Les femmes dans le petit commerce alimentaire lyonnais au XVIIe siècle. Ressources et stratégies des « travailleuses de l’ombre »
p. 73-83
Texte intégral
1Longtemps limité à la seule problématique de l’exclusion par rapport aux corporations, le travail des femmes dans les villes de l’Ancien Régime fait depuis deux décennies l’objet d’une approche profondément renouvelée1, qui va de pair avec le nouveau regard porté sur les communautés de métier et, en particulier, sur les rapports que ces dernières entretiennent avec le monde des travailleurs non corporés2. Plus que d’autres peut-être, le secteur du commerce alimentaire représente un observatoire privilégié pour qui cherche à mieux saisir le rôle économique des femmes dans les villes de l’époque moderne. Il nécessite en effet peu de compétences techniques et d’équipements, ce qui permet à tout un chacun ou presque de s’y livrer un jour ou l’autre. Deuxième ville du royaume, Lyon voit sa population tripler au cours du xviie siècle pour atteindre 100 000 habitants à la fin du règne de Louis xiv. Tandis que s’affermit, sur fond de crises économiques et frumentaires, l’autorité du consulat3 sur la ville, le commerce des denrées fait l’objet d’une surveillance étroite de la part des autorités. Cette volonté de contrôle s’est traduite par la production d’une masse considérable de textes normatifs – délibérations consulaires, ordonnances de police, statuts des communautés de métiers – mais aussi de documents signalant les résistances à ce nouvel ordre économique et qui permettent de mieux pénétrer au cœur des réalités de l’échange.
2Bien que cantonnées juridiquement à un statut d’éternelles mineures, ce qui explique en partie leur absence presque totale des sources « officielles », les femmes n’en jouent pas moins un rôle économique essentiel dans le secteur du petit commerce alimentaire. Les règlements de métiers progressivement élaborés au cours du xviie siècle ne reflètent par conséquent que très partiellement l’investissement réel de ces « travailleuses de l’ombre », qu’ils tendent à rejeter peu à peu dans l’illégalité. Un certain nombre de femmes n’en continuent pas moins, à l’aube du xviiie siècle, à agir hors des cadres corporatifs, voire à concurrencer directement les maîtres. Paradoxalement, si ces filières parallèles se maintiennent, c’est bien souvent grâce à l’indulgence, voire à la complicité, des membres des métiers et des autorités urbaines, pris entre des intérêts et des devoirs divergents.
Des travailleuses de l’ombre
3Dans une ville littéralement traversée par l’échange, les sources officielles masquent l’extrême diversité des acteurs du commerce alimentaire. Il faut, pour tenter de saisir les activités économiques des femmes, se tourner vers d’autres documents.
Le problème des sources
4Si le recensement de 1597 fait de l’alimentation le deuxième secteur d’activité à Lyon4, il n’indique que la profession des chefs de feu, laissant par conséquent dans l’ombre la grande majorité des femmes. Il gomme en outre la pluriactivité et ne rend pas compte du commerce irrégulier ou saisonnier. Quant aux rôles de « répartiment5 » qui donnent des indications ponctuelles sur les effectifs de certains métiers, ils ne mentionnent que les veuves de maîtres : elles représentent par exemple en 1703 près de 14 % de l’effectif des maîtres bouchers6. Là encore, ces chiffres ne prennent pas en compte l’ensemble des individus, et en particulier des femmes, engagés, à un moment ou un autre de leur existence, dans la pratique d’un métier. Recensements et « répartiments » ne livrent par conséquent qu’une image tronquée de la structure économique d’une ville au sein de laquelle « le revenu de chaque feu ne se ramèn[e] pas aux seuls gains d’un chef à l’activité unique, mais, au contraire, résult[e] de la sommation d’activités familiales diversifiées variant en fonction des opportunités7 ».
5Pour tenter de mieux saisir la part des femmes au sein du commerce alimentaire, il convient par conséquent de laisser de côté l’approche traditionnelle par les recensements ou les communautés de métiers et de partir non plus des groupes constitués, mais des expériences individuelles. Or les acteurs du commerce journalier, informel ont laissé dans les sources très peu de traces d’eux-mêmes, les activités sans organisation corporative ni réglementation administrative étant, par définition, sans archives. Le cas le plus frappant est précisément celui des femmes, qui sont le plus souvent identifiées non par leur occupation, mais par leur statut marital : elles sont « femme de… » ou « veuve de… ». Il faut donc avoir recours à des documents dans lesquels, autant que possible, les acteurs définissent eux-mêmes leur identité et qui permettent en outre éventuellement de reconstituer, à travers des « récits de vie » plus ou moins spontanés, la complexité des parcours individuels : c’est le cas des archives judiciaires et policières8.
De l’enfance au veuvage : l’éventail des activités féminines
6Dans la France de l’époque moderne, les facteurs juridiques et sociologiques semblent se conjuguer pour exclure les femmes du monde du travail. Si le Lyonnais fait partie des « pays » de droit écrit, les tribunaux de la ville ressortissent au parlement de Paris, ce qui favorise l’influence à Lyon de la coutume de Paris qui établit de façon absolue l’incapacité de la femme mariée. Privées du pouvoir de contracter, les femmes n’ont donc accès légalement qu’à un choix restreint d’activités, essentiellement domestiques et peu qualifiées. Les contraintes familiales et domestiques qui pèsent sur elles au quotidien limitent en outre concrètement les possibilités qu’elles pourraient avoir d’exercer à temps plein un métier à l’extérieur de la famille. Dans la pratique pourtant, James B. Collins a bien montré que les normes juridiques masquent le rôle effectif des femmes dans la société et dans l’économie. À Lyon, plusieurs études ont révélé que, durant tout l’Ancien Régime, les filles et les épouses de maîtres tisserands de la ville participent au tissage de la soie, pourtant considéré officiellement comme un monopole masculin9. Plus largement, il semble bien que les femmes, loin d’être confinées à la sphère domestique, s’en échappent constamment, et à tout âge, pour se livrer à des activités qui ne sont pas nécessairement secondaires ou complémentaires de celles des hommes.
7Le caractère tardif du mariage, qui oblige les jeunes filles de milieu modeste à trouver un gagne-pain, et la nécessité de se constituer une dot incitent nombre d’entre elles à s’employer comme servantes chez les marchands de vin ou de liqueurs, comme le révèlent les sources relatives aux incidents survenus dans ces établissements. Elles paraissent aussi très présentes dans le commerce du poisson : Claudine Foin joue pour sa mère, qui vend du poisson à la Pêcherie, les intermédiaires avec les marchands poissonniers10. Les filles des faubourgs, enfin, aident leur mère à porter en ville des légumes ou du lait les jours de marché11. Beaucoup semblent ainsi, dès l’enfance, instruites de manière informelle dans tel ou tel type de petit négoce.
8Plus encore que leurs filles, les femmes mariées jouent un rôle certain dans le commerce. Les femmes de Lyon, écrit le voyageur italien Sébastien Locatelli, ont dans les boutiques
les principaux emplois, elles tiennent les écritures en partie double, elles vendent, elles invitent les pratiques à acheter, leur montrent poliment les marchandises, comptent l’argent, le serrent et le gardent. […] Bref, les maris et les pères servent de commis et de garçons de boutique12.
9Sans tomber dans le stéréotype des « maîtresses femmes », il est clair qu’il revient à bon nombre d’épouses de tenir la boutique lorsque leur mari doit s’absenter, un cas de figure particulièrement fréquent chez les bouchers qui partent parfois plusieurs semaines s’approvisionner horsde Lyon13. Bien plus, certaines paraissent réellement impliquées dans les affaires de leur mari, ce que le droit n’interdit pas formellement lorsque le chef de famille a donné son accord. Le marchand fromager Pierre Reymond laisse ainsi parmi ses papiers « un livre couvert de carton qui est des comptes et receus touchant le negoce de fromages que faisait ledit deffunt avec ladite veuve14 ». Une autre particularité prévue par la coutume concerne les « marchandes publiques », dont l’activité doit être indépendante de celle de leur mari – souvent artisan – et qui ont dans ce cas le pouvoir de contracter « pour le fait de [leur] marchandise »15. Elles sont particulièrement nombreuses dans le commerce du vin ou du poisson, phénomène que l’on retrouve aussi bien à Londres avec les fishwives qu’à Paris. Certaines tiennent leur propre boutique, à l’instar de cette épouse de voiturier qui vend, rue de Flandres, « plusieurs sortes de liqueurs16 ». Les marchés aux primeurs constituent enfin des lieux de prédilection pour les marchandes des rues. Celui de la place des Carmes voit se côtoyer des femmes de portefaix, de tailleurs d’habits, de maçons ou de voituriers par eau, désignées selon les cas comme revendeuses ou comme « fruitières17 ». Le consulat fait d’ailleurs preuve à l’égard des plus démunies d’entre elles d’une forme détournée d’assistance en leur réservant des emplacements sur certains marchés18.
10Le secteur alimentaire est enfin, comme partout, le domaine privilégié des veuves. Elles aussi jouent un rôle dans la vente de vin bourgeois ou d’aliments au détail, parfois grâce aux bons soins du corps de ville. On compte ainsi un tiers de veuves parmi les occupants des petites boutiques de bois édifiées dans les années 1670-1680 le long de la boucherie des Terreaux, échoppes dont la vocation est à la fois esthétique et charitable19 : y figurent une poulaillère, une « gargotière » et une faiseuse de dentelle – autre secteur privilégié de l’activité féminine. Le veuvage n’est pas toujours, pour autant, synonyme de misère : en 1678, le bail à ferme de la chasse-marée de Martigues est accordé par le consulat à Antoinette Michaud, veuve d’un maître maréchal, pour une durée de six ans20.
Femmes et communautés de métiers
11Bien que fortement présentes dans les échanges, les femmes ne se voient pas reconnaître d’existence professionnelle officielle par les communautés de métier qui s’organisent à Lyon dans le courant du xviie siècle. Elles n’en continuent pas moins à tenir une place essentielle dans les formes non corporées du commerce, qui se maintiennent en marge des métiers jusqu’aux premières décennies du xviiie siècle au moins.
Une place restreinte au sein des métiers
12Comme cela a souvent été décrit pour d’autres villes ou d’autres secteurs d’activité, les métiers de bouche dénient aux femmes toute forme de reconnaissance légale lorsqu’elles ne sont ni filles ni surtout veuves de maîtres.
13Le travail accompli par les épouses et les filles de maîtres aux côtés de ces derniers ne leur donne aucun statut officiel dans le métier. En revanche, les filles qui épousent des compagnons du même métier que leur père leur apportent un certain nombre d’avantages en matière d’accès à la maîtrise21. Il est par contre formellement interdit à ces filles de continuer à seconder leur père dans sa profession lorsqu’elles épousent un homme exerçant un métier différent22. La femme apparaît en quelque sorte ici comme un relais essentiel – voire dangereux – dans la transmission du métier, même si ses compétences, acquises de manière informelle dans l’atelier du père, ne sont jamais reconnues explicitement.
14Seul finalement le veuvage confère aux femmes de maîtres un statut qui les rapproche, au moins de manière provisoire, de celui de leur ancien époux23. La maîtrise étant considérée comme une sorte de « propriété familiale », les règlements laissent à la veuve le pouvoir de poursuivre l’activité de son mari, sous certaines conditions. Partout il est reconnu que les veuves de maîtres « jouiront de la maîtrise durant le temps de leur viduité » afin qu’elles puissent « subsister pendant leur veuvage ». Toutefois, les limites posées par les maîtres eux-mêmes à l’influence des veuves dans les communautés transparaissent de leur absence quasi généralisée aux assemblées des maîtres. Surtout, les règlements limitent strictement les droits des veuves à la période de veuvage. Si ces dernières ne se voient jamais autorisées à former de nouveaux apprentis, elles peuvent en revanche « faire achever aux apprentifs de leurs maris le temps restant de leur apprentissage » et continuer à « tenir des compagnons ». Il n’est pas rare dans ces conditions que la veuve se remarie avec l’un des compagnons en question, ce qui dans certains métiers peut faciliter l’accès de ce dernier à la maîtrise. Là encore, la femme apparaît plus comme le relais que comme la véritable dépositaire du privilège. Quant à celle qui convole avec un homme d’une autre profession, elle perd automatiquement tous ses droits et doit se séparer à la fois de ses compagnons et des apprentis, replacés chez d’autres maîtres.
La part des femmes dans les circuits parallèles
15La mise par écrit des statuts des communautés, même si elle est encore loin, au début du xviiie siècle, de concerner l’ensemble des métiers de bouche, témoigne d’un lent processus de déplacement des normes de l’échange. En rejetant dans l’illégalité tous ceux qui n’ont ni la possibilité ni les moyens d’adhérer à ces communautés, elle contribue paradoxalement à pérenniser des formes d’économie contre lesquelles les membres des métiers entendent précisément lutter. Dans ce contexte, l’absence d’identité professionnelle reconnue n’apparaît plus uniquement du point de vue des femmes comme un handicap, mais aussi comme une ressource, mise au service de stratégies de survie plus ou moins élaborées. Parce qu’elles évoluent de facto dans une sorte d’entre-deux normatif, parce que ce « statut en creux » est source de flexibilité et d’adaptabilité, parce qu’enfin leur position d’éternelles irresponsables aux yeux de la justice leur permet d’enfreindre la loi à moindre risque, les femmes jouent en quelque sorte le rôle de relais entre une économie « légale » et une nébuleuse d’activités informelles plus ou moins licites et tolérées.
16Elles tiennent par conséquent une place de choix dans les filières qui concurrencent directement les métiers : plus de la moitié des cas de concurrence ou d’exercice illégal d’une profession relevés dans les registres d’infractions aux règlements des métiers les concernent. Les poulaillers et rôtisseurs – érigés en communauté depuis 1688 – ont par exemple bien du mal à imposer leur monopole sur le commerce de volaille – traditionnellement une affaire de femmes24. Comme beaucoup d’acteurs de l’économie informelle, les femmes restent en outre familières de la pluriactivité, cumulant au gré des circonstances et des opportunités diverses tâches susceptibles d’améliorer un tant soit peu leur revenu quotidien. Une certaine Labrosse, qui vit dans une simple chambre de la rue de l’Enfant qui Pisse où elle s’applique à faire « des crochets et des boucles », est ainsi poursuivie en 1691 par les marchands épiciers de la ville pour s’être livrée à la fabrication et à la vente de poivre falsifié25. Suzanne Fumette, épouse d’un maître tisserand, complète à sa façon les revenus du ménage en fabriquant pour les vendre des biscuits et autres macarons26. Dans les secteurs où il n’existe pas de métiers statués, les femmes s’imposent comme intermédiaires, quitte à faire monter artificiellement les prix. Au milieu des années 1650, plusieurs veuves du quartier de la Croix-Rousse, fort humbles et « chargées d’enfants », décident de mettre en commun leur modeste capital afin d’acheter sur les chemins des denrées qu’elles revendent ensuite à des prix « excessifs » aux yeux des autorités27.
17D’autres femmes, mieux placées sur l’échelle sociale, vont jusqu’à s’improviser négociantes et à concurrencer les marchands établis. Le 23 janvier 1702, Jacques Tessier et Barthélemy Luquet qui, avec l’accord du consulat, « se sont entremis à faire vendre des menues marchandises de bouche […] comme ris, amandes, prunaux, huilles, figues, raisins, bruniolles et autres », se plaignent de la concurrence qui leur est faite par une certaine veuve Dupont et jugent « inouy que pareille negociation aye jamais été faite par une femme28 ». L’exemple prouve que l’économie parallèle n’est pas qu’une économie de pauvres et que le veuvage ne constitue pas toujours une entrave à l’activité des femmes, mais peut représenter au contraire un espace de liberté.
18Les veuves de maîtres sont d’ailleurs surreprésentées dans les registres d’infractions aux règlements des métiers. Cette omniprésence dans les sources de la répression est sans doute le signe qu’elles sont surveillées de près par les maîtres, car elles disposent et des outils et du savoir-faire nécessaires à la poursuite du métier ; elle montre aussi que leur « état » les rend à la fois libres et vulnérables, les amenant, plus que d’autres, à enfreindre la loi. Certaines poursuivent de façon tout à fait licite l’activité de leur mari, mais élargissent au passage la gamme des denrées vendues, ce qui les place d’emblée en infraction29. D’autres se livrent à des activités de vente ou de fabrication clandestine de produits sans aucun lien avec le métier qu’exerçait leur époux, telle Marie Ouvrier, veuve d’ouvrier en soie, qui débite de la viande dans son domicile de la rue Noire30. Quelques-unes enfin continuent à former de nouveaux apprentis, ce que les règlements de métiers leur interdisent formellement31.
19La forte présence des femmes parmi les contrevenants aux règlements des métiers ou aux ordonnances de police montre en définitive la résistance qu’elles opposent à la normalisation des pratiques économiques que les autorités municipales, comme les maîtres, tentent d’imposer. Pourtant, si ces formes d’économie parallèle survivent, c’est aussi grâce à d’infimes arrangements entre le consulat ou les marchands établis et les « travailleuses de l’ombre ».
Les formes de la tolérance
20Les rapports entre boutiquiers ou artisans et vendeuses de rue, entre métiers statués et infra-économie ne sont pas à envisager uniquement en termes de concurrence. Même si les registres d’infractions montrent que les gens de métier tolèrent de moins en moins certaines activités parallèles, il existe aussi à l’occasion, entre ces deux univers, un continuum fondé sur des liens de complémentarité et de dépendance.
Un monde de « solidarités furtives32 »
21Si les vendeuses de rue continuent à arpenter inlassablement le pavé urbain à la rencontre de leurs clients ou à « étaler » hors des lieux qui leur sont destinés, c’est en partie grâce à la tolérance dont elles bénéficient de la part de certains boutiquiers. Quelques-uns permettent par exemple l’usage momentané de leur balance : la veuve d’un maître boulanger de la Croix-Rousse, veuve en premières noces d’un maître boucher, est surprise en Bourgneuf avec une balle pleine de viande « qu’elle vendoit en detail, même dans la boutique d’un marchand ou elle pesait sa viande33 ». Certains marchands établis se débarrassent de produits avariés ou de second choix en les confiant à des revendeuses chargées de les écouler discrètement dans les rues auprès de clients moins regardants. En septembre 1713, une femme est surprise rue de la Vieille Monnaie par un commissaire de police avec une benne pleine de carpes « bonnes quoi que puantes », « qu’elle vend […] a tous allans et venans » et qui lui ont été confiées par une poissonnière34.
22Nombre de boutiquiers ont aussi pour habitude, en dépit des règlements, d’envoyer dans les rues de la ville un ou plusieurs membres de leur maisonnée, servantes ou apprentis mais surtout femme et enfants. Le dénommé Blain, boulanger à Saint-Irénée, fait par exemple « vendre journellement par sa femme du pain de toute sorte à Saint-Just sur le bang de maître Vincent notaire dudit lieu35 ». Les marchands fromagers qui tiennent boutique place de la Fromagerie, à proximité de l’église Saint-Nizier, expliquent de leur côté en 1596 qu’ils ont eu « de tout temps » coutume d’envoyer leurs servantes « pour vendre des fromaiges par la ville36 ». Ils supportent d’ailleurs assez mal la concurrence que leur font les revendeuses, « pauvres femmes […] chargée chascune d’elles de plusieurs enfants et aussi la plus grande partie d’elles vefves de long temps », qui disent ne savoir rien faire d’autre pour gagner leur vie que porter par la ville des fromages achetés à crédit à des marchands37. Au-delà des conflits de concurrence, l’affaire montre bien à quel point le monde des vendeuses ambulantes est loin de constituer un univers homogène.
Une répression modulée
23Les suppliques adressées au consulat par les revendeuses de fromages révèlent aussi à quel point les pratiques du commerce illicite relèvent bien souvent, et en particulier pour les femmes, de la survie. La vulnérabilité de l’économie familiale, même chez les artisans, rend en effet indispensable le recours à toute une gamme d’activités relevant de l’économie d’expédients, pratiques que le consulat cherche, dans un souci de charité autant que de maintien de l’ordre public, à contrôler plus qu’à éradiquer.
24Alors que l’évolution de la conjoncture et des pratiques économiques tend à exclure toujours davantage les femmes du marché, les autorités urbaines leur ménagent au cas par cas des espaces de survie hors des cadres officiels : ainsi, par exemple, lorsqu’elles accordent à Claire Bruyas, épouse d’un affaneur (journalier), la permission de vendre de la moutarde pendant trois mois encore, en dépit des protestations des maîtres gardes vinaigriers qui l’ont surprise en infraction, et alors que rien a priori ne lui en donne le droit38. Un autre indice de la relative tolérance manifestée par le consulat à l’égard de certaines pratiques officiellement prohibées – et donc du hiatus existant entre normes sociales et normes répressives – tient dans le montant relativement faible des amendes infligées aux contrevenantes. Dans les cas d’infractions aux règlements des métiers, celles-ci ne dépassent jamais 30 livres ; dans les deux tiers des cas, elles sont même inférieures à 10 livres. Quant aux femmes pauvres de Saint-Georges surprises à accaparer des cerises, elles ne versent que 30 sols39. La plupart des peines sont donc peu dissuasives, tant que l’approvisionnement de la cité n’est pas véritablement menacé, même si la répétition des sanctions et la publicité qui en est faite à l’occasion par voie d’affichage permettent de faire entrer peu à peu dans les esprits le caractère illicite de certaines pratiques. Les arguments avancés par les contrevenants pour se défendre répondent d’ailleurs plus ou moins consciemment à ce que les autorités ont envie d’entendre : en se retranchant derrière la pauvreté et le besoin de survivre par tous les moyens, les acteurs de l’économie parallèle ne remettent pas directement en cause le principe même de la loi et semblent dire qu’ils la respecteraient si la nécessité ne les contraignait à l’enfreindre.
Conclusion
25De l’enfance au veuvage, la polyvalence et la fluidité de la vie professionnelle des femmes, qui s’adaptent à la conjoncture et aux évolutions du marché, contrastent avec l’absence presque totale d’identité professionnelle officiellement reconnue. D’une génération à l’autre, cette flexibilité est entretenue par la formation informelle des filles – auprès de leur mère par exemple. Tout en contribuant à l’économie domestique, les femmes sont donc, par leurs activités, pleinement immergées dans l’économie urbaine. Si un certain nombre de métiers de bouche lyonnais se dotent au xviie siècle de règlements qui limitent formellement leur activité légale, ces textes reconnaissent aussi implicitement, au travers précisément de ces restrictions, les compétences acquises de manière informelle par les filles et les épouses des maîtres. Plus largement, il semble bien que le statut légal des femmes au sein des métiers et de la société en général ne reflète encore que très partiellement, au xviie siècle, le champ véritable de leurs activités et les espaces de liberté et d’autorité que peut leur ouvrir leur participation à l’économie de la cité.
Notes de bas de page
1 James B. Collins, « The economic role of women in seventeenth-century France », French historical studies, 1989, vol. 16, n° 2, p. 436-470 ; Juratic (Sabine) et Pellegrin (Nicole), « Femmes, villes et travail en France dans la deuxième moitié du xviiie siècle : quelques questions », Histoire, économie et société, 1994, n° 3, p. 477-500 ; Crowston (Claire), « Le travail féminin en France, vu par l’historiographie américaine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1998, n° 4, p. 837-853.
2 James R. Farr, « On the shop floor : guilds, artisans, and the European market economy, 1350-1750 », Journal of Early Modern History, 1997, n° 1, p. 24-54, p. 24 ; Dean T. Ferguson, « The body, the corporate idiom, and the police of the unincorporated worker in early modern Lyons », French Historical Studies, fall 2000, vol. 23, n° 4, p. 545-575 ; Alain Thillay, Le faubourg Saint-Antoine et ses « faux ouvriers ». La liberté du travail à Paris aux xviie et xviiie siècles, Seyssel, Champ Vallon, 2002, 401 p.
3 Depuis l’édit de Chauny (13 décembre 1595), la cité est gérée par un prévôt des marchands et quatre échevins.
4 Olivier Zeller, Les recensements lyonnais de 1597 à 1636. Démographie historique et géographie sociale, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1983, 474 p.
5 Ces listes de maîtres sont généralement dressées lorsqu’une communauté de métier se voit contrainte de répartir sur ses membres le montant d’une dette.
6 AML, HH 19 : Règlements. Bouchers (19 juin 1703).
7 Olivier Zeller, « L’animal dans la ville d’Ancien Régime : quelques réflexions », Cahiers d’histoire, 1997, n° 3-4, p. 543-554, p. 546.
8 Wendy Thwaites les utilise par exemple pour étudier, à travers le cas des femmes poursuivies pour regrat, la place de ces dernières sur les marchés du comté d’Oxford : Wendy Thwaites, « Women in the market place : Oxfordshire c. 1690-1800 », Midland History, 1984, n° 9, p. 23-42.
9 Outre les travaux de Richard Gascon et Maurice Garden, voir Daryl Hafter, « Women who wove in the silk industry of Lyon, 1700-1815 », in Daryl Hafter (ed.), European women and preindustrial craft, Bloomington, Indiana U.P., 1995, 204 p.
10 AML, FF 0277 : Tribunal de la Conservation. Procès et sentences : affaire Guimet-Foin (avril-novembre 1675).
11 AML, FF 039 : Police. Ordonnances sur diverses matières (30 juillet 1702) ; ADR, BP 2896 : Sénéchaussée. Criminel (27 juillet 1684) ; BP 2928 : Idem (6 novembre 1688) ; BP 2934 : Idem (14 juin 1689).
12 Sébastien Locatelli, Voyage de France. Mœurs et coutumes françaises (1664-1665), Paris, Picard, 1905, p. 45.
13 Maurice Garden, « Bouchers et boucheries de Lyon au xviiie siècle », Actes du 92e Congrès national des sociétés savantes, Strasbourg, 1970, tome 2, p. 47-80, p. 63.
14 ADR, BP 2003 : Inventaire après décès de Pierre Reymond, marchand de fromages (21 octobre 1688).
15 Jean Portemer, « Réflexion sur les pouvoirs de la femme selon le droit français au xviie siècle », xviie siècle, 1984, n° 3, p. 189-202, p. 195.
16 ADR, BP 2936 : Sénéchaussée. Criminel (5 novembre 1689).
17 ADR, BP 2904 : Sénéchaussée. Criminel (13 septembre 1685) ; BP 2924 : Idem (mars 1688).
18 ADR, 15 G 96 : Chapitre de Saint-Nizier. Droit de marché (31 juillet 1617).
19 AML, DD 367 : Boucheries. Boucherie de la Lanterne ou des Terreaux (1680).
20 AML, HH 377 : Règlements pour plusieurs manufactures. Chasse-marée (10 février 1678).
21 AML, HH 19 : Règlements. Bouchers (23 août 1688, article 2 ; 27 mars 1700, article 13).
22 BML, Coste 10900 : Arrêt du Parlement de Paris (15 juillet 1606).
23 Scarlett Beauvalet-Boutouyrie, Être veuve sous l’Ancien Régime, Paris, Belin, 2001, 415 p., p. 276-277 ; Holderness (B. A.), « Widows in pre-industrial society : an essay upon their economic functions », in R. M. Smith, dir., Land, kinship and life-cycle, Cambridge, Cambridge University Press, 1984, 547 p., p. 423-442.
24 AML, HH 180 : Règlements. Poulaillers, rôtisseurs (11 avril 1697) ; 2 247 : Ordonnances et règlemens généraux sur le fait de la police de la ville et faux-bourgs de Lyon, Lyon, André Laurens, 1710, 106 p., p. 70 (13 janvier 1708).
25 AML, FF 046 : Police. Falsification de poivre (2 septembre 1691).
26 AML, HH 216 : Contraventions aux règlements des métiers (8 mai 1680).
27 AML, FF 011 : Police. Accaparements (juin-juillet 1655).
28 AML, FF 011 : Police. Accaparements (23 janvier 1702).
29 AML, HH 217 : Contraventions aux règlements des métiers (14 juin 1684 et 23 mai 1685).
30 AML, HH 222 : Contraventions aux règlements des métiers (8 mai 1704).
31 AML, HH 22 : Règlements. Boulangers (23 octobre 1699).
32 Selon la belle expression d’Arlette Farge, Vivre dans la rue à Paris au xviiie siècle, Paris, Gallimard, 1979, 248 p., p. 164.
33 AML, HH 222 : Contraventions aux règlements des métiers (23 février 1707).
34 AML, FF 038 : Police. Poissons et marées (27 septembre 1713).
35 AML, HH 24 : Règlements. Boulangers (11 février 1708).
36 ADR, 15 G 96 : Chapitre de Saint-Nizier. Droit de marché (14 mai 1596).
37 ADR, 15 G 96 : Chapitre de Saint-Nizier. Droit de marché (12 juin 1602 et 26 juillet 1628).
38 AML, HH 222 : Contraventions aux règlements des métiers (5 octobre 1703).
39 AML, FF 012 : Police. Accaparements (7 juin 1713).
Auteur
Aix-Marseille Université, UMR Telemme
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