Des taxis marseillais aux Mutuelles de Provence 1935-2002
Idéal et contraintes
p. 93-103
Texte intégral
1Cette contribution se propose de montrer l’opposition entre une volonté créatrice originale et le poids des multiples contraintes qui marque les trois grandes phases de l’expérience mutualiste menée dans les Bouches-du-Rhône pendant près de 70 ans.
2En 1935, des militants communistes marseillais de la CGT décident de mettre en pratique les « bases multiples » du syndicalisme1 (santé, logement, activités sportives et culturelles) afin de continuer à mobiliser la classe ouvrière en dehors des périodes de grèves. Stoppée entre 1939 et 1944, cette expérience redémarre vraiment au début des années cinquante grâce à une importante contribution militante. Les ordonnances Jeanneney d’août 1967 qui modifient le fonctionnement de la Sécurité sociale marquent la fin de cette période pionnière.
3En dépit de difficultés croissantes, la volonté d’élargir encore plus le champ d’action mutualiste se concrétise au début des années 1970 avec, entre autre, une implication dans le crédit et le logement social. Durant la décennie suivante, la dégradation de la situation économique et sociale freine cette dynamique. L’horizon s’obscurcit aussi du fait du nouveau Code de la mutualité de 1985 qui renforce la pénétration des assurances privées dans le domaine de la santé.
4Le souci d’innover, permettre la prévention des maladies par exemple, perdure cependant après 1986. Mais l’accroissement des difficultés externes et des erreurs de gestion conduisent à remettre en question certaines valeurs fondatrices, la solidarité en particulier. Le vote unanime du 11 octobre 2002 en faveur de l’entrée au sein de la Fédération nationale de la mutualité française (FNMF)2, l’adversaire de toujours, signifie-t-il que les pesanteurs du contexte avaient fini par l’emporter sur l’idéal des pionniers de 1935 ?
S’efforcer de concrétiser son idéal, 1935-1967
5Le projet mutualiste est d’abord porté par Lucien Molino de 1935 à 1951. Au début des années 1930, celui-ci est déjà un militant chevronné3 lorsque, à l’occasion d’un stage à l’école centrale du Parti communiste français (PCF) à Arcueil, Georges Politzer4 l’aurait persuadé de l’importance des bases multiples du syndicalisme5. Promu en octobre 1951 au siège parisien de la CGT, il est remplacé par Marius Colombini. Ce cadre du PCF, membre suppléant du comité central depuis avril 1950, ne s’est pourtant jamais investi dans le domaine de la santé. Sa gestion ayant provoqué une « véritable crise de croissance6 » de la mutualité ouvrière, il est remplacé dès 1956 par Pierre Gabrielli7. Contrairement à ses deux prédécesseurs, celui-ci n’a jamais été élu au comité central du PCF. Ancien employé de banque, responsable des finances de l’UD-CGT, son implication dans la gestion de la Sécurité sociale l’a surtout familiarisé avec les questions relatives à la santé.
Premières réalisations
6En octobre 1935, les statuts de la Mutuelle-Transports Autos sont remis en préfecture8. Mais ce n’est qu’en 1938 qu’une Caisse centrale de prévoyance syndicale des travailleurs des deux sexes de Marseille et des Bouches-du-Rhône voit le jour9. L’initiative se heurte aux réticences des dirigeants de la fédération communiste des Bouches-du-Rhône et de la Fédération des transports CGT qui préfèrent que les syndicalistes s’occupent des luttes revendicatives et du combat de classe et laissent l’action mutualiste à des retraités10. L’aide apportée par de nombreux militants s’avère décisive pour compenser ce manque de soutien. Une collecte permet d’acheter un local à Marseille. Des syndiqués du bâtiment viennent bénévolement l’aménager en petite infirmerie. Des visites médicales gratuites sont mises en place le jeudi pour les enfants.
7La Caisse compte 1 200 membres en 1939. Lucien Molino envisage d’installer une colonie sanitaire des transports dans les Basses-Alpes. La guerre interrompt cette dynamique. Jugée proche du PCF, la Caisse est dissoute. Reconstituée dès novembre 1944, elle devient en février 1945 l’Union départementale mutualiste de la CGT (UDM-CGT).
8Des initiatives prises par des praticiens communistes permettent en 1952 les ouvertures à Marseille de la clinique de la Maison Blanche11 et du centre Gaston Crouzet12, puis, en 1956, grâce à une association des Amis de la médecine sociale fondée par des militants de la CGT et du PCF, celle de la polyclinique de La Feuilleraie. Cette création se double de la volonté d’inventer une pratique médicale nouvelle. Les honoraires perçus sur la base des tarifs de la Sécurité sociale sont mis en commun par les praticiens puis répartis en fonction d’un barème unique13. « En toute indépendance », mais dans le respect de l’esprit médico-social de la polyclinique, chacun s’engage à développer le travail d’équipe, à apporter toutes ses connaissances, « constamment améliorées », afin de dispenser une médecine « humaine et de qualité ».
9Grâce à la mobilisation de comités d’entreprise et de mutuelles locales, d’autres créations voient le jour en dehors de Marseille : une maternité à Port-de-Bouc en 1952, des centres de santé à Aix-en-Provence en 1959, à Port-Saint-Louis du Rhône, La Ciotat et Aubagne au début des années 1960. La volonté de ne pas se cantonner au seul domaine médical conduit à la mise en place de la Mutuelle Sports, Loisirs, Culture en 1959 et de deux caisses d’assurance décès en 1961.
10La direction confédérale de la CGT soupçonne ces créations de répandre des idées réformistes parmi les travailleurs. Elle récuse par ailleurs la stratégie préconisée par les dirigeants mutualistes des Bouches-du-Rhône vis-à-vis de la FNMF.
Défendre ses conceptions
11Lucien Molino et Pierre Gabrielli sont régulièrement amenés à défendre l’idée que leurs actions participent à leur façon à la lutte des classes. Le premier explique en 1945 que les réalisations mutualistes ouvrières sont des organismes « créés par la CGT, gérés par des camarades sous le contrôle de l’UD14 ». En 1953, il critique « la sous-estimation dans le mouvement syndical de l’influence de la mutualité auprès des travailleurs15 ». Dans le rapport qu’il présente à l’assemblée générale (AG) du 24 juin 1961, Pierre Gabrielli prend bien soin de souligner que la majorité des adhérents de l’UDM-CGT sont venus « par confiance de classe16 ».
12De profondes divergences opposent la CGT à la FNMF (fonctionnement de la Sécurité sociale, neutralité du mouvement mutualiste) dès la fin de la guerre17. Les tensions s’accentuent avec la Guerre froide18. La direction confédérale de la CGT, persuadée que le mutualisme relève du réformisme, demande pourtant à ses militant de rester au sein de la FNMF pour infléchir ses positions de l’intérieur. La proposition de regrouper les mutuelles ouvrières dans une fédération distincte régulièrement avancée tout au long des années cinquante par Lucien Molino et Pierre Gabrielli n’est pas retenue. Les efforts de ce dernier finissent pourtant par contribuer le 25 juin 1960 à la naissance de la Fédération nationale des mutuelles ouvrières (FNMO) dont il devient le directeur.
13Le 1er janvier 1962, La Feuilleraie, jusqu’ici administrée par l’association des Amis de la médecine sociale passe sous le contrôle direct de l’UDM-CGT. Ce changement de statut est diversement interprété. Relève-t-il d’une décision politique19 ou de la nécessité de redresser les finances de l’établissement au moment où les difficultés rencontrées amènent-elles le mouvement mutualiste à suspendre ses investissements ?
Composer avec la réalité
14L’AG de l’UDM-CGT avait lancé en 1961 le mot d’ordre « atteindre 100 000 adhérents » dès l’année suivante. Dans son rapport du 27 octobre 1962, Pierre Gabrielli déplore qu’avec seulement 79 077 adhérents à la fin du premier semestre20 cet objectif n’ait pu être atteint. Il dépeint une situation financière saine en dépit d’une insuffisance de trésorerie qui impose d’ajuster étroitement les paiements aux remboursements de la Sécurité Sociale. Il est donc hors de question pour l’instant d’envisager de nouvelles créations. En attendant de pouvoir repartir de l’avant, Pierre Gabrielli souligne l’importance d’organiser la lutte des classes aux côtés des organisations syndicales pour stopper le départ des mutuelles d’entreprises vers les assurances privées. Se lancer dans une course aux prestations serait illusoire et dangereux. Le 26 juin 1965, le contenu du discours de Pierre Gabrielli est foncièrement différent. Il insiste en effet sur la « double nécessité » de proposer, « au meilleur prix », le complément des prestations versées par la Sécurité sociale sans pour autant se substituer à l’État « à qui incombe la réalisation de tout ce qui est nécessaire pour assurer le droit à la santé ».
15La question du tiers-payant conduit l’UDM-CGT à infléchir de manière encore plus nette ses positions initiales. Sa prise en charge, explique Pierre Gabrielli le 24 juin 1961, entraînera une augmentation des cotisations qui mettra en danger l’existence des mutuelles. En dépit de cette mise en garde, un grand nombre d’entre elles décident de rembourser le tiers-payant. Le 27 octobre 1962, Pierre Gabrielli souligne le danger d’une telle attitude mais recommande à celles qui passent outre de limiter leurs cotisations en fonction des possibilités des salariés les plus modestes. L’UDM-CGT finit par se résoudre à accepter l’inéluctable. En 1966, deux de ses cadres sont chargés d’étudier la mise en place de ce dispositif.
16Le 26 juin 1965, Pierre Gabrielli annonce que le nombre d’adhérents de l’UDM-CGT s’élève à 108 000 et que le bilan financier fait apparaître un excédent de 784 951 francs et 62 centimes. Ces bons résultats permettent, selon lui, de mettre un terme à la pause et d’envisager de nouvelles réalisations sanitaires et sociales. Les quatre ordonnances dites « Jeanneney » du 21 août 1967 remettent en question ces perspectives optimistes.
Réaliser en dépit du contexte, 1968-1985
17En 1965, Louis Calisti21 remplace Pierre Gabrielli victime d’un accident de la route. Yvette Giana22 lui succède en novembre 1982. Tous deux sont des militants communistes de longue date23. Ils sont allés à l’école centrale du parti et ont été membres permanents du secrétariat administratif de la fédération des Bouches-du-Rhône. Louis Calisti et Yvette Giana se sont impliqués dans le mouvement mutualiste avant d’en prendre la direction. Le premier a été directeur puis vice-président de l’UDMT-CGT. La seconde a été secrétaire de Pierre Gabrielli et de Louis Calisti. Tous deux ambitionnent de concrétiser leur vision d’un mouvement social de grande ampleur. Le contexte qui les entoure les conduit toutefois à infléchir ce projet.
Une inversion majeure
18Les effectifs de l’Union passent de 131 049 en 1968 à 294 925 au 31 décembre 1981. Ils reculent très nettement par la suite, tombant à 215 557 en 198524. Deux raisons principales expliquent de telles pertes. Beaucoup de personnes (chômeurs, mères seules, retraités modestes) ne peuvent plus cotiser à une mutuelle. Ceux qui disposent de revenus élevés sont séduits par les protections complémentaires plus complètes proposées par les assurances privées. La diminution du nombre d’adhérents se répercute sur les comptes de l’Union. Les années 1970 voient se succéder bilans financiers déficitaires et excédentaires. La situation se dégrade par la suite. Le montant des dettes de l’Union et de ses emprunts aux sociétés adhérentes augmente de 54,5 % entre 1982 et 198525. Au cours de cette période, l’apport des cotisations diminue de 13,3 %. Le déficit des centres de santé croît de plus de 20 % entre 1982 et 198426. Dans le rapport qu’ils soumettent à l’AG de décembre 1983, les commissaires aux comptes avertissent qu’il est « impératif » de trouver de nouvelles ressources. Louis Calisti et Yvette Giana n’en continuent pas moins de chercher à concrétiser les idéaux fondateurs de la mutualité ouvrière en densifiant son réseau de centres de santé, en cherchant à rester à la pointe de la prévention médicale, en intervenant dans tout le champ de l’économie sociale.
Investir et innover
19Un gros effort de développement aboutit aux extensions du centre de La Ciotat et des cliniques de Bonneveine et de la Feuilleraie, à l’ouverture des maisons médicales de Berre-l’Étang en 196927 et d’Aix-en-Provence en 1978. En 1984, les 32 centres de l’Union emploient 76 médecins à temps plein, 180 vacataires, 160 paramédicaux28. D’autres réalisations sont programmées dans le cadre du plan de développement 1982-1987. Des études sont menées afin de prévenir les pathologies liées à l’environnement (la pollution atmosphérique à Gardanne) et aux conditions de travail (à Port-de-Bouc et La Ciotat). Plusieurs établissements mutualistes participent à des missions de service public comme des actions de prévention contre la drogue et le SIDA en direction des jeunes. Les avantages financiers qui découlent de ce partenariat sont contrebalancés par l’obligation de se plier à des réglementations strictes. La loi du 31 juillet 1991 contraint ainsi La Maison blanche et La Feuilleraie à réduire de moitié leurs activités pour se mettre en conformité avec le Schéma régional d’organisation sanitaire29.
20La volonté de ne pas cantonner l’action mutualiste au seul domaine de la santé conduit à la mise en place du Crédit Mutuel des Travailleurs et du Groupement interprofessionnel mutuel et paritaire du logement social (GIMPLOS). Agrée en 1969, la première de ces structures connaît une expansion rapide avec l’installation d’agences dans les principales villes du département et la mise en place d’une Caisse Mutuelle de Dépôt et de Prêts. Agréé par le ministère de l’Équipement en 1971, le GIMPLOS est une association régie par la loi du 1er juillet 1901 conçue pour utiliser la part salariale que les employeurs doivent investir dans le logement. Deux filiales permettent une maîtrise complète des opérations de construction30. Une structure administrative et technique unique facilite le fonctionnement de l’ensemble.
21Pour les dirigeants, améliorer et densifier le réseau des centres de santé et accroître la variété des services proposés sont des outils susceptibles de dynamiser les campagnes de mutualisation lancées dès les années 1970. Ils comptent aussi sur de nouvelles prestations propres à séduire en dehors d’un socle ouvrier traditionnel qui se restreint du fait de la désindustrialisation.
22Une évolution idéologique s’impose afin de ne pas rebuter ces adhérents potentiels par un discours trop marqué politiquement mais aussi pour faciliter l’unité avec la FNMF, un objectif qui ne semble plus tout à fait utopique depuis que des actions communes ont été menées avec elle contre les ordonnances Jeanneney. Suivant l’exemple de la Fédération nationale des mutuelles ouvrières qui, le 3 octobre 1968, est devenue la Fédération nationale des mutuelles de travailleurs (FNMT), l’AG de février 1969 décide de transformer l’UDM-CGT en une Union départementale des mutuelles de travailleurs (UDMT)31.
23Aux disparitions des références à la matrice ouvrière originelle et à la CGT vient s’ajouter une mutation radicale du discours. Alors qu’en 1969 il situe son action « dans le cadre général de la lutte de la classe ouvrière »32, Louis Calisti déclare dix ans plus tard que, « par vocation, par doctrine et par principe », la mutualité ne doit pas prendre position pour ou contre le patronat sauf si ce dernier s’exprime sur des questions qui la concernent33. L’approbation de cette conception le 5 mai 198034 par Georges Seguy, le secrétaire confédéral de la CGT, permet à Louis Calisti de pousser encore plus loin sa vision de la spécificité mutualiste. Son caractère « démocratique et autogestionnaire », affirme-t-il, ne pourrait se concilier avec un système de gouvernement reposant « sur l’omnipotence de l’État, le centralisme outrancier, l’autoritarisme permanent35 ». Lors de l’AG des 23 et 24 novembre 1984, Yvette Giana s’appuie sur des arguments similaires pour faire adopter la transformation de l’UDMT en une Union des mutuelles de travailleurs (UMT). Cette mutation doit selon elle favoriser l’unité à laquelle Louis Calisti s’est, dans le département, attelée dès 1972 en acceptant de devenir président d’un Grand Conseil de la Mutualité, l’UD de la FNMF, menacé de disparition.
24En 1985, plusieurs événements bouleversent la donne. Les perspectives unitaires disparaissent le 30 mars lorsque la FNMF interdit la possibilité pour une mutuelle d’adhérer à deux fédérations. Le 2 mai, elle radie le Grand Conseil à cause de son appartenance à la FNMT. Le nouveau Code de la mutualité permet aux assureurs privés d’investir le domaine des complémentaires santé. Pour le bureau de l’UMT, ce contexte moins favorable impose de procéder à de « profonds » changements avec le risque « de tout balayer au passage, y compris, la solidarité mutualiste et la démocratie36 ».
Les idéaux victimes de la réalité ? 1986-2002
25Le 16 mai 1987 sont créées les Mutuelles de Provence qui regroupent l’UMT et le Grand conseil de la mutualité. En 1990, Yvette Giana passe le relais à Félix Girolami. Ce dernier est remplacé par Thierry Marque en 1999. Les profils de ces deux dirigeants sont différents même s’ils sont communistes tous les deux. De la fin de l’année 1969 à 1985, Félix Girolami siège au secrétariat de la fédération des Bouches-du-Rhône. Il dirige une mutuelle depuis 1985 lorsque Louis Calisti et Yvette Giana le poussent à prendre la tête de l’UMT. Thierry Marque a été responsable de syndicats lycéens et enseignants. Il est cadre de la fonction territoriale. Ces trois dirigeants reprennent la vision d’une mutualité perçue comme un mouvement social indépendant, « démocratiquement géré » par ses adhérents « unis solidairement dans leur diversité37 », qui continue à aller de l’avant. Les réalités du terrain contredisent pourtant cette vision optimiste.
Un élan brisé ?
26La dégradation de la situation économique (crises des chantiers navals de La Ciotat et de la mine de Gardanne…) et sociale (progressions du chômage et des emplois précaires) ainsi que la concurrence des assurances38 font chuter le nombre des adhérents de 203 681 à 164 857 entre 1986 et 200239. En dépit de plusieurs hausses de leur montants, les cotisations rapportent donc moins que prévu alors que les dépenses augmentent du fait, entre autre, de la nécessité de compenser les déremboursements de certains médicaments imposés par les plans successifs de redressement de la Sécurité sociale.
27À ces difficultés externes viennent s’ajouter des pertes liées à des projets peu pertinents ou concrétisés de façon parfois opaque. Décidée par l’AG de novembre 1989 pour prendre de vitesse la Sécurité sociale, la mise en place d’une carte santé doit être interrompue avec l’arrivée de la carte Vitale. En 1995, le déficit du Groupement informatique mutualiste et de la Mutuelle Informatique oblige l’Union à renflouer ces deux sociétés à hauteur de plusieurs dizaines de millions de francs40. Conçu en 1992 pour permettre de connaître les risques pour la santé sur un territoire et apporter une réponse adaptée aux besoins de la population, le Système d’information concret (SIC) aurait nécessité des investissements « sans commune mesure avec son coût d’acquisition41 ».
28Le déficit chronique oblige les Mutuelles de Provence à emprunter, à accroître leur endettement et donc à réduire leur capacité d’investissement. Les centres dentaires de La Feuilleraie et de Marignane ouvrent malgré tout au début des années 1990. Cet élan est stoppé par la suite. Six structures sanitaires dont Gaston Crouzet, une des toutes premières réalisations mutualistes, sont fermées en 2002.
Vision au sommet, réalités à la base
29Exprimant l’existence d’un malaise profond d’une partie de la base mutualiste, des délégués profitent des assemblées générales pour protester contre le manque de démocratie que constitue selon eux l’opacité de la communication de l’UMT. L’un d’eux demande en décembre 1995 qu’un audit externe chiffre le coût exact des centres de santé42. En juin 2000, un collectif de 18 mutuelles dénonce une baisse des effectifs camouflée par des chiffres artificiellement gonflés, des projets trop « vagues » reposant sur des idées « préconçues et jamais démontrées43 ». L’opacité permettrait de cacher que les hausses excessives de la cotisation des mutuelles à l’UMT ne se traduisent pas par une amélioration des services rendus.
30La solidarité invoquée par les dirigeants peut-elle encore jouer en ces temps difficiles lors des débats sur les cotisations, les rapports avec les salariés de l’Union, la participation à la Couverture maladie universelle (CMU) ?
31Au nom de cette valeur, certains proposent de faire payer aux plus modestes (jeunes, retraités) une cotisation réduite ouvrant droit à un socle minimum de prestations. D’autres souhaitent élargir l’offre vers « le haut de gamme » pour attirer des couches plus aisées de la population parce qu’il faut, selon eux, répondre aux besoins des gens « tels qu’ils sont et non tels qu’on les souhaiterait44 ». Réalisé en 2001, un sondage conforte ce point de vue. 42 % des adhérents de la Mutuelle générale de Marseille se déclarent prêts à payer une cotisation plus élevée à condition de bénéficier de meilleures prestations. La solidarité est encore plus remise en cause lorsque, durant les débats de l’AG d’octobre 2002, un partisan des prestations « haut de gamme » affirme que, en ces temps difficiles où l’essentiel est de rester les meilleurs « pour gagner des parts de marché »« le financier doit avoir la priorité sur le politique » et « les principes ne doivent pas nuire au développement45 ».
32Le recul du nombre de bénévoles46 et la technicité croissante des tâches administratives ont conduit l’Union à recruter du personnel professionnel. Le temps des « camarades » au service d’autres « camarades » est révolu47. Afin de réduire les charges, l’UMT est amenée, comme n’importe quel employeur, à supprimer 107 emplois entre 1990 et 1996. Au cours de l’AG de 1995, un délégué n’hésite pas à demander pourquoi la masse salariale augmente de 6 % par an « alors que nos mutualistes tirent de plus en plus le diable par la queue48 ». Le responsable du syndicat CGT/UMT déplore cette tentative de culpabiliser des employés qui ne sont pas responsables des difficultés de « notre » entreprise avant de prévenir que la CGT continuera « à défendre l’outil de travail et le patrimoine mutualiste ». Des mots d’ordre de grève seront lancés à l’occasion de l’ouverture des congrès de 1999 (pour des questions salariales) et de 2002 (pour protester contre la disparition du centre Gaston Crouzet).
33La participation des Mutuelles de Provence au fonctionnement de la CMU donne lieu à des débats animés. Le 5 octobre 2001, plusieurs intervenants évoquent la fierté d’avoir contribué à un dispositif qui assure l’accès universel aux soins qu’ils demandaient depuis des années, « même si on est toujours sur la corde raide entre nos orientations politiques et nos contraintes de gestion49 ». Un responsable aixois déclare au contraire regretter d’avoir accepté, sous couvert de solidarité, « un marché de dupes » qui crée des disparités entre les bénéficiaires de la CMU et les mutualistes qui n’ont pas « un aussi bon niveau de couverture, alors qu’ils contribuent à son financement50 ». Le dilemme est grave. Faut-il, par réalisme, sortir d’un système qui oblige à augmenter les cotisations et donc à être moins compétitifs ? Peut-on abandonner les 17 000 personnes prises en charge dans le département ? La solution choisie au cours de l’AG du 11 octobre 2002 ne tranche pas vraiment. Les Mutuelles de Provence resteront en dehors de la CMU tant qu’elles n’auront pas l’assurance que leur participation sera remboursée « au franc près51 ». Chaque mutuelle est par contre libre d’adopter sa propre conduite.
Conclusion
34En 1935, les précurseurs de la mutualité ouvrière dans les Bouches-du-Rhône rêvent d’améliorer l’existence des travailleurs. Leurs successeurs favorisent une pratique collective de la médecine, financent des recherches sur la prévention des maladies et s’impliquent dans les domaines du logement, du crédit mais aussi du sport et des loisirs. Ils jouent également un rôle important dans la naissance d’une fédération nationale des mutuelles ouvrières.
35À partir des années 1980, les pesanteurs d’un environnement de plus en plus défavorable conduisent à mettre en balance solidarité et gestion rigoureuse, indépendance et partenariat avec les pouvoirs publics. Des avis très contrastés sur toutes ces questions sont exprimés lors des assemblées générales annuelles.
36Après deux ans de débats52 autour de la préservation de « nos pratiques et nos valeurs53 », le vote unanime du 11 octobre 2002 en faveur de la fusion avec la FNMF marque-t-il la fin de l’aventure commencée en 1935 ? Après le scrutin, Thierry Marque parle de moment historique puisque les délégués, par souci d’efficacité et avec la volonté de poursuivre la politique de rassemblement lancée par les « plus anciens », viennent « volontairement » de mettre un terme à l’existence des mutuelles de travailleurs dans les Bouches-du-Rhône54. Dans son intervention de clôture, Jean-Paul Panzani, le secrétaire général de la FMF, souligne par contre qu’il faudra au plus vite « redéfinir notre rôle, notre place et la façon dont nous allons travailler55 ». Rien de définitif ne venait d’être écrit en ce 11 octobre 2002, mais une page majeure de l’histoire de la mutualité ouvrière dans les Bouches-du-Rhône était en train de se tourner.
Notes de bas de page
1 Michel Dreyfus, Liberté, égalité, mutualisme. Mutualisme et syndicalisme 1852-1967, Paris, Éditions de l’atelier, 2001, p. 136-137.
2 Ibid., p. 96.
3 Il a adhéré à la CGTU en 1923 à l’âge de 16 ans.
4 Agrégé de philosophie, membre du PCF depuis 1929. Biographie de Nicole Racine. Maitron en ligne.
5 Lucien Molino, Ma Vie et mes combats, Miramas, 2000, p. 44-46.
6 La Vie mutualiste, septembre 1974.
7 Antoine Olivesi et J.-C. Lahaxe, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français (DBMOF), Cédérom 5.
8 Archives départementales des Bouches-du-Rhône (ADBdR). Fonds David et Henry Peyrot, 28 J.
9 Selon Lucien Molino, cette longue mise en place est imputable au fait qu’à l’époque il ne possédait « aucune pratique, ni même connaissance de ce que représentait le mutualisme ». Accent, décembre 1999, p. 23.
10 « Le mutualisme, lieu de repli militant ? L’exemple de Lucien Molino (1907-2000) ». Patricia Toucas, 21 novembre 2000, CNRS/Paris I, UPRESA 8058, Centre d’histoire sociale du xxe siècle.
11 Jean Marrot, Vivre, Éditions Notre Temps, 1994, p. 192-194.
12 Socialiste avant 1939, le docteur Crouzet se rapproche du PCF après la guerre. La Marseillaise, 20 octobre 1945, 31 mai 1949, 12 septembre 1951. Rapports des RG, ADBdR, dossier 148 W 302.
13 Formulaire vierge de contrat, sans doute février 1961. Archives de Serge Agostinelli, cadre communiste qui fut pendant dix ans président du conseil d’administration de la Feuilleraie. Jean-Claude Lahaxe, DBMOF, t. 1, p. 67-68.
14 Midi Syndicaliste consacré au congrès de juin 1945 de l’UD-CGT des Bouches-du-Rhône.
15 La vie mutualiste, juillet 1953.
16 Compte rendu de l’AG édité par l’UDM-CGT.
17 Liberté, égalité, mutualisme, op. cit., p. 150 à 153.
18 La FNMF exclut des mutuelles ouvrières en 1947 et en 1951.
19 Soucieux de ne pas heurter les praticiens libéraux François Billoux aurait peu apprécié que cette expérience soit qualifiée, lors l’AG du 14 mai 1960, de « révolutionnaire » parce que rompant avec une pratique « enfermée dans le complexe bourgeois de la société capitaliste ». Jean Marrot, op. cit.
20 Toutes les déclarations de Pierre Gabrielli de ce chapitre sont extraites des brochures éditées par l’UDM-CGT à la suite des AG annuelles.
21 Jean-Claude Lahaxe, DBMOF, t. 3, p. 54-56.
22 Entretien du 26 avril 2005.
23 Respectivement depuis 22 et 31 ans.
24 La Vie mutualiste, novembre 1974. Fiches préparatoires à l’AG de l’UMT du 5 décembre 1986.
25 Mutualité 13, novembre 1986.
26 L’administrateur mutualiste, novembre 1984.
27 La convention de gérance de cette maison est signée par le maire communiste Roger Martin. Archives municipales de Berre.
28 Archives personnelles. Fiches préparatoires à l’AG de novembre 1984.
29 L’obligation d’ouvrir ces centres à des non-mutualistes est par ailleurs mal vécue.
30 Le logis mutualiste et la Société d’études de traitement de l’information et de gestion de logements sociaux.
31 Par 300 voix pour, 5 contre et 5 abstentions.
32 Contribution à l’étude de la Mutualité, brochure publiée en 1969 par le Centre confédéral d’éducation ouvrière et la Commission confédérale de la Mutualité de la CGT.
33 Louis Calisti, « La Mutualité au service du progrès social », supplément à l’Opinion mutualiste édité à la suite du congrès de la FNMT de novembre 1979, p. 29.
34 Louis Calisti, La mutualité en mouvement, Paris, Éditions sociales, collection Notre temps/ Société, 1982, 185 p.
35 Louis Calisti, « Le mouvement mutualiste dans la société française », conférence du 25 septembre 1980.
36 Note du 30 octobre 1985.
37 Provence mutualiste, octobre 1987.
38 Cette concurrence s’exerce maintenant à l’échelle de l’Union européenne.
39 Provence-mutualiste, octobre 1987, octobre 2002.
40 Provence-mutualiste, février 1996.
41 Plus de 9 millions de francs selon un rapport réalisé en 1998 par un consultant externe à la demande des Mutuelles de Provence.
42 Provence mutualiste, février 1996.
43 Le SIC est en particulier visé par ce délégué. Provence mutualiste, août 2000.
44 Provence mutualiste, octobre 1989.
45 Provence mutualiste, décembre 2002.
46 Le nombre d’administrateurs bénévoles tombe de 2 000 à 1 500 entre 1976 et 1999.
47 Midi Syndicaliste, 1945, déjà cité.
48 Provence mutualiste, février 1996.
49 Provence mutualiste, novembre 2001.
50 Plusieurs intervenants s’opposent par ailleurs à un financement de la CMU des sans-papiers.
51 Provence mutualiste, décembre 2002.
52 Le projet de fusion a été adopté en mars 2000 par le congrès de la FMF.
53 Provence mutualiste, août 2000.
54 Provence mutualiste, décembre 2002.
55 Ibid.
Auteur
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Jean-Claude Lahaxe
Docteur en histoire contemporaine, correspondant départemental de l’IHTP
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