1« Patriotiques-civiques, patriotiques-conservateurs » : telles sont les deux catégories qu’Antoine Prost a déterminées lorsqu’il a établi sa typologie des monuments aux morts1, en précisant qu’elle renvoie elle-même à la « diversité des sensibilités locales2 », locales s’entendant ici comme territoire communal. Il nous importait de savoir si la classification préconisée était pertinente dans le cas où, dans une même commune – ici la commune d’Aubagne –, avaient été érigés deux monuments aux morts. Il nous faudra comprendre comment et pourquoi Aubagne connaît une telle situation, unique dans les Bouches-du-Rhône, mais qui se retrouve dans trente-huit communes du département du Vaucluse, dans trente-sept de celui du Var3. Au-delà, il s’agit de saisir si l’érection de ces deux monuments témoigne de tensions et de conflits entre des notables locaux soucieux d’asseoir leur pouvoir et leur influence, ou tout simplement d’agir en fonction de leurs convictions politiques et/ou religieuses. Mais en premier lieu, il convient de voir comment Aubagne a connu la mobilisation et quel tribut humain elle a payé au conflit.

Une double mobilisation

2La mobilisation française est des plus classiques. C’est le 1^er août 1914, vers quatre heures de l’après-midi, que le brigadier de gendarmerie Sylvestre se présenta devant le maire d’Aubagne, Joseph-Antonin Lafond4, muni de toutes les pièces proclamant et organisant la mobilisation générale. Comme presque partout, la grande majorité pensait alors que la guerre serait courte, que les armées françaises allaient rapidement prendre Berlin, et que tout serait rapidement conclu pour que les mobilisés puissent passer les fêtes de Noël parmi les leurs5.

3La réalité des événements allait très vite s’imposer à tous. Dès le début de 1915, on a pris conscience que la guerre s’installait dans la durée compte tenu de l’équilibre des forces en présence qui ne pouvait être rompu que par l’apport d’autres pays venant renforcer tel ou tel camp.

4La mobilisation est aussi italienne. L’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des Puissances alliées le 23 mai 1915 ne passe pas inaperçue, surtout dans des villes comme Aubagne qui comporte une forte colonie transalpine6. C’est avec toute la solennité possible qu’elle est célébrée. Le 23 mai après-midi, le Maire fait battre le tambour pour annoncer la nouvelle à toute la population. Le soir même, les Italiens aubagnais se réunissent au siège de leur cercle, « La Frantellanza », situé au restaurant du Rosier7, pour réagir à l’événement. Très vite, une centaine d’entre eux, en particulier des jeunes gens, agitant des drapeaux italiens et français et portant des lanternes vénitiennes, se forme en cortège, parcourt toutes les rues principales de la cité avant de se rendre à l’Hôtel de ville où une délégation menée par M. Careghi, président du cercle italien, est reçue par le premier magistrat8.

5C’est le début du processus de la mobilisation des Italiens aubagnais. Les 28 et 29 mai, il est procédé au recensement des futurs appelés. Le 1^er, c’est le Vice-consul d’Italie lui-même, le docteur Bombieri qui délivre les feuilles de route dans une salle de la mairie dont le balcon est pavoisé aux couleurs des deux pays. Le lendemain, quelque 130 Italiens se rendent à la gare, accompagnés par un cortège réunissant Transalpins et Français, pour prendre le train venant de Marseille qui doit les reconduire au pays, dans un tumulte de vivats et de chants, de pleurs et de cris, souvent associés à de telles séparations.

6Ainsi, Aubagne a frémi au son des deux mobilisations, la française et l’italienne : la ville a parfaitement participé à la levée des troupes. En dernier ressort, ce sont 130 Italiens et 1 050 Français qui seront mobilisés durant le conflit, sur une population de 9 744 habitants au recensement de 1911. Deux cent quatre-vingt-neuf d’entre eux y laisseront leur vie : 271 Français, 18 Italiens, dont 4 après 1918, suite à leurs blessures9. Leur répartition au cours des quatre années de la guerre suit, en grande partie, celle qu’on observe à l’échelle nationale10, avec une année 1915 des plus meurtrières – soixante-huit morts – et une année 1917 relativement « clémente » – trente-six morts –. Cependant, le bilan de 1916 reste ici élevé, sans pouvoir l’expliquer, compte tenu des sources à notre disposition.

7Les âges des Aubagnais tombés « au champ d’honneur » s’échelonnent entre 16 ans – il s’agit d’un jeune mousse – et 48 ans. L’âge moyen est de 27 ans 8 mois, le plus bas se situant en 1917 avec 26 ans 9 mois, le plus haut en 1916 et 1918 avec 28 ans et 8 mois. Ce ne sont pas des très jeunes gens. Ce sont des hommes, en passe d’atteindre leur maturité et plénitude sociales, avec les incidences que cela comporte sur le dynamisme des activités économiques locales, privées de leurs compétences. Dans ce domaine, comme à l’échelon national, l’agriculture a fourni, et de loin, le contingent le plus important – vingt-neuf occurrences –, suivi du commerce et de l’artisanat11, en premier lieu de la boulangerie avec quatre tués12. Il faut noter l’absence du secteur de l’argile, très vite réquisitionné par l’armée pour fournir les produits dont elle avait besoin, ou celui de l’industrie plus classique, mise à contribution pour fabriquer du matériel de guerre. L’usine des frères Coder est la plus sollicitée et aidée13. Durant toutes les années du conflit, elle emploie régulièrement plus de cent sursitaires14 pour fabriquer roues et chariots destinés à l’équipement militaire. Il n’y a donc pas de spécificité aubagnaise dans ces domaines.

8Cette normalité se retrouve au niveau des grades et des spécialités des soldats aubagnais tués à la guerre. Ce sont, avant tout, des hommes de troupes – 231 – contre 6 sous-officiers et huit officiers. 195 sont dans l’infanterie, 43 dans des régiments de chasseurs alpins, 19 servent l’artillerie. Ces morts seront honorés au travers des deux monuments de la cité.

Honorer les soldats morts au combat

Honneur aux mères qui n’embrasseront plus leurs fils, aux femmes qui cherchent, sur les champs de bataille, la tombe de leurs maris, aux orphelins qui deviennent les enfants adoptifs de la France. Mais par dessus tout, Messieurs, honneur à ceux qui ne sont plus, à ceux qui sont tombés sans l’espoir au cœur dans les tranchées bouleversées, dans la profondeur des mers, et dont les yeux clos n’auront pas vu pointer l’aurore de la Victoire et la lumière de la paix. Honneur aux plus modestes, aux plus obscurs, aux plus inconnus d’entre eux […]. Honneur aux morts, immortels conseillers des vivants15…

9Cet extrait du discours du président de la République, Raymond Poincaré, à la foule qui a envahi la place de la Concorde le 17 novembre 1918 pour célébrer la délivrance de l’Alsace-Lorraine fait écho à l’Hymne de Victor Hugo paru dans Les Chants du Crépuscule, édités en 1835, Hymne que l’on retrouve gravé en totalité ou en partie sur les faces de certains monuments :

Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau.
Toute gloire près d’eux passe et tombe éphémère.
Et comme ferait une mère,
La voix d’un peuple entier les berce en leur tombeau.
Gloire à notre France éternelle !
Gloire à ceux qui sont morts pour elle !
Aux martyres ! Aux vaillants ! Aux forts16 !

10L’oraison du président Poincaré inaugure un vaste mouvement, dans toutes les communes de France, pour l’érection de lieux de mémoire et de culte en l’honneur des soldats morts durant le conflit de 1914-1918.17

11Le 8 décembre 1918, le conseil municipal d’Aubagne se réunit en séance extraordinaire pour, comme le souligne Joseph Lafond – élu maire depuis 1912 –, « saluer avec enthousiasme la grande victoire de l’Humanité, du droit et de la liberté, et adresser sa plus vive reconnaissance à tous ceux qui en ont été les artisans » Et de poursuivre :

À nos chers morts, à nos glorieux mutilés, à nos héroïques soldats et marins, à leurs chefs glorieux, à Georges Clemenceau qui, malgré son grand âge a su, par son énergique volonté, réunir toutes les forces vives sous la haute direction du vaillant Maréchal Foch, lequel, par son talent et son génie militaire, a rendu à la France les deux provinces qui lui avaient été arrachées par la force brutale en 187018.

12Ces propos, empreints d’émotion patriotique, ne pouvaient qu’enflammer les édiles municipaux. Ceux-ci entonnent alors solennellement une vibrante « Marseillaise ». En outre, ils décident de débaptiser le cours Legrand, une nouvelle artère aménagée sur le lit de l’Huveaune, pour lui donner le nom de cours Maréchal Foch, et, dans la foulée, le boulevard Arnaud Mathieu qui devient le boulevard Georges Clemenceau. Le premier adjoint, Henry Durbec, poursuit en rappelant au conseil municipal sa promesse d’honorer les soldats tués durant le conflit, en ces termes :

Mes chers collègues. Il est temps de tenir votre promesse que nous considérons comme un devoir sacré, celle d’édifier sur cette place le monument à la mémoire des chers et regrettés enfants d’Aubagne, glorieusement tombés sur nos champs de bataille pendant l’épouvantable cataclysme dont nous venons, enfin, de sortir victorieux19.

13Le 3 janvier 1919, un projet, dessiné et signé par deux architectes départementaux – Louis Chauvet et son adjoint Gaston Castel20 – est présenté au maire qui n’a laissé à personne le soin de prendre en charge le dossier du monument « à la mémoire des chers et regrettés enfants d’Aubagne, glorieusement tombés sur les champs de bataille21 ».

14Le dossier se présente sous la forme d’un mémoire descriptif illustré par un dessin et une photo de la maquette de l’ensemble. Il est dit :

Sur un socle en belle pierre blanche s’élève le groupe allégorique en marbre de Carrare, représentant la Victoire ailée survolant deux soldats, un chasseur alpin et un vieux poilu. Des attributs guerriers, roue de canon, affût, vieux casque boche sont à leurs pieds.
En bas du monument, la ville d’Aubagne, symbolisée par une noble femme, désigne à un enfant le respect et l’admiration que l’on doit avoir pour ces soldats, artisans de la Grande Paix, et, d’un geste simple, elle tend une branche d’olivier à ses fils, vaillant héros dont elle s’enorgueillit.
Auprès d’elle, le drapeau décoré est sculpté. Le coq gaulois claironne son chant victorieux. On aperçoit gravé sur le socle, le disque du soleil levant orné de ses rayons.
La dédicace est inscrite très apparente sur la face principale du monument.
Autour du socle, sont gravés en lettres très apparentes, les noms et prénoms des Héros tombés au Champ d’Honneur ;
Une guirlande de beaux feuillages forme une frise sous la corniche. Un écusson ornementé indiquera clairement la date de l’érection du monument, son inauguration par Monsieur le Maire et la Municipalité qui en eurent l’initiative. Le monument est élevé sur un talus de gazon fleuri par places. Deux arbustes, bien taillés, l’égayent.
Un petit talus surmonté d’une grille très simple, délimite de monument22…

15La statuaire est confiée à Henri Raybaud23.

16Le 5 janvier, le projet est définitivement adopté ; le 20 mai, il est approuvé par la préfecture. Le financement du monument est assuré par un emprunt de 70 000 francs souscrit par la commune auprès du Crédit Foncier de France, une somme jugée au départ tout à fait acceptable par l’autorité préfectorale.

17Comme indiqué lors de la séance du conseil du 8 décembre, le monument est érigé sur le nouveau cours Maréchal Foch, mais sans occuper le centre de la place. Il est prévu de le dresser sur le front nord, au milieu de la base du triangle formé par les platanes qui bordent l’espace et qui dessinent comme un V, le V de la Victoire, celle du 11 novembre 1918, mais aussi celle qui est prévue pour dominer le tout, la Victoire ailée, qui donnera in fine son nom à l’ensemble de la composition.

18Le 26 août 1919, à dix heures du matin, le maire Joseph Lafond, entouré de quelques conseillers municipaux, pose la première pierre scellée d’un coffret contenant le procès verbal du conseil municipal du 8 décembre, la liste des édiles en place, et la série des pièces de monnaies de 2 F à 5 centimes frappée au millésime de l’année 1919.

19Les travaux prévus pour être achevés en un an subissent des retards importants pour de multiples raisons, politiques, administratives et logistiques. Tout d’abord, le changement de municipalité en 1919, avec l’élection de Marius Boyer24 à la tête de la commune, fait prendre du retard au projet : le nouveau maire est tenté, un temps, de reprendre la conception de l’ensemble pour se démarquer des décisions prises par son prédécesseur, et affirmer ainsi sa capacité à rompre avec la politique suivie par l’ancienne équipe au pouvoir, comme l’ont fait d’autres nouvellement élus. Sur le plan technique, le difficile convoi des pierres de Maubec (Vaucluse), utilisées pour la partie inférieure du monument, conduit le Maire à écrire au Préfet, le 20 avril 1920, pour solliciter une intervention auprès de la C^ie PLM afin qu’elle mette d’urgence « un wagon de 10 tonnes pour aller prendre en gare de “Maubec” (Vaucluse) ligne de Cavaillon à Apt les pierres nécessaires25 » et achemine ce wagon en gare d’Aubagne. D’autre part, des surcoûts, non prévus, sont responsables de retards ; une demande d’acquérir des droits de douane privilégiés pour le bloc de marbre de Carrare de 8 tonnes, destiné au groupe supérieur sculpté, nécessite une intervention du Maire auprès du Directeur des douanes :

Je vous serai reconnaissant de vouloir bien Monsieur le Directeur, eu égard du but et du sujet, nous exonérer des droits de douane droits assez considérables [sic] non prévus sur le devis et venant en supplément par conséquent26.

20Demande, certes rejetée, mais qui témoigne de l’importance des dépenses consentie par les communes pour l’érection de leur monument aux morts.

21Enfin, les aléas qui ont frappé la mise en place du groupe sculpté dit de « La Victoire » ont fait surtout prendre un important retard aux travaux. Le bloc de marbre travaillé à Carrare même par le praticien d’Henri Raybaud, un certain Fazzi, de l’atelier de marbrerie Giovanni Beretta – « Il premiato laboratorio artistico con macchinario moderno » – est terminé à la fin mai 1921. Il est alors chargé sur l’Emmanuele Baratta pour être acheminé au port de Marseille. Or, le 16 juin, c’est la catastrophe : le bateau fait naufrage. Une lettre d’Henri Raybaud, datée du 17 juin, avertit le maire de cet incident en ces termes :

J’ai le regret de vous annoncer une pénible nouvelle. J’ai appris hier au soir que l’Emmanuele Baratta avait coulé, et ce matin j’ai eu une confirmation par une lettre signée par le Capitaine du Baratta qui est à Toulon et confirme qu’il a été surpris par un coup de vent du n.o. pendant la nuit du 14 à un mille de la Côte de Cavalaire par 27 mètres de fond.

22Et il poursuit :

Demain je vais à Toulon pour faire tout l’impossible et tenter de sortir le groupe et si malgré tout cela n’était pas possible, et bien je me mettrai à l’ouvrage et je referai le groupe en marbre tel qu’il était, et le plus rapidement possible27.

23C’est en fait ce qui arrivera… Le deuxième groupe, toujours apprêté par Fazzi, est achevé en mars 1922 et, petite consolation tout de même, le travail est au dire de ce dernier, « meilleur que le précédent28 ». Mais, décidément, la saga n’est pas finie… Son expédition est volontairement repoussée par l’armateur qui attend d’avoir complété son chargement avant de prendre la mer, au grand dam des édiles municipaux, impatients de voir l’achèvement de ce monument commandé depuis plus de trois ans. En fait, il faudra attendre juin 1922 pour que le groupe sculpté soit enfin mis en place.

24Cependant, ce retard est mis à profit par l’architecte Gaston Castel pour proposer à la municipalité des travaux d’embellissement de la base du monument. Ces travaux, acceptés par une délibération du conseil municipal du 7 juin 1922, pour la somme de près de 50 000 francs consistent en un emmarchement en pierre de Cassis, un trottoir formant perron avec la pose d’une grille et de deux lampadaires triomphaux à deux branches chargés de rehausser le tout. Ces derniers, fournis et posés par M. Amiel, commerçant à Aubagne, pour la somme de 27 000 francs provoquent une vive réaction de la Commission des Bâtiments publics qui s’étonne de ce prix « bien élevé », compte tenu du budget primitif établi pour la somme de 9 000 francs. En fait, la Commission n’avait pas enregistré que la commande comprenait, en plus, un lampadaire supplémentaire à quatre branches destiné à servir d’îlot directionnel au centre de la place Pasteur, et que ces lampadaires provenaient de la fonderie Durenne de renommée mondiale29. Les embellissements de 1922 seront totalement restructurés en 1982, à l’occasion d’un réaménagement de la place. La base du monument est alors englobée dans une série de bassins semi-circulaires en béton orné de massifs de fleurs ; les deux lampadaires sont repoussés vers les cinémas et la grille disparaît…

Principaux symboles

25La facture du monument du cours Foch est des plus classiques et rassemble tous les symboles, allégories et représentations, que l’on trouve habituellement dans les monuments qui glorifient « les courageux soldats tombés sur les champs de bataille30 ».

26D’une hauteur de plus de sept mètres, il est composé d’un piédestal à la base évasée devant lequel se tiennent deux personnages. Ce piédestal soutient un autre groupe allégorique composé de trois personnages. Dominant le tout, une Victoire ailée vêtue à l’antique, un rameau d’olivier dans la main droite – signe de la Paix – et dans la main gauche une couronne de laurier – symbole de l’immortalité acquise aux combats victorieux – coiffe deux soldats : un jeune chasseur alpin reconnaissable à son béret traditionnel – la « tarte » – laisse voir sous sa cape ouverte par le vent les distinctions honorifiques de la Croix de guerre et de la fourragère, et un soldat de l’infanterie (reine des batailles jusqu’alors) qui s’est illustré dans les affrontements des tranchées et y a gagné le surnom de « poilu ». En fait, on retrouve ici, mis en exergue, les deux principaux corps d’armée des Aubagnais morts au combat.

27À la base du socle, une figure féminine représente la ville d’Aubagne. Vêtue d’une cape et d’une robe longue au large décolleté, couronne crénelée sur ses cheveux relevés, elle désigne à un écolier en culotte courte et tablier, un porte document sous le bras, – le petit-fils du maire Lafond a servi de modèle – les deux combattants victorieux. À ses côtés, le coq gaulois, symbole de la Nation, lance son « cocorico » triomphant face à un soleil rayonnant, le tout rappelant s’il en était besoin la victoire des armées françaises sur les troupes allemandes, mais aussi une des plus célèbres victoires napoléoniennes, celle d’Austerlitz, réputée s’être déroulée sous un ciel clair et limpide. Au pied de ce coq, trois hampes de drapeaux, des branches d’olivier, une couronne de lauriers, une tour crénelée symbolisant la ville d’Aubagne dont la présence est renforcée par son écusson avec deux lettres entrelacées – le V pour Uvelna, le nom primitif de l’Huveaune et le A pour Aubagne.

28Relevons aussi le mot « Pax » encadré par ces mêmes rayons de soleil, et une série d’inscriptions destinées à donner du sens aux symboles abstraits. C’est ainsi qu’entre les deux groupes sculptés, sous la corniche, a été placé un cartouche rectangulaire orné d’une guirlande et portant en relief les limites du conflit – 1914-1918 – alors que les dates exactes – 2 août 1914/11 novembre 1918 – se trouvent inscrites sur la frise, en face postérieure, dans un autre cartouche imitant le cuir déroulé. La dédicace « À ses enfants glorieux la ville d’Aubagne reconnaissante » prévue à l’origine sur le piédestal au-dessus des rayons du soleil, est installée à la base du monument pour mieux en souligner la signification. Ajoutons que le monument aux morts du cours Foch a été « réactualisé » en fonction des conflits ultérieurs. Ainsi, sur sa face postérieure ont été ajoutées les dates de la Seconde Guerre mondiale – 1939-1945 –, celles de la guerre d’Algérie – 1954-1962 –, et le sigle TOE (Théâtres d’opérations Extérieurs) – sigle générique qui permet d’englober toutes les interventions militaires passées – guerre d’Indochine par exemple qui n’apparaît pas en tant que telle – ou futures. Ce besoin d’exhaustivité se retrouve aussi au niveau de la partie arrière du piédestal où a été disposée une pierre tombale sur laquelle est gravée la liste des morts aubagnais de tous les conflits.

29Les aléas autour de ce monument étaient loin d’être terminés. À la mi-septembre 1922, les architectes se plaignent des rejets de la cheminée des Tanneries et Mégisseries Grawitz, susceptibles disent-ils, de « mettre en péril la pérennité de leur œuvre31 ». Leur plainte est relayée par le Maire auprès de la direction de l’entreprise dans une lettre du 26 septembre 1922. Un échange épistolaire fourni entre la Mairie et l’entreprise témoigne des difficultés, avec alternance de menaces amplifiées par les avocats des deux parties, et de propos de bon aloi empreints d’une ironie destinée à relativiser et désamorcer la vigueur de l’affrontement32. Le monument de « la Victoire » d’Aubagne aura fait couler plus d’encre qu’il ne faut…

30Voulu par la municipalité d’Aubagne, dressé sur une place publique, le monument aux morts dit de la « Victoire » avec sa statuaire monumentale des soldats couronnés, son allégorie de la ville qui incite le jeune écolier à rendre hommage aux combattants tués au combat, s’insère parfaitement dans la catégorie des monuments « patriotiques républicains », définis et analysés par Antoine Prost. Mais, si l’on prend en compte le coq triomphant, les rayons du soleil, le registre initial change de tonalité car il n’en faut pas plus pour que le « patriotisme républicain fasse place à un nationalisme avéré33. ».

Un contre-monument aux morts ?

31Fait rare dans les Bouches-du-Rhône, Aubagne ne se contente pas d’un monument pour honorer ses enfants morts au combat. La construction d’un second édifice est décidée au printemps 1919. Pour plus de commodité, il est appelé tout simplement le « Monument aux morts », voire le « Monument aux morts du cimetière », érigé au seul cimetière qui existe alors, celui des Passons.

Son origine

32Un comité, constitué dans les locaux de l’Hôtel de Ville, le 23 mars 1919, se fixe comme seul objectif d’ériger un monument aux enfants d’Aubagne morts pour la France. La formation de ce comité, d’essence totalement privée, a de quoi surprendre : elle intervient un peu plus de trois mois après la décision du conseil municipal de construire le monument du cours Foch. Et pour ajouter à la confusion, le Maire lui-même, assisté de ses deux adjoints – Messieurs Durbec et Trouin – et d’une partie de son conseil municipal préside cette séance constitutive. En fait, la présence des élus à cette réunion peut s’expliquer par cette initiative de l’Association des mutilés, représentée par son délégué, Pierre François Sauvaire, marquis de Barthélemy. Il a fédéré autour de lui Joseph Beaumont et Émile Gruet, le président et le trésorier de la section aubagnaise de cette association, des membres de l’Association des veuves de guerre d’Aubagne constituée le 27 octobre 1918, à savoir M. Pascal Fortuné, l’un des fondateurs aubagnais de cette association et M^mes veuves Raud-Lazare et Vassal, présidente et trésorière de cette section. Il a aussi reçu l’appui du curé de la paroisse, le chanoine Blanc qui sera nommé Président d’honneur du comité en compagnie du député socialiste et conseiller général, Fernand Bouisson, la présidence lui revenant tout naturellement.

33Lors du 23 mars, Pierre-François Sauvaire expose les motifs qui l’ont poussé à une telle initiative. Il s’agit, dit-il, de « répondre à la demande de veuves et de familles qui ne peuvent acquérir une concession perpétuelle pour leurs héros tombés au front et qui souhaitent que ceux-ci soient ensevelis au cimetière de la commune34 ». Motifs plus que louables pour la construction de ce monument qui sera érigé sur un caveau pouvant recevoir, au départ, 32 corps. Mais en fait, il s’agit de corriger la tonalité entièrement laïque du monument du cours Foch et de doter Aubagne d’un édifice à forte connotation religieuse catholique. À ce niveau, le rôle joué par le marquis de Barthélemy est essentiel. Né à Paris le 10 mai 1870, il compte parmi ses ascendants Jean-Jacques Barthélemy, l’auteur du Voyage du jeune Anacharsis popularisé par Marcel Pagnol dans La gloire de mon père35, mais aussi des hommes politiques qui ont marqué le paysage aubagnais36. Pierre-François Sauvaire n’a pas suivi ce chemin de l’engagement politique. En 1888, il s’enrôle comme volontaire au 12^e régiment de chasseurs à cheval de Rouen qu’il quitte en 1890 avec le grade de sous-lieutenant de réserve. Il effectue de nombreux séjours dans les possessions coloniales françaises, surtout en Extrême-Orient, qu’il relate dans deux ouvrages parus aux Éditions Plon-Nourrit en 1898 et 1906, et qui offrent un panorama approfondi et multiforme de ces territoires. La guerre le voit affecté au premier corps d’armée coloniale et versé comme officier à l’état major de la 5^e brigade. Blessé en 1914 en Belgique, il est décoré pour faits de guerre avec citation à l’armée. En 1915, il devient officier d’ordonnance du général Berdoulat. En 1918, il est de nouveau cité à l’ordre du XX^e corps et, dans la foulée, il est nommé chevalier de l’ordre de Léopold, avec Croix de Guerre belge. En 1919, il quitte l’armée avec le grade de capitaine pour rejoindre sa villa d’Aubagne, avenue Jeanne d’Arc37. Ce personnage ne peut laisser indifférente la bonne société aubagnaise et ses notables dont le plus grand nombre se situe dans la lignée d’un catholicisme conservateur qui a manifesté ses réticences à l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII, publiée le 15 mai 1891, ouvrant l’Église vers une doctrine sociale réformatrice38.

34C’est cette veine conservatrice qui œuvre à la construction du deuxième monument aux morts de la ville d’Aubagne et ses caractéristiques en seront marquées. La statuaire du monument du cimetière est confiée à Arthur-Joseph Gueniot, un artiste méconnu dans la région provençale, ce qui est peu banal, les donneurs d’ordre préférant généralement s’adresser à des créateurs bien implantés dans le terroir environnant. Originaire de Vendée, il est élevé dans une famille modeste au catholicisme très affirmé. Lui-même fréquente à partir de onze ans le petit séminaire, et s’il ne poursuit pas dans cette voie, il restera profondément marqué par cette éducation religieuse39, inspiratrice d’une grande partie de son œuvre40. On comprend aisément qu’il ait été choisi par le comité chargé de la construction du monument du cimetière. Pour ce monument, Gueniot opte pour un style dépouillé et massif. Un simple bloc carré de 2,34 m de côté, posé sur socle imposant de 1,50 m fait office de caveau dans lequel 32 corps de soldats aubagnais tombés au front seront dans un premier temps ensevelis.

35Au premier plan, les photographies en médaillons d’une partie des soldats enterrés dans le caveau. Ces médaillons ont été retirés depuis.

36Sur une face du bloc, un bas-relief en pierre de Lavoux de deux mètres dix de haut sculpté à Paris dans son atelier et terminé le 30 mars 1922. Il représente des poilus agonisants sur un champ de bataille intemporel, les yeux levés au ciel pour implorer la grâce divine, alors que le Christ apparaît dans les nuées, et, dans un geste empreint de générosité et de compassion, accorde son salut aux bienheureux qui peuvent ainsi accéder au paradis céleste.

37Le sens religieux du monument est accentué par l’immense croix latine qui culmine à sept mètres du sol. Elle surplombe le tout et embrasse de ses bras les sépultures du cimetière, comme pour les placer sous sa protection, et au-delà, sous celle des enfants d’Aubagne tombés sur les différents fronts de la guerre 1914-1918. Ces enfants d’Aubagne dont les noms sont gravés sur les faces se situant de part et d’autre du bas-relief, conférant ainsi au monument du cimetière un statut public quasiment officiel, alors qu’il résulte d’une initiative privée et qu’il n’est pas soutenu par les autorités de la République.

38Son financement est en effet assuré par une souscription qui a rapporté, selon le Petit Marseillais du 9 novembre 1922, 22 000 francs (chiffre arrondi) dont 100 francs versés par le député socialiste Bouisson41, dès le 2 avril 1919, et 5 000 francs souscrits par le conseil municipal qui s’est empressé de soutenir l’initiative du marquis Barthélemy. Par ce geste, il évite de se couper d’une base électorale non négligeable et s’inscrit dans une démarche consensuelle. Ce choix vise à réunir l’ensemble de la population aubagnaise dans sa ferveur à rendre hommage aux morts de la Grande Guerre.

Conclusion

39Les deux monuments aux morts d’Aubagne rentrent parfaitement dans les strates typologiques énoncées par Antoine Prost, avec des colorations spécifiques qui apparaissent ici. Si le premier monument est bien « Patriotique républicain » teinté de nationalisme, il affirme aussi et avant tout sa laïcité, conforme à l’essence même de la République. Le deuxième monument, « patriotique-conservateur », clame sans retenue son attachement au catholicisme qui irrigue l’ensemble de sa statuaire. Son érection s’est nourrie de l’opposition entre certaine familles de tués et les édiles communaux, les premières privilégiant le cimetière, le lieu le plus propice, selon elles, pour pleurer les morts ; les seconds étant attachés à la construction du monument dans un lieu public pour entretenir le souvenir et faciliter l’organisation des cérémonies de commémoration. Mais, au-delà, c’est bien la réalité de clivages idéologiques et philosophiques qui explique cette situation.

40Ainsi, les monuments d’Aubagne expriment deux conceptions divergentes de la célébration du culte des morts de la guerre 1914-1918, portées par deux comités différents, chacun aspirant à voir triompher sa vision dans cette construction mémorielle.

41Mais y a-t-il eu un véritable conflit entre ces deux mémoires ? La journée du 11 novembre 1922 apporte déjà un début de réponse. Certes, les deux cérémonies ont des colorations et des significations toutes différentes, mais elles réunissent les mêmes notables locaux, en particulier ceux qui forment le conseil municipal. Leur présence témoigne de la concorde qui s’est établie, ici, entre les tenants de deux monuments bien éloignés quant à leurs philosophies et leurs postures idéologiques originelles. Dès l’origine, le conflit entre les deux mémoires est écarté. Il en sera ainsi dans l’avenir, les deux monuments étant honorés par tous les conseils municipaux qui se sont succédés, quelle que soit leur étiquette politique. Et personne ici n’a gardé en mémoire que le monument aux morts du cimetière résultait d’une farouche volonté d’affirmer un catholicisme militant, dans une France qui avait fait de la laïcité la base de ses institutions.