Conclusions

Noël Tonnerre

p. 267-272


Texte intégral

1Organiser un colloque sur les identités angevines présentait indiscutablement des risques. Essayer de dessiner des caractères communs à un ensemble aussi disparate que l’espace contrôlé par les princes angevins n’est pas une tâche évidente d’autant plus que la chronologie présente des décalages importants entre les territoires concernés. Le risque évident est de forcer l’interprétation des documents ou d’utiliser une problématique très contemporaine au risque de sombrer dans l’anachronisme Dès le départ Thierry Pécout a très bien exposé le défi que représentait ce thème choisi : « Au mieux dit-il c’est un projet, au pire un dangereux fantasme ». Le bilan de trois jours de colloque se révèle finalement rassurant et le mérite en revient d’abord aux organisateurs. L’utilisation du pluriel a évité toute tentation de définir un modèle angevin unique et le choix d’un espace réduit à la Provence et au royaume de Naples, s’il peut être frustrant pour un riverain de la Loire, s’est révélé justifié. L’apanage angevin n’est resté que 44 ans aux mains de la première Maison d’Anjou capétienne alors que cette même Maison a gouverné le Provence deux siècles et demi et le royaume de Sicile pendant un siècle et demi. La seconde Maison d’Anjou a certes régné sur l’Anjou mais le royaume de Naples lui a très vite échappé. Il se trouve aussi que ces deux territoires nous offrent les archives les plus abondantes, ce qui permet des études quantitatives et des comparaisons. Il s’est révélé également très fructueux de privilégier les aspects politiques. C’est bien sûr au niveau de l’État que les transformations ont été les plus visibles ; les changements sociaux étant naturellement très lents et on sait par ailleurs que les Angevins ont dépendu d’un contexte économique beaucoup plus large. Il a été également très enrichissant d’aborder les aspects culturels, mais là on touchait, il est vrai, de près l’idéologie royale.

2Je ne reprendrai pas ici les grandes séquences prévues dans le programme « frontières et influences », « administrations et identités », « territoires, discours, représentations ». Je chercherai plutôt à rappeler les acquis qui me semblent les plus importants.

3Tout d’abord, une longue réflexion a été menée sur le thème de la distance et de la circulation des élites. Comment cet État angevin a-t-il pu assurer ses communications, comment a-t-il pu faire circuler ses élites et aussi ses forces militaires alors que les distances présentent un redoutable défi : près de 1 000 kilomètres entre Marseille et Naples par voie terrestre, plus de 700 par voie maritime. Thierry Pécout a mis l’accent sur la circulation des hommes d’Église. La place de ceux-ci dans l’encadrement des populations en fait évidemment des personnages clés. L’enquête menée à la fois en Provence et en Italie du sud a buté sur le nombre considérable d’évêchés dans le royaume de Naples : plus de 150 (contre 17 en Provence), d’où la nécessité de se limiter à une perspective chronologique de trois quarts de siècle de Charles Ier à Robert. Thierry Pécout distingue trois phases chronologiques : Charles Ier s’occupe peu des élections épiscopales. Charles II est beaucoup plus interventionniste quand Robert revient à un certain éloignement. Il a repéré quelques profils de carrière entre Provence et Italie du sud : Bernard Ayglier abbé de Lérins puis abbé du Mont Cassin, cardinal ; François Brun, frère mineur, chapelain de Charles II, évêque de Gaète, apparenté à des bayles de Sisteron et de Nice ; quelques membres de la famille provençale des Stella que l’on retrouve au Mont Cassin et à Capoue de même qu’à Marseille (Foulque de Stella, évêque de Marseille, archevêque d’Embrun, chancelier de Sicile). Ce sont des personnalités exceptionnelles. Il n’y a pas eu de bouleversement. Les échanges de part et d’autre de la mer Tyrrhénienne ont été limités. Les affinités intellectuelles jouent cependant un rôle important, en particulier entre les évêques issus des ordres mendiants mais les chapitres font beaucoup de résistance comme l’a rappelé Jean-Paul Boyer.

4Jean-Luc Bonnaud nous a livré une enquête sur la Provence au temps de Louis III d’Anjou. Il a montré la diversité des organes de décision : gouvernement d’Aix composé en grande majorité de Provençaux, conseil de Louis, conseil de Yolande, à la composition plus hétéroclite mais où les Italiens sont absents. Les réunions sont régulières même en l’absence du roi. Il a insisté sur le fonctionnement régulier des institutions même en l’absence du prince mais évoque la lenteur des communications, que ce soit au niveau de l’acheminement des lettres royales ou au niveau des déplacements des principaux officiers (il a cité ici l’exemple des Beauvau). Cette lenteur reste le principal obstacle à l’action du souverain.

5Noël Coulet ne s’est pas montré du même avis, ou tout au moins a-t-il nuancé les propos de Jean-Luc Bonnaud. Les communications peuvent être rapides quand il y a urgence, ainsi le 18 juillet 1381 Jeanne envoie un bateau demander des secours et il arrive à Marseille le 1er août mais le départ des secours a lieu les 2 et 8 septembre. Il y avait donc une capacité de réaction rapide mais le transport d’un contingent militaire demandait du temps.

6La circulation maritime a connu une progression spectaculaire aux xiiie et xive siècles. Le marchand est devenu une personne importante dans la société provençale. Laure-Hélène Gouffran s’est posée la question de savoir si le marchand avait aussi participé à l’identité angevine. À la lecture des nombreux documents qu’elle a pu consulter – livres de compte, actes privés, lettres – elle montre des marchands grands consommateurs de justice, exerçant de nombreuses responsabilités dans leurs villes à l’image de Bertrand de Roquefort, recteur de l’hôpital de Marseille. Leur conscience lignagère est faible, on ne trouve pas de livres de raison chez eux mais ils connaissent plusieurs langues et ont une connaissance internationale très pratique pour le souverain et le sénéchal de Provence.

7Tout pouvoir politique cherche à s’appuyer sur un territoire. Un objectif essentiel des princes angevins a été de contrôler avec le plus d’efficacité possible les territoires qu’ils administraient. Leur premier souci a été la délimitation des frontières. Si le royaume de Sicile a des frontières bien établies depuis la période normande, les limites de la Provence restaient floues. Anne Mailloux s’est donc livrée à une enquête sur la frontière nord de la Provence entre le comté de Forcalquier et le Dauphiné en se servant des enquêtes sur les droits de justice de l’évêque de Gap, sur les registres de la cour des comptes de Provence. Elle a bien montré que le xiiie siècle marquait un tournant essentiel dans la logique spatiale mais en même temps la situation de pouvoirs est restée complexe entre le dauphin, la communauté d’habitants, l’évêque et le comte de Provence.

8Mario Cassioli s’est tourné lui vers la frontière orientale de la Provence. Il a montré comment les rivalités politiques dans les Alpes ligures avaient entraîné un partage du territoire entre domination génoise et provençale. Le village de Pigna (aujourd’hui dans la province d’Imperia) a basculé ainsi vers la Provence. Dans ce micro-territoire, il s’est livré à une analyse complète en intégrant des données politico-sociales mais aussi des données linguistiques.

9En regardant les choses de l’intérieur, François Bérenger nous a présenté un horizon plus large en faisant le tableau du maillage castral du royaume de Naples. Deux objectifs sont évidents : contrôler les principales voies de circulation, soumettre les populations locales. Carte à l’appui, il a souligné la continuité entre Frédéric II et Charles Ier. La domination angevine reste bien une domination militaire et le château va voir son rôle s’accroître dans le cadre de l’encadrement seigneurial de la population. On sait que ce fort encadrement militaire a provoqué la révolte de la Sicile en 1282.

10Giuliana Vitale et Giovanni Vitolo ont abordé la question des villes. L’appropriation de l’espace urbain par les princes angevins a été un objectif constant. Giuliana Vitale s’est penchée sur les cités portuaires. Non seulement Charles Ier et Charles II ont redessiné le plan des villes en imposant un plan régulier, ainsi pour Barletta, en construisant des quartiers périphériques, ce qui desserre le centre des agglomérations, mais en prenant l’exemple de Barletta et de Trani, elle a montré que cette stratégie était tout à fait novatrice car elle comportait un souci d’hygiène et de salubrité publique. Ainsi des canaux ont été construits pour permettre la macération du lin. Le roi doit être le père de famille qui s’occupe du bien être de ses enfants.

11Giovanni Vitolo a consacré son enquête aux deux villes capitales Aix et Naples. Les deux villes sont différentes. Naples connaît une croissance rapide au xive siècle, son activité n’est pas uniquement administrative, elle concentre nombre d’activités économiques grâce à sa position maritime. Aix, trop proche de Marseille, est d’abord une ville de cour (même si l’activité économique n’est pas négligeable). L’aménagement urbain est ici lié à la centralisation monarchique. Mais il y a des modèles culturels communs dans les deux villes : souci d’embellir et de sacraliser l’espace par de grands édifices religieux, de préférence rattachés aux ordres mendiants : à Aix Charles II fonde le couvent dominicain de Sainte-Marie de Nazareth ; à Naples, c’est San Pietro in Castello et sous l’impulsion de Robert le chantier de Santa Chiara ; volonté d’intervenir dans les règlements monastiques : le règlement de Santa Chiara de Naples fut élaboré à partir des ordinationes mis par écrit en 1321 sous le regard de Robert, impulsion donnée aux grandes manifestations religieuses, en particulier la procession de la Fête Dieu. G. Vitolo compare les organismes municipaux et reprend la formule de Girolamo Arnaldi sur une Europe « angevine ».

12Il était essentiel de se pencher sur les pouvoirs. Les princes angevins, en s’appuyant sur le modèle capétien, ont eu la volonté de créer une administration solide mais il fallait s’adapter aux circonstances locales. Cette adaptation se voit très bien dans le royaume de Naples. En proposant une confrontation entre vocation bureaucratique et parcours identitaire, Serena Morelli a opposé deux types de recrutement : d’un côté les maîtres rationaux provenant du patriciat urbain et disposant d’une formation solide au niveau juridique, de l’autre les justiciers issus de la noblesse chevaleresque. Incontestablement, le poids du pouvoir monarchique est sensible mais moins fortement qu’en Provence où on trouve plus d’uniformité administrative.

13Michel Hébert a livré les résultats de son étude sur les assemblées d’états. Il a établi une chronologie minutieuse pour la Provence avec des comparaisons avec l’ensemble aragonais. Il montre bien que les Angevins n’ont pas créé mais accéléré un processus.

14Alexandra Gallo a étudié pour sa part les administrations municipales d’après l’étude de Sisteron. Avec soin, elle a détaillé les fonctions des différents officiers qu’elle rencontre. Oui, malgré son éloignement, atténué fortement par la circulation facile grâce à la Durance, Sisteron a participé à cette progression de l’écrit. En nous présentant les différents types de documents qu’elle a inventoriés dans les archives, elle croit avoir trouvé un modèle angevin dans les pratiques documentaires et a offert des comparaisons avec l’Italie.

15Laure Verdon est descendue au niveau des campagnes en examinant le cadre de la seigneurie. Son analyse des serments collectifs de paix et de fidélité s’est appuyée sur des pièces documentaires tout à fait significatives. On a retenu aussi son étude sur les procédures argumentatives. Face à la puissance seigneuriale, le droit mis en place par les communautés a su s’adapter et recourir à des procédures efficaces.

16Il revenait à Jean-Paul Boyer d’appréhender un aspect essentiel de l’identité monarchique angevine, la proximité avec les ordres mendiants et l’intérêt pour la prédication. C’est Robert qui en offre la meilleure image. Frère d’un saint, Louis, franciscain et éphémère évêque de Toulouse, il possède une vraie culture religieuse et n’hésite pas à faire des sermons. L’étude de trois sermons de Giovanni Regina, datés de 1328, lui permet d’évoquer l’étroite association entre sermons et processions. À Naples et à Aix, la royauté angevine organise de grandes manifestations religieuses où le peuple participe ne serait-ce que par la présence des métiers avec leurs étendards. Il a rappelé les funérailles de Catherine d’Autriche en 1323, celles de Charles de Calabre en 1328, la grande procession du rapatriement de Béatrice à Aix ou tout simplement les grandes entrées du souverain dans ses villes. L’éclat de la majesté royale passe bien par ces grandes cérémonies urbaines d’un christianisme faisant d’abord appel à l’émotion.

17L’exposé de J.-P. Boyer a fourni une excellente transition vers les données plus strictement culturelles. Martine Vasselin a montré toute la cohérence qu’il y a dans le mécénat artistique mené par les Angevins de Robert à Louis II. S’appuyant sur le rôle essentiel de l’enluminure dans la représentation de l’idéologie royale, elle parle d’art instrumentalisé. Les œuvres sont nombreuses : bible de Louvain, bibles de Naples, psautier de Genève et certains artistes ont acquis une vaste notoriété tels Cristoforo Orimina et Simone Martini. Si l’on sent les apports français, toscans, romains et si l’on peut déceler plusieurs tendances, elle insiste sur quelques caractéristiques angevines : la représentation du profil sceptre et globe, les dispositions superposées, le culte des reliques, l’image d’un Dieu consolateur et protecteur. On est toujours dans le Moyen Âge mais la valorisation de la création littéraire et musicale annonce la Renaissance. On regrette ici que nous n’ayons pu entendre Colette Gros qui devait parler des relations de la cour de Naples avec Boccace et Pétrarque.

18Nicola de Blasi a étudié les usages linguistiques à Naples. La ville modeste de la première moitié du xiie siècle est devenue deux siècles après une métropole méditerranéenne, d’où un brassage de langues entre dialecte napolitain, toscan qui devient l’italien, provençal, français. En utilisant Boccace, il montre l’adoption de nombreux termes français par le dialecte napolitain et s’appuie aussi sur la phonétique pour montrer les influences durables.

En conclusion plusieurs constatations peuvent être faites

19La première chose, c’est la réussite provençale. Les comtes d’Anjou, corps étrangers au départ, ont réussi leur implantation en Provence. Incontestablement Charles Ier et ses successeurs se sont appuyés sur l’embryon d’État qui existait déjà sous Raymond Bérenger V, mais en brisant les révoltes de l’aristocratie, en soumettant Marseille, en s’appuyant sur le droit romain, ils ont fait de la Provence l’un des territoires les mieux administrés de l’Occident. En même temps, ils ont eu des préoccupations culturelles et religieuses qui ont marqué pour longtemps la personnalité provençale. La création de l’université, tardive en fait puisque datant de 1409, illustre bien ce dynamisme. La Provence a largement financé les ambitions italiennes de ses princes, mais politiquement cela lui a peu rapporté et l’influence française l’emportera, ce qui est assez logique vu les rapports étroits avec la monarchie française, vu aussi l’expansion de la langue d’oil.

20Faut-il, en contrepoint, parler d’échec de la domination angevine en Italie ? Les Angevins se sont montrés d’une grande brutalité après la bataille de Bénévent. Le Liber donationum étudié par S. Pollastri a montré l’ampleur des dépossessions. La reconstitution du réseau des forteresses de Frédéric II a achevé le trait d’un pays occupé mais en même temps le choix de Naples comme capitale modifie l’organisation du territoire. Avec le temps, la domination angevine a pris un autre caractère. Les unions ont été nombreuses entre familles locales et familles françaises. Une fusion s’est opérée. Cependant les princes angevins ne sont pas parvenus à créer un État puissant. En faisant de nombreuses concessions à l’aristocratie, ils ont accéléré ce processus de féodalisation de la société étudié par Giuseppe Galasso. Au fond, c’est dans les villes que les Angevins ont le mieux laissé leurs empreintes par leur politique d’urbanisme, par le soutien qu’ils ont apporté aux ordres mendiants, par leur volonté de favoriser les grandes manifestations religieuses populaires, par le souci d’assurer une représentation populaire ; c’est certainement à ce niveau que l’on peut le mieux parler d’identités angevines, des caractéristiques se retrouvent aussi en Anjou et en Hongrie.

Notes de bas de page

1 Le texte de ces conclusions a été prononcé par N.-Y. Tonnerre à la fin du colloque tenu à Aix-en-Provence en octobre 2011. Les éditeurs de l’ouvrage ont choisi de le laisser dans sa forme originelle car il marque un jalon, comme le fut également le colloque lui-même, dans la réflexion historiographique consacrée à la thématique des identités en territoire angevin. Certaines communications auxquelles il est fait allusion dans ce texte n’ont pu être insérées dans l’ouvrage.


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