1L’étude de Jean-Marie Guillon « Une histoire sans légende. La résistance au coup d’État du 2 décembre 18511 » a amplement balisé les étapes historiques du souvenir de l’insurrection républicaine en Provence. En écho à son analyse peuvent être ajoutés quelques « relais » imprimés (pour reprendre son expression) de cette mémoire dans les Basses-Alpes2 : les mentions ou l’absence de mentions de la résistance au coup d’État dans les textes qui traitent du département ou du moins évoquent des traits de son histoire. Il convient de rappeler que dans les Basses-Alpes, les républicains insurgés ont tenu momentanément, outre une sous-préfecture, Forcalquier, la préfecture, Digne, ce qui est sans équivalent ailleurs. De surcroît, ils ont fait reculer le 9 décembre aux Mées la troupe venue de Marseille, qui a régressé jusqu’à Vinon, à la limite du Var. Les soldats de troupe faits prisonniers leur ont alors révélé qu’ils étaient seuls en France à résister. Si certains comprirent que leur lutte était inutile et décidèrent de se séparer, Ailhaud « de Volx » résista encore avec un petit groupe jusqu’à la fin 1851. Cependant le département est bien différent de celui du Var voisin. C’est une terre pauvre, isolée, faiblement urbanisée, qui va connaître une forte baisse de population, a été pendant longtemps peu frayée par les voyageurs et les touristes en dehors du val de Durance (site de la bataille des Mées), du bas Verdon et de la basse Bléone. Il fait l’objet de peu de publications en comparaison des départements issus de l’ancien Dauphiné ou de la Basse-Provence3. La plupart des ouvrages qui seront cités relèvent d’une couverture systématique du territoire français ou du moins de l’espace régional. D’emblée une différence apparaît avec le Var : il n’y a pas d’équivalent bas-alpin des historiques publiés par Noël Blache en 1869 et Victor Fournier en 1928. La première publication repérable par son titre est en 2001 une plaquette illustrée éditée par l’association « 1851-2001 » qui commémore l’événement : 1851. Les Basses-Alpes se lèvent pour la République.

2Dans quelle mesure l’insurrection de 1851 participe-t-elle de l’image des Basses-Alpes ? Pour qui se soucie d’évoquer leur histoire au xix^e siècle, les événements politiques ayant eu un retentissement national qui s’y sont déroulés se réduisent à deux : la traversée du département en diagonale par Napoléon I^er au retour de l’île d’Elbe et la résistance au coup d’État de son neveu en 1851.

La III^e République : la postérité d’Eugène Ténot

3Cette dernière est d’abord connue par l’ouvrage d’Eugène Ténot, La province en 1851, paru en 1865 et plusieurs fois réédité avec des compléments, qui consacre vingt-six pages à la résistance dans les Basses-Alpes et décrit minutieusement la bataille des Mées4. Il sert de source, parfois inavouée, à nombre d’ouvrages rédigés depuis Paris. C’est le cas, en particulier, de l’Histoire de France populaire du républicain Henri Martin, qui renferme un rapide mais bon exposé sur les événements des Basses-Alpes5. En revanche, les éditions publiées sous la III^e République de La France illustrée de V.-A. Malte-Brun n’ont sans doute pas été révisées depuis celles parues sous le Second Empire : l’histoire du département s’arrête au retour de l’île d’Elbe. La courte notice consacrée aux Mées ne signale que la ferme-école de Paillerols6. Dans le Grand dictionnaire de Pierre Larousse, l’article Alpes (Basses) est purement géographique ; l’entrée Coup d’État renvoie à Province en 1851 qui renvoie à Décembre : un très long article y est consacré non à l’événement mais à la défense de l’ouvrage de Ténot et de son pendant, Paris en décembre 1851, et à la polémique qu’ils soulevèrent. Certes, P. Larousse indique qu’« un certain nombre de départements s’étaient également soulevés à la nouvelle du coup d’État […] le Var, les Basses-Alpes, etc. Des troubles avaient éclaté, mais ils furent rapidement réprimés ». Il ne signalera pas davantage le cas des deux départements méridionaux7.

4Dès le début de la III^e République, un guide publié par départements, voué à une longue postérité, celui d’Alphonse Joanne, propose un résumé de la conclusion d’E. Ténot dans sa Géographie du département des Basses-Alpes, dont l’édition originale est de 1876 et qui sera ensuite maintes fois réédité :

Le département des Basses-Alpes fut un de ceux qui firent, au coup d’État du 2 décembre 1851, la plus ferme et la plus longue résistance ; il ne fut soumis que le 15 décembre et la colonne d’Aillaud de Volx ne mit bas les armes qu’en janvier. L’état de siège y fut appliqué avec une rigueur sauvage. Il y eut 3 680 arrestations et près de mille condamnations à la déportation8.

5Mais à la notice des Mées, A. Joanne se borne à signaler que « ce bourg joua un rôle assez important pendant les guerres religieuses ». À noter que ces guides ne disent rien non plus du défilé des Mées, pourtant site bien remarquable par ses « rochers escarpés » (E. Ténot). Aucune gravure ne paraît lui être consacrée au xix^e siècle. La Nouvelle géographie universelle d’Élisée Reclus, publiée en 1877, semble le premier ouvrage important à évoquer « les falaises terreuses des Mées, si étrangement sculptées en colonnes, en piliers, en obélisques, comme le Montserrat de Catalogne9 ». Vient ensuite le volume Provence de l’Itinéraire général de la France de Paul Joanne. L’ouvrage étant constitué de trajets, l’auteur y accorde une nette attention au paysage. Un paragraphe est consacré à la description de ces « escarpements d’une forme étrange10 ». Une autre mention est celle du journaliste Ardouin-Dumazet dans le volume Alpes de Provence de son Voyage en France paru en 1897. Un chapitre s’intitule même « Les pénitents des Mées11 ». Ardouin-Dumazet les compare à des menhirs de Bretagne, phrase qui sera plagiée ensuite, comme l’on va voir. Il n’est pas fait allusion dans ces trois ouvrages à la bataille qui se déroula à l’aplomb des rochers. On sait pourtant qu’E. Reclus (1830-1905) était ancien communard et anarchiste12.

6Le monument commémoratif de la bataille, aux Mées, avec son buste de la République, est inauguré le 4 septembre 1913, avec un retard évident par rapport à celui d’Aups, élevé dès 1881 et complété d’un monument au cimetière13. La Géographie pittoresque et monumentale de la France publiée au début du xx^e siècle contient un historique qui s’achève par : « Le coup d’État du 2 décembre 1851 fit de nombreuses victimes dans le département qui s’honora par une longue résistance. Les arrestations portèrent sur près de 4 000 personnes et la déportation en atteignit près d’un millier14 ». Le Bulletin de la Société scientifique et littéraire des Basses-Alpes publie en 1905 les « Souvenirs de décembre 1851 » d’Eugène Jaubert15. C’est le premier article que la revue de l’association savante départementale consacre à la résistance au coup d’État et ce sera le seul jusqu’en… 198616.

7Le guide du pharmacien de Sisteron Gustave Tardieu, Les Alpes de Provence, qui, en 1912, marque une étape de la connaissance du département, renferme un paragraphe démarqué de Ténot : « Les populations des Alpes de Provence prirent une part active au mouvement de résistance contre le coup d’État du 2 décembre 1851. On sait que la répression fut vive ; l’état de siège fut appliqué à ce pays dans toute sa rigueur et les déportations eurent lieu en masse ». On notera qu’il s’agit des dernières phrases de l’historique du département que procure l’ouvrage. Rien sur la bataille à l’article sur les Mées. Pourtant Tardieu semble avoir publié le premier cliché des rochers des Mées, dû au magistrat sisteronais Saint-Marcel Eysseric, qui mena une action de découverte du département à travers la photographie17.

8Deux ans plus tard, paraît un autre ouvrage qui contribue à constituer les Basses-Alpes en entité géographique et historique, le premier manuel scolaire destiné à l’école primaire publié sur le département, celui de G. Eisenmenger et C. Cauvin. Un très rapide historique y est conclu par ces lignes :

Longtemps fidèle à la royauté, les bas-Alpins avaient été peu à peu gagnés aux idées républicaines. Aussi, lors du coup d’État du 2 décembre 1851, le parti républicain fortement organisé se souleva. La répression fut terrible et près de 1 000 personnes furent frappées18.

9L’édition de 1933 du Guide bleu a été refondue par des auteurs spécialisés dans l’étude de la région au lieu d’être, comme les précédentes, rédigée par des littérateurs parisiens, Émile G. Léonard, (1891-1961), auteur d’une ample thèse sur la reine Jeanne de Naples et qui sera ensuite de 1940 à 1948 professeur à la faculté des Lettres d’Aix, écrit dans son Introduction générale :

Le débarquement, près de Marseille, de la duchesse de Berry [1832], les troubles survenus dans cette ville à la suite de la révolution de 1848 (22-23 juin 1848) et de la proclamation de la commune parisienne (19 mars-4 avril 1871) et les soulèvements provoqués en divers lieux par le coup d’État du 2 décembre 1851 sont les derniers incidents [sic] politiques notables de l’histoire provençale.

10Les éditions de 1950 (et ensuite 1964) reprennent cette phrase avec une suppression étonnante : la mention des soulèvements suscités par le coup d’État, (en italiques dans la citation ci-dessus), disparaît à l’occasion de leur centenaire. Aux Mées, est signalé, dans les trois éditions, « le monument commémoratif (1913) des républicains qui s’insurgèrent contre le coup d’État du 2 décembre 1851 ». L’essentiel de la notice est consacré aux « rochers des Mées, semblables à un alignement de menhirs ». Le Guide ne précise pas en 1933 pourquoi cette localité plutôt qu’une autre a été choisie pour cette commémoration puisque ces « soulèvements » se produisirent, selon l’historique introductif, « en divers lieux19 ».

11J.-M. Guillon a souligné que la mémoire de la résistance au coup d’État était tout particulièrement célébrée à partir des années 1930 par les partis de la gauche bas-alpine, ce qu’indiquent bien les mémoires du député communiste Pierre Girardot, parus en 1980, qui seront cités plus loin. On en trouve un écho dans la Géographie du département des Basses-Alpes de Léon Isnardy en 1939 qui renferme un très bref historique du département. Après avoir signalé le passage de Napoléon au retour de l’île d’Elbe avec cette remarque : « il eût été facile à cette époque de l’arrêter dans la traversée de Sisteron mais on ne fit rien » et souligné les « calamités » qui suivirent (l’occupation par l’armée royale du Midi, les bonapartistes réfugiés à Sisteron et Saint-Vincent, enfin l’armée piémontaise), l’auteur précise :

Les Bas-Alpins prirent une part active au mouvement de résistance contre le coup d’État du 2 décembre 1851. La répression fut vive, l’état de siège fut appliqué dans toute la région et les déportations eurent lieu en masse20.

1951-2001 : résurgence d’une mémoire

12L’Occupation et la Libération ont fait rejouer la mémoire de la résistance au coup d’État, comme le confirme la lecture du nouveau manuel consacré au département, Récits d’histoire locale, publié en 1954. Dès l’introduction, M.-E. Naegelen (1892-1978), « ancien ministre de l’Éducation nationale, député [SFIO] des Basses-Alpes » écrit :

J’ai été bouleversé par deux de ces récits : celui où nous est conté [sic] avec quelle précision de détail, la résistance au coup d’État du 2 décembre 1851 et celui où nous est relaté ce que fut dans les Basses-Alpes la résistance à l’occupant, de 1940 à 1944.

13Il fait entrer ensuite au panthéon de la mémoire départementale Ailhaud de Volx, Martin-Bret et « le Martiniquais Gérard Pierre Rose dont le sang mouilla la terre bas-alpine à la barre d’Aurent », au même titre que… « le courageux évêque de Senez » (Jean Soanen, qui résista à la bulle Unigenitus en appelant au concile et fut démis de son évêché en 1727).

14Le 26^e récit, « Les insurgés bas-alpins contre le coup d’État du 2 décembre 1851 », long de cinq pages, est explicitement documenté par l’ouvrage d’E. Ténot cité plus haut. Il généralise quelque peu l’unanimisme gavot : « On ne peut qu’admirer le magnifique soulèvement de la population bas-alpine21 ». Qui en est l’auteur, parmi ces instituteurs et professeurs des collèges et des lycées qui sont simplement énumérés et n’ont pas signé ? Il n’est pas impossible que ce soit Jean Gires, qui portait dans les années 1980 un vif intérêt à ce moment de l’histoire régionale et publia peu avant sa mort deux articles sur l’insurrection de 1851 dans les Annales de Haute-Provence.

15La livraison 1955 du Guide touristique Maaif, consacrée aux Alpes du sud, renferme de même une tentative anonyme d’« histoire des Basses-Alpes », qui est de qualité ; plus du tiers de son développement « De la Révolution jusqu’à nos jours » est consacré au coup d’État. Il n’y a pas en revanche de notice « Les Mées » dans l’ouvrage. À noter que l’auteur de l’historique du Dauphiné n’évoque pas la résistance au coup d’État dans la Drôme22, ce qui est d’ailleurs surprenant, peu de temps après le centenaire de l’événement et de sa répression. Mais sa documentation semble assez médiocre

16En revanche, s’il est un type d’ouvrages où cet épisode de l’histoire contemporaine n’est jamais abordé, ce sont ces essais historico-touristiques très personnalisés, rédigés par des « hommes de lettres » comme l’on dit alors, qui fleurissent pendant l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 1970 sur le thème des régions françaises. Ceux consacrés au haut-pays sont très peu nombreux. Le premier semble être en 1926 celui du Dignois Alexandre Arnoux, d’ailleurs peu inspiré. Il narre assez laborieusement la peste de Digne de 1629, le passage de Napoléon, le séjour du prince Casimir, futur roi de Pologne, enfermé deux ans dans la citadelle de Sisteron au xvii^e siècle, ne dit rien de la résistance au coup d’État et de sa répression. Aucune allusion non plus, bien plus tard dans Provence perdue (1969), où Jean Giono a commenté des photographies de la Haute-Provence et qui renferme même une vue aérienne des rochers des Mées, laquelle ne lui inspire guère que : « D’étranges pétrifications de vertèbres de diplodocus ou de légende dorée [sic] bordent la Durance… » Le texte brode pourtant sur l’image d’un haut-pays âpre, libre et facilement rebelle. Mais Giono n’a par ailleurs fait que deux brèves allusions aux événements de 1851 dans ses romans23. Les essais de ce type consacrés à l’ensemble de la Provence n’évoquent pas non plus l’insurrection. La Haute-Provence y est d’ailleurs à la portion congrue. À peine Marcel Brion, dans Provence (1954), consacre-t-il un paragraphe aux rochers des Mées qu’il compare à ceux de Montserrat ; il signale que « d’étranges fables de métamorphoses d’homme en pierre sont encore contées à la veillée par les paysans ». Rien en revanche sur la mémoire de la bataille24.

17La publication en 1963 de la grande thèse de Philippe Vigier25 La Seconde République dans la région alpine, a introduit la résistance bas-alpine en milieu universitaire, ainsi qu’un autre ouvrage dû à René Rémond, sans doute davantage diffusé. En effet, François Mitterrand s’était arrêté aux Mées le 9 septembre 1967. Il avait reçu commande de la part de Gérard Walter, directeur de la collection des Trente journées qui ont fait la France du tome XXV qui devait être consacré au coup d’État, ouvrage qu’il ne mènera pas à terme mais qui pourrait expliquer cette halte26. Ce bref moment a eu peu après une nette publicité grâce à un manuel de René Rémond, qui fut un des événements de la jeune collection U des éditions Armand Colin, alors très remarquée. Selon la formule qui était à l’époque celle de la collection, René Rémond accompagnait chaque chapitre de « documents ». Or l’un d’eux reproduit le compte rendu de cette visite paru dans Le Provençal du 7 septembre 196727. La même année, l’Histoire de la Provence des éditions Privat, dont M. Agulhon a rédigé les pages qui concernent la vie politique du xix^e siècle, donne pour la première fois dans un ouvrage de ce type toute la place qu’elle mérite à la résistance au coup d’État – cinq pages –, même si M. Agulhon considère alors que les républicains ont été défaits à la bataille des Mées, ce qu’il répétera en 1973 dans le volume 8 de la Nouvelle histoire de la France contemporaine28. Précédemment, un des rares essais d’histoire de la Provence qui incluait la période contemporaine avait été celui de la collection Visage de la Provence où Émile G. Léonard avait repris son énumération d’« incidents » du Guide bleu (édition de 1933) en ajoutant ce chapeau : « Au cours du siècle, quelques incidents prouvèrent que les Provençaux étaient toujours de tempérament ardent et dévoués à leurs convictions29 […] ». De la même veine, Raymond Collier, archiviste départemental, signale en 1975 parmi « quelques coups de fièvre [sic] assez vite éteints [resic] » de l’histoire du département, « l’insurrection en décembre 1851 contre le coup d’État de Napoléon III », en se bornant à indiquer qu’un « engagement eut lieu aux Mées entre les républicains et les troupes, commandées par le colonel Parson30 ».

18Les années 1970-1980 sont aussi marquées par deux romans historiques situés dans le département. En 1974, Jean Rambaud (1923-2005), résistant, journaliste au Petit Varois puis au Monde, publie Frédéric Arnaud : 1851-1974. Comme le suggère le titre, le descendant (parisien) d’un insurgé de 1851 vient à la recherche des traces de son ancêtre et homonyme et le journal qu’il tient de la quête de ses origines alterne avec le récit des événements de 1851. L’auteur signale qu’il est arrière-petit-fils d’un insurgé de 1851. L’année suivante, l’avocat parisien Luc Bihl (1938-1997) donne sous le pseudonyme de Luc Willette, nom de jeune fille de sa mère, Et la montagne fleurira, roman31. Davantage teinté d’éléments romanesques (l’amour tragique) et non dépourvu d’inexactitudes (on découvre un « évêque de Carpentras » et Ailhaud est tué par la troupe dans la montagne de Lure), il procure un large récit de l’ensemble de l’insurrection et de sa répression. La quatrième de couverture qualifie d’« épopée » ce « passionnant roman populaire ». L’auteur publiera ensuite sous le même pseudonyme une étude historique sur la résistance républicaine au coup d’État, où il qualifie son roman de « tentative de réhabilitation de l’insurrection des Basses-Alpes32 ». Ces deux œuvres littéraires s’achèvent par une bibliographie qui valide leur historicité et Rambaud va jusqu’à indiquer trois dépôts d’archives. Tous deux citent les thèses de P. Vigier (« ma Bible », déclare dans le roman l’érudit qui renseigne F. Arnaud) et M. Agulhon (que Rambaud orthographie une fois Aghulon et Willette, Aguilhon). Si les deux auteurs veulent, selon les quatrièmes de couverture, faire connaître « cette épopée de paysans rouges si longtemps passée sous silence » (Rambaud), cet « épisode peu connu, mais dramatique, de notre histoire » (Willette), c’est grâce à ces deux grandes thèses qu’ils ont pu documenter leur ouvrage, découvrir l’œuvre de Ténot, replacer la résistance au coup d’État dans son contexte et mesurer son importance dans les Basses-Alpes.

19En 1980 paraissent les mémoires du député communiste Pierre Girardot (1913-2001), La Lavande et le Palais-Bourbon, qui renferment dans une partie intitulée « Le passé des Basses-Alpes », un développement : « Aillaud de Volx, les Basses-Alpes ripostent au coup d’État du 2 décembre 1851. Dix mille paysans insurgés33 ». Il fournit un bon historique, bien informé, indique les manifestations de 1934 en « riposte à l’émeute fasciste du 6 février à Paris », où étaient présents des fils d’insurgés, la commémoration aux Mées et à Digne du centenaire en 1951, présidée par Jacques Duclos, la tentative vaine de l’auteur pour faire valoriser la rente versée aux fils des victimes de la répression. Son lectorat, sans doute essentiellement communiste, était cependant constitué dans l’espace régional par ceux qui devaient être déjà au fait des événements.

20Le Guide Kronenbourg de Provence-Côte d’Azur authentique, dont un des auteurs est J. Rambaud, est un des rares à donner en 1981 une information précise sur la bataille des Mées :

Discret monument élevé à la mémoire des insurgés contre le coup d’État de 1851. C’est en effet aux Mées que la colonne d’insurgés, venant de Digne et commandée par Ailhaud de Volx, contraignait à la retraite les troupes du général Parson envoyées de Marseille34.

21La nouvelle refonte du Guide bleu en 1985, dont les notices sont très largement demandées à des auteurs « de terrain », mentionne aux Mées

sur la place […] un monument [qui] commémore les républicains et l’insurrection bas-alpine de 1851 contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Les habitants des Mées y furent particulièrement actifs et en subirent cruellement la répression.

22M. Agulhon signalait en 2001 que ce guide était, parmi les sept disponibles à cette date dans le commerce, le seul à signaler l’événement, mais il observait aussi que son commentaire était erroné puisqu’il ne mentionne pas la bataille, qui est la vraie raison d’être du mémorial35. En revanche l’historique des premières pages, intitulé « L’héritage » est écrit par un historien d’art et n’en dit rien.

23En 1994, le Guide Gallimard Haute-Provence s’étend longuement par l’image et le texte sur les « pénitents » des Mées sans signaler la bataille, qui est brièvement mentionnée dans l’historique qui ouvre l’ouvrage : « Les insurgés se rendent maîtres de Digne et de Barcelonnette. Leur défaite [sic] aux Mées le 9 décembre est suivie d’une sévère répression, qui ancre le département pour longtemps dans une tradition républicaine durable ». « L’insurrection républicaine » fait l’objet d’une double page illustrée de documents, dont le dernier paragraphe est titré fort improprement « La reddition ». Il est à noter que le volume consacré au Var ne renferme pas ces deux pages et se borne à une phrase de l’historique : « Il [le département] est un des principaux foyers de résistance au coup d’État du 2 décembre 1851, celui où la répression est la plus sévère. » Il est vrai qu’un développement est consacré à Martin Bidouré à la page qui traite d’Aups, sans pour autant signaler le monument commémoratif36.

Un souvenir longtemps ténu mais tenace

24Les quelques notations que l’on vient de lire montrent qu’une mémoire élémentaire de la résistance au coup d’État dans les Basses-Alpes court à partir de la fin du second Empire à travers l’imprimé. L’enquête d’Eugène Ténot s’avère en la matière fondatrice. Elle est encore citée cent vingt ans après sa publication par P. Girardot. L’insurrection de décembre 1851 semble bien constituer un élément de l’image du département37. Cette mémoire a cependant des difficultés à s’enraciner. Elle ne peut que tardivement s’appuyer sur un monument et le souvenir de la bataille des Mées reste imprécis. Alors que des témoignages sur le passage de l’empereur déchu, enfui de l’île d’Elbe, ont été publiés entre 1815 et… 1932, n’apportant en général que de minces anecdotes38, les souvenirs de la résistance au second coup d’État des Napoléonides ne semblent guère avoir été mis par écrit à temps par leurs acteurs ou leurs témoins.

25Il est intéressant d’observer que l’insurrection bas-alpine commence à susciter un intérêt net à partir des décennies 1970-1980, point seulement sans doute à la suite de mai 68. Les années 1969-1971, correspondant au bicentenaire de la naissance de Napoléon et à la chute de Napoléon III, ont amorcé un débat sur les deux Empires. Par ailleurs, l’image du haut-pays provençal s’est inversée au cours du xx^e siècle et elle devient alors fort positive, d’autant que de Gréoux à Sisteron, de Forcalquier à Digne et des Alpes de Lumière à la montagne de Lure et à la Valleia de Barcelonnette, l’insurrection s’est justement déroulée dans les zones qui bénéficient d’un regain d’activité et de l’attractivité touristique. Enfin l’action de l’association « 1851-2001 » a été et reste doublement exemplaire, par la qualité de ses publications et par la pertinence de ses formes de communication mémorielle, à la fois par des journées historiques et commémoratives sur le terrain et par le passage d’un bulletin sur papier à un site sur la Toile fort riche.