Conclusion

1 L’enquête met le chercheur à l’épreuve d’une vérité souvent contrariée par les hésitations des sources lacunaires et l’accumulation des points de vue. Ici, la banalité apparente de l’affaire est traversée par de nombreuses histoires apposées en petites touches. Comme autant d’obstacles mais aussi de chemins de traverse prometteurs. C’est par une prise de conscience des limites de l’investigation menée que nous terminons ce travail. Il reste de nombreuses zones d’ombre qui n’épuisent ni l’éventualité de nouvelles recherches sur le sujet, ni l’émergence de nouvelles écritures. Est-ce à dire que l’affaire résiste à la possibilité d’une conclusion ? Le puzzle ne se termine que si chaque pièce s’emboîte. On pourrait alors refuser de conclure. Nous ne céderons pas à cette facilité qui serait une dérobade. Il est possible de fixer quelques repères. Nous pensons avoir exploré des pistes inédites et apporté des réponses à certaines questions qui restaient en suspens. Donc, à l’heure du bilan, que retenir ?

2Une hypothèse de départ a été confirmée : le cœur de l’affaire, à savoir le déroulement du fait divers et de la procédure qui le suit, est assez facile à appréhender. De fait, cet aspect souvent ressassé, trop souvent pour certains, n’est peut-être pas le plus intéressant. Un jésuite séduit une de ses pénitentes. Le fait divers, banal, tourne au scandale et se transforme en affaire. Un procès retentissant se termine par un jugement maladroit qui relaxe les deux prévenus. Soit. Et après ? Comment dépasser l’écume du sujet ? C’est aux frontières de l’affaire que se situent finalement les possibilités les plus fécondes. En variant les focales, nous avons avant tout voulu inventorier les irrégularités et les aspérités Girard-Cadière.

3Nous avons, dans un premier temps, souhaité mieux connaître Jean-Baptiste Girard et Catherine Cadière : décrypter, creuser sous les couches des commentaires, comme pour saisir l’ontologie de l’affaire. Sans vouloir interpréter les voix qui sortent des archives, à la manière d’un Michelet, cette démarche nous a conduit à interroger les silences apparents des sources pour mieux saisir le vécu des deux personnages. S’il est courant de se documenter sur « l’affaire Girard-Cadière », plus rares sont les recherches sur Jean-Baptiste Girard et sur Catherine Cadière, généralement présentés en quelques lignes simplificatrices et non considérés pour eux-mêmes. Les sources, la plupart du temps indirectes, ne simplifient pas la tâche. L’intimité de Jean-Baptiste et de Catherine est brouillée par les bruits du scandale. Ainsi, les élans spirituels de Catherine Cadière sont la plupart du temps caricaturés sans que l’on prenne en compte la portée de sa dévotion. La tentative mystique de Catherine Cadière, dans ses excès baroques, nous informe sur les expériences religieuses dans ce premier xviii^e siècle qui est encore loin, du moins en Provence, d’avoir imposé le règne de la raison. De même, les portraits du jésuite, relevant souvent, hier comme aujourd’hui, d’une improbable tératologie, ne peuvent satisfaire une recherche sérieuse. Quelles que soient les fautes commises par ce puissant personnage, il n’est pas interdit de lui reconnaître certaines qualités et d’admettre qu’il a été victime d’un opprobre public disproportionné. Les effets d’un antijésuitisme puissant, aux formes diverses, à Toulon, Aix ou Paris, peuvent aller jusqu’à effacer les traces de l’affaire au profit d’une indignation qui devient son propre objet. Ainsi l’affaire Girard-Cadière est le portrait d’un homme et d’une femme dans leurs contradictions, leurs forces et leurs faiblesses. Catherine Cadière est à la fois fille, sœur, pénitente, dévote, mystique, fausse sorcière, prévenue, égérie d’un jansénisme de circonstance. Son destin singulier apporte quelques lumières sur la difficulté d’être une femme au xviii^e siècle. Son image lui échappe, mais son courage, nourri par les épreuves et le secours de la religion, forge un destin singulier. Celles qui se sont intéressées à son sort, comme la marquise de Simiane, ne s’y sont pas trompées. Quant à Jean-Baptiste Girard, l’étranger arrivé de Dole à Toulon, le faux sorcier, le jésuite, le confesseur, le directeur de conscience, le directeur d’un puissant établissement, le prévenu ; son sort n’est pas plus enviable que celui de sa pénitente. Coincé entre un dedans et un dehors, il n’intègre jamais complètement le cercle de la communauté toulonnaise. Puissant, manipulateur et fragile, il est une cible idéale.

4Une deuxième piste nous a conduits à dessiner la carte de la circulation de l’information pendant l’affaire. Factums, pièces satiriques – poèmes, libelles ou chansons, images, périodiques, correspondances : les formes multiples des commentaires sur l’affaire invitent à considérer chaque source séparément avant de les rassembler. En effet, il n’existe pas un seul discours sur l’affaire. On serait même tenté d’affirmer qu’il n’existe pas une opinion publique pendant l’affaire, mais bien plusieurs opinions. Bien sûr, il y a d’un côté le camp Girard et de l’autre le camp Cadière. Mais cette seule lecture de l’affaire est réductrice. La violence des pièces satiriques n’a rien à voir avec la modération des épistoliers. Chaque camp contient ses lignes de fracture, le jésuite peut compter sur de fidèles zélateurs, mais doit aussi accepter certains soutiens plus modérés. Le silence de ses collègues du séminaire de la marine est à ce titre significatif. La même tendance se retrouve du côté des partisans de la Cadière. Il est difficile d’établir un lien solide entre ceux qui s’emparent de sa cause pour occire le jésuite et ceux qui la défendent au seul nom de la justice. Il n’existe pas, d’un côté comme de l’autre, une organisation destinée à protéger les deux prévenus. Il n’y a donc pas de réseau Girard-Cadière.

5 L’affaire est également un révélateur des valeurs et de la hiérarchie des déviances qui ont cours dans les années 1730. En effet, la définition des crimes évolue. Ainsi, la sorcellerie, criminelle jusqu’en 1682, n’est plus pénalisée au début du xviii^e siècle. Elle est pourtant omniprésente dans les discours sur le père Girard, ce qui pourrait nous persuader du bien-fondé de cette accusation. Là encore, on constate une distorsion, un décalage entre les faits et le discours. Ce qui est réellement en jeu dans ce procès, c’est le basculement entre deux définitions du crime, à mi-chemin entre le poids des permanences de l’Ancien Régime et le souffle de la nouveauté des Lumières. Le crime est d’abord un comportement contraire à la loi révélée par Dieu. C’est ici ce que l’on reproche au confesseur trop libéral et à la dévote extravertie. Mais, au cours du siècle, la perception criminelle se modifie, elle se laïcise, s’orientant vers une violation de la volonté générale. C’est aussi ce qui est en jeu dans notre affaire. L’opinion se passionne pour le sujet, car le père Girard et Catherine Cadière, avec leur aventure retentissante, apportent le scandale, troublent l’ordre public et la bienséance de la société des hommes. On reproche notamment au père Girard de porter atteinte à la stabilité et à la réputation de la famille Cadière, la famille étant une notion aussi bien religieuse que laïque. Les multiples forces en jeu, à l’intersection du religieux et du laïc, expliquent sans doute l’équilibre du verdict et la modération de la peine prononcée, à rebours d’une image de la justice d’Ancien Régime qui ne serait faite que de répression et de châtiments. Pour autant, la retenue dans le règlement du conflit n’efface pas la violence des débats et des discours autour de ce procès très tendu. C’est cette idée de la justice d’Ancien Régime que nous retiendrons à la lumière de cette affaire : complexe, évolutive, imprévisible, oscillant entre la possibilité de l’arbitraire et la recherche d’une conciliation. Le verdict, indulgent avec le jésuite, déçoit une grande partie du peuple provençal. Ce qui prouve l’attente d’un châtiment exemplaire, jugé normal et nécessaire dans ce cas de figure. Pour compenser la frustration, un simulacre festif est organisé : l’effigie du jésuite est brûlée pour exorciser la violence contenue. Le déroulement de ce procès illustre donc le poids croissant pris par l’opinion, à l’affût des informations sur la procédure, laissant toujours planer la menace d’une sédition autour du parlement. Le procès Girard-Cadière peut sans doute être lu comme une répétition des années 1760-1770, quand les causes célèbres qui se multiplient contribuent à saper les fondements de l’Ancien Régime1. Derrière le jugement du jésuite, se joue une autre partie : celle qui oppose les tenants de l’ordre, de l’autorité politique, et ceux qui mettent en avant la liberté et les droits de l’Église gallicane. L’antijésuitisme est au cœur de ce combat mené par une opinion multiforme, plus ou moins consciente de sa force, réunissant parlementaires jansénistes, écrivaillons, clercs défroqués érudits et petit peuple. La façon dont ce sentiment se fabrique et se réinvente au fur et à mesure des événements montre qu’il n’existe pas deux camps structurés et organisés l’un contre l’autre dans une logique réticulaire. Les positionnements sont mobiles, les hésitations fréquentes, les changements possibles. Malgré toutes ces nuances, il reste bien évidemment une logique de clivage qui fait que nul ne saurait rester indifférent face aux événements. Nous sommes donc bien face à un des épisodes de la querelle séculaire entre les deux communautés religieuses, mais il s’agit aussi d’un moment particulier, propre aux enjeux provençaux, déterminé par les interrogations propres aux années 1730.

6C’est une des caractéristiques de l’antijésuitisme que de nourrir une polémique vivante, proposant toujours une nouvelle interprétation de la même partition, composée avec quelques motifs très simples. C’est aussi ce qui explique que ce sentiment perdure et traverse les siècles. La petite musique « Girard-Cadière » ne s’éteint pas. Le retour des jésuites en France en 1814 favorise les réminiscences et stimule de nouvelles investigations. C’est la dernière piste de réflexion que nous avons voulu explorer. Avec les mêmes difficultés que pour les précédentes. Les ballottements de l’affaire ne permettent pas une périodisation précise. Nous pouvons cependant distinguer trois temps dans l’histoire de la mémoire de cette affaire : le premier est celui du retour de la polémique. Dans les années 1820-1880, la question religieuse tourne autour de l’enseignement et des combats entre les congrégations et l’Université. L’affaire ressurgit alors pour servir la cause des libéraux qui font usage de cet obscur passé pour symboliser la nuisance éternelle des jésuites. Ces attaques sont compensées partiellement par quelques écrits apologétiques qui, comme en 1731, tentent de défendre le père Girard pour sauver l’honneur de la Compagnie. Enfin, dans les années 1880-1960, le regard sur le jésuite et sa pénitente s’infléchit sensiblement. Il devient plus amusé, plus distancié, sans rien perdre de sa radicalité dans certaines de ses improbables régurgitations. Sous l’influence de la Libre pensée, l’antijésuitisme, ou anti-girardisme, devient souvent un anticléricalisme2. On se moque un peu plus des frasques du jésuite, on reste souvent scandalisé, mais on préfère finalement en rire, comme si l’on revenait au temps de l’affaire. Enfin, à partir des années 1960, un désir d’histoire s’empare du sujet. Lentement, un objet historique est en cours de construction. De nombreux auteurs examinent les multiples enjeux de l’affaire, ouvrent de nouveaux champs ; citent et exploitent des sources inhabituelles. La connaissance de l’histoire se précise au fil de ses réécritures, s’enrichit de ses constantes bifurcations. Nous espérons, modestement, avoir contribué à apporter un certain nombre de réponses et permis de démêler l’écheveau des causes qui ont conduit à ce que l’affaire devienne un motif de l’antijésuitisme. Sans avoir la prétention de refermer la page de l’affaire : malgré quelques éclaircissements, le mystère sur la disparition de Catherine Cadière demeure. Reste un dernier point à aborder dans cette optique mémorielle : les rapports entre le passé et le présent. Nous lisons et nous questionnons l’affaire Girard-Cadière depuis un présent qui impose son impérieuse loi. Les événements prennent sens, alors que les contemporains, confrontés à l’opacité du devenir, n’ont sans doute pas totalement compris les enjeux de leur propre présent. Ils ne mesuraient pas toutes les ramifications et les conséquences à long terme de ce fait divers. En même temps, notre quête des traces et des archives de cette affaire a été animée par l’allégresse de la découverte et de l’étrangeté. Pendant ces années de recherches, nous avons voulu nous dépayser, retrouver la radicale altérité de ce passé qui est « l’ailleurs de l’historien3 ». Nous espérons que l’un des intérêts majeurs de notre travail sera constitué par la mise en forme d’extraits sortis de fonds mal connus, en particulier des correspondances non publiées, comme celle du marquis de Caumont ou bien des passages de la procédure et des factums, connus mais peu lus. Cet intérêt pour la belle citation est prolongé par le florilège des occurrences bibliographiques, de 1735 à nos jours. Mises ensemble, elles composent un tableau chronologique assez éloquent de l’évolution de l’écriture de l’affaire qui permet d’illustrer un aspect important du travail de l’historien : ce dernier essaie de mettre à distance le passé, à partir des questions du présent, mais peut aussi être amené à rapprocher le passé et le présent, pour les faire correspondre et dialoguer dans un effet de miroir plus ou moins déformant. Ce travail interroge donc les formes prises par les lectures de l’affaire qui oscillent entre imitations, projections et réécritures. L’histoire du père Girard et de Catherine Cadière, « exceptionnelle4 », rompt le quotidien des contemporains et ne cesse, au fil du temps, d’étonner ceux qui en découvrent la richesse. Le fait divers « croustillant5 » finit par devenir un événement. Un événement connu et méconnu, un événement qui échappe à qui veut trop l’étreindre, une affaire qui ne se laisse pas faire. Finalement, l’affaire Girard-Cadière est de nulle part et de partout. Elle se refuse à toute tentative d’enracinement, de fixation. Elle reste en mouvement. Un peu toulonnaise, sans pour autant s’inscrire dans une identité urbaine. Un peu aixoise, de par le retentissement du procès. Un peu parisienne, un peu européenne, du fait de l’importante diffusion des correspondances et des textes imprimés sur le sujet. Ces appartenances multiples expliquent que chacun peut s’y retrouver, y trouver son compte, emprunter à l’affaire un ou plusieurs ingrédients en fonction de ses centres d’intérêts. Dans ce travail, nous avons essayé de prendre conscience de ces enjeux, en réfléchissant sur notre propre écriture de l’affaire : une vision bienveillante des deux protagonistes ? Nous avons avant tout cherché à explorer l’affaire pour elle-même, en nous gardant des pièges d’une nostalgie jésuite ou d’un a priori marqué par une préférence pour la cause de la victime. Nous avons voulu proposer une histoire apaisée de l’affaire, débarrassée des scories des fantasmes, des projections ou des imprécisions qui l’ont souvent obscurcie. En partant d’une sensibilité pour l’histoire religieuse, nourrie par les travaux d’Alphonse Dupront et de Michel de Certeau, nous avons tenté de baliser les chemins tortueux et obliques de la spiritualité Girard-Cadière. Ce qui nous a permis de vérifier une première intuition : il y a bien, derrière le fatras des représentations une pratique religieuse spécifique. Ensuite, cet examen critique de la confession jésuite et des élans mystiques de sa pénitente nous a conduits sur d’autres chemins. Nous en avons tiré plusieurs fils pour étudier les relations entre justice, déviances et satire. En découvrant de nouveaux documents, en posant de nouvelles questions. L’histoire de l’affaire n’est jamais définitive. Le présent et le passé se sont ici à nouveau rencontrés : au moment de conclure cette étude, il n’est pas possible d’échapper aux questions posées par les événements du début de l’année 2015. À ce titre, il peut être utile de relire l’affaire et de rire encore du foisonnement des pièces satiriques de ce premier xviii^e siècle pour résister à la peur et pour échapper au carcan des dogmatismes de tout bord6.