995, p. 293.
45 Murielle Gaude-Ferragu, « « L’honneur de la reine » : la mort et les funérailles de Charlotte de Savoie (1er-14 décembre 1483) », Revue historique, t. 652/2010, p. 779-804.
46 AN, KK 69, fol. 116 vo-120. La tête reposait sur un carreau d’honneur, recouvert de drap d’or.
47 AN, KK 69, fol. 121. Quatre lances le soutenaient, AN, KK 69, fol. 122.
48 Deux faisaient même le poids de 30 livres de cire.
Auteur
Université de Paris 13 Sorbonne Paris Cité, Pleiade/CRESC
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