Femmes d’affaires maritimes en France méditerranéenne au XVIIIe siècle
p. 267-276
Texte intégral
1Dans une récente publication qui dresse un état de la recherche sur la visibilité sociale des femmes, force est de reconnaître que les « femmes de la mer » se situent plutôt dans l’ombre que dans la lumière de l’historiographie récente1. Elles n’apparaissent pas davantage dans une recherche collective, ancienne mais pionnière, qui visait à présenter les femmes dans la ville, en l’occurrence Marseille2. Aussi, l’entreprise qui vise à atteindre les femmes impliquées dans les affaires maritimes peut paraître à juste titre « intrépide » (Martine Lapied). Le constat d’une « invisibilité du travail féminin3 » établi au sujet des sociétés anciennes convient largement au monde du travail maritime, même si quelques travaux ont pointé l’importance des femmes dans la vie financière de certains ports de la façade atlantique du royaume au xviiie siècle4.
2Un sujet d’histoire sociale, et plus encore d’histoire économique – s’il est possible de séparer les deux –, doit s’appuyer sur le chiffre, sur des séries, sur des évaluations quantifiées et sur un certain nombre de marqueurs à commencer par l’indicateur professionnel5. Or, les sources restent majoritairement peu bavardes en ce domaine. Les registres paroissiaux ne font qu’exceptionnellement mention de l’activité professionnelle de l’épouse ou de la défunte. Les sources fiscales ne sont guère mieux fournies : les états de la capitation demeurent silencieux et si les cadastres se montrent davantage renseignés, ils sont très inégalement conservés. En revanche, les actes notariés fournissent nombre de renseignements mais exigent un travail qui dépasse les limites de cette esquisse et nécessiteraient une enquête collective afin d’exploiter une multitude d’actes : les contrats de mariage et testaments certes, mais aussi et surtout les nombreux actes de nature économique que sont les quittances, obligations, procurations, achats, ventes, dépositions, déclarations… Bref, la vie ! Il n’en reste pas moins vrai que le travail féminin s’y devine souvent plus qu’il ne s’y affirme. Les registres du service des classes de la Marine contiennent des mentions éparses quand surgissent des difficultés (dettes), à l’instar des archives judiciaires : celles des amirautés, sénéchaussées et prud’homies pour le monde de la pêche. Il faut donc labourer en profondeur le terrain pour atteindre les femmes dans le domaine des affaires maritimes dans toutes leurs composantes et ramifications : négoce, armement, pêche et activités associées. Qu’elles soient « femmes de la mer », c’est-à-dire étroitement liées au monde de la mer mais définies par la parenté, ou femmes totalement étrangères à ce monde, par la famille ou la culture, mais participant à des activités économiques maritimes. Selon leur appartenance sociale, leur personnalité, leurs talents et les circonstances, des femmes des franges maritimes de la France méridionale sont étroitement liées aux affaires tandis que d’autres ne les observent que d’un regard lointain, n’y prenant une part active qu’en certaines circonstances.
3Dans les grands ports, comme Marseille, mais aussi dans les cités portuaires au rayonnement régional, comme La Ciotat, Sète, Martigues ou Saint-Tropez, des femmes occupent une place au sein des maisons de négoce et d’armement. Ce sont elles que nous nous proposons de suivre dans cette esquisse, elles qui se situent parfois au premier plan mais qui se trouvent plus fréquemment dans l’ombre des administrateurs ou « décideurs ». Néanmoins, si le niveau des établissements varie selon les places, les types de participation sont assez proches et ne concernent dans tous les cas qu’une fine pellicule sociale.
Femmes d’affaires maritimes et négoce
4Sans être directement associées à une maison de commerce, des femmes participent aux affaires maritimes en investissant tout ou partie de leurs biens dans des expéditions outre-mer. Qu’il s’agisse d’achat de marchandises pour composer la cargaison d’un navire ou du financement de « pacotilles ». Au début du xviiie siècle, à Marseille, lors des expéditions vers la mer du Sud, à côté de marchands-bourgeois et d’artisans aisés, dix-sept femmes ont confié des capitaux à la mer. Certaines étaient fortunées, comme la veuve La Palissade-Gautier qui, en 1710, a placé trente-huit mille livres sur les Deux-Couronnes et le Marquis de Gournay, d’autres étaient de condition nettement plus modeste comme la servante Marguerite Truphème qui participa pour cent livres à l’armement de la Marianne alors que ses gages étaient de soixante livres annuellement.
5Elles peuvent prendre une part plus active dans le monde des affaires maritimes, comme Marie Brue, de La Ciotat, qui, en 1735, emprunte à la grosse aventure la somme de quatre cent cinquante livres à un ancien capitaine de navire marchand pour l’achat et l’embarquement de vin de Bandol sur une tartane alors en rade dans ce port6.
6La proximité de praticiens de la mer et de maisons de négoce favorise l’implication de certaines femmes dans les affaires maritimes. Dame Olivier, née Icard, fille, épouse, mère et belle-sœur de capitaines de La Ciotat au service de la puissante maison Roux de Marseille, effectue de régulières ventes de blés de mer, n’hésitant pas dans ses transactions, comme elle le fait en 1731, à tirer des lettres de change sur des négociants marseillais7. « Cette humble Ciotadenne qui sait très bien se servir du papier commercial8 » est attentive dans la conduite de ses affaires à la conjoncture internationale sans perdre la fibre maternelle. En 1734, durant la guerre de Succession de Pologne, alors que des rumeurs font état de menaces corsaires, elle exprime son inquiétude car son fils, le capitaine Olivier, est désigné pour aller décharger son blé à Cadix. Elle se rend à Toulon pour s’y opposer et demander à son fils « de ne point entreprendre ce voyage ». Dame Olivier reconnaît cependant ne pas agir uniquement pour protéger son fils :
J’ai consulté premièrement mes intérêts, vu que le profit serait très modique, à cause des assurances qu’il me faudrait faire, car il y a beaucoup de danger et de risque à courir. Nous sommes dans une saison où il ne faudrait qu’une galiote pour prendre ce bâtiment qui n’est pas en état de se défendre. Joignez à cela la difficulté qu’il y aurait à faire des matelots9 […]. Je suis si contente de voir mon fils arrivé heureusement que je me contente du profit qu’il me donnera, quelque modique qu’il soit, et je crois que, si je le voyais repartir dans ce malheureux temps, je n’aurais pas la force de supporter le coup10.
7L’analyse de la conjoncture est certes d’une grande justesse mais l’attachement filial est assurément plus fort que le profit. Cette attitude rappelle que dans les circuits marchands l’acteur économique ne prend pas automatiquement les traits d’un agent dépourvu d’identité, prêt à intégrer n’importe quel système de normes qui viserait à optimiser des profits.
8À un niveau supérieur, celui du négoce, des femmes exercent librement une activité à Marseille et suivent de près la gestion des capitaux placés dans les activités maritimes. La dame Goy-Rémuzat, « épouse libre de ses droits et actions du sieur H. Rémuzat, négociant », contracte en 1786 une société de commerce en commandite avec le sieur B.-C. Souchay11.
9L’éducation de ces femmes et davantage encore l’apprentissage des activités liées à la mer restent méconnus. L’appartenance de leurs familles au milieu maritime a sans nul doute été pour certaines un facteur déterminant, mais il serait imprudent de généraliser. La proximité sinon la confusion entre la localisation de l’entreprise et le lieu d’habitation a pu faciliter la participation aux affaires. Si la tenue de la correspondance comme celle des grands livres de société marchande est généralement confiée à des commis dans les grandes maisons de négoce, comme les Rabaud, Solier, Seimandy ou Hugues à Marseille, elle n’est pas exceptionnelle dans les maisons de plus petit rayonnement. L’apprentissage s’effectue généralement « au comptoir » aux côtés du père, d’un oncle ou du mari. Des opérations sont quelquefois menées en liaison directe avec un des représentants en déplacement. Alors que Joseph Roqueplan, de La Ciotat, se trouve à la Martinique pour ses affaires, c’est son épouse Marie Madeleine Maurice qui assure, en vertu de la procuration passée devant notaire avant le départ du mari, le suivi des opérations en cours et qui tient informé son époux par voie épistolaire12.
10Il reste difficile d’évaluer le nombre de ces femmes négociantes étroitement associées à la marche des affaires portuaires. À Marseille, où l’on dénombre environ deux cent cinquante maisons de négoce au début du xviiie siècle et sept cent cinquante à la veille de la Révolution, elles seraient entre 5 et 8 % à être directement impliquées dans ces sociétés (soit vingt à quarante d’un bout à l’autre du siècle)13. Près de 10 % des correspondants martiniquais de la puissante maison Roux de Marseille sont des femmes, des Provençales et Languedociennes établies aux Antilles : Marianne et Madeleine Hardy, les dames Le Roy, Bellisle et Galopin-Véron. Les correspondances échangées, faites d’informations, commandes, comptes et signatures, sont semblables à celles des maisons dirigées par des hommes.
11À la disparition de leur époux, le comportement des veuves demeure très variable et en rien original, car observé en d’autres domaines. Si le droit marque l’exclusion des femmes mariées de la vie économique en raison de leur incapacité juridique – sauf cas explicitement prévus dans les contrats de mariage –, le veuvage leur donne un autre statut en leur conférant une capacité pleine et entière14. Néanmoins, alors que certaines veuves assurent intégralement la poursuite des affaires, ne se contentant pas d’être un relais entre leurs défunts maris et leurs fils, d’aucunes opèrent un partage des responsabilités avec des associés de sphères plus ou moins proches tandis que d’autres encore s’en dessaisissent rapidement. C’est dans l’armement, souvent lié au négoce, que la place de ces femmes dans les affaires maritimes paraît à la fois plus originale et moins connue.
Femmes d’affaires maritimes et armement
12Aux xviie et xviiie siècles, de Narbonne à Antibes, la présence des femmes est attestée dans la propriété des navires, gros vaisseaux ou modestes tartanes15. La propriété en participation d’un bâtiment de mer est une pratique quasi générale sur toutes les franges maritimes. Dans cette copropriété la part ou quirat (carats, quairats, kirats, setzens) équivaut à un vingt-quatrième de la valeur totale du bâtiment16. L’accroissement de la portée des navires, donc des prix d’achat et des coûts d’entretien, conduit à ce fractionnement17. En opérant de la sorte, les entrepreneurs mobilisent plus facilement – dans les petites et moyennes localités – le capital nécessaire à l’acquisition du navire et parviennent à intéresser un plus grand nombre d’associés et à diviser les risques. Le fractionnement de la propriété, qui est plus important dans les ports secondaires et petits havres que dans les grandes places, peut traduire une plus grande difficulté pour mobiliser le capital et exploiter le navire. Il signifie également la volonté pour un plus grand nombre de participer à un tel investissement dans un environnement économique où l’éventail des placements est relativement fermé. En revanche, dans les grandes places marchandes comme Marseille, la propriété des navires semble moins émiettée dans la mesure où les négociants tendent à contrôler l’outil de transport et non à l’affréter à un chargeur extérieur à l’entreprise.
13Ces quirats circulent dans les sociétés littorales entre les mains des gens de mer ou de ceux qui ne le sont pas. Les transactions, qui conduisent à une reconfiguration de la propriété du navire, sont accompagnées de déclarations devant les officiers de l’amirauté. Les participations figurent également sur les registres matricules des bâtiments de mer tenus et régulièrement mis à jour par les commis du Service des classes. Ainsi, sur le vaisseau Le Cayennois, du port de deux cent quarante tonneaux, construit à Marseille en 1773, figurent quatre propriétaires dont la demoiselle Marie-Anne Rimbaud veuve Gautier pour six quirats18.

Document. Extrait de registre matricule du vaisseau Le Cayennois, de Marseille (1776).
14On trouve également la trace de ces parts de navires dans les actes notariés, y compris dans des compositions de dots ou de legs testamentaires. Ainsi, quand Madeleine Moisson, fille d’un ancien capitaine de Saint-Tropez, épouse en 1745 le capitaine Jean Charles Cauvin, sa dot, qui est de mille cinq cents livres, comprend six quirats, pour une valeur de six cents livres, sur les douze quirats que son père possède sur une tartane qui est alors au Levant sous le commandement d’un neveu, Jean-Baptiste Moisson19. En 1734, la dot de Marie Madeleine Martin, qui s’élève à trois mille livres, se compose « de deux mille quatre-vingt-quatre livres en espèces, six cent seize livres en habits et linges et trois cents livres pour un quirat sur le pinque Saint-Joseph que commande son père20 ». La transmission de ces participations figure également dans des avances d’hoirie, comme celle que fait Marguerite André, en 1695, au profit de sa nièce au moment du mariage de celle-ci sous la forme de deux cents livres à prendre sur le fonds placé sur la tartane Sainte-Anne, du patron Claude Ratou (futur beau-père de l’épouse), cent livres pour un quirat sur la tartane Saint-Tropez du patron Jacques Guirard et soixante-quinze livres placées sur la tartane Saint-Joseph de Joseph Guirard21.
15En 1724, par testament, Anne Laborel, veuve d’Antoine Antibou, bourgeois, laisse à sa fille, Anne Ursule Antibou, un quirat (quatre cents livres) qu’elle participe sur le pinque du patron Abel Pérou, quatre quirats sur la tartane du patron François Clémens, deux cents livres qui sont sur le fonds de trois quirats de la tartane d’Antoine Cavalier et cent cinquante livres sur le fond d’un quirat de la barque de son frère Pierre Laborel22.
16Par investissements directs, legs ou dotations, des femmes figurent également parmi les copropriétaires de bâtiments de la flotte de Sète. Trois éléments caractérisent leur présence dans ce port du Languedoc. Elles restent en nombre limité malgré une légère progression : environ 8 % de l’ensemble des quirataires en 1740-1744 (seize sur deux cent trente-trois connus) et 11 % (vingt-quatre sur deux cent huit connus) en 1784-1788. Elles sont, dans les deux tiers des cas, veuves de négociants, comme la veuve Bousquet, et parfois associées à leurs enfants, comme la dame Germain, veuve Monglas et enfants, ou la veuve Plagnol, dans la société Vve Plagnol et fils. Enfin, elles ne possèdent qu’un nombre limité de quirats. Parmi ces femmes, la comtesse du Cayla, de Montpellier, apparaît à trois reprises au milieu du xviiie siècle, pour un total de onze quirats dont cinq sur une tartane nommée précisément La Comtesse du Cayla23 ; elle figure également associée aux demoiselles de Bachy du Cayla sur un autre navire.
17À Marseille, en 1776, les femmes sont présentes dans la propriété de cinquante-sept bâtiments (sept mille six cent soixante et onze tonneaux) sur une flotte de quatre cent quatre-vingts navires (soixante-neuf mille deux cents tonneaux), soit sur 12 % des navires. Toutefois, dans la mesure où elles n’ont chaque fois qu’un nombre réduit de parts, elles ne possèdent que 4 % des quirats de la totalité de la flotte. Rares sont celles qui, comme la dame Cornet, possèdent la moitié d’un navire, mais il est vrai qu’il s’agit dans ce cas d’une modeste tartane de quarante tonneaux dont l’autre moitié appartient au sieur Aillaud de Marseille24.
18Dans un port secondaire comme Saint-Tropez, où les affaires maritimes occupent une part essentielle dans la vie économique locale, la présence féminine est plus sensible au xviiie siècle25. Sur sept cent quatre-vingt-quatre bâtiments dont les propriétaires sont clairement identifiés se trouvent deux cent cinquante femmes, pour trois mille deux cent un hommes, soit 7,2 % des quirataires qui sont intéressées sur cent soixante-quatorze navires. Elles sont présentes sur 22 % de la flotte mais pour seulement 5,8 % des quirats étant donné le faible nombre de quirats généralement possédés26.
19Parfois trois ou quatre femmes, apparentées ou non, contrôlent la moitié ou les deux tiers d’un navire. Tels sont les cas des veuves Aubenque, Borries, Bresson et Doumet de Sète qui possèdent treize des vingt-quatre quirats de la tartane Saint-François de soixante-treize tonneaux et d’Adélaïde Lamiare et des veuves Calage, Nougaret et Tinel de Montpellier qui ont dix-huit quirats de la tartane Saint-Michel de soixante-dix tonneaux. Plus rarement elles possèdent, seules ou avec la maison de négoce qu’elles dirigent, la totalité d’un bâtiment. En 1776, à Marseille, Marie Parenque est propriétaire de la totalité (vingt-quatre quirats) du senault la Marie-Elisabeth de cent soixante-dix-huit tonneaux, Hélène Senebier du vaisseau la Marie Fortunée de deux cent soixante-dix tonneaux et la veuve Dengalières et Cie de la corvette la Nouvelle Marseillaise de cent soixante-huit tonneaux. Néanmoins, en appliquant une classique stratégie de division des risques, ces femmes répartissent souvent leurs biens sur plusieurs bâtiments. En cette même année 1776, en rien exceptionnelle, Catherine Devoulx a des participations sur quatre bâtiments inscrits à Marseille : quatre quirats sur la polacre l’Amphitrite (cent tonneaux) allant à la traite des esclaves27, douze sur le senault le Hasard (deux cents tonneaux), six sur la tartane l’Aimable Catherine (cent cinq tonneaux) et douze sur le senault l’Héroïne (cent quatre-vingts tonneaux) pour un montant global de plus de quatre mille livres.
20Les représentantes d’une famille se retrouvent quelquefois associées à la gestion de mêmes embarcations. Ainsi en est-il des Rossignol – Marie-Anne, Marguerite, Thérèse, Marie, Anne-Marie – présentes sur cinq bâtiments différents avec deux capitaines apparentés, Laurent et Antoine Rossignol, père et frère des dites femmes. En 1768, trois sœurs de cette famille marseillaise possèdent seize quirats sur la tartane Saint-Michel dit Le Rossignol. Cette situation, y compris le surnom de la tartane, illustre la forte coloration familiale de l’entreprise constituée autour du navire. Des épouses de capitaines en activité sont également des partenaires directement impliquées dans les affaires maritimes de leurs maris comme la demoiselle Aubergy, de Marseille, épouse du capitaine Joseph Coste qui commande le brigantin Elisabeth (cent cinq tonneaux) en 1775, ou Hélène Senebier, épouse du capitaine Dantoine qui commande, en 1780, le vaisseau la Marie-Fortunée (deux cent soixante-dix tonneaux) de Marseille. Le capital et le savoir-faire sont ainsi unis dans cette entreprise où figurent d’autres parents. Des épouses de négociants ou marchands investissent également une part de leurs biens dans la propriété des navires affrétés par leurs époux : ainsi agissent à Marseille en 1774 Claire Borrely, Jeanne Ricard, la demoiselle Olive et, à Sète, la demoiselle Bousquet.
21Les veuves de négociants sont nombreuses à investir dans la propriété des navires. À Marseille, elles représentent près du tiers des femmes propriétaires dénombrées en 1776 (dix-sept sur cinquante-sept). Cependant,
il ne suffisait pas que ces veuves de négociants aient eu l’opportunité d’accéder à ces responsabilités de « chef d’entreprise » marchande, ni la volonté de les exercer. Encore fallait-il qu’elles eussent les capacités minimales suffisantes pour exercer une fonction qui exigeait d’autres compétences que la tenue d’une boutique de mode28.
22Certaines prennent en charge, durant plusieurs années, la succession du défunt mari, sous le regard d’un conseil de famille soucieux de sauvegarder les intérêts des enfants en bas âge. La demoiselle Catherine Amic, qui a perdu son mari, le capitaine Antoine Moisson, lors d’un voyage en Méditerranée arabo-musulmane, administre notamment les revenus de « treize quirats sur deux bâtiments, d’un capital de mille piastres placé à Constantinople sur la nation juive au change de 7 % l’an et de cent quatre-vingt-dix piastres qui se trouvent entre les mains de Barthélemy Pascalis, maître horloger à Smyrne, au change de 8 % l’an29 ».
23D’autres reprennent seules les affaires qu’elles avaient suivies du vivant de leur époux ou de leur père et auprès desquels elles ont pu acquérir des savoir-faire, développer des compétences et obtenir l’indispensable confiance auprès des associés : ainsi en est-il des veuves Venel, Vintimille et Kick. Quelques-unes enfin poursuivent l’entreprise en s’associant à un ancien collaborateur ou à un parent, voire aux deux : tels sont les cas de la veuve Olive et Mazolier, de la veuve Conte et fils, de la veuve Clérissy et fils aîné ou encore de la veuve Miraillet, fils et Hermite. Si elles dirigent alors la maison de négoce et d’armement peut-on parler pour Marseille de « véritables clubs d’investissement féminins avant la lettre » comme on a pu le faire pour Saint-Malo à la fin du règne de Louis XIV30? Une telle configuration avec forte présence familiale et grande proximité géographique est attestée dans des ports secondaires comme Martigues, Cannes ou Saint-Tropez avec, dans ce dernier port, les Guirard, les Martin, les Trullet, les Pérou ou les Allard. Ces formules semblent également exister dans la marine de Sète avec un croisement d’intérêts familiaux féminins, entre veuves ou non, de Sète et Montpellier. L’étude est à poursuivre pour Marseille avec la reconstitution de familles afin de décrypter les possibles réseaux.
24Les affaires maritimes sont donc bien aussi des affaires de femmes. Des recherches complémentaires restent indispensables pour étoffer le dossier, enrichir les trajectoires trop rapidement esquissées et fournir un tableau moins impressionniste. Bien que les niveaux économiques aperçus dans ces parcours soient très inégaux, le fonctionnement des économies littorales ne peut pas se comprendre si l’on marginalise la place de ces femmes sous prétexte que leurs tâches, d’une grande flexibilité et difficiles à évaluer, sont fortement intégrées au monde masculin du travail, y compris dans le cadre d’une pluriactivité.
25Pour ces femmes, particulièrement celles qui sont issues du monde de la mer, les disparitions précoces et soudaines d’un père et plus encore d’un mari modifient leur fonction, transforment leur statut. Devenues veuves elles paraissent moins décontenancées car beaucoup d’entre elles ont très tôt été amenées à prendre des décisions, à faire preuve d’initiatives et à exercer des responsabilités. Décision, initiative et responsabilité sont les trois vertus de toute bonne économie, les trois qualités du parfait négociant. Toutefois, « quelle que soit leur importance, ces femmes ne font souvent que succéder temporairement à un homme ; elles maintiennent une ‘tradition’ mais ne créent pas » véritablement31. Au vrai, à travers ces affaires maritimes n’avons-nous pas simplement retracé, pour nombre de ces femmes, les « conditions complexes d’une promotion provisoire32 » ?
Notes de bas de page
1 Geneviève Dermenjian, Jacques Guilhaumou, Martine Lapied, dir., Femmes entre ombre et lumière. Recherche sur la visibilité sociale (xvie-xxe siècles), Paris, Publisud, 2000.
2 Régine Goutalier, Yvonne Knibiehler, Catherine Marand-Fouquet, Eliane Richard, dir., Marseillaises. Les femmes et la ville, Paris, Côté-femmes éditions, 1993.
3 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Les femmes à l’époque moderne (xvie-xviiie siècles), Paris, Belin, 2003, p. 99.
4 André Lespagnol, « Femmes négociantes sous Louis XIV. Les conditions complexes d’une promotion provisoire », dans Alain Croix, Michel Lagrée, Jean Quéniart, dir., Populations et cultures. Études réunies en l’honneur de François Lebrun, Rennes, PUR, 1989, p. 463-470 ; Nicole Dufournaud et Bernard Michon, « Les femmes et l’armement morutier : l’exemple des Sables d’Olonne pendant la première moitié du xviiie siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 110, no 1, 2003, p. 93-113.
5 Alain Cabantous, Dix mille marins face à l’océan. Les populations maritimes de Dunkerque au Havre aux xviie et xviiie siècles (vers 1660-1794). Étude sociale, Paris, Publisud, 1991.
6 Archives départementales des Bouches-du-Rhône (désormais AD B-d-R), 369 E-253. Le 31 décembre 1735.
7 Archives de la Chambre de commerce et d’industrie de Marseille-Provence (désormais ACCIM-P), L.IX, 302. La Ciotat. Mme Olivier, née Icard, lettres du 18 septembre 1731.
8 Charles Carrière, Négociants marseillais au xviiie siècle. Contribution à l’étude des économies maritimes, 2 volumes, Marseille, Institut historique de Provence, 1973, p. 852.
9 Durant les conflits, les armateurs ont souvent des difficultés pour composer les équipages de leurs navires car les gens de mer, soumis au service des classes depuis 1670, sont levés pour servir sur les vaisseaux du roi.
10 ACCIM-P, L.IX, 302. La Ciotat. Mme Olivier, née Icard, lettres du 7 mai 1734.
11 AD B-d-R, XIII B 329. Écrite du 29 mars 1786.
12 AD B-d-R, 369 E-525. Le 31 mai 1779. Sur les procurations voir Gilbert Buti, « La mer par procuration en France méditerranéenne aux xviie et xviiie siècles » dans Emmanuelle Charpentier et Philippe Hrodej, dir., La femme et la mer à l’époque moderne, Rennes, PUR (à paraître 2015).
13 C. Carrière, op. cit., p. 265-266.
14 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Être veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2001, p. 278- 282.
15 Pour ces propriétés, on se reportera pour les différents départements et quartiers maritimes aux registres matricules établis par le service des classes et déposés au Service historique de la Défense, département Marine, Toulon (désormais SHDMT). Série P.
16 Le terme d’action apparaît dans la seconde moitié du xviiie siècle sur les vaisseaux corsaires.
17 Nouveau Glossaire Nautique d’Augustin JAL. Dictionnaire multilingue des termes de la marine à voiles, Paris, CNRS, 1970-2012 (réédition et mise à jour de la 1re édition de 1848). Voir article « Carat ».
18 SHDMT, 13 P6-3. Registre matricule des bâtiments de Marseille (1775-1784), folio 81, no 323.
19 Archives départementales du Var (désormais ADV), 3 E-66-7. Contrat de mariage le 5 octobre 1745.
20 ADV, 3 E-66-5. Contrat de mariage le 17 janvier 1734.
21 ADV, 3 E-66-2. Contrat de mariage le 29 juin 1695.
22 ADV, 3 E-66-3. Testament, le 24 novembre 1724.
23 SHDMT, 11P1-4, f° 27, n° 106.
24 SHDMT, 1 Q 15. Marseille, désarmement, 1766, no 240.
25 Gilbert Buti, Les Chemins de la mer. Un petit port méditerranéen : Saint-Tropez aux xviie et xviiie siècles, Rennes, PUR, 2010.
26 Pour une flotte totale de neuf cent huit bâtiments (cent vingt-quatre avec quirataires non identifiés).
27 Pour la participation à la traite de cette maison à la fin du xviiie siècle voir : ACCIM-P, L.XVI, fonds Pierre Honoré Devoulx (1790-1802)
28 A. Lespagnol, art. cit., p. 467.
29 ADV, 11 B. Saint-Tropez. Règlement de succession du capitaine Antoine Moisson, 1757-1758.
30 A. Lespagnol, art. cit., p. 469.
31 Dominique Godineau, Les femmes dans la société française, 16e-18e siècle, Paris, A. Colin, 2003, p. 56.
32 A. Lespagnol, art. cit., p. 463.
Auteur
Aix Marseille Université, CNRS, UMR 7303 Telemme
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