1L’actualité d’une nouvelle réforme territoriale dont la philosophie principale vise à simplifier la carte administrative de la France héritée de la Révolution de 1789 et de réformes ultérieures par ailleurs peu nombreuses, nous donne l’occasion de revenir sur une thématique de recherche étudiée au sein de l’UMR Telemme, il y a une dizaine d’années, au sein d’un groupe de recherches qui rassemblait géographes, spécialistes de l’aménagement des territoires et historiens. Le genre académique des « Mélanges » offerts à un collègue autorise une certaine liberté des contributeurs et nous avons proposé d’utiliser cette liberté pour revenir sur les apports d’un travail qui interrogeait la question des découpages territoriaux de façon pluridisciplinaire, de façon comparative au sein des pays méditerranéens voisins et plus largement de quelques autres pays de l’Union européenne mais aussi de façon pragmatique à l’aide d’études de cas français et étrangers.

2Les compétences pluridisciplinaires de l’UMR Telemme et notamment la présence d’historiens et de géographes, permettaient de traiter conjointement de l’espace et du temps, notions inhérentes à la formation des territoires politico-administratifs et indispensables à l’étude de leurs évolutions. Ce lien entre histoire et géographie qui a pu être considéré comme une singularité académique, s’est révélé fécond sur la problématique territoriale et nous avons souhaité réactiver le débat en questionnant à nouveau l’historien Jean-Marie Guillon. Pour les chercheurs du temps court voire immédiat que nous avons été, c’est l’occasion d’appeler encore une fois à l’aide le spécialiste du « temps long » qu’est l’historien.

« Territoires, pouvoirs, institutions » : le contexte d’une recherche

3Tel était le titre du chantier – ambitieux et certainement présomptueux – que nous avons conduit de 2004 à 2007, avec Jean-Marie Guillon au sein de l’UMR Telemme. La question n’était pas nouvelle et avait été éclairée à de multiples reprises dans les décennies précédentes par différentes disciplines. Nous avions considéré qu’il était possible de revenir sur le sujet, d’autant que la période était riche d’une actualité réformatrice : depuis les premières lois fondatrices de la décentralisation en 1982-1983, plusieurs dispositifs législatifs s’étaient succédé, sous des gouvernements de gauche puis de droite, avec des objectifs politiques divergents mais avec comme point commun la recherche d’une optimisation de l’action publique territoriale et notamment une nouvelle manière de gérer le local (lois Chevènement, Voynet, Gayssot au début des années 2000, puis lois Raffarin en 2003-2004, présentées comme l’acte II de la décentralisation).

4Le champ scientifique à explorer était donc celui des échelles territoriales pertinentes pour l’action publique, du devenir des structures territoriales héritées de la sédimentation historique confrontées aux bouleversements économiques et sociaux de la fin du xx^e siècle. Construite sur le cas français et son modèle jacobin, la problématique avait l’ambition de s’élargir à l’Europe méditerranéenne, notamment Italie et Espagne, où malgré des contextes différents quant au rôle de l’État central et au degré d’autonomie des pouvoirs locaux, les mêmes interrogations apparaissaient :

Les questions de redéfinition des rapports entre les différents échelons territoriaux et institutionnels, de remise en cause de formes traditionnelles de légitimité et de pouvoirs sur le territoire, sont donc loin d’être des singularités françaises,

5écrivions-nous dans le texte du projet soumis aux autorités de tutelle scientifique.

6Plusieurs « observatoires » d’analyse étaient privilégiés :

• la question du pouvoir régional, à travers une lecture historique de l’idée régionale mais aussi à travers une comparaison avec l’Italie et l’Espagne où l’autonomie régionale est plus avancée et constitutive d’une histoire différente de l’État-nation. L’actualité de cette question à ce moment-là se manifestait en France par la mise en place de nouveaux partenariats entre l’État et les Régions, notamment en matière d’aménagement du territoire, ce qui nous a conduits à revisiter l’évolution des politiques publiques en ce domaine depuis leur instauration dans les années 1950. Par ailleurs, l’étude de la question régionale permettait de déborder le cadre national pour aborder la politique européenne largement fondée sur la régionalisation des aides.

• l’émergence aux échelles infrarégionales de nouvelles formes de territorialités, notamment celles dérivant de la métropolisation1 à travers la question des aires métropolitaines, définies spatialement aussi bien France qu’en Italie et Espagne mais à des degrés divers de légitimation politique. Hors des grandes aires métropolisées, se mettait en place en France la politique des « pays2 », périmètres nouveaux qui visaient les mêmes objectifs de cohérence interne et de compétitivité externe.

• le devenir des formes héritées de l’organisation territoriale face à ces nouveaux pouvoirs, tels le département et la commune en France, échelons qu’on retrouve également en Italie et en Espagne.

7Ces interrogations ont donné lieu à plusieurs séminaires internes, qui ont permis notamment de balayer la diversité d’organisation territoriale au sein des principaux pays européens, d’en comprendre l’histoire et les caractéristiques, de tenter des comparaisons notamment entre les pays de l’Europe méridionale. Des journées d’études ont approfondi certaines thématiques avec l’aide de chercheurs extérieurs à l’UMR et spécialistes de la question dans des disciplines diverses, histoire, géographie, science politique notamment. Certaines de ces journées d’études ont fait l’objet de publications3.

Singularités françaises et comparaisons européennes

8Comme souvent l’ambition d’un programme a surestimé ses possibilités de réalisation et nous n’avons pas abordé la totalité des questions posées à l’origine mais le travail réalisé a permis d’éclairer au moins deux points qui ressurgissent dans le débat actuel de ce qu’on appelle l’acte III de la décentralisation : les singularités territoriales françaises ou supposées telles et la question du pouvoir régional sur lesquelles nous nous arrêterons.

9L’analyse comparée des trames territoriales des principaux pays européens a permis de mettre en doute une série de « vérités » largement répandues. Parmi elles, la question du « mille-feuilles territorial », autrement dit l’empilement de niveaux territoriaux et administratifs français, présenté comme l’obstacle essentiel à l’efficacité de l’action publique.

10Certes, une des singularités françaises au sein de l’Union européenne réside dans le très grand nombre de communes ; mais outre qu’il s’agit là de l’héritage d’une histoire rurale de longue durée, donnée que l’on retrouve dans la plupart des pays avec bien entendu des caractéristiques différentes, on ne peut s’arrêter à cette constatation de l’émiettement communal. En effet, si la trame communale a connu peu de transformations dans ses périmètres (fusions, suppressions ou créations de commues) depuis la fin du xix^e siècle (loi de 18844 notamment), elle a été profondément transformée dans son fonctionnement durant le dernier quart du xx^e siècle par une pratique intense de l’intercommunalité, et singulièrement en milieu rural c’est-à-dire là où les communes sont sur la majeure partie du territoire national de faibles superficies et faiblement peuplées. Intercommunalité, mot intraduisible chez nos proches voisins et pratique singulière. L’émiettement est en quelque sorte compensé par la mutualisation d’un certain nombre de compétences et de moyens entre communes voisines. Mais ce phénomène est à relativiser, notamment en milieu urbain où le phénomène de métropolisation caractérisé par l’interdépendance des fonctions et des territoires, se manifeste sur une trame territoriale divisée par les limites communales et les compétences institutionnelles qui s’y exercent. Le gouvernement des métropoles a donc préoccupé le législateur à plusieurs reprises, de la loi de 1966 sur les communautés urbaines à celle de 2014 sur la création d’un nouvel échelon territorial, la métropole, construite sur des regroupements d’intercommunalités auxquelles elle se substitue, en passant par la loi Joxe de 1992 ou la loi Chevènement de 2000, péniblement mise en œuvre sur le terrain. Sur ce plan « l’incapacité » française est constamment renvoyée aux exemples étrangers du Grand Londres, du Grand Berlin, d’Amsterdam ou de la réussite barcelonaise.

11Mais à y regarder de plus près, on a pu constater que nulle part en Europe, n’existe une forme centralisée de gouvernement des aires métropolitaines autour d’une ville-centre dominante comme le prévoit la loi française de 2014. C’est la plus grande diversité qui domine avec des compétences à géographies variables et des solutions pragmatiques. Tout se passe comme si la France voulait rattraper un retard ou une faiblesse par un recours aux bonnes vieilles méthodes du jacobinisme : centralisation et uniformisation.

12Une autre singularité française serait l’empilement des niveaux territoriaux et administratifs renforcé par la création des Régions et leur accession au rang de collectivités territoriales depuis les lois Defferre de 1982-1983, puis par la création des intercommunalités au cours des années 1990 et 2000, le tout sans suppression d’autres échelons (départements et communes). Quand on étudie de près le fonctionnement des autres systèmes territoriaux européens, on s’aperçoit vite que le problème fondamental n’est pas le nombre d’échelons (beaucoup de pays en ayant au moins autant que la France) ni même celui de leur taille si l’on se réfère au le pseudo-débat actuel sur la taille des régions françaises, décrites comme trop petites comparées aux Länder allemands5.

13En réalité, les différences fondamentales sont celles des compétences dévolues à chacun des niveaux et les moyens qui leur sont alloués. Et sur ce plan, la France se distingue par une décentralisation inachevée des compétences de l’État central vers les niveaux locaux et par une insuffisance de moyens face au transfert massif de charges opéré depuis trente ans. Ce phénomène s’est renforcé au cours de la dernière décennie par l’effacement de l’État dans de nombreux domaines au nom de politiques d’économies budgétaires, transférant sur la fiscalité locale le poids des compétences dévolues et ce, sans véritable débat démocratique.

14Une autre caractéristique, qui n’est pas spécifique à la France, concerne la non-hiérarchisation des niveaux locaux entre eux (de ce point de vue le modèle jacobin persiste puisqu’il limite la hiérarchie aux relations État/ niveau local) renforcée par la clause de compétence générale c’est-à-dire la possibilité pour une collectivité d’intervenir dans des domaines autres que ceux définis par les lois de décentralisation. Ce serait là le véritable cafouillage de l’administration territoriale française, celui de l’enchevêtrement des compétences, des doublons et des gaspillages financiers. Il s’agit là d’un point central où la recherche de l’efficience administrative se heurte à un principe fondamental qui est celui de la libre administration des collectivités locales, gage de démocratie.

15Il faut ajouter que l’enchevêtrement tient aussi au maintien d’administrations déconcentrées de l’État qui viennent se juxtaposer ou se superposer aux pouvoirs locaux, à l’action des structures intercommunales ainsi qu’à l’existence de différentes structures non administratives agissant sur des périmètres propres distincts des périmètres politico-administratifs (syndicats mixtes, pays, parcs régionaux etc.). Bref, le système français actuel oscille entre réforme partielle de l’État et décentralisation inachevée.

La Région, un contre-pouvoir ?

16Notre groupe de travail avait également abordé l’état d’avancement de la régionalisation des pouvoirs au sein de l’arc latin (France, Italie, Espagne). Le pouvoir régional s’y trouvait confronté à de nouveaux enjeux qui dépassaient le traditionnel affrontement entre pouvoir central et pouvoir local. L’instauration de nouveaux partenariats entre États et Régions, la mise en place progressive d’une coopération interrégionale européenne, la mobilisation conjointe d’acteurs publics et privés sur certains projets de développement économique, les revendications du mouvement social et culturel, tout cela faisait du pouvoir régional un acteur de plus en plus sollicité.

17Dix ans plus tard, et en nous limitant au cas français, comment se présente le débat sur le pouvoir régional dans l’imminence de la mise en place, inédite depuis la création en 1956 des circonscriptions d’action régionale, d’une nouvelle carte régionale réduite à treize régions ?

18Une collectivité territoriale, c’est une composante de trois éléments : un périmètre, des compétences et, un mode de gouvernement (ou selon l’expression contemporaine, une gouvernance). La décentralisation, telle qu’on l’a vécue de 1981 à aujourd’hui, s’est essentiellement intéressée à la gouvernance et aux compétences, très liées l’une aux autres. Il s’agissait donc moins de fonder une division territoriale que de faire émerger une nouvelle instance politique. Il s’agissait, en 1981, de faire disparaître l’image d’une France centralisée à l’extrême, enfermée dans la rigidité de ses textes, de ses règlements et de ses circulaires. Et lorsque Gaston Defferre, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, présente la loi aux députés, il définit d’emblée « les deux principes qui se complètent et sont à la base de cette grande transformation politique et administrative : la liberté et la responsabilité6 ». La liberté, gouvernance ; la responsabilité, compétences. La Région n’était plus seulement un échelon territorial qui pouvait être administré par une déconcentration des pouvoirs. Elle devenait une institution politique détentrice d’un pouvoir en raison de son caractère électif au suffrage universel dont la Constitution dans son article 3 nous rappelle qu’il est la source de tout pouvoir.

19Si cette question du pouvoir régional a fait débat pendant longtemps, c’est par crainte que les pouvoirs régionaux et locaux ne deviennent des contrepouvoirs. La tradition, française faisait, en effet, de l’État le seul détenteur du pouvoir, au nom du principe de l’unicité et de l’indivisibilité de la République. La réforme de 1981-1982 a consisté à créer un échelon politique et administratif dont les compétences dévolues par l’État s’inscrivaient dans une meilleure adaptation aux réalités économiques contemporaines. La Région était, dans une certaine mesure, un nouvel échelon de la politique de l’État, comme en témoignait « l’invention des contrats de Plan État-Région ». C’est l’efficacité administrative qui était au cœur du projet politique. Aux yeux de nombreux Français, très éloignés des procédures, l’intérêt n’apparaissait pas évident, et même souvent synonyme de gâchis, d’autant moins évident quand les compétences proposées aux régions paraissaient être un élément d’une politique globale de l’État.

20Ce qui se met en place depuis une dizaine d’années, d’où que cela vienne politiquement, n’échappe pas à cette logique qu’on peut qualifier « d’utilitaire », puisqu’elle complète les précédentes en y ajoutant la dimension territoriale par la réforme des découpages qui jusque-là n’avaient pas été touchés ou à la marge. Elle apparaît donc comme une nouvelle réforme administrative, c’est-à-dire comme une réforme de l’État et non comme l’émergence d’un nouveau pouvoir. Par exemple, il est clair que l’opposition traditionnelle entre espaces de cohérence que porteraient la Région et/ou la Métropole et espaces de proximité que porteraient départements et communes pourrait conduire, si on n’y prenait garde, à refuser aux premières la réelle possibilité d’une expression citoyenne et d’une certaine manière, à dénier à la région la proximité tant réclamée. Or les grandes réformes réorganisatrices du territoire n’ont de sens que si elles repensent dans le même mouvement cohérence et proximité. Il ne suffit pas de construire des lycées pour s’intéresser à la vie et au quotidien des lycéens. Il ne suffit pas de prendre en charge les transports ferroviaires pour répondre aux besoins quotidiens et aux mécontentements des usagers. Il ne suffit pas d’être en charge officiellement de l’aménagement du territoire pour imposer, à travers les contrats de plan, un vrai point de vue régional à l’État ou pour participer réellement à la planification urbaine des collectivités locales. C’est précisément de cette distance avec les citoyens que souffrent le plus les Régions – et dont pourraient souffrir les métropoles – et contre lesquelles elles se sont élevées en multipliant les interventions « hors compétences » qui les rapprochent des citoyens, mais génèrent souvent de la confusion mal comprise entre les collectivités territoriales.

21Dès lors, en s’engageant sur la seule voie des transferts de compétences, on s’engage dans une voie sans issue. Chaque Région, chaque métropole et l’État feront un calcul « coût-intérêt » pour chaque transfert de compétences, en mettant d’un côté les avantages qu’elle en tirerait et de l’autre les désavantages qu’elle supporterait. Et on aboutira à ne donner aucun réel pouvoir aux Régions et à affaiblir l’État. Dans les transferts de compétences que la loi propose, chacun voit se profiler, en fait, un transfert de charges que l’État ne peut plus assumer financièrement, une manière facile de « dégraisser les dépenses publiques nationales » en les reportant sur les collectivités territoriales. Les gouvernements pourront ainsi se targuer, devant l’opinion publique, d’avoir baissé les dépenses d’État et satisfait la demande de régionalisation. Les communications gouvernementales y auront sans doute gagné. Mais peut-être pas les citoyens. Le risque est bien de transformer des institutions politiques en « machines technocratiques », coupées des réalités et uniquement soucieuses de mettre en œuvre une contractualisation à dimension variable, un jour avec l’État, le lendemain avec les autres collectivités.

22Les territoires sont d’abord composés d’hommes et de femmes. C’est de là qu’il convient de repartir si on veut faire évoluer nos institutions. Or, ce qui taraude le plus nos concitoyens, c’est l’insécurité grandissante des conditions de vie dont ils attribuent souvent la responsabilité aux contraintes extérieures, c’est-à-dire au processus de mondialisation. Face à cette mondialisation, crainte et redoutée dont ils soupçonnent l’État central d’être les complices, le local et le régional devraient être des lieux, des territoires de résistance. La réorganisation territoriale et la régionalisation en particulier s’inscrivent donc dans une ambition plus grande, celle de redonner un sens à un projet collectif, en étant en mesure de répondre aux rudes conditions de vie de la majorité des citoyens. Et la question qui se pose de nouveau aujourd’hui est bien celle de savoir en quoi la Région doit être au cœur du projet républicain.

23Pendant des années, la vie politique a été formatée par des références collectives qui étaient censées refléter les comportements des acteurs sociaux, de groupes, de classes. Et le plus souvent ces références collectives s’inscrivaient dans une logique nationale. Dès lors les réalités locales et régionales paraissaient être le simple reflet des réalités nationales. On « nationalisait » les réalités régionales. Le rôle et la place des individus étaient fixés en fonction de leur appartenance au groupe. Tout ceci se traduisait par des politiques nationales censées répondre aux aspirations des groupes. Mais nos sociétés contemporaines ne fonctionnent plus ainsi. Les normes traditionnelles et les appartenances collectives ont été repoussées au profit d’une individualisation forcenée qui cherche à les rendre invisibles. La publicité, la mobilité des personnes sur des territoires de plus en plus vastes ont contribué à créer une non-classe, un modèle de middle-class qui ne fait que cacher l’accroissement des inégalités dont la seule vraie visibilité apparaît dans l’espace, sur les territoires. Une visibilité entre les quartiers de précarité absolue et les zones de richesse ostentatoire.

24Comment réinventer des politiques qui partent de la diversité des personnes ? Comment prendre acte du fait que, s’il y a abstention dans les urnes, il y a mobilisation chaque fois que les citoyens se sentent agressés ou touchés dans leur individualité, que cela soit pour défendre leur pouvoir d’achat ou les libertés comme la réponse aux attentats de janvier 2015 ? De nouveau, il s’agit de revenir à l’équilibre entre intérêt général et intérêts particuliers. À l’intérêt général abstrait, défini d’en haut, il convient de substituer un intérêt général, pensé à partir de ce qui touche les gens. Le défi politique d’aujourd’hui, c’est la mise en valeur de ce qui est proche des gens sans tomber pour autant dans le mythe de la proximité qui peut être synonyme d’inégalités, voire de clientélisme.

En guise de conclusion : questions à l’historien

25Le débat sur les réformes territoriales semble tourner en boucle et ressemble par bien des aspects à une querelle des Anciens et des Modernes, les uns taxés d’archaïsme, les autres suspectés de vouloir soumettre l’action publique sur les territoires aux règles de l’efficacité néolibérale.

26Ce débat récurrent s’applique à des objets qui d‘un point de vue historique n’existent que depuis peu de temps. Ainsi les lois de décentralisation qui ont modifié profondément le rapport central/local n’existent que depuis trente ans et par exemple les intercommunalités ont pour certaines à peine une dizaine d’années de fonctionnement. Ce qui est peu dans l’histoire des institutions. En regard, la trame territoriale issue de la Révolution française a plus de deux cents ans, a survécu à plusieurs régimes politiques et ne semble pas avoir été un obstacle à l’évolution économique du pays durant le temps écoulé.

27Pour comprendre ce que signifie une trame territoriale et institutionnelle dans l’histoire d’un pays, les raisons qui peuvent entraîner sa modification, on est tenté de se replonger dans le « temps long » et donc de questionner le spécialiste d’histoire contemporaine.

28Le retour sur le passé et l’analyse des réformes en cours amènent à poser, entre autres, deux types de questions :

291. Faut-il vraiment redécouper la France ?

30Laissons de côté les arrière-pensées politiciennes que se renvoient les protagonistes du débat sur la défense de positions acquises ou les raisons d’économies budgétaires, pour poser une question plus fondamentale. À quel moment et pourquoi la situation d’un pays exige-t-elle une évolution de ses institutions ? La « modernisation » de l’action publique suppose-t-elle une réforme territoriale préalable ? Ne pouvait-on imaginer des étapes de transition permettant d’expérimenter des solutions faisant l’économie de telles réformes en distinguant le niveau de la trame, des périmètres, celui de l’histoire longue, et celui du fonctionnement, de la meilleure efficacité qui par définition est susceptible de modification sur le court terme ? Certains auteurs (Behar et alii) avaient proposé d’expérimenter l’interterritorialité.

31Là encore n’a-t-on pas affaire à une réaction bien franco-française, dans la mesure où la plupart de nos voisins ne semblent pas être préoccupés autant que nous par une réforme territoriale quasi permanente ?

322. La fin de l’uniformité territoriale ?

33C’est le corollaire de la question précédente et qui est au cœur de la réforme territoriale en cours. Une première version de la loi NOTRe (nouvelle organisation territoriale de la République) prévoyait que dans les parties urbanisées du territoire les compétences des départements pourraient être absorbées par les Régions et les Métropoles, alors que dans les parties moins urbanisées, les départements devraient subsister. C’était la fin d’un système qui traitait toutes les parties du territoire de façon univoque, que la commune soit grande ou petite, que le département soit rural ou urbain. C’est même au nom de ce principe qu’on a inventé l’Aménagement du territoire pour remédier aux inégalités et compenser les déséquilibres. Au vu des évolutions démographiques et économiques, des contraintes qui pèsent sur les choix politiques, on peut effectivement se poser la question de l’unicité des règles et procédures. Faut-il continuer à traiter l’ensemble du territoire national de la même façon ? Mais du coup, quid de l’équité et de la solidarité territoriales ?

34Les échelons territoriaux et leurs institutions politico-administratives sont les cadres de référence de la citoyenneté. Leur modification s’est toujours inscrite dans un moment particulier de l’histoire du pays et donc un regard distancié sur le temps long de l’historien permettrait d’y voir plus clair.