Aix-en-Provence et Naples entre le xiiie et le xive siècle

L’identité angevine de deux capitales1

Giovanni Vitolo

p. 105-131


Texte intégral

La ville capitale entre Moyen Âge et premier Âge Moderne

1Dans le livre de Marino Berengo1, remarquable pour la capacité de l’auteur à maîtriser le cadre complet de l’histoire urbaine de l’Europe outre une bibliographie démesurée dans toutes les langues du continent, se trouve cependant une affirmation pour laquelle je n’arrive pas à trouver de justification valable. Elle dit qu’au sud des Alpes « en descendant jusqu’au Tibre, il n’y a pas de vraies capitales ; et seule la ville de Turin, restée en marge de la floraison communale, en présente le caractère ». Indépendamment du problème de savoir ce qu’est ou n’est pas une capitale, on se demandera pourquoi s’arrêter au Tibre et ne pas pousser plus au sud, jusqu’à Naples. c’était sans nul doute une capitale, comme le dit Marino Berengo lui-même quelques pages plus loin, même s’il ne lui reconnaît pleinement ce statut qu’à l’époque des vice-rois espagnols, car elle avait joué ce rôle beaucoup moins brillamment entre les xiiie et xve siècles, pendant les périodes angevine et aragonaise. Alors, la mobilité des souverains « ralentissait la fixation des capitales dans la géographie politique européenne »2. Ne faisait exception que le pontife suprême qui restait « immobile » par définition et sans interruption, quand même il avait déplacé le siège apostolique à Avignon. Une pareille thèse ne repose sur aucun fondement pour Naples qui, autant que Rome, fut dès le début du xive siècle la résidence stable de monarques. S’ils s’en éloignèrent de rares fois, ce fut en raison du caractère multirégional de la dynastie angevine, pour consolider les liens avec la Provence3. Il ne s’agit pas de maintenir le contrôle du territoire par la présence physique du roi. En conséquence, ce dernier ne ressentait pas la nécessité, une fois monté sur le trône, d’effectuer un voyage dans les différentes provinces pour recevoir le serment de fidélité des sujets et pour confirmer ou accorder des privilèges aux diverses localités. De plus, il est démontré qu’aux yeux des observateurs étrangers la capitale et le Royaume ne faisaient qu’un. De fait, très tôt celui-ci se désigna du nom de royaume de Naples, fût-ce façon informelle, alors qu’un semblable phénomène ne se produisit pas ailleurs, comme l’a fort justement observé Giuseppe Galasso4. De la sorte, on ne parla jamais d’un royaume de Paris ou de Londres, alors qu’il n’y avait aucun doute que c’étaient les capitales de la France et de l’Angleterre5.

2On a beaucoup discuté et l’on discutera encore longtemps pour savoir en quoi consiste une capitale, qui diffère de la simple résidence stable du roi6, et il est possible qu’on ne parvienne jamais à une conclusion univoque. Aussi parle-t-on quelquefois de la multiplicité des capitales. S’ajoute par exemple à la capitale officielle, considérée surtout comme politique, une capitale morale. Il en a été ainsi pour Berlin par rapport à Bonn dans le cas de l’Allemagne de l’Ouest. Une capitale économique peut également se distinguer comme, en Italie, Milan par rapport à Rome. Sans entrer dans toutes ces considérations, il suffirait d’examiner les éléments caractéristiques traditionnellement retenus pour définir une capitale entre bas Moyen Âge et Époque Moderne, savoir une ville qui regroupe la résidence stable du roi et le siège de l’administration centrale et qui se montre capable de fournir au reste du pays des modèles culturels (au sens large). À ce moment, je ne crois pas qu’il soit permis de douter que Naples était, et ce depuis Charles d’Anjou (1266-1285), une cité capitale, même si elle ne se définit jamais comme telle et qu’il n’y eut, à cet égard, aucun acte officiel. La reconnaissance de son statut est assez prouvé dès les premières décennies du quatorzième siècle, dans les milieux de la cour et de l’élite culturelle napolitaine, par le sermon : Rogate que ad pacem sunt Jerusalem (Ps. 121,6), prononcé probablement en présence du roi Robert par le dominicain Giovanni Regina, qui fut en substance le prédicateur officiel de la monarchie dans les années 1325-13507. En effet, ce prêcheur, connu comme disciple de saint Thomas, commençait par ces mots : Omnes ad presens sumus congregati ad rogandum Deum pro pace Jerusalem mistice, id est civitatis Neapolitane que est capud istius regni, sicut olim Jerusalem fuit capud regni Jerosolymitani8. Il est probable que d’autres témoignages de ce genre se découvrent. Toutefois, je tends à croire que dans le langage politique de l’époque l’utilisation du terme « capitale » (caput/capud) n’était pas ordinaire, tout comme cela se passait pour Aix, appelée occasionnellement caput (capud) Provincie par le rédacteur d’une enquête requise par Charles d’Anjou en 1252, peu après l’acquisition du comté (1246), afin de vérifier et de faire valoir ses droits et les revenus relevant de sa compétence9. Nous aurons l’occasion, à plusieurs reprises, de relever d’autres similitudes dans les événements qui marquèrent les deux capitales.

3En effet, il s’agissait de deux agglomérations qui, à l’arrivée des Angevins, étaient en pleine croissance sur le plan urbain10. Elles s’opposaient, par exemple, à Avignon pour qui l’installation de la cour pontificale, accompagnée de son imposante administration, représenta un tournant décisif : à l’époque de Clément V, soit pendant les années 1305-1314, 600 personnes y travaillaient, auxquelles il faut ajouter l’armée de laïcs et de clercs qui formaient l’entourage des cardinaux11. Les deux villes différaient déjà, néanmoins, au niveau politique et territorial, mais aussi du point de la dimension démographique (car Naples avait deux fois plus d’habitants qu’Aix) et de la structure sociale ; mais elles étaient destinées avec le temps à se distinguer toujours plus. Aix, à la fin du Moyen Âge, était désormais bien ancrée dans son rôle de capitale politique d’une région caractérisée par un polycentrisme urbain très accentué et privée, comme il a déjà été dit, d’un vrai cœur12. Quant à Naples, résolument tournée vers la dimension propre à une grande métropole, elle était consciente de son rôle de représentante de l’ensemble du Royaume : taille et fonction qui n’étaient pas dans l’ordre naturel des choses comme une conclusion écrite à l’avance. Nous savons que l’historien a l’avantage de pouvoir se servir des événements a posteriori et avec du recul. Cependant, il n’est pas à l’abri du danger de voir le cours du temps comme un déroulement linéaire, quand au contraire il consiste le plus souvent, pour ne pas dire toujours, en une succession de moments plus ou moins dramatiques, pendant lesquels il est toujours possible que des directions différentes soient prises. La tâche de l’historien se définira donc comme l’a indiqué en 1927 non pas un historien mais paradoxalement un sociologue, Hans Freyer, de la façon la plus claire et significative qui soit, avec des mots que j’ai déjà rappelés à maintes reprises, mais sur lesquels il est toujours utile de méditer :

L’historien rapporte l’histoire à cet état de fluidité, dans lequel elle se trouvait encore au moment de la décision. Il lui restitue encore une fois son existence, avec ses alternatives décisives. Il la fait revivre, au sens propre. Il fait en sorte qu’elle soit décidée de nouveau. Il démêle de nouveau le contenu, le résultat et la forme de l’œuvre terminée ou de l’action accomplie et, dans un certain sens, il en appelle de nouveau à la volonté, à la force de décision vivante de laquelle ces faits et ces événements tirent leur origine13.

Aix et Naples

4L’objectif que je me suis fixé est précisément de reporter l’histoire d’Aix et de Naples en arrière, au moment où la décision a été prise d’en faire en substance des capitales de fait, mais pas au sens formel du terme : décision dont il est possible d’individualiser les artisans, c’est-à-dire principalement Charles Ier d’Anjou, mais également ensuite, de façon significative, ses successeurs immédiats. En réalité, le premier des Anjou, plutôt que de prendre une direction nouvelle, a surtout donné une forte accélération à des procès de développement mis en place plusieurs dizaines d’années auparavant, mais qui auraient pu sans son intervention connaître une issue différente. Cela est particulièrement évident dans le cas d’Aix, où les comtes de Provence de la maison de Barcelone avaient déjà installé leur résidence : tout d’abord Alphonse II (1196-1209), puis surtout son fils Raymond Bérenger V (1209-1245). Il élut sépulture dans l’église des Hospitaliers, aux côtés de son père dont il avait fait transférer les cendres de Marseille. En parallèle, plusieurs indices apprennent qu’il fit restaurer et agrandir l’ancien château comtal. Il le dota des nouveaux locaux nécessaires aux besoins de l’appareil gouvernemental du comté, qui connaissait alors une phase de renforcement par le recrutement de juristes et par la création d’une petite chancellerie, particulièrement active dans les années 1233-124614.

5Avec Charles d’Anjou, tout ce processus s’intensifia. Il en résulta une restructuration de la géographie administrative du comté, qui laisserait son empreinte pendant des siècles. Elle se basa sur la création d’un grand nombre de bailliages et de vigueries, plus petits que ceux existant auparavant, mais plus faciles à contrôler grâce à la présence d’un sénéchal résidant dans le palais comtal d’Aix. Exerçaient là aussi les juges du tribunal d’appel, les procureurs fiscaux, sans doute créés après 1266 à l’imitation de l’administration napolitaine, et les fonctionnaires (rationales) de la camera rationum. Ces derniers examinaient les registres dont les différents officiers responsables du recouvrement des droits comtaux devaient rendre un exemplaire à la fin de leur mandat. Une ordonnance de 1286 leur prescrivait ainsi de venire ad computos15. Une telle obligation fut comme l’a justement observé Jean-Paul Boyer16, avec les assemblées que les sénéchaux devaient organiser quatre fois l’an dans quatre villes différentes, parmi lesquelles Aix, afin de recueillir les plaintes contre les abus commis par les fonctionnaires, un instrument extrêmement efficace de centralisation de l’appareil gouvernemental et d’homogénéisation de l’espace politique17. Il ne semble pas, cependant, que tout ceci ait amené le nouveau comte à faire en sus des travaux importants dans sa résidence. Mais tout porte à croire qu’il en alla différemment avec son fils Charles II (1285- 1309) qui, poursuivant l’œuvre de modernisation de l’État entreprise par son père, développa en même temps une politique de construction. Si on l’ajoute à celle plus imposante qu’il mena à Naples pendant la même période, elle nous permet de mieux cerner sa personnalité, qui pendant longtemps est apparue dans l’historiographie bien moins exceptionnelle que celle de Charles Ier.

6Le cas de Naples est un peu plus complexe, mais analogue sous certains rapports. Les prédécesseurs souabes de Charles d’Anjou n’avaient pas eu leur résidence dans cette ville. Ils n’y avaient pas installé l’administration centrale du Royaume. Ils ne voulurent pas davantage y être enterrés. Qui plus est, pendant le règne de Frédéric II, Naples n’était pas même le siège de l’une des cours de la région, autrement dit des assemblées générales qui se tenaient deux fois par an – le 1er mai et le 11 novembre – avec des fonctions identiques à celles décrites plus haut pour la Provence, auxquelles il est possible qu’elles aient servi de modèle. Les cours des provinces de la Principauté, de la Terre de Labour et du Molise, qui correspondent aux régions actuelles de la Campanie et du Molise, se tenaient à Salerne. Cela ne signifiait pas pour autant que l’empereur souabe n’avait aucune considération pour Naples. En effet, j’estime pouvoir lui reconnaître l’intention d’attribuer un rôle à chacune des principales villes du Royaume. Ce fut bien à Naples qu’il décida de fonder l’université et qu’il fit conserver le trésor royal dans le château du Sauveur (aujourd’hui appelé château de l’Œuf), mais il voulut également se faire représenter dans le rôle qui lui tenait le plus à cœur, c’est-à-dire de celui qui prodigue la justice18. Parallèlement, l’empereur se déplaçait sans cesse à travers le Royaume. Il utilisait un grand déploiement de tentes qui lui permettaient de se mouvoir plus librement, même s’il lui arrivait en cas de besoin de s’arrêter quelques jours pour s’installer dans des bâtiments en dur à l’intérieur d’une ville, comme il fit à Naples, où il séjourna moins qu’à Capoue mais plus qu’à Salerne.

7Charles d’Anjou donna le départ à une nouvelle situation. Bien qu’il continuât à se déplacer à l’intérieur et à l’extérieur du Royaume, il fit clairement le choix de Naples, décidant d’y construire un château avec la double fonction de forteresse et de résidence royale. Il y concentra les bureaux de l’administration centrale du Royaume et intervint en tout sens dans la vie de la ville afin de s’en assurer le contrôle total, jusqu’au plan religieux grâce à la montée sur le siège archiépiscopal du bourguignon Ayglier (Aygler), au soutien entier des ordres mendiants et au penchant pour l’association spirituelle de ses compatriotes qui fondèrent en 1270 la confrérie hospitalière de Saint-Éloi.

8Depuis longtemps et en différents domaines, je m’emploie à ramener à de plus justes proportions le mythe, forgé par les historiens à partir du xvie siècle, d’une Naples endormie qui, telle la Belle au bois dormant, eût été réveillée et remise en mouvement par Charles d’Anjou. On lui a reconnu à tort le mérite de transformations qui étaient accomplies dès longtemps à son arrivée, comme le transfert du marché dans une zone beaucoup plus vaste (l’actuelle piazza Mercato), ou qui furent au contraire l’œuvre de ses successeurs, comme la construction de la nouvelle cathédrale voulue par son fils Charles II et l’extension du mur d’enceinte donnant sur la mer, jusqu’à englober le nouveau marché. Cet élargissement, qui avait commencé pendant les dernières années de Manfred, ne fut terminé qu’au milieu du xive siècle à l’époque de Jeanne Ire. Tout ceci n’enlève rien au fait que le premier Angevin donna une forte impulsion au développement urbain de la ville avec la construction du Château Neuf (Castelnuovo). En effet, il s’ensuivit une concentration des résidences des membres de la famille royale et des hauts fonctionnaires de la cour dans la zone adjacente (Corregge), vers le nord-ouest, soit une direction qui n’était pas du tout destinée par avance à un tel devenir. De la sorte, l’image de la ville vue de la mer, ainsi qu’elle a été fixée pour toujours sur la célèbre Tavola Strozzi des années 1470, se trouva conditionnée de manière décisive, pratiquement jusqu’à aujourd’hui.

9Mais la résidence des souverains et l’installation durable de l’administration centrale ne donnèrent pas seules à Aix et à Naples un aspect destiné à les marquer pour toujours. Il se nourrit, en même temps, de diverses réalisations. Certaines furent introduites dans les deux villes directement par les Angevins, soit dans un but politique d’homogénéisation de leur domination, soit sous la pression de besoins nés simultanément en Provence et en Italie méridionale (comme dans la société européenne en général), soit encore parce que ces réalisations passèrent d’une cité à l’autre par des échanges continus d’influence. À cet égard, il n’est pas toujours facile d’en déterminer le sens, d’autant qu’entre le comté de Provence et le royaume de Sicile des transferts d’hommes, aussi bien laïcs qu’ecclésiastiques, se multiplièrent. S’ils n’étaient pas entièrement nouveaux, ils devinrent en tout cas fort intenses et permirent une meilleure connaissance réciproque19. Tout comme il s’était passé pendant la période souabe – alors principalement à l’initiative de marchands marseillais –, ces échanges partirent de la Provence et de la France en général vers l’Italie méridionale, car Charles d’Anjou avait placé des Français et des Provençaux à tous les niveaux de la féodalité, de l’appareil gouvernemental et de l’organisation ecclésiastique20. Néanmoins, dès l’époque de Charles II, le flux ralentit considérablement et prit par la suite la direction inverse, au point de susciter l’opposition des Provençaux qui demandèrent à plusieurs reprises que les charges de l’administration centrale de leur pays soient confiées à des autochtones et non à des Napolitains21.

10Il faut, au premier chef, s’arrêter sur la politique des grandes réalisations architecturales et de ce qu’on appelle aujourd’hui les « infrastructures ». Pour Naples, on ne peut attribuer avec certitude à Charles Ier d’Anjou que la construction du Château Neuf et de l’arsenal, l’un comme l’autre liés à ses projets politiques et militaires, qui l’occupèrent en priorité. Certes, le complexe de l’église et de l’hôpital de Saint-Éloi fut réalisé pendant son règne et très certainement avec son soutien, mais tout laisse penser qu’il se contenta de concéder le sol, alors que l’initiative et les dépenses qui s’ensuivirent revinrent à ses compatriotes de la confrérie du même nom. Comme je l’ai dit, il n’y a rien de comparable avec la construction de la nouvelle cathédrale, voulue par Charles II, qui commença en 1290. Il faut également attribuer au même roi la fondation, en 1294, du complexe dominicain de Saint-Pierre-Martyr (San Pietro Martire), dont l’édification fut très importante pour la récupération et la valorisation d’une zone dégradée et malsaine à l’extérieur de l’enceinte de la ville. Il promut encore l’agrandissement des églises conventuelles de Saint-Laurent (San Lorenzo), pour les frères mineurs, de Sainte-Marie-du-Carmen (Santa Maria del Carmine), pour les carmes, et de Saint-Dominique-des Prêcheurs (San Domenico dei Predicatori). Elles encouragèrent un processus d’émulation parmi les ordres religieux et les institutions ecclésiastiques, qui se révéla une stimulation considérable pour le renouvellement des bâtiments de la ville, qui apparaît comme un immense chantier d’après un testament datant de 1308 publié par Rosalba Di Meglio22. Giovanni Regina disait donc la pure vérité quand, dans l’un de ses sermons, il soulignait que le souverain avait développé le culte divin en construisant et en dotant la cité d’églises, de monastères et d’édifices religieux23.

Idéologie monarchique et fondations religieuses

11Pour toutes ces constructions, je ne me lasse pas de mettre en évidence la place tenue, aux côtés du roi, par d’autres acteurs, parmi lesquels et avant tout les archevêques, le chapitre cathédral et les communautés religieuses directement intéressées ; mais cela n’enlève rien au rôle moteur joué par le souverain. Il devient évident si l’on considère que, plus ou moins dans les mêmes années, il menait des entreprises analogues à Aix. Ici, il fonda en 1290-1291 une maison de dominicaines, celle de Notre-Dame-de-Nazareth, terminée en 1305. Il lui accorda une attention constante entre 1291 et 1305, tout comme il le fit pour Saint-Pierre-Martyr de Naples. Ces deux établissements bénéficièrent d’interventions bien plus importantes, comme en assurent les registres angevins où elles restent consignées, que celles destinées aux autres couvents dominicains de Provence et du Royaume24.

12Charles II fut enterré en Provence dans l’église de Notre-Dame-de-Nazareth, en 1310, selon ses dernières volontés. Parmi tous les actes de générosité dont le monastère bénéficia, il est particulièrement intéressant pour notre propos de s’arrêter sur la pension de 200 livres, à percevoir sur le péage des Pennes-Mirabeau (canton de Gardanne), que le roi lui attribua le 1er mai 1298. Elle devait se redistribuer aux quatre couvents des ordres mendiants de la ville (80 aux prêcheurs, 60 aux mineurs, 35 aux augustins, 25 aux carmes), par rapport auxquels Notre-Dame-de-Nazareth, comme l’a observé Noël Coulet, se trouvait en position de supériorité25. Il n’est donc en rien surprenant que les liens du roi avec les prêcheurs l’aient conduit en 1301, cette fois sous l’impulsion de sa femme Marie de Hongrie, à fonder aussi à Naples un couvent de dominicaines, celui de Saint-Pierre-du-Château (San Pietro a Castello), en récupérant les structures d’un ancien monastère bénédictin. Il se situait, tout comme Notre-Dame-de-Nazareth d’Aix, bien à l’extérieur de la ville. Ce n’est sans doute pas un hasard encore qu’il l’ait placé de pareille façon dans une position de supériorité incontestable, en chargeant en 1306 l’abbesse et le prieur de la petite communauté de frères, qui se consacraient à l’assistance spirituelle des sœurs, de récupérer la somme considérable de 150 onces sur la gabelle du fer, de la poix et de l’acier, pour en donner respectivement 80 au couvent de Saint-Dominique (San Domenico), 40 au couvent de Saint-Laurent (San Lorenzo) et 30 au couvent de Saint-Augustin (Sant’Agostino), pour les frais de fonctionnement liés à leurs études théologiques26. Il leur accordait évidemment un degré d’importance différente, ce qui à l’époque correspondait à une réalité. San Domenico avait acquis un prestige considérable grâce à l’enseignement que Thomas d’Aquin y avait dispensé quelques décennies auparavant, lui qui était bientôt canonisé en 1323.

13Si dans le cas de San Pietro a Castello la chronologie porte à croire que le souverain avait reproduit à Naples ce qu’il avait fait à Aix, le contraire se produisit quelques années plus tard avec son fils Robert (1309-1343) et sa femme Sancia. Cette fois, le parallélisme existant entre ce qui se passa dans les deux villes est beaucoup plus lourd d’implications. Il s’agit de la fondation à Naples comme à Aix d’un couvent de clarisses, chacun très vite appelé communément couvent de Santa Chiara, mais ce qui ne correspondait pas à la dénomination officielle. Celui de Naples était dédié au Corps du Christ (ou également à la Sainte Hostie)27, alors que celui d’Aix l’était à la Nativité. Sur Santa Chiara de Naples, une ample bibliographie s’est constituée au cours des siècles. Elle s’est fortement développée encore dans les dernières années, grâce surtout à la contribution d’historiens de l’Art. Ils se sont récemment retrouvés et confrontés à l’occasion d’un colloque à Naples, pendant lequel des thématiques très intéressantes ont été abordées, y compris sur les plans politique et religieux28. Si j’en parle brièvement aujourd’hui, c’est que le peu de données dont nous disposons pour Sainte-Claire d’Aix peut pourtant fournir quelques pistes pour éclaircir le cas de Santa Chiara de Naples (ce qui me porte à croire toujours plus à l’importance de la comparaison pour l’historien).

14Tout d’abord, un peu de chronologie. Le couvent d’Aix, dont la construction fut autorisée par le pape le 14 mai 1337, est mentionné en 1339 sans dénomination officielle, mais uniquement comme monasterium reginale Aquensis, alors qu’il est fait mention de sa consécration à sainte Claire à travers différents documents d’archives datant de 1341, parmi lesquels une lettre de Robert qui accorde des exemptions fiscales. Le couvent de Naples était bien antérieur, puisqu’il avait été commencé en 1310. En 1338 fut réalisée la couverture du toit de l’église. Celle-ci fut consacrée deux ans plus tard, alors que les travaux dans le monastère n’étaient pas encore terminés. L’une des questions les plus débattues concerne la paternité de la fondation. Certains l’attribuent à Sancia, aidée financièrement par son époux, d’autres à Robert, qui aurait confié la réalisation à sa femme, dotée de bonnes capacités de gestion. D’autres encore optent pour les deux époux, qui auraient agi de concert et dans le même but. Il subsiste en outre d’autres interrogations : était-ce une œuvre grandiose de dévotion religieuse, un monument illustre de légitimation et de célébration de la royauté ou une fastueuse nécropole de la dynastie régnante ? Par ailleurs, quelle place tenait dans tout cela la mémoire du frère de Robert, saint Louis de Toulouse, à qui était dédiée une chapelle et dont on conservait dans l’église le crâne et d’autres reliques mineures, placés dans de très précieux reliquaires commandés directement ou indirectement par Sancia ?

15Pour chacune de ces questions, le peu d’éléments dont nous disposons pour le couvent d’Aix fournit, par analogie ou par contraste, non une solution, mais quelques possibilités de réflexion. Tout d’abord, l’expression de monasterium reginale Aquensis mène à croire qu’il était très fortement caractérisé comme fondation de la reine, qu’il n’avait pas besoin d’autre précision, alors que la consécration à sainte Claire est attestée à partir de 1341 dans différents documents, parmi lesquels la lettre du roi Robert déjà citée. Même son homologue napolitain commença très tôt à être dénommé Santa Chiara, mais le titre officiel de Corpo di Cristo (Corps du Christ) résista beaucoup plus longtemps à cause d’implications de nature idéologique, beaucoup moins fortes ou complètement absentes dans le monastère d’Aix.

16À ce propos, j’aimerais avancer, parmi toutes celles qui ont été émises, une hypothèse qui, si elle se révélait fondée, permettrait d’éclaircir plus d’un problème. Je prendrai comme point de départ l’intention mûrie par Sancia, peu de temps après son arrivée à Naples en 1304, donc avant le couronnement de Robert de 1309, d’y fonder un monastère de clarisses, auxquelles elle se sentait très liée comme l’avait été sa mère Esclarmonde de Foix, pour assurer le culte divin et pour offrir aux femmes provenant des quatre coins du Royaume la possibilité de vivre une expérience religieuse qui plût grandement à Dieu (religio vigeat Deo grata), sur le modèle de ce qui se faisait alors dans les monastères de clarisses de la France méridionale et de la Provence, qu’elle connaissait bien. Il n’y eut donc nul hasard si elle fit venir de France les premières sœurs chargées d’instruire les novices de la nouvelle communauté napolitaine, et non des religieuses d’autres monastères napolitains : Santa Maria Donnaregina (1236), Sant’Agata ad Populum (1242), San Giovanni a Nido (1271). Le premier de ces couvents jouissait pourtant d’un grand prestige grâce à ses propres liens avec la cour depuis l’époque de Marie de Hongrie. Le projet de Sancia pourrait avoir cependant subi une inflexion de la part du roi. Il aurait convaincu sa femme de donner à la fondation un caractère pour partie différent, afin de concilier l’objectif d’origine recherché par la reine et celui que lui-même poursuivait, concernant la célébration de la royauté et de la dynastie. Sancia, qui n’était pas insensible aux devoirs liés à sa condition de reine, lui aurait donné satisfaction en s’investissant pendant plus de 20 ans dans la réalisation de cette œuvre complexe, aussi bien en ce qui concernait la construction que la dotation patrimoniale, sans oublier l’aspect le plus passionnant lié à la règlementation de la vie monastique. Ce domaine ne relevait pas de sa compétence ; mais les différents papes qui se succédèrent entre 1321 et 1343 acceptèrent de le définir avec elle, à travers une série continue de demandes et de mesures règlementaires, que récemment Mario Gaglione a eu le mérite de reconstruire et d’interpréter de manière fort convaincante29. Il en ressort un portrait très intéressant d’une femme engagée, plus encore que sa mère qu’elle-même définit filia vera beati Francisci, dans une recherche incessante du franciscanime des origines. Cette quête culmina avec la fondation à Naples, en 1338, du couvent de Santa Croce di Palazzo30, dans lequel la reine se retira et prononça ses vœux après la disparition de son mari en 1343, et où elle mourut le 28 juillet 1345. Ce dernier établissement avait un statut bien plus rigide que celui de Santa Chiara, que régissaient les ordinationes de 1321, élaborées par Sancia elle-même sur la base de la règle concédée par Innocent IV en 1247 à ce qui s’appelait encore alors l’Ordine di S. Damiano (l’ordre de Saint-Damien), qui prévoyaient la propriété communautaire des biens administrés par un procureur. Il s’agissait au contraire, pour Santa Croce di Palazzo, de la règle rédigée par sainte Claire et confirmée par Innocent IV en 1253, qui prescrivait la pauvreté absolue, aussi bien individuelle que communautaire (tam in speciali quam in communi). Elle était alors en vigueur dans le seul monastère de Santa Chiara d’Assise, d’où Sancia avait fait venir les premières sœurs pour donner vie à la nouvelle communauté de Naples31.

17Entre la fondation de Santa Chiara en 1310 et celle de Santa Croce di Palazzo en 1338, la reine avait été très active en Provence et dans la France méridionale, et pas seulement par des donations variées en faveur des clarisses de Marseille, d’Avignon, d’Arles, de Sisteron, ou de Perpignan, pour lesquelles elle s’était sentie obligée une fois encore, profitant de la complaisance du pape, d’élaborer des règles semblables aux ordinationes de 1321 pour Santa Chiara de Naples. Elle fonda aussi deux nouveaux couvents : à Manosque, en 1323, et à Aix, en 1337. Ce dernier monastère lui fut particulièrement cher, notamment parce qu’il se situait dans une ville liée à la mémoire de sa famille d’origine, comme le démontre non seulement sa généreuse dotation en biens et objets liturgiques, mais aussi un don chargé de signification en soi et important pour l’argumentation que nous tentons de conduire ici-même. Il s’agit du retable de saint Louis de Toulouse, avec à ses pieds Sancia et Robert, conservé aujourd’hui au musée Granet d’Aix, très probablement réalisé à Naples vers 1340, sur lequel je reviendrai sous peu (voir illustration 1).

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1. Saint Louis de Toulouse, Aix-en-Provence, Musée Granet.

© Bernard Terlay.

18Il me tient plutôt à cœur, pour l’heure, de chercher à comprendre quelle règle Sancia avait prévue pour son nouveau couvent provençal. Selon Luc de Wadding, il s’agissait de celle rédigée par sainte Claire et inspirée, comme je l’ai dit, de la pauvreté absolue. Elle était cependant incompatible tant avec la richissime dotation du monastère (des biens pour une valeur représentant des milliers d’onces) qu’avec le grand nombre de personnes composant la communauté, soit 100 sœurs et 12 frères en 1341. Il leur eût été impossible de trouver subsistance par la seule mendicité, d’autant qu’à Aix même et à l’extérieur, comme nous l’avons déjà précisé, cinq autres couvents mendiants quêtaient également. Il devait s’agir au contraire d’un règlement analogue à celui existant à Santa Chiara de Naples, à savoir qu’il ne prévoyait pas la pauvreté absolue : analogue, mais pas tout à fait identique, tout au moins en tant que source d’inspiration théorique. Il me serait en effet très difficile d’imaginer que, juste au cours des années où Sancia redécouvrait le franciscanisme des origines et s’engageait avec la fondation de Santa Croce di Palazzo à Naples dans la création d’une communauté monastique qu’elle entendait rattacher à cette doctrine grâce à la règle rédigée par sainte Claire, cette même reine agît pour Aix dans une direction radicalement différente.

19À l’heure actuelle, l’état des connaissances ne nous permet pas de résoudre le problème de façon assurée. Il est pourtant possible de dégager quelques sujets de réflexion, en tenant compte d’un côté du fait qu’on ne saurait déduire l’intensité de la vie religieuse d’une communauté monastique de façon mécanique ou automatique à partir de la règle en vigueur, de l’autre que la reine tenait en grande estime sa création provençale. En plus de ces considérations, il faut répéter que Sancia était parfaitement consciente de ses responsabilités politiques, même si cette fois la participation de Robert à son projet, au reste inévitable, eut des résultats différents de ceux obtenus à Santa Chiara de Naples. En effet, à Aix, même si le pouvoir de la dynastie angevine avait certes toujours besoin de visibilité et de consolidation, d’autant qu’il n’était pas soutenu par une résidence stable des comtes-rois, il n’y avait aucune idéologie monarchique à célébrer, en raison de quoi les idéologies religieuses pouvaient s’exprimer plus librement. La preuve de tout ceci – véritable lueur d’intelligibilité – est fournie par le retable que nous avons déjà évoqué, où apparaissent Robert et Sancia aux pieds de saint Louis de Toulouse, agenouillés devant lui dans la position dite de l’orant et déjà couronnés. Autrement dit, ils ne tirent de lui aucune légitimité pour leur titre, comme on voulut le faire croire pour Robert à travers le retable de Simone Martini, réalisé plus de vingt ans auparavant (voir illustration 2)32. La question, comme on le verrait peu de temps après avec l’invasion du royaume par Louis de Hongrie, n’était pas du tout réglée ; mais sur le retable d’Aix elle n’était même pas dissimulée. Il n’y avait donc aucune référence à celle-ci, quant au renoncement à la couronne de la part de Louis. Cela pourrait signifier que Sancia considérait que Naples et la Provence ne formaient qu’un seul et unique champ d’action, dans lequel elle expérimentait au nom de François et de Claire d’Assise des formules plus ou moins différentes de vie monastique, mais sans jamais perdre le contact avec la réalité. C’est pourquoi ce ne fut que dans le couvent de Santa Croce de Naples, et non dans celui de Santa Chiara de Naples ni même dans celui d’Aix, qu’elle jugea pouvoir revenir à l’origine de l’expérience franciscaine. Ceci a amené Rosalba Di Meglio à formuler une hypothèse audacieuse, mais qui n’est pas sans fondement, selon laquelle c’est proprement à Naples que l’on doit situer les débuts de l’Observance franciscaine, même si ce mouvement n’eut par la suite une réelle incidence qu’en partant de l’Ombrie33.

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2. Simone Martini, Saint Louis de Toulouse couronne Robert d’Anjou, Naples, Musée de Capodimonte.

© G. Vitolo.

20Ce qu’il y a de plus fascinant dans la personnalité de Sancia, à propos de laquelle il reste beaucoup à découvrir, ce fut sa capacité de maintenir ensemble à la fois une sincère et incessante recherche de la perfection religieuse, la poursuite des devoirs liés à sa condition de reine et les obligations envers sa famille aussi bien par alliance que d’origine. Voici qui explique son lien si fort avec la Provence, qui avait par le passé appartenu aux comtes catalans et où elle pensait que le degré de vie religieuse dans les couvents de clarisses était assez élevé pour pouvoir y trouver les soeurs en mesure d’instruire leurs homologues de Santa Chiara de Naples et d’assumer leur direction, en fournissant une abbesse. On ne peut pas plus considérer comme le fruit du hasard la venue d’Aix du bienheureux Philippe de Aqueriis, qui pendant de nombreuses années, à partir de 1331, fut le confesseur du monastère napolitain34. Ce fut justement la conscience de ses devoirs qui amena Sancia à ne devenir moniale de Santa Croce (Sainte-Croix) qu’après la mort de Robert et lorsque la tutelle de Jeanne Ire (1343-1382), qui lui avait été confiée par son mari, fut transférée au légat du pape. En effet, elle se sentit dégagée ainsi de toute responsabilité politique.

21Outre la dévotion eucharistique que sa mère lui avait transmise, il y avait cependant autre chose qui unissait tous ses forts idéaux, tant religieux que politiques, savoir sa vénération pour saint Louis de Toulouse. La reine lui vouait une dévotion bien plus forte que celle qu’éprouvait Robert lui-même. C’était pourquoi elle attribuait de multiples significations à son culte. Non seulement Louis était le saint de la famille, donc une source de légitimation et de consolidation de la dynastie, fortement associée à la Provence où il était né et où son culte, grâce encore au soutien de la noblesse, eut une large diffusion35 ; mais il offrait aussi un exemple d’humilité lors de son renoncement à la couronne – modèle que Sancia elle-même imita avec sa prise de voile à Santa Croce. Or donc, le fait que la reine vit réunies dans son saint beau-frère toutes ces composantes politiques et religieuses, beaucoup plus que n’était capable de le faire Robert, risquerait de nous amener à exagérer le rôle qu’elle put avoir dans les commandes tant du retable de Simone Martini, à Naples, que de celui d’Aix ; mais il s’agit d’une question qui se trouve actuellement au cœur d’un débat animé, en particulier dans le milieu historico-artistique. Il mérite un approfondissement qui ne saurait se poursuivre ici-même36.

La procession du Corpus Domini

22Je voudrais plutôt essayer de comprendre si et dans quelle mesure l’enchevêtrement complexe entre les prédilections dévotionnelles et les idéaux de vie monastique de Sancia, les exigences de célébration de la royauté de Robert, l’activisme religieux des frères mendiants et en particulier des Mineurs, sans oublier les équilibres politiques et sociaux délicats et toujours changeants, qui étaient fortement conditionnés par la monarchie et qui avaient à leur tour une influence certaine sur cette dernière, jouèrent un rôle quelconque, et dans ce cas si ce fut d’abord à Naples ou à Aix, à l’occasion de cette manifestation particulière du culte eucharistique qu’était la procession du Corpus Domini (la Fête-Dieu, comme elle est appelée en France). Au cours du xive siècle, elle était précisément sur le point de devenir, d’abord en certains endroits, ailleurs ensuite, l’une des manifestations les plus importantes non seulement du culte chrétien, mais également de l’esprit de solidarité de la société européenne. Comme chacun sait, la dévotion pour la Sainte Hostie, qui du reste était l’une des trois dénominations les plus anciennes du monastère et de l’église de Santa Chiara à Naples, connut une forte impulsion à la suite du miracle de Bolsena, en 1263, et de la publication, le 11 août 1264, de la bulle Transiturus de hoc mundo. Par elle, le pape Urbain IV (qui avait été archidiacre en Campine, en Belgique actuelle) étendait à l’Église universelle, la fixant au jeudi après l’octave de la Pentecôte, la fête du Corpus Domini, jusqu’alors limitée au diocèse de Liège. Elle y avait été instaurée en 1246 par l’évêque Robert de Thourotte, aussi bien pour célébrer la présence réelle du corps du Christ que comme arme contre les hérétiques37. Il ne s’agissait alors que d’une simple messe avec un proprium ; mais bien vite, à cette messe, s’ajouta une procession, d’abord à l’intérieur de la seule cathédrale, mais ensuite à l’extérieur, dans les rues de la ville. Cette manifestation s’enrichit avec le temps de significations toujours plus complexes, même sur les plans politique et social. Elle devint à partir de la seconde moitié du xive siècle toujours plus spectaculaire par l’introduction de dramatisations de l’Ancien et du Nouveau Testament (les jeux de la Fête-Dieu) et de représentations de miracles, pendant lesquelles il n’était pas rare que des éléments profanes et religieux se mélangeassent inextricablement, nous permettant de parler pour de nombreuses villes de véritables fêtes civiques, financées en tant que telles pour une grande partie par les ressources communales38. Comme elles suivaient un cérémonial et un parcours qui n’étaient pas le fruit du hasard ou du simple respect des traditions les plus anciennes, mais bien le résultat des mutations de la « socio-topographie » urbaine et des rapports eux aussi changeants entre les pouvoirs locaux, la chercheuse anglaise Miri Rubin, qui en a réalisé l’étude la plus complète et approfondie, parle très justement d’un « miroir de la ville » (a mirror of the city)39. Les premières manifestations attestées, dans les rues de villes, sont celles de Barcelone en 1319-1320, d’York en Angleterre en 1325 et d’Aix-la-Chapelle en 1334 ; mais elles furent probablement plus anciennes. On peut raisonnablement le penser car, dans les années immédiatement postérieures, elles se rencontrent un peu partout en Europe, motif pour lequel il est difficile d’imaginer une diffusion du phénomène en seulement quelques années. En Italie, les premières qui se connaissent sont celles de Milan en 1336 et de Florence en 134040.

23À Naples, tout laisse croire que, jusqu’en 1337 au moins, le rite ne se déroulait qu’à l’intérieur de la cathédrale et, tout au plus, dans l’enceinte du complexe épiscopal, comme cela se passait partout ailleurs dans les premières décennies suivant l’institution de la fête41. Les rues de la ville n’étaient pas encore concernées. De fait, elles ne sont mentionnées ni dans les constitutions de l’archevêque Orsini de cette année-là, qui pourtant réglementaient les autres manifestations religieuses dans et hors la cathédrale, dont la procession de saint Janvier au premier dimanche de mai42, ni dans d’autres types de documents, dont les registres de la chancellerie angevine. Il serait pourtant difficile que l’inévitable engagement des souverains ou d’autres autorités politiques n’y ait pas laissé la moindre trace. Les constitutions « orsiniennes » sont au contraire très détaillées à propos de deux manifestations religieuses très suggestives, qui remontaient au haut Moyen Âge et qui étaient profondément enracinées non seulement dans l’univers de la dévotion urbaine, mais également dans la topographie et dans l’organisation ecclésiastique de la ville. Je me réfère au culte de la Croix, aux staurite (du grec stauros, croix) qui en étaient l’expression, savoir des associations laïques à caractère culturel et d’assistance, ainsi qu’aux deux processions du dimanche des Rameaux et des vêpres des Pâques, pendant lesquelles les staurite jouaient un rôle important et pourraient, en quelque manière, avoir retardé ou de toute façon ne pas avoir favorisé l’adoption dans la ville de la nouvelle pratique religieuse. Il n’y a d’ailleurs rien de surprenant à cela, car de nombreux exemples se connaissent d’une réception tardive de nouveautés à caractère religieux à Naples, à cause de la résistance d’un tissu dévotionnel riche et stratifié, qui résultait de la superposition au long des siècles d’influences culturelles provenant de l’extérieur – tel l’Orient byzantin dans le cas du culte de la Croix –, mais sélectionnées et transformées en croyances et pratiques particulières de la cité43.

24Si l’année 1337 des constitutions « orsiniennes » nous fournit une datation post quem, même avec les risques implicites d’interprétation ex silentio, la mort de Robert d’Anjou, le 20 janvier 1343, nous donne la datation ante quem, puisqu’il est fait mention de la procession du Corpus Domini à Naples selon la tradition historiographique, encore que sans une vérification documentaire précise, pour la première fois, à propos du parcours qu’elle empruntait, au tout début des années 1340. Le souverain avait alors obtenu, grâce à une autorisation papale, qu’elle entrât dans l’église de Santa Chiara44, où nous savons avec certitude que la Sainte Hostie restait exposée pendant une semaine entière avant son retour dans la cathédrale durant l’octave de la fête, qui devait être célébrée ensuite tout aussi solennellement45. Vu que le nouveau saint édifice fut consacré en 1340, il est difficile que la Sainte Hostie ait été portée dans une église non encore officiellement bénie. C’est pourquoi il est légitime de présumer que la possible intervention de Robert ait eu lieu entre 1340 et 1342.

25Il existe un autre thème de réflexion qui nous est suggéré par le parcours entre la cathédrale et Santa Chiara, qui différait de celui de la procession des vêpres des Pâques. En effet, alors que cette dernière avait un indiscutable caractère religieux, étant donné que les autorités politiques n’y participaient pas et qu’elle se concluait dans l’église paroissiale de Santa Maria Maggiore (Sainte-Marie-Majeure), à l’extrémité occidentale du decumanus majeur, la procession du Corpus Domini arrivait en revanche jusqu’à la nouvelle église de Santa Chiara, dont nous avons déjà illustré la symbolique religieuse et politique complexe ; mais entre l’aller et le retour elle passait, même s’il n’est pas possible de savoir précisément à partir de quelle année, devant les staurite des cinq seggi (sièges) nobles de la ville, qui avaient été définis en 1339 sur la base d’une complexe intervention pacificatrice et législative du roi Robert, destinée à réglementer les rapports à l’intérieur de la noblesse et entre celle-ci et le peuple46. Nous reviendrons plus tard sur ce point. Nous ne l’avons évoqué que pour montrer comment la procession du Corpus Domini intégra très tôt à Naples des particularités qui la caractériseraient durablement pendant toute l’Époque Moderne (les sièges ne furent abolis qu’en 1802), période pendant laquelle elle s’enrichirait d’effets spectaculaires, même s’ils le semblaient moins qu’en France ou en Allemagne47.

26La confrontation avec Aix peut-elle nous apporter des éléments nouveaux ? Plusieurs indices ont amené Noël Coulet à dater l’introduction de la cérémonie peu avant le milieu du xive siècle, ce qui signifie une période proche du premier témoignage documenté à Naples, qui correspond aussi, comme nous l’avons vu, au temps pendant lequel Sancia fut active en Provence et à Aix pour la fondation des couvents de clarisses. La dévotion eucharistique de la reine est connue. Il ne serait donc pas étrange de lui attribuer ainsi qu’à son mari, sur qui elle avait une influence assurée, un rôle quelconque dans la promotion aussi bien à Aix qu’à Naples de ce rite, qui connaissait indépendamment d’eux une large diffusion en Europe48. Etant donné qu’il n’y a pour l’instant aucun élément qui nous permette de dire quelle ville commença, même si je tendrais à attribuer l’antériorité à Aix, il vaut mieux fixer notre attention sur le parcours dont l’une des deux extrémités (l’autre étant bien évidemment la cathédrale), aussi bien pour Naples que pour Aix, était un couvent mendiant. Ce ne fut peut-être pas un hasard. Dans la capitale de la Provence, il s’agissait du couvent des dominicaines de Sainte-Marie-de-Nazareth auquel, comme nous l’avons dit, Charles II avait conféré une position dominante49. Une intervention éventuelle de Robert ou de Sancia aurait plutôt fait penser à une étape dans l’église du monastère de Santa Chiara ; mais, mis à part le fait qu’elle pouvait ne pas être encore terminée à l’époque et que les souverains étaient de toute façon très liés au monde des ordres mendiants sous toutes ses formes50, si l’on regarde le plan de la ville, on remarque que l’église des dominicaines se prêtait beaucoup mieux que celle des clarisses à jouer le rôle de principal point de référence pour le parcours de la procession. Elle était de fait alignée aussi bien avec le palais comtal, devant lequel passait la procession, qu’avec la zone d’extension récente de la ville (voir illustration 3). Par rapport au couvent des dominicaines d’Aix, celui de Santa Chiara de Naples ne servait pas seulement d’église de grand prestige et de pôle d’expansion urbaine, mais il était aussi un symbole du pouvoir, remplaçant en cela la résidence royale du Castelnuovo (Château Neuf), qui était trop excentrée par rapport au cœur de la ville et ne pouvait intégrer le parcours à la façon d’Aix (voir illustration 4). Cependant, il reste encore à démontrer un éventuel rôle de Robert et de Sancia dans la promotion de la procession et dans la définition du parcours, tant à Naples qu’à Aix, où la chronologie pose quelques problèmes supplémentaires. Ce que l’on peut dire avec certitude c’est que la procession du Corpus Domini à Naples, beaucoup plus que dans la cité provençale, a très vite adhéré, notamment à travers son parcours, aux espaces du pouvoir politique et religieux de la ville, en incluant ses lieux symboliques tels la cathédrale, Santa Chiara et les sièges nobiliaires, ainsi que les territoires de leur compétence51.

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3. Itinéraire de la procession de la Fête-Dieu à Aix au xive siècle (N. Coulet, « Processions, espace urbain, communauté civique », art. cit., p. 384, avec son aimable autorisation).

Les Angevins et les universités de Naples et de Provence

27Concernant la politique des Angevins vis-à-vis de l’université, dans les deux villes, le flux des échanges partait clairement de Naples en direction d’Aix. Comme on le sait, l’université de Naples fut fondée en 1224 par Frédéric II de Souabe ; mais pendant tout son règne, elle eut du mal à décoller. Pour cette raison, plusieurs interventions de l’empereur furent nécessaires pour la soutenir. C’est pourquoi on parle de véritables nouvelles fondations de sa part, jusqu’à ce que son fils Conrad IV ne finisse par transférer ladite université à Salerne, en l’unissant à celle de médecine, qui avait été créée par son père grâce à la réorganisation des différentes écoles médicales existant précédemment.

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4. Itinéraire de la procession de la Fête-Dieu à Naples au xive siècle [?] : 1. Duomo, 2. Seggio di Capuana, 3. Sellaria, 4. Seggio di Portanova, 5. Seggio di Porto, 6. Santa Chiara, 7. Seggio di Nido, 8. Seggio di Montagna.

© G. Vitolo.

28Il est vrai que Manfred la ramena à Naples, mais il ne fait aucun doute que ce fut Charles d’Anjou, très convaincu de son importance pour la préparation des fonctionnaires royaux, qui lui donna des bases plus solides, tout comme il le fit pour l’école de médecine de Salerne. Ceci porte à croire qu’il avait une haute conscience de l’intérêt des institutions universitaires, qui dépassait celle que pouvaient éprouver les communautés locales qui non seulement ne soutenaient pas de tels centres d’études, mais allaient jusqu’à entraver leur bon fonctionnement52. Charles II suivit la même ligne de conduite lorsque, le 5 mai 1303, il accorda une reconnaissance officielle à l’universitas doctorum et scolarium d’Avignon, qui fut ensuite élevée au rang de studium generale par Boniface VIII, le 1er juillet 130353.

29De la même façon, ce fut probablement son fils Robert, devant les difficultés rencontrées par les professeurs universitaires et par les étudiants à cause de l’augmentation des prix du logement et des denrées alimentaires provoquée par l’installation de la cour du pape à Avignon, qui décida de transférer l’université dans la capitale du comté : mesure qui ne semble pas avoir été couronnée de succès, raison pour laquelle pendant tout le xive siècle encore les étudiants d’Aix continuaient d’aller à l’université d’Avignon, même si dans leur ville, comme l’a souligné Noël Coulet, il leur était possible d’apprendre les rudiments des droits civil et canon, grâce à des romanistes et à des canonistes itinérants qui donnaient des cours, plus axés sur la pratique que sur la théorie, dans différentes villes de la Provence et de la France méridionale, et qui étaient parfois rémunérés par les municipalités54.

30Ce ne fut qu’au début du xve siècle, dans le contexte du retour de la paix en Provence et du grand schisme, que la seconde maison d’Anjou, grâce au soutien fondamental de la municipalité d’Aix, réussit à faire naître une université qui, même si elle ne suffit pas à élever la ville en centre culturel du comté, se trouva en mesure de concurrencer celle d’Avignon55.

Les dynamiques politico-sociales

31Si à présent nous délaissons momentanément le secteur des interventions à caractère culturel et religieux, pour nous concentrer sur les domaines à proprement parler politiques, sociaux et économiques, deux éléments apparaissent qui pourraient à première vue sembler différents, mais qui par certains aspects le sont beaucoup moins, et ce grâce à l’incidence de l’action constante menée par la première dynastie angevine de Provence-Naples (1246-1382) pour homogénéiser les deux espaces. Cette politique, conduite dans un premier temps à Aix puis appliquée à Naples de façon beaucoup plus résolue et ample, fut un facteur de promotion sociale à travers l’attribution de la militia et l’insertion dans l’administration centrale et périphérique. Elle contribua, dans le même temps, au développement d’organes locaux de gouvernement municipal, qui furent mis en condition de mieux opérer grâce à la création de conseils restreints, dotés d’une plus ferme stabilité. Les dates sont très significatives : 1293 pour Aix, 1339 pour Naples. Entre ces deux moments, on trouve Toulon (1314), Brignoles (1322), Nice (1324), Salerne (avant 1330), Sisteron (1333), Molfetta (1334), Lucera (1339). Encore plus tôt, il y eut Tarascon (1292), et après cette série Trani (1442)56.

32Suffit-il de considérer la coïncidence entre ces dates pour parler d’un « modèle angevin » d’autonomies locales, mis en place simultanément dans le comté de Provence et dans le royaume de Naples ? Fondamentalement, oui, mais sans oublier de préciser qu’il se définit au cours du temps et qu’il arriva à maturité pendant les années du règne de Robert, quand du reste, comme nous l’avons observé précédemment, le cercle de familles nobles d’origine provençale, qui s’étaient enracinées dans le Royaume, se révéla un instrument d’homogénéisation des possessions angevines. De fait, ces aristocrates se mirent au service des souverains avec la même intensité en Provence, en occupant, aux niveaux les plus élevés de l’administration comtale et royale, des charges qui les plaçaient au contact direct des communautés citadines57.

33Au bilan, les villes provençales, qui jouissaient de plus d’autonomie par rapport à celles du Royaume au moment de l’acquisition du comté de la part de Charles d’Anjou, se virent imposer toute une série de limitations, en particulier le contrôle par des viguiers et des baillis58, alors que pour celles du royaume de Naples, déjà assujetties à l’autorité beaucoup plus stricte mise en place par les souverains normands puis souabes, on n’enregistra au début aucun changement notable. Ensuite, surtout à l’époque de Robert et de Jeanne Ire, quand les villes du Royaume aussi bien que celles de Provence, sous la poussée de dynamiques politico-sociales toujours plus vigoureuses, commencèrent à revendiquer un rôle majeur de protagonistes, une politique orientée par un pragmatisme évident se mit en place, afin de mieux contrôler et de canaliser le phénomène. Pour cette raison, des concessions plus ou moins importantes furent accordées qui de toute façon, si l’on excepte les quelques épisodes que l’on peut relier aux exaspérations des années les plus difficiles de la crise du quatorzième siècle59, n’eurent pas d’effets néfastes sur le système politique et institutionnel des deux territoires angevins. La politique de rapprochement de leurs institutions n’aboutit pas aux mêmes résultats. Ils eurent même tendance, dans l’ensemble, à se différencier, avec une claire expansion des espaces d’autonomie des villes provençales, qui ne se vérifia pas au même degré dans le royaume de Naples. La preuve en est donnée par la confrontation entre les assemblées représentatives du comté (trois états), qui se réunissaient fréquemment à Aix et où les représentants des villes avaient en substance un poids prépondérant, et celles du Royaume (parlements) qui non seulement n’étaient pas régulières et n’avaient aucun siège fixe, mais de plus se voyaient dominées par la noblesse féodale, seul acteur politique en mesure de dialoguer avec le pouvoir royal. Pour sa part, celui-ci ne manifesta aucun intérêt à promouvoir la participation des communautés urbaines, pour en faire une sorte de contrepoids à la noblesse60.

34Sur le plan économique, je ne crois pas que, après les études menées par Noël Coulet, il soit possible de prévoir de nouvelles découvertes documentaires, capables de bouleverser nos connaissances sur Aix. L’agglomération était décidément d’un poids modeste, aussi bien en tant que centre productif et commercial que comme place financière, coincée entre deux pôles comme Marseille et Avignon. Elle subissait encore l’hégémonie de cette dernière, ainsi que nous l’avons vu, sur le plan culturel. En revanche, Naples, même si elle ne le devait qu’à l’action d’opérateurs économiques étrangers, était indiscutablement une place commerciale, une véritable foire permanente qui, dans une certaine mesure, importait du point de vue bancaire, car l’alimentaient en grande part les transactions financières liées à la vie de la cour et à l’activité des administrations centrales du Royaume.

35Les deux villes apparaissent également différentes pour ce qui concerne les structures sociales et l’ordonnancement du pouvoir. Toutefois, si l’analyse se déplace de la constitution formelle vers ce que l’on appelle aujourd’hui la constitution matérielle, autrement dit vers les véritables rapports de pouvoir et de force entre les classes, la diversité s’atténue en partie. Ce qui apparaît clairement, c’est que d’un côté, à Aix, il y avait une domination des marchands, des notaires et des juristes dans les organismes communaux61, alors qu’à Naples le gouvernement municipal avait une nette connotation nobiliaire, même si cela ne fut pas un obstacle à l’influence croissante des classes productives et des professions libérales sur les choix décisifs pour la communauté citadine.

36Il suffit de faire une vérification pendant les moments les plus difficiles pour la dynastie angevine, en commençant par les événements de juin 1284, quand Charles d’Anjou courut le risque de perdre Naples et le Royaume tout entier et ne se sauva que grâce à l’intervention pour le soutenir de la noblesse napolitaine. Elle réussit à bloquer la révolte populaire, qui avait éclaté à cause de la défaite des navires angevins dans le golfe de Naples face à une flotte siculo-aragonaise et à la capture de l’héritier du trône, le futur Charles II. La situation différa complètement en 1345-1348, à l’époque de l’assassinat d’André de Hongrie puis de l’invasion du Royaume par son frère Louis, et davantage encore en 1386, à la suite de la mort en Hongrie de Charles III de Duras et de l’accession à la régence de sa femme Marguerite pour leur fils Ladislas, ainsi qu’en 1414 avec la disparition prématurée du même Ladislas et la montée sur le trône de Jeanne II, suivie d’une longue guerre pour en hériter entre Alphonse d’Aragon et Louis III d’Anjou (auquel succéda son frère René). Ce furent la communauté citadine et l’ensemble de ses composantes – nobles, bourgeois, artisans – qui tinrent alors une fonction politique de premier plan, décidant en substance du sort de la dynastie et s’apprêtant à jouer, par rapport à cette dernière, un rôle de représentation de l’ensemble du Royaume, désormais pleinement consolidé et reconnu à la fin du xve siècle.

37Il ne s’agit pas que d’un ascendant sur le plan politique. Entre la fin du xiiie siècle et le début du xive déjà, la capitale commença de transmettre à l’ensemble du Royaume des modèles culturels, religieux et artistiques, grâce également aux officiers royaux et aux ecclésiastiques napolitains qui remplissaient des offices dans les différentes provinces ou les divers diocèses62. À ce propos, citons le cas des principales institutions d’assistance napolitaines de l’époque, autrement dit les hôpitaux de Saint-Éloi et de l’Annonciation. Quelquefois même avec l’encouragement des souverains, elles furent immédiatement suivies et imitées partout dans le Royaume, aussi bien pour la structure de l’organisation et le type d’assistance prodiguée que pour le système d’administration, avec participation conjointe de la noblesse et de la bourgeoisie.

38Malgré tout, on ne saurait nier qu’à Naples ce furent principalement les familles del’aristocratie, aussi bien l’ancienne noblesse urbainequecelled’origine bourgeoise et depuis peu émigrée d’Amalfi et de Gaète, qui tirèrent avantage de la nouvelle situation politique créée par les Angevins. Elles se rendirent en effet immédiatement compte des perspectives de carrière qui s’ouvraient à leurs membres, dans les administrations centrales et périphériques du Royaume et dans le domaine militaire, et elles unirent leur destin à celui de la dynastie, au point de devenir un soutien indispensable comme on peut le voir dès la crise de 1284, dont nous avons parlé précédemment. Mais ce furent justement les carrières rapides dans l’administration royale et la possibilité d’obtenir des fiefs et des titres qui mirent en crise les équilibres précaires existant depuis des siècles entre les différentes coteries nobiliaires, fortement ancrées dans les quartiers appelés regioni (régions), terme destiné à être remplacé par celui de platea ou piazza (place) et enfin définitivement par celui de sedile ou seggio (siège). Pendant le règne de Robert, à l’issue d’affrontements répétés dont les plus graves s’achevèrent dans le sang, la noblesse fut organisée en cinq « sièges », qui finirent par monopoliser l’administration citadine, étant donné qu’ils désignaient aussi les Six qui composaient le gouvernement de la ville. Jusqu’à la fin du xve siècle et à la réforme de Charles VIII de France, aucun représentant du peuple n’en faisait partie. Il existait, pour ce dernier, la distinction entre le popolo minuto (petit peuple), formé d’artisans, et le popolo grasso (peuple gras), constitué de notaires, de juges, de médecins et de marchands, les seuls à qui Robert, dans sa sentence arbitrale de 1339 citée plus haut, reconnaissait le droit de s’occuper des affaires de la ville et les compétences pour le faire.

39Ils jouaient déjà un rôle politique et social, à travers également la direction des principales institutions associatives laïques consacrées à l’assistance. Elles avaient des organismes de gestion dans lesquels les fonctions de représentation se réservaient aux membres des sièges nobles, alors que les tâches de gestion à proprement parler se confiaient à des membres de la bourgeoisie et de l’entreprenariat. C’est ce réseau de relations qui nous permet de toucher la dimension pragmatique de la politique et de comprendre, par là même, comment la création rapide de ce que l’on appelle les balìe fut possible. Ces organismes représentatifs de la ville, créés dans les moments de crise et formés de nobiles et populares, quelquefois en nombre égal, étaient ensuite destinés à disparaître, dès que le danger était passé, comme cela se produisait dans les communes italiennes du Centre et du Nord. La dernière balìa qui ait vu le jour pendant la période angevine se composait de dix nobles et de huit représentants du peuple. Elle se constitua le 16 février 1435, au lendemain de la mort de Jeanne II, et géra l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire de Naples, au terme duquel il ne restait qu’un amas de décombres de certains quartiers. Parmi les plus touchés se trouvait celui qui s’était formé autour du château voulu par Charles d’Anjou, qu’Alphonse d’Aragon fit reconstruire presqu’intégralement en lui donnant une forme nouvelle, pour qu’il soit également adapté aux nouvelles exigences militaires liées à l’introduction des armes à feu. Dans les sources documentaires, il a toujours été appelé Castelnuovo (Château neuf) et c’est ainsi qu’il se désigne aujourd’hui, mais ce monument, qui est depuis toujours le symbole de la ville, continue à se nommer dans le langage courant Maschio Angioino (Donjon angevin) même par les personnes cultivées. En effet, le château fait partie intégrante de l’identité urbaine, civile et culturelle, par référence à l’époque angevine, période pendant laquelle la cité acquit son rôle de capitale jusqu’à l’unité de l’Italie en 1861.

40Aix a connu un processus analogue, même s’il s’est déroulé sur une plus petite échelle et avec des modalités et des rythmes en partie identiques et en partie distincts. La ville possédait pendant la période angevine et a conservé plus tard une structure sociale assez différente de celle de Naples, car elle se caractérisait non seulement par une plus grande autonomie du gouvernement citadin par rapport au pouvoir des comtes – rois, mais en plus par une nette hégémonie bourgeoise et par des contradictions politico-sociales moins accentuées, qui lui épargnèrent les désordres et les fréquents épisodes de violence qui secouèrent Naples, en particulier au cours du xive siècle. Il existe également une autre différence notable. Comprimée entre, d’un côté, la prédominance de l’Avignon pontificale sur le plan artistique et culturel et, de l’autre, la domination de Marseille en matière économique, elle éprouva des difficultés à affirmer une centralité, par rapport à la Provence, qui aille au-delà de la fonction purement politique. De la sorte, non seulement elle ne fut pas en mesure de fournir des modèles artistiques et culturels, mais elle-même se limita à assimiler ceux qui arrivaient de l’extérieur, sans même avoir la capacité de les transformer et de les recréer, à l’inverse de ce qui se passait à Naples à l’époque angevine et surtout pendant la période aragonaise. Si en revanche nous considérons l’histoire de la ville au cours de la période allant du milieu à la fin du Moyen Âge, nous ne pouvons nier que l’époque angevine contribua à marquer de façon définitive son identité, en lui donnant le statut de capitale : rôle dont elle eut pleine conscience au cours du xive siècle, même si alors l’expression de caput Provincie, attestée en 125263, n’apparaît plus dans la documentation et si l’agglomération ne réussit pas à fournir un pôle à la région.

41Cette dernière limite est aussi valable pour Naples. Si elle assuma progressivement la représentation politique de l’ensemble du Royaume, elle n’en fut pas du tout le cœur battant, de sorte que le rapport avec les provinces fut toujours marqué par la méfiance, raison pour laquelle certaines villes insistaient auprès du souverain pour qu’il ne nommât aucun officier venant de la capitale64. Dans les moments décisifs, cette relation aboutit à une opposition ouverte, comme le rapportent les chroniques. Le témoignage de Domenico da Gravina est, à cet égard, éloquent. Le chroniqueur décrit, au milieu du xive siècle, l’opposition vue de sa petite ville située en Terre de Bari entre le parti napolitain, qui soutenait Jeanne Ire, et le parti hongrois, qui s’était rangé aux côtés de Louis de Hongrie. L’auteur, par une lecture intelligente des événements, expliquait les malheurs du royaume par les intrigues de la cour napolitaine qui, pour lui, ne faisait qu’un avec la ville. Il en venait à écrire : Totum Regnum Neapolitana civitas devorabat ; ibi cunctus Regni thesaurus peribat65. Si au contraire, comme il convient de le faire ici, nous nous arrêtons sur la situation des deux villes, Aix et Naples – en faisant abstraction des différences existant du point de vue démographique, économique, artistique et culturel, mais en nous attachant surtout au rôle que chacune jouait en tant que siège d’une administration centrale pour l’organisme politique dont elle faisait partie et comme résidence stable du monarque et de ses vicaires, autrement dit dans sa fonction de ville capitale, étant donné que toutes deux commençaient à prendre cette configuration aux deniers siècles du Moyen Âge – on ne niera pas que leur évolution suivait une même direction que dans le reste de l’Europe. Elle connaissait partout une croissance des classes liées au fonctionnement de l’appareil d’État et des organes de gouvernement locaux, avec leur incidence sur la vie politique, au-delà des formes du pouvoir.

42Parler d’une Europe angevine, comme le fit Girolamo Arnaldi de façon si efficacement provocante il y a environ vingt ans, serait sans doute excessif66. Je pense qu’il est néanmoins légitime de se référer à une Europe moderne que les Angevins, avec les expérimentations qu’ils accomplirent entre la Provence et Naples, contribuèrent à faire naître.

Notes de bas de page

1 M. Berengo, L’Europa delle città. Il volto della società urbana europea tra Medioevo ed Età moderna, Turin, 1999, p. 30.

2 Ibid., p. 4.

3 S. Kelly, « Noblesse de robe et noblesse d’esprit à la cour de Robert de Naples. La question de l’italianisation », dans La noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge, Actes du colloque international (Angers-Saumur, 3-6 juin 1998), éd. N. Coulet et J.-M. Matz, Rome, 2000, p. 347-361.

4 G. Galasso, Il Regno di Napoli. Il Mezzogiorno angioino e aragonese (1266-1494), Turin, 1992 (Storia d’Italia sous la dir. de G. Galasso, t. XV/1), p. 2-3. Les Angevins ne se résignèrent jamais à la perte de la Sicile, après la révolte des Vêpres. Aussi continuèrent-ils à se proclamer rois de Sicile, au même titre que les souverains aragonais qui régnaient sur l’île depuis 1282. Quand Alphonse d’Aragon conquit Naples, en 1442, et devint le maître des deux royaumes, on commença d’utiliser pour bien les distinguer l’expression de citra farum, autrement dit en deçà du phare (sous-entendu de Messine), pour indiquer ce qui serait par la suite appelé royaume de Naples, et celle d’ultra farum, c’est-à-dire au-delà du phare, pour nommer la Sicile insulaire. Après la mort d’Alphonse, les deux ensembles seraient de nouveau divisés.

5 B. Guenée, « Espace et État dans la France du Bas Moyen Âge », Annales ÉSC, 23, 1968, p. 744- 758.

6 Sur la difference entre les concepts de ville capitale et de résidence royale voir, en rapport surtout avec l’Allemagne, mais de façon encore générale, Hauptstadt. Zentren, Residenzen, Metropolen in der deutschen Geschichte, éd. B. M. Baumunk et G. Brunn, Cologne, 1989.

7 Sur Giovanni Regina et sur les fortes implications politiques de la prédication des membres les plus influents de l’ordre dominicain à Naples, voir J.-P. Boyer, « Prédication et État napolitain dans la première moitié du xive siècle », dans L’État angevin. Pouvoir, culture et société entre xiiie et xive siècle. Actes du colloque international (Rome-Naples, 7-11 novembre 1995), Rome, 1998, p. 127-157. Voir également : T. Käppeli, « Giovanni Regina di Napoli », Archivum Fratrum Praedicatorum, 10, 1940, p. 48-71 ; Th. Turley, « An Unnoticed Quaestio of Giovanni Regina di Napoli », Archivum Fratrum Praedicatorum, 54, 1984, p. 281-291.

8 Biblioteca Nazionale di Napoli, ms. VIII AA 11, fol. 114r-115 r, ici 114r. Ce sermon ne fait pas partie de ceux attribués à Giovanni Regina par J. B. Schneyer, Repertorium der lateinischen Sermones des Mittelalters für die Zeit von 1150-1350, t. III, Münster (Westfalen), 1971, p. 606- 609 et 612-615, mais il est étudié par J.-P. Boyer, « L’identité napolitaine au travers de trois sermons de Giovanni Regina pour la paix et pour la victoire », dans le présent recueil.

9 N. Coulet, Aix-en-Provence. Espace et relations d’une capitale (milieu xive-milieu xve s.), Aix-en-Provence, 1988, t. I, p. 19.

10 Ibid., p. 29. Sur la base du développement de la topographie religieuse et hospitalière, l’auteur parle d’une véritable « explosion urbaine » pour Aix.

11 J.-P. Boyer, « 1245-1380. L’éphémère paix du prince », dans M. Aurell, J.-P. Boyer et N. Coulet, La Provence au Moyen Âge, Aix, 2005, p. 239.

12 N. Coulet, Aix-en-Provence, op. cit., p. 577.

13 H. Freyer, « Dyltheysches System der Geisteswissenschaft und das Problem Geschichte und Soziologie », dans Kultur- und Universalgeschichte. Walter Goetz zur seinem 60. Geburtstage, Leipzig, 1924, p. 499.

14 N. Coulet, Aix-en-Provence, op. cit., p. 21 et suiv ; Th. Pécout, Raymond Bérenger V (1209-1245). L’invention de la Provence, Paris, 2004.

15 N. Coulet, « La chambre des comptes de Provence », dans Les chambres des comptes en France aux xive et xve siècles, éd. O. Matteoni et Ph. Contamine, Paris, 1998, p. 199-233.

16 J.-P. Boyer, « Construire l’État en Provence. Les enquêtes administratives (mi xiiie-mi xive siècle) », dans Des principautés aux régions dans l’espace européen. Actes du colloque de l’Université Jean Moulin-Lyon 3, Lyon, 1994, p. 1-26.

17 J.-L. Bonnaud, Un État en Provence. Les officiers locaux du comte de Provence au xive siècle (1309- 1382), Rennes, 2007, p. 18-40.

18 G. Vitolo, Tra Napoli e Salerno. La costruzione dell’identità cittadina nel Mezzogiorno medievale, Salerne, 2001, p. 151-154.

19 Démontre cette relative intimité un très intéressant pamphlet anonyme sur la mort de Jeanne d’Anjou, écrit par un Aixois qui devait bien connaître l’articulation interne du royaume vu que, pour venger l’assassinat de la reine, il appelle les Aquilains, les Abruzzais, les Apuliens, les Calabrais ainsi que les habitants de la Terre de Labour et de la Principauté de Capoue à prendre les armes : M. Raimbault, « Un pamphlet contemporain sur la mort de la reine Jeanne », Comptes rendus et Mémoires du Congrès de Marseille. Institut historique de Provence, 1928, p. 8.

20 Il avait agi de même en Provence, avec l’installation de Français aux niveaux supérieurs de l’appareil militaire et de l’administration publique : J.-P. Boyer, « L’éphémère paix du prince », art. cit., p. 227.

21 J.-P. Boyer, « De force ou de gré. La Provence et ses rois de Sicile (milieu xiiie siècle-milieu xive siècle) », dans Les Princes angevins du XIIIe siècle au XVe siècle, éd. N.-Y. Tonnerre et É. Verry, Rennes, 2003, p. 23-59, en particulier p. 55.

22 R. Di Meglio, « Napoli 1308. Una città cantiere », Archivio Storico per le Province Napoletane, 123, 2005, p. 93-113.

23 J.-P. Boyer, « Prédication et État napolitain dans la première moitié du xive siècle », dans L’État angevin, op. cit., p. 147.

24 Dans les transcriptions des documents relatifs aux couvents dominicains extraites des registres de Charles II, effectuées avant leur destruction de 1943 par Giobbe Ruocco et aujourd’hui conservées dans le musée Correale de Sorrente, on relève 31 interventions en faveur de Notre-Dame-de-Nazareth et 40 au profit de Saint-Pierre-Martyr (San Pietro Martire). Je remercie pour ces données Rosalba Di Meglio, qui est en train de les étudier. Un cadre complet de la présence des ordres mendiants à Aix est donné par N. Coulet, « Les Mendiants à Aix-en-Provence, xiiie-xve siècle », Cahiers de Fanjeaux, 44, 2009, p. 391-416.

25 N. Coulet, « Un couvent royal : les Dominicaines de Notre-Dame-de-Nazareth d’Aix au xiiie siècle », Cahiers de Fanjeaux, 8, 1973, p. 233-262, en particulier p. 251 ; idem, « Aix, capitale de la Provence angevine », dans L’État angevin, op. cit., p. 335.

26 R. Di Meglio, Il convento francescano di S. Lorenzo di Napoli. Regesti dei documenti dei secoli xiii-xv, Salerne, 2003, p. LVIII-LIX. Le sort a réuni les deux couvents féminins dominicains également dans leur destinée respective. Il ne reste rien de leurs bâtiments, détruits et abandonnés à la suite d’épisodes belliqueux, pour Aix à la fin du xive siècle et pour Naples en 1424. Le monastère napolitain a malgré tout conservé sa dénomination, même s’il a été associé à Saint-Sébastien, un monastère bénédictin déchu situé au centre de la ville, dans lequel, en 1424, les sœurs obtinrent l’autorisation du pape Martin V de se transférer, ouvrant ainsi un nouveau chapitre de leur histoire : A. Ambrosio, Il monastero femminile domenicano dei SS. Pietro e Sebastiano di Napoli. Regesti dei documenti dei secoli xiv-xv, Salerne, 2003.

27 Il est prouvé que la consécration à sainte Claire existait déjà, aux côtés de celles au Corpus Domini et à la Sainte Hostie, avant 1317 et peut-être dès 1310. Le fait d’utiliser dans le langage courant une appellation différente de celle officielle n’est ni étrange ni insolite. Il y a beaucoup d’exemples de dédicaces qui ne correspondaient pas au nom adopté par les fidèles, qui tôt ou tard finissait par s’imposer.

28 La chiesa e il convento di Santa Chiara, Committenza artistica, vita religiosa e progettualità politica nella Napoli di Roberto d’Angiò e Sancia di Maiorca, Actes du colloque (Naples 28-30 avril 2011), éd. F. Aceto, S. D’Oviedo et E. Scirocco, Battipaglia, 2014.

29 Ibid., M. Gaglione, « Dai primordi del francescanesimo femminile a Napoli fino agli statuti per il monastero di S. Chiara », p. 27-28.

30 La fondation fut autorisée par Benoît XII le 19 mars 1338, mais ce fut son successeur Clément VII qui consentit à Sancia, le 21 novembre 1342, de ne pas pourvoir à la dotation patrimoniale du monastère, qui avait été en revanche expressément prescrite par le précédent pontife : M. Gaglione, « Sancia d’Aragona Maiorca tra impegno di governo e “attivismo” francescano », Studi Storici, 49, 2008, p. 970 et suiv. L’auteur parle d’une incessante recherche du franciscanisme des origines de la part de Sancia.

31 Sancia se procura la règle dictée par Sainte Claire et confirmée par Innocent IV le 9 août 1253 après qu’elle avait été approuvée par le cardinal protecteur Raynald de Jennes. Elle obtint de Clément VI, au début de 1343, qu’elle fût transcrite à partir des registres dudit Innocent IV : M. Gaglione, « Sancia d’Aragona Maiorca. Da regina di Sicilia e Gerusalemme a monaca di Santa Croce », Archivio per la storia delle donne, 1, 2004, p. 27-54 ; idem, « Dai primordi del francescanesimo femminile a Napoli », art. cit.

32 J.-P. Boyer donne en revanche une lecture un peu différente du retable d’Aix (« De force ou de gré », art. cit., p. 37), car il tend à lui attribuer malgré tout un caractère idéologique, afin de soutenir la légitimité de Robert.

33 R. Di Meglio, « Istanze religiose e progettualità politica nella Napoli angioina. Il monastero di S. Chiara », Studi Storici, 54, 2013, p. 323-338.

34 M. Gaglione, « Dai primordi del francescanesimo femminile a Napoli », art. cit.

35 En ce sens, Sancia était confortée par l’exaltation avec laquelle, directement ou indirectement, les prédicateurs franciscains du comté célébraient la dynastie angevine et son lien avec la Provence à travers la figure de saint Louis de Toulouse. Parmi eux, il y eut en particulier François de Meyronnes, à qui sont attribués deux sermons prononcés au cours des années 1320 : J.-P. Boyer, « Parler du roi et pour le roi. Deux “sermons” de Barthélemy de Capoue, logothète du royaume de Sicile », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 79, 1995, p. 193-248, ici p. 210 et suiv. Sur le rôle de la noblesse provençale, dans la propagation de la dévotion pour les saints de la dynastie et plus généralement de la « religion monarchique » élaborée par cette dernière et ses conseillers, voir J.-P. Boyer, « La “foi monarchique” : royaume de Sicile et Provence (mi-xiiie-mi-xive siècle) », dans Le forme della propaganda politica nel Duecento e nel Trecento, Rome, 1994, p. 85-110 ; F. Mazel, « Pièté nobiliaire et pieté princière en Provence sous la première maison d’Anjou (vers 1260-vers 1340) », dans La noblesse dans les territoires angevins à la fin du Moyen Âge. Actes du colloque international (Angers-Saumur, 3-6 juin 1998), éd. N. Coulet et J.-M. Matz, Rome, 2000, p. 527-551.

36 La questione qui se pose et qui a de fortes implications sur le plan politico-religieux concerne la commande et la destination du retable de Simone Martini. Fut-il demandé par les frères mineurs de Naples ou par la famille royale pour la nouvelle église de Santa Chiara ? Les deux thèses ne sont pas nouvelles mais ont été reformulées dans deux recherches très érudites, d’abord par F. Aceto, « Spazio ecclesiale e pale di “primitivi” in San Lorenzo Maggiore a Napoli : dal “San Ludovico” di Simone Martini al “San Girolamo” di Colantonio. I », Prospettiva, 137, 2010, p. 2-50 ; ensuite par M. Gaglione, « Il San Ludovico di Simone Martini, manifesto della santità regale angioina », Rassegna Storica Salernitana, 58, 2012, p. 9-125. En parallèle, Diana Norman a également reproposé dans « Politics and Piety : Locating Simone Martini’s Saint Louis of Toulouse Altarpiece », Art History, 33, 2010, p. 597-619, l’hypothèse d’une destination d’origine du retable pour l’autel de la chapelle Saint-Louis de la cathédrale. À partir de ces travaux, il est aisé de remonter à la riche bibliographie antérieure.

37 Fête-Dieu (1246-1996). I. Actes du colloque de Liège (12-14 septembre 1996), éd. A. Haquin, Louvain-la-Neuve, 1999.

38 M. Rubin, Corpus Christi. The Eucarist in Late Medieval Culture, Cambridge, 1995 ; N. Coulet, « Processions et jeux de la Fête-Dieu en Occident (xive-xve siècle) », dans Pratiques de l’eucharistie dans les Églises d’Orient et d’Occident (Antiquité et Moyen Âge). Actes du séminaire tenu à Paris, Institut catholique (1997-2004), éd. N. Bériou, B. Caseau et D. Rigaux, t. I, L’institution, Paris 2009, p. 497-518, ici p. 499. Pour les significations complexes des points de vue, entre autres, politiques et sociaux que la procession assumait progressivement à Naples, voir M. A. Visceglia, Identità sociali. La nobiltà napoletana nella prima età moderna, Milan, 1998, p. 182-185.

39 M. Rubin, Corpus Christi, op. cit., p. 266.

40 A. Tamborini, Il Corpus Domini a Milano, Rome, 1935, p. 60-62, en particulier p. 54-55 ; M. Rubin, Corpus Christi, op. cit., p. 259.

41 F. Ceva Grimaldi, Della città di Napoli dal tempo della sua fondazione sino al presente, Naples, 1857, p. 213, mentionne une célébration du Corpus Domini déjà en 1248, à l’époque de l’archevêque Pietro Sersale, donc avant la bulle d’Urbain IV, sans indiquer de source pour l’événement, mais ce qui est de toute façon vraisemblable, parce qu’en 1264 le pape n’instaura pas une nouvelle fête, mais étendit à l’Église universelle celle qui depuis 1246 se pratiquait à Liège et peut-être après cette année-là à Naples et ailleurs. De F. Ceva Grimaldi dépend F. Mancini, Feste ed apparati civili e religiosi in Napoli dal viceregno alla capitale, Napoli, 1968 (repr. an. 1997), p. 109.

42 D. Mallardo, « La Pasqua e la Settimana Maggiore a Napoli dal secolo v al xiv », Ephemerides liturgicae, 66, 1952, p. 3-26 ; G. Vitolo, Tra Napoli e Salerno, op. cit., p. 93-97 ; G. Vitale, « Il culto ianuariano in età aragonese », dans San Gennaro nel XVII centenario del martirio (305-2005), éd. G. Luongo, Naples, 2007, p. 327-355, ici p. 336 et suivantes.

43 G. Vitolo, « Il Mezzogiorno come area di frontiera », dans Pellegrinaggi e itinerari dei santi nel Mezzogiorno medievale, éd. idem, Naples, 1999, p. 11-20.

44 F. Gonzaga, De origine seraphicae religionis franciscanae, Rome, 1587, p. 144, est le premier auteur qui rapporte l’entrée de la procession à Sainte-Claire, aux origines mêmes de l’église : Nec silentio pretermittam antiquissimam quandam ceremoniam ab huius loci erectione ad usque praesens tempus observatam. Après lui, c’est G. A. Summonte, Historia della città e Regno di Napoli, Naples, 1748 (3e éd.), p. 309, qui attribue au roi Robert l’initiative de la faire pénétrer dans Santa Chiara : Impetrò dal sommo pontefice che la processione del Sacramento solita farsi per la città, nel giovedì dopo l’ottava di Pentecoste, dovesse in quella far l’ingresso (« il impétra du souverain pontife que la procession du Sacrement, qui se déroulait habituellement dans les rues de la ville, fît son entrée dans cette [église] le jeudi suivant l’octave de la Pentecôte »). L’étape suivante est représentée, encore une fois, par C. D’Engenio Caracciolo, Napoli sacra, Naples, 1623, p. 236, qui renforce la tradition historiographique en mentionnant un bref pontifical, pour lequel il ne donne cependant nulle autre précision. De lui dépendent après C. Tutini, Dell’origine e fundatione de’ Seggi di Napoli, Naples, 1643, p. 135-136, et F. Ceva Grimaldi, Della città di Napoli dal tempo della sua fondazione sino al presente, op. cit., p. 212-214.

45 M. Campanelli, « Spazio sacro e spazio urbano nelle cerimonie religiose della Napoli barocca », Archivio Storico per le Province Napoletane, 126, 2008, p. 241-256, ici p. 250. L’arrivée de la procession dans Santa Chiara, l’accueil qu’elle recevait de la part des frères et les rites qui étaient célébrés dans l’église sont décrits par F. Gonzaga, De origine, op. cit., p. 144, et C. D’Engenio Caracciolo, Napoli sacra, op. cit., p. 237 et suiv.

46 M. Rubin, Corpus Christi, op. cit., p. 267, a déjà montré que les processions à Naples comme ailleurs marquaient les sphères d’influence de la ville et les territoires de certaines familles. Le parcours de la procession parténopéenne (selon la toponymie actuelle) en 1507, année pour laquelle il existe des sources documentaires, était : piazzetta Sedil Capuano, vico delle Zite, via Sant’Agostino alla Zecca, piazza Portanova (sedile di Portanova), via Sedile di Porto, via Santa Chiara, chiesa di Santa Chiara, via B. Croce, piazzetta Nilo (sedile di Nido), via Nilo, via dei Tribunali (sedile di Montagna), piazza dei Gerolamini, via dei Tribunali, via Duomo, cathédrale. J’adresse à F. Ceva Grimaldi, Della città di Napoli, op. cit., p. 214, également pour la question complexe de l’attribution des hasts du pallium, qui nécessita différentes interventions des souverains entre le xive et le xve siècle, pour résoudre les différends entre les sièges nobles et celui du peuple. À ce propos, voir M. A. Visceglia, Identità sociali, op. cit., p. 192, et pareillement T. Michalsky, Memoria und Repräsentation. Die Grabmäler des Königshauses Anjou in Italien, Göttingen, 2000, p. 144-145 ; G. Vitale, Ritualità monarchica, cerimonie e pratiche devozionali nella Napoli aragonese, Salerne, 2006, p. 66-71 ; G. Heidemann, « Prozessionen, Triumphzüge, Spiele : Performative Handlungen im Stadtraum Neapel und die Bedeutung der Seggi », dans Ordnungen des sozialen Raumes. Die Quartieri, Sestieri und Seggi in den frühneuzeitlichen Städten Italiens, éd. G. Heidemann et T. Michalsky, Berlin, 2012, p. 141-158, ici p. 150-153. Pendant le parcours entre la rue Sant’Agostino alla Zecca et la piazza Portanova, la procession passait par la piazza della Sellaria, où le peuple érigeait à ses propres frais une grande estrade, appelée le catafalque du Pennino ou de la Sellaria, sur lequel la bénédiction générale était donnée. Gioan Battista Del Tufo le décrivait en 1558 comme « une très haute tour et avec grand soin/entièrement peinte/qui suprendra à la voir la Nature » (Ritratto o modello delle grandezze, delizie e meraviglie della nobilissima città di Napoli, éd. O. S. Casale et M. T. Colotti, Rome-Salerne, 2007, p. 475, vs. 2621-24). Cf. F. Ceva Grimaldi, Della città di Napoli, op. cit., p. 264 ; F. Mancini, Feste ed apparati, op. cit., p. 110 et suiv. ; M. Campanelli, « Feste e pellegrinaggi nel xvi e xvii secolo », dans Storia del Mezzogiorno, éd. G. Galasso et R. Romeo, t. IX/2, Naples, 1993, p. 483-507, ici p. 497 et suiv.

47 F. Mancini, Feste ed apparati, op. cit., p. 109 ; N. Coulet, « Les jeux de la Fête-Dieu, une fête mediévale ? », Provence historique, 31,1981, p. 313-350, rééd. dans idem, Rites, histoires et mythes de Provence, Aix-en-Provence, 2012, p. 83-103 ; M. Rubin, Corpus Christi, op. cit., p. 267-269. G. B. Del Tufo, Ritratto o modello, op. cit., p. 473, vs. 2572-78, parle pour la fin du xvie siècle de pompe, apparati e alti ingegni.

48 M. Rubin, Corpus Christi, op. cit., p. 243-270.

49 Sur le parcours de la procession à Aix, voir N. Coulet, « Processions, espace urbain, communauté civique », dans Liturgie et musique (ixe-xive s.), Cahiers de Fanjeaux, 17, 1982, p. 381-397, rééd. dans idem, Rites, op. cit., p. 57-68.

50 Nous avons pu observer, dans la partie initiale de cette étude, que le prédicateur officiel à la cour de Robert était le dominicain Giovanni Regina.

51 C. Tutini, Dell’origine e fundatione de’ seggi di Napoli, op. cit., p. 160-161.

52 G. Vitolo, Tra Napoli e Salerno, op. cit., p. 221-223 ; J.-P. Boyer, « Le droit civil entre studium et cour de Naples. Barthélemy de Capoue et son cercle », dans La justice temporelle dans les territoires angevins aux xiiie et xive siècles, éd. J.-P. Boyer, A. Mailloux et L. Verdon, Rome, 2005, p. 47-82.

53 J.-P. Boyer, « L’éphémère paix du prince », art. cit., p. 272.

54 N. Coulet, Aix en Provence, op. cit., p. 550-553.

55 L’initiative revint à Louis II qui, le 9 décembre 1409, obtint la reconnaissance du pape Alexandre V auquel il avait assuré son soutien pour la reconquête de Rome, alors occupée par Ladislas de Duras : N. Coulet, op. cit., p. 553.

56 J.-P. Boyer, « L’éphémère paix du prince », art. cit., p. 252 ; F. Calasso, La legislazione statutaria dell’Italia meridionale, Rome, 1971 (2e éd.), p. 214 et suiv.

57 Parmi les familles immigrées profondément ancrées dans le Royaume, mais qui continuaient à garder des intérêts en Provence, créant ainsi un pont entre les différents territoires angevins, il faut surtout rappeler les Del Balzo (les Baux) et les Sabran : S. Pollastri, « La présence ultramontaine dans le Midi italien (1265-1340) », Studi storici meridionali, 1/2, 1995, p. 3-18, surtout p. 11-12 ; J.-P. Boyer, « Les Baux et le modèle royal. Une oraison funèbre de Jean Regina de Naples (1334) », Provence historique, 181, 1995, p. 427-452 ; S. Kelly, « Noblesse de robe et noblesse d’esprit », art. cit., p. 358 et suiv.

58 J.-P. Boyer, « L’éphémère paix du prince », art. cit., p. 171 et suiv. ; J.-L. Bonnaud, Un État en Provence, op. cit.

59 R. Caggese, Roberto d’Angiò e i suoi tempi, t. I, Florence, 1922, ripr. Bologne, 2001, p. 1233-354 ; G. Vitolo et A. Musi, Il Mezzogiorno prima della questione meridionale, Florence, 2004, p. 71-86.

60 Pour les trois états de Provence, voir M. Hébert, « La noblesse et les états de Provence », dans La noblesse, op. cit., p. 327-345.

61 N. Coulet, « Les juristes dans les villes de la Provence méridionale », dans Les sociétés urbaines en France méridionale et en péninsule ibérique au Moyen Âge, Paris, 1991, p. 311-327 ; J.- L. Bonnaud, « L’implantation des juristes dans les petites et moyennes villes de Provence au xive siècle », dans La justice temporelle dans les territoires angevins aux xiiie et xive siècles, op. cit., p. 233-248.

62 F. Sabatini, Napoli angioina. Cultura e società, Naples, 1975 ; G. Galasso, Il Regno di Napoli, op. cit., p. 541-557 ; C. Bruzelius, The Stones of Naples. Church Building in Angevin Italy 1266-1343, New Haven-Londres, 2004 ; G. Vitolo, « Monarchia, ufficiali regi, comunità cittadine nel Mezzogiorno aragonese. Spunti da alcune fonti “impertinenti” », Rassegna Storica Salernitana, 50, 2008, p. 169-193, rééd. dans La conquista turca di Otranto (1480) tra storia e mito, t. I, éd. H. Houben, Galatina, 2008, p. 39-54.

63 N. Coulet, « Aix, capitale de la Provence angevine », art. cit., p. 338.

64 G. Vitolo, « Monarchia, ufficiali regi, comunità cittadine nel Mezzogiorno aragonese », art. cit.

65 Notarii Dominici de Gravina Chronicon de rebus in Apulia gestis, éd. A. Sorbelli, Città di Castello 1993 (Fonti per la storia d’Italia dell’Istituto Storico Italiano per il Medio Evo, Rerum Italicarum Scriptores, 12/3), p. 9 ; M. Zabbia, Notai-cronisti nel Mezzogiorno svevo-angioino. Il Chronicon di Domenico da Gravina, Salerne, 1997, p. 26-32 (l’auteur met en relief les sentiments anti-napolitains du chroniqueur).

66 G. Arnaldi, « Introduzione », dans L’État angevin, op. cit., p. 8.

Notes de fin

1 Traduction de Frédéric Taboin (Centre linguistique de l’université Frédéric II de Naples).


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