1Les plus humbles objets ont un pouvoir évocateur de la vie d’hier et d’aujourd’hui assez puissant pour que, aux côtés des œuvres d’art et des textes écrits, ils prennent place dans la liste des témoins de l’histoire et deviennent des sujets d’analyse passionnants. Récemment, divers travaux ont exhumé de l’oubli une série de ces modestes objets, les biberons. Lors du colloque Allaitement et pratiques de sevrage. Approches pluridisciplinaires et diachroniques (Ined, mars 2014), Véronique Gallien et Ludovic Clément ont présenté sur des posters une exposition intitulée « Biberons d’hier à aujourd’hui ». Dans le texte qui suit, nous voudrions retracer le contexte et l’histoire de ces objets en nous appuyant sur une partie du matériel iconographique réuni. Ces résultats concernent surtout la France.

2En quelques années, le biberon, cette petite bouteille surmontée d’une tétine dont on se sert pour nourrir les enfants à la place du sein maternel, est devenu un objet digne, non seulement de la curiosité des archéologues, des ethnographes et des collectionneurs, mais aussi des médecins, des historiens et des anthropologues. Cet intérêt est lié d’une part à un renouvellement du regard porté sur l’enfance et sur son environnement, d’autre part à une réflexion plus poussée sur les problèmes de la nutrition, notamment infantile.

3En regardant les collections, en feuilletant les thèses et les livres, on se convainc aisément que le biberon d’enfant est bien un objet identifiable dont la variété des formes est étonnante. Même dans ce petit objet banal, les hommes ont vraiment exercé leur imagination, leurs talents d’artisans et d’artistes, bref leur art. Il y a quelque chose d’émouvant à évoquer ces objets minuscules inventés au fil des siècles par les adultes – certaines pièces remonteraient au troisième millénaire avant notre ère – pour sustenter tant bien que mal les tout-petits. En examinant ces objets en détail, on se rend compte qu’une histoire du biberon se dessine, laquelle suit l’évolution de plusieurs autres histoires : celles de l’art, des savoirs populaires et savants, des progrès techniques, des attitudes parentales, des rapports entre époux, etc. Brosser à grands traits cette histoire du biberon sera l’objet des deux premières parties de ce chapitre, en distinguant l’Antiquité, le Moyen Âge et l’époque moderne d’une part, et la période qui commence avec la révolution industrielle d’autre part.

4La question du pourquoi se pose inévitablement : qu’est-ce qui a poussé les hommes, les femmes à se passer du sein, si l’on ose dire, à renoncer à l’allaitement par la mère ou par une femme ? Quel type de contraintes a pesé sur le mode d’allaitement : matérielles, techniques, morales, médicales, psychologiques, esthétiques ? Ou bien s’agit-il de choix délibérés liés par exemple au souci de soi, au désir d’indépendance ? L’examen de ces questions formera l’essentiel de la dernière partie : on s’interrogera sur la signification de l’usage du biberon chez les humains, en particulier dans un pays comme la France.

Les biberons : de l’Antiquité à l’époque moderne

5Il est à peu près certain que l’allaitement au sein maternel a été très généralement pratiqué dans les sociétés antiques, et plus près de nous dans les sociétés paysannes, avec tous ses avantages : disponibilité, commodité, gratuité. Mais il arrivait cependant que le bébé perde sa mère, ou qu’il soit abandonné, ou que sa mère manque de lait. Par ailleurs, des mères, pour des raisons sociales, mondaines et esthétiques, n’allaitaient pas (Gourevitch, 1997 et 1998). Quelles solutions adopter dans ce cas ? On pouvait d’abord faire téter par l’enfant le sein d’une nourrice qui pouvait être une voisine, une parente, une amie, une esclave, avec rémunération ou non. À Rome, il existait à l’intérieur du marché aux légumes un endroit réservé aux nourrices, près de la colonne lactaire. Un tel marché aux nourrices existait aussi à Babylone avec des règlements très stricts.

6La seconde solution consistait à faire téter la mamelle d’un animal, surtout celle d’une chèvre. Les légendes grecques et romaines rapportent quantité de cas de ce mode d’allaitement. Zeus est allaité par la chèvre Amalthée. Par ailleurs, Romulus et Remus, les héros fondateurs de Rome mais aussi Aschio et Senio, fondateurs mythiques de Sienne, ne furent-ils pas allaités par une louve, selon la légende ? Sans qu’un texte puisse attester que l’allaitement par animal ait été réellement pratiqué dans l’Antiquité (Fildes, 1986 : 10), nous penchons pour l’hypothèse que, sans être fréquent, il était connu dès cette époque1 (Gourevitch, 1995).

7Restait enfin la solution du biberon (Gourevitch, 1992). Parmi les exemplaires les plus anciens de biberons, certains ont une forme étrange ; ce sont des animaux en miniature (Deschamps, Bloch, 2010 : 36) : vache ? chèvre ? Ceci pour bien montrer que c’étaient des animaux qui donnaient leur lait aux nourrissons par l’intermédiaire de vases en terre ?

8Pour l’Antiquité, on ne dispose pas d’une grande quantité d’objets que l’on peut qualifier de biberons sans doute en raison de la difficulté à les identifier parmi les déchets domestiques découverts en contexte d’habitat. En revanche, les sépultures d’enfants présentent l’avantage de pouvoir livrer des pièces généralement complètes plus aisées à reconnaître comme biberons. Ce sont des poteries ou des flacons de verre munis d’une ouverture sur la partie haute et d’un petit goulot ou téterelle dans la partie ventrue (fig. 1), que l’on dénomme gutti, au singulier guttus, terme qui a d’abord désigné le goulot du biberon, ou bien titina ou ubuppa qui renvoie à la nourrice ou au sein (Gourevitch, 1991 et 2000).

9Ces petites cruches à bec tubulaire, qu’elles soient en céramique ou en verre, sont régulièrement mises au jour sur des sites archéologiques, aussi bien en contexte domestique que funéraire. Cependant, leur découverte dans des tombes d’enfant reste rare, ce qui a souvent faussé l’interprétation qu’on en faisait. Ainsi, la littérature archéologique leur attribue de nombreuses fonctions. Les exemplaires en céramique sont qualifiés tour à tour de vases votifs (Coulon, 1994), de pipette (Chenet, Gaudron, 1955), de barolet à barbotine, de lampe à huile ou de tirelire. Quant aux exemplaires en verre, ils ont été comparés à des compte-gouttes ou burettes à huiles pour le remplissage des lampes (Calvi, 1968 ; Arveiller, 1985 : 117), ou à des canards pour alimenter les personnes alitées (Welker, 1974 ; Arveiller, 1985 : 117).

10Pour avoir une idée plus juste de la place qu’occupent ces cruches dans le quotidien des vivants, il convient de comprendre la place qu’elles tiennent dans le monde des morts. Les rites funéraires antiques sont basés sur la notion d’accompagnement du défunt vers l’au-delà ; la mise en terre est célébrée par un banquet au cours duquel le défunt partage un repas avec les vivants, par le biais d’éléments de vaisselle déposés à ses côtés. Au Bas-Empire, ce lot de vaisselle, défini comme assemblage de sustentation du défunt, comprend deux objets, souvent un récipient destiné à contenir les denrées solides et un récipient lié au service des boissons. Les mobiliers ainsi découverts dans les sépultures ne sont donc pas un viatique, des offrandes faites au défunt pour son voyage dans l’autre monde, mais bien un instantané du quotidien.

11Trois sépultures à inhumation provenant de trois sites champenois différents ont été sélectionnées pour illustrer la présence de cruche à bec verseur tubulaire, parfois interprétée comme biberon, dans les tombes d’enfants. À Bezannes (Marne), une sépulture à inhumation datée du iii^e siècle de notre ère, abritant sans doute un nourrisson, contenait un récipient en verre (fig. 2, Bontrond et al., 2013, 28). À Ville-sur-Retourne (Ardennes), l’inhumation d’un enfant d’environ trois mois, datée de la fin du iii^e siècle, contenait une cruche en verre à bec tubulaire placée dans l’angle nord-ouest de la fosse et une pièce de monnaie. L’exemple d’Arcis-sur-Aube (Aube) est mieux documenté (fig. 3). L’abondant mobilier découvert dans cette fosse, composé de différentes pièces d’un service à boisson, oriente la datation dans le courant du iii^e siècle. Trois récipients en céramique, une tasse ansée, un bol et un petit gobelet, ainsi que deux récipients en verre, une cruche à verseur tubulaire et un bol, se trouvaient dans la partie centrale de la fosse, alors que les rares ossements conservés étaient contre la paroi nord du creusement (Gestreau, Jemin, 2010, 120, fig. 120).

12Toutes ces fosses, de dimensions trop réduites pour accueillir un adulte (leur longueur ne dépasse pas 1,20 m), ne contenaient que les restes très lacunaires de sujets supposés immatures (Paresys, Le Goff, 2015). Le mobilier déposé se compose d’un ou deux objets, sauf dans la sépulture d’Arcis-sur-Aube, dans laquelle cinq éléments d’un service à liquides ont été retrouvés. Malheureusement, la mauvaise conservation du squelette dans ces trois exemples ne permet pas d’appréhender l’emplacement des objets déposés par rapport au défunt. La découverte en archéologie de ce genre de récipient en verre est rare. Ce sont, en l’état actuel des découvertes, les seuls exemples régionaux pour l’Antiquité. Le contexte funéraire permet aussi de retrouver des récipients entiers, ce qui n’est pas le cas en contexte domestique, où ils sont très fragmentés.

13Dans la tombe d’Arcis-sur-Aube, l’assemblage de sustentation du défunt est composé d’un plat à denrées solides représenté par le bol cylindrique en verre et d’un verseur à boisson représenté par la cruche à bec tubulaire, également en verre. Quel type de boisson pouvait-elle contenir ? Le défunt étant un enfant, l’attribution de la cruche à un biberon contenant du lait est tentante. Pour le confirmer, des analyses ont été faites sur les résidus organiques déposés à l’intérieur des cruches de Bezannes et de Compertrix (fig. 4). Toutes deux révèlent un mélange d’huile d’olive, d’extraits de plantes et de corps gras d’origine animale pouvant s’apparenter à un produit laitier, issu de la chèvre pour l’exemplaire de Compertrix (Bontrond et al., 2013 : 28 ; Garnier, 2015).

14Ces exemples ont montré que les petites cruches à bec étaient bien liées à la sustentation des enfants, qui plus est, à base de boisson lactée. Cependant, les cruches en verre sont fragiles et le doute persiste quant à leur utilisation pour l’allaitement artificiel. Les anses, petites et fines sont mal adaptées à une main d’adulte et le bec tubulaire brut et coupant, ne peut être placé dans la bouche d’un enfant. Il semble que les biberons utilisés dans le quotidien soient en céramique car beaucoup plus adaptés à l’enfant tandis que les biberons en verre ne sont que symboliques et produits pour la tombe.

15Récemment, une expérience bien intéressante s’est déroulée à Bourges. Constatant que le bec verseur est si étroit que même de l’eau ne peut pas couler, l’archéologue Nadine Rouquet a démontré, en en faisant l’expérience, que ces gutti retrouvés dans les tombes d’enfants n’étaient pas des biberons, mais des tire-lait (Rouquet, 2003 : 164-170).

16En plaçant le guttus verticalement devant le sein, la mère aspire plusieurs fois par le petit goulot pour créer le vide d’air nécessaire à l’extraction du lait. Aussitôt après, le lait sort du sein et se dépose au fond du vase. L’archéologue pense que ces tire-laits servaient à amorcer l’allaitement, ils ne permettaient pas d’alimenter un nouveau-né en continu. Il est possible que les « biberons gallo-romains » présentés en 1993 lors de l’exposition à Versailles, Trésors de terre. Céramique et potiers dans l’Île de France gallo-romaine (Dufaÿ, 1993), aient été également des tire-laits, vue leur forme.

17À notre connaissance, il existe un seul témoignage écrit antique d’origine médicale concernant l’usage du biberon. C’est un texte de Soranos d’Éphèse qui, au ii^e siècle de notre ère, évoque une tétine pour sevrer un nourrisson. Le biberon aurait donc été relativement exceptionnel en ces temps anciens2.

18Pour le Moyen Âge, on a conservé également des biberons de terre cuite, souvent nommés chevrette sans doute parce qu’on y mettait surtout du lait de chèvre. Ces biberons ont par la suite évolué vers le type des faïences de Quimper : petit pot de 10 à 15 cm de haut avec pied, anse latérale, goulot pour téter et orifice de remplissage (fig. 5). En breton, ces biberons se sont appelés pod bronnek, en français pot mamelon ou craule. En Normandie, on les nomma pendant des siècles petits pots : ils servaient aussi pour contenir la bouillie du tout-petit.

19Il existe aussi, à partir du ix^e siècle – peut-être de tous temps dans certaines régions – un type particulier de biberons, appelé corne ou cornette faite à partir de la corne d’un ovin ou d’un caprin (fig. 6). Le bout était percé d’un ou de plusieurs petits trous, parfois recouvert d’un chiffon retenu par un fil, à moins qu’une mèche ait été arrangée à l’intérieur d’un orifice plus gros. Un conte du xiii^e siècle nous rapporte l’usage de cette corne d’une façon amusante. Le petit Robert, conçu avec l’aide du Diable, était un bébé terrible. À chaque fois qu’il tétait, il mordait sa nourrice. Toujours il bougonnait, toujours il criait. Les nourrices avaient tellement peur de nourrir ce démon qu’un jour elles lui confectionnèrent une corne et ne l’allaitèrent plus jamais :

Du temps qu’on le portait à l’église et qu’on le ramenait au logis, il ne cessa de pleurer et de gémir. Incontinent les dents lui vinrent, et il s’en servit pour mordre les nourrices qui l’allaitaient, tellement que nulle femme ne le pouvait plus allaiter ; et force fut qu’on lui donnât à boire dans un cornet qu’on lui mettait en la bouche.

Les Noriches cel aversier
Redoutent tant à alaitier
C’un cornet lui afaitièrent
C’onques puis ne l’alaitièrent3.

20Les mères préparaient au coin du feu la bouillie, le papin de l’enfant sevré. Cette bouillie à base de farine était mitonnée dans un petit poëlon, dans une petite cassote dont les historiennes Danièle Alexandre-Bidon et Monique Closson nous donnent de jolis dessins à partir de miniatures médiévales dans leur livre L’enfant à l’ombre des cathédrales (Alexandre-Bidon, Closson, 1985). Le père est donc aussi impliqué dans l’alimentation du jeune enfant, et ceci très tôt d’après les usages médiévaux dont certains ont perduré au moins symboliquement jusqu’à nos jours. En Bretagne, au xix^e siècle, avait lieu le surlendemain de la naissance le rite de la première bouillie. Par des commentaires sur les réactions du bébé au contact avec les cuillérées de bouillie, la maisonnée appréciait le futur caractère du personnage, tout comme la famille du comte de Paris guettait les réactions du dernier-né aux gouttes de vin de Jurançon qui lui étaient glissées entre les lèvres en souvenir de l’ancêtre Henri IV ! Ces rites de sevrage symbolique soulignent bien le rôle du père dans le processus de sevrage, de séparation, c’est-à-dire aussi, selon nos analyses modernes, d’agrégation au monde des plus grands et des étrangers.

21On ne saurait oublier à ce propos que les théories médicales et les traditions populaires attribuaient depuis l’antiquité des vertus très négatives au lait maternel des premiers jours, le colostrum. Il n’était pas question pour l’accouchée d’allaiter son enfant, elle l’empoisonnerait. À moins qu’il s’agisse de l’effet inverse, on craignait que l’enfant non encore baptisé, en tétant sa mère, laisse s’échapper par la bouche de mauvais esprits. En attendant le baptême et la montée du lait, l’enfant était mis à la diète ou bien confié à une voisine. C’est seulement au xviii^e siècle que l’on découvrit les vertus du colostrum pour l’évacuation du méconium mais les traditions perdurèrent. Jusqu’à une époque toute récente, on recommandait aux mères d’attendre la montée du lait pour mettre l’enfant au sein. Pour faire patienter le bébé, on imposait une diète presque absolue, à l’eau sucrée (fig. 7). Depuis, on préconise d’allaiter tout de suite après la naissance : le réflexe de succion est immédiat et exerce une influence importante sur la mise en route de la lactation.

22Au cours des siècles, on voit naître d’autres formes de biberons, fabriqués à partir de matières diverses, bois tourné (surtout du buis), terre, peau, faïence, porcelaine, verre, argent et or pour les plus riches (fig. 7). On invente et on réinvente de nouvelles tétines et drapelets qui imitent plus ou moins adroitement le mamelon. Le but est d’éviter que le bébé ne s’étouffe en ingurgitant trop vite : chiffon – rapidement souillé –, embout en bois, en os, en ivoire (fig. 8) – tous matériaux bien durs pour les gencives des nouveau nés, mamelle d’animal – qui s’abîme trop vite et dégage rapidement une odeur désagréable. Le biberon en étain se répand surtout aux xvii^e-xviii^e siècles avec des risques notables pour le bébé car certains étains contenaient du plomb, substance provoquant le saturnisme (fig. 9a et b).

Une demande croissante de biberons pour les enfants trouvés

23La demande de biberons grandit à partir de la Renaissance du fait de l’existence des grandes institutions en faveur des Enfants Trouvés. Du temps de François I^er, à l’Hôtel-Dieu de Paris, les religieuses et les servantes durent recourir aux biberons et cornets, faute de mères et de nourrices. Elles utilisaient des biberons d’étain et de verre « encornettés ou enveloppés de quelque petit drapeau ». Malheureusement, presque tous les petits mouraient.

24C’est à cette époque que l’on peut situer les débuts de ces douloureuses expériences d’allaitement artificiel dans les collectivités d’enfants qui restèrent si meurtrières avant Pasteur. Que ce soit à Paris sous le règne de Louis XIV (1680), à Rouen au milieu du xviii^e siècle ou à Besançon un peu avant la Révolution (1780), les expériences menées pour résoudre le problème crucial de la pénurie des nourrices dans les hospices d’enfants trouvés, donnèrent des résultats désastreux. Même surveillé par des médecins, l’allaitement au biberon signifiait presqu’à coup sûr la mort des nourrissons.

25Certains médecins attribuèrent cette catastrophique mortalité au fait qu’avec le biberon, on ne donne à l’enfant qu’un lait mort, dépourvu des principes vitaux. Ce raisonnement rejoignait les théories vitalistes alors en vogue. L’homme étant l’animal qui a le plus de vie, il a le plus besoin d’un aliment qui en contienne beaucoup. Le lait de la mère est le meilleur. À défaut, l’allaitement au biberon est le pire des modes d’alimentation car le lait n’est pas vivant puisqu’un temps plus ou moins long s’écoule entre la traite et la tétée. À l’air, le lait perd le principe de vie, il est mort. Une seule solution de rechange, l’allaitement au pis de l’animal.

26Dans ses Essais, Montaigne donne une description pittoresque de ce mode d’allaitement. Ne voit-il pas lui-même les chèvres accourir vers le bébé quand celui-ci crie ? Chaque chèvre reconnaît son nourrisson et n’en veut pas d’autre, et réciproquement. Un bébé s’est laissé mourir de faim, explique Montaigne, parce qu’on lui avait changé sa chèvre. Cet exemple servit à l’humaniste pour prouver que les animaux, comme les hommes, transforment électivement l’affection naturelle, ce que nous appellerions l’instinct.

27En 1775, un médecin parisien fut consulté par les hôpitaux d’Aix-en-Provence sur la façon de nourrir les enfants trouvés. Fidèle à la théorie vitaliste, le docteur Le Roy conseilla de recourir au pis de la chèvre. L’hôpital d’Aix offrit alors ce spectacle touchant : dans une grande salle, les berceaux sont disposés sur deux rangs.

28« Chaque chèvre entre en bêlant, va chercher le nourrisson qui lui a été donné, relève avec ses cornes la couverture, enjambe le berceau pour donner à téter à l’enfant ». L’expérience fut-elle réellement concluante ? On peut en douter lorsqu’on voit ce qui se passa un siècle plus tard. Un grand pédiatre des hôpitaux de Paris, le P^r Parrot, se décida à réitérer l’expérience de l’allaitement au pis de chèvres et d’ânesses pour tenter de sauver des nouveau-nés syphilitiques. Impossible de faire appel à des nourrices, à cause des risques de contamination de la nourrice par l’enfant. D’où l’installation à partir de 1881 d’une nourricerie d’ânesses et de chèvres qui fonctionna jusqu’en 1893 à l’Hospice des Enfants Assistés. Les résultats furent très décevants – mortalité de 44 à 80 % selon les années – surtout forte pour les bébés nourris avec le lait des chèvres.

29La révolution pastorienne allait apporter une solution autrement plus satisfaisante en réglant une fois pour toutes la question du recours à l’allaitement direct par un animal.

30Dès 1786, l’Italien Filippo Baldini, dans son ouvrage sur la « Manière d’allaiter les enfants à la main, au défaut des nourrices » (traduit de l’italien, Buisson, Paris, 1786), propose un modèle avec système de tétine régulée, sorte de vaisseau de verre, à l’époque où petits pots et biberons d’étain sont principalement représentés. Il s’agit d’un rare modèle dont on possède un descriptif précis ainsi qu’une représentation (fig. 10).

Au temps des inventions

31Mais avant les extraordinaires découvertes bactériologiques de l’époque pastorienne, offrant des solutions au double problème du contenant – biberon et tétine, et du contenu – le lait, se déroule une page étonnante de l’histoire du biberon, celle qui suit la première révolution industrielle. Les techniques furent à ce moment intensément mobilisées au service de la recherche du profit, du confort, de ce que l’on croyait à l’époque être l’« hygiène ». On passa progressivement d’une fabrication artisanale, chaque pièce étant unique, façonnée par l’artisan, à une fabrication industrielle, en série.

32Deux technologies détrônèrent toutes les autres, d’une part celle du verre moulé (et non plus soufflé), qui permit la production de flacons certes cassables mais d’un prix modique, donc facilement remplaçables ; d’autre part celle du caoutchouc. Les premiers caoutchoucs mis sur le marché supportaient mal la chaleur. Il faut attendre la mise au point du procédé de la vulcanisation par le soufre (breveté en 1844) pour que les tétines en caoutchouc soient satisfaisantes. Au cours des années récentes, le plastique et les silicones ont détrôné le verre et le caoutchouc, supports essentiels des biberons « modernes ».

33Avant l’ère des verres moulés, on notera l’existence de très intéressants biberons de forme allongée dits limande, certains étant pourvus de cannelures (fig. 11, fig. 12). Vers le milieu du siècle apparurent des modèles ressemblant aux biberons actuels, donc verticaux, mais pourvus de systèmes de plus en plus compliqués pour réguler le débit du lait et faciliter la succion. Les biberons comprennent alors plus de six pièces différentes : embout en céramique, bouchon en liège, rondelle, virolle, tétine, collerette, soupape et tube en verre. Un biberon avec tubes à spirales et embouts en ivoire fut montré à l’exposition internationale de 1851. Les journalistes du Lancet écrirent qu’« ils n’avaient jamais vu quelque chose de plus beau » ! Les modèles qui connurent un succès considérable possédaient en effet à l’intérieur un tube en verre qui permettait d’aspirer le lait sans aucun effort. Ce tube était muni d’une valve en caoutchouc pour la prise d’air, d’où la double appellation de biberon à tube ou de biberon à soupape (fig. 13, fig. 14). Un modèle perfectionné naquit peut-être en 1864, l’année même où Pasteur démontrait l’altération des aliments causée par les microbes au contact de l’air.

34En France, le biberon dû au fabricant Robert connut un succès formidable dont il reste la trace dans l’argot d’aujourd’hui. En paire, les roberts désignent les seins féminins ; on dit aussi d’une femme sans poitrine qu’elle est plate comme une limande, le poisson, mais aussi le modèle de biberon qui a précédé le Robert. Ce biberon fut inventé en 1869 par Édouard Robert à Dijon. Le tube de verre interne était raccordé à un tube en caoutchouc externe terminé par une tétine. Primé à l’exposition universelle de Paris de 1873, et à d’autres expositions nationales, recommandé par des médecins de grande réputation, il fut adopté massivement par les parents et par les nourrices. Forte de son succès, la maison s’installa à Paris en 1880 (fig. 15).

35À la fin du siècle, la fabrique produisait près de trois millions de biberons par an, avec tous les accessoires nécessaires. Robert exportait à l’étranger, en Angleterre, pourtant pays producteur, en Allemagne. Édouard Robert publia des annonces et des réclames mensongères dans lequel il s’attribuait l’invention du biberon à soupape, des récompenses et s’inventait un statut de fournisseur officiel des pharmaciens et des hôpitaux allemands. Cette « publicité » fit l’objet d’un procès « Goguey contre Robert » au tribunal civil de la Seine à l’issue duquel, le 8 février 1877, Robert fut condamné4.

36Ce succès, cet engouement, est bien étrange à vrai dire car, parmi tous les modèles inventés par l’homme, le biberon Robert est bien l’un des modèles les plus dangereux pour la santé du bébé, pour sa vie même. On comprendra facilement pourquoi. Le tube en verre, le tube en caoutchouc, le verre gravé, la valve, la tétine : autant d’éléments difficiles à nettoyer, voire impossibles à tenir propres.

37Des dépôts se formaient, les bactéries pullulaient, le lait s’aigrissait, le biberon dégageait une odeur infecte. À cela s’ajoutait le fait que les mères et les nourrices utilisaient du lait frelaté, trafiqué, coupé avec de l’eau polluée, rarement bouilli. Ce mélange provoquait des diarrhées aiguës – le fameux choléra infantile du xix^e siècle –, qui aboutissaient parfois, trop souvent, à la mort de l’enfant. Les Anglais dénommèrent tout simplement ces engins des murder bottles, des instruments meurtriers dus à l’imagination des fabricants, au manque de temps et, dit-on, à la paresse des parents et des nourrices.

38Ce type de biberon en effet, avait l’immense avantage de pouvoir être posé dans le berceau, le bébé pouvant téter à sa guise le biberon toujours disponible. Ceci est évidemment contraire à toutes les règles actuelles de diététique et de maternage. Pour ces raisons de commodité sans doute, mais aussi peut-être parce qu’il représentait le nec plus ultra de la modernité, il fut apprécié par des milliers de parents soucieux de progrès, de bien-être pour eux-mêmes et pour leurs enfants, et par de nombreuses institutions.

39Interrogée par un inspecteur général du Ministère de l’Intérieur – le docteur Napias, sur le mode d’allaitement des enfants gardés, une directrice de crèche répondit, non sans fierté : « Monsieur, nous n’employons que le biberon de l’Académie ». Quelle Académie, se demande l’inspecteur ? Non pas l’Académie de Médecine ou l’Académie des Sciences mais une Académie montée par un groupement de laitiers, de nourrisseurs, de marchands de caoutchouc, de fabricants de voitures d’enfants et de fabricants de biberons. Cette Académie avait inondé la population d’affiches publicitaires.

40Des raisons plus complexes peuvent être évoquées qui expliquent ce succès foudroyant. Avec le biberon à tube, l’enfant avait aussi un jouet, un objet à suçoter, bref quelque chose qui lui tenait compagnie. Un joujou bien dérisoire selon les critères actuels mais c’est bien le premier joujou du nourrisson, celui qui correspond à son besoin si intense de sucer.

41Les mères autrefois fabriquaient de telles sucettes qu’on appelait nouet, confectionnées avec du pain pilé, mélangé avec du sucre, que l’on serrait dans un petit morceau de toile. En Bretagne, c’était parfois du poisson que l’on donnait à sucer à l’enfant. Dans les familles riches, on offrait à l’enfant des sucettes en ivoire ou en corail, montées sur de l’argent ou de l’or.

42Ce suçon, ce bout, cette tétine, ce nouet, selon les appellations trouvées dans les textes, servait à calmer l’enfant. Le bébé suce, la mère est tranquille, observe en quelque sorte un inspecteur à la fin du xix^e siècle à propos de la coutume du suçon dans l’île d’Ouessant. Ces suçons malpropres peut-être mais nutritifs dans bien des cas seront donc remplacés par ces tétines en caoutchouc coiffant les biberons à tube. Il n’est pas sûr que les tout-petits aient gagné au change !

43À la fin du xix^e siècle, les critiques des hygiénistes devinrent de plus en plus fortes et cohérentes, appuyées par les démonstrations convaincantes de savants comme Louis Pasteur et Émile Duclaux, et de médecins comme Pierre Budin. Des médecins proposèrent des alternatives au biberon à tube en même temps qu’ils mettaient au point des protocoles de stérilisation du lait et des matériels. Le biberon à tube finit par être interdit en France en 1910. Mais la loi se contenta de prohiber l’exposition et la vente, la fabrication demeura autorisée, sans doute pour permettre l’exportation.

44L’éradication des biberons incriminés constitue une bien curieuse page de l’histoire du biberon : nous disposons sur ce point de témoignages particulièrement vivants de ce qui fut une véritable petite guerre entre d’une part les nourrices et les parents et d’autre part les médecins-inspecteurs chargés de la protection des enfants du premier âge.

45Après avoir été souvent convaincus du contraire, les médecins chargés de protéger les enfants en nourrice, en sevrage et en garde, sont donc décidés à éliminer de leur circonscription les bouteilles fatales. Ils sont intarissables sur ces biberons qu’ils qualifient de « phylloxera de nos petits protégés », de « bombe anarchiste », d’« engins de mort ». Il faut dénicher ces biberons dans les maisons car les nourrices, averties, cachent les biberons interdits avant les visites. Que faire ? Pour tel médecin, la solution consiste à remplacer les biberons à tube par des modèles plus hygiéniques.

46L’idéal, quelquefois réalisé, c’est l’échange gratuit des modèles dangereux par des modèles réglementaires. Tel autre médecin n’hésite pas à couper les tubes lors de ses visites. Un jour, triomphant, il apporte à la Préfecture le tribut que ses ciseaux ont arraché à l’ennemi (Calvados, 1885) ! Devant les démonstrations de l’inspecteur, il arrive que nourrices et parents soient convaincus. Mais les traditions, mêmes récentes, ont la vie dure. Un médecin du département de Seine-Maritime ressort furieux et écœuré de chez un instituteur en 1905.

Un serpent de l’espèce la plus terrible, écrit-il, dessinait de gracieux méandres sous la couverture de laine. Je m’en empare, et brandissant l’odieux biberon : — Comment, vous, Monsieur l’instituteur ? — Nous n’avons pas le temps de tenir le biberon à l’enfant qui boit, répond le père. (cité par Rollet, 1990, 572)

47Ce n’est qu’entre les deux guerres que les biberons à tube cesseront d’être utilisés. Mais la résistance ne vint pas seulement des parents et des nourrices. Elle vint aussi de certains fabricants, des pharmaciens, herboristes et droguistes qui disposaient de stocks à écouler sur le marché. L’industriel Robert fit preuve d’un sens de l’adaptation remarquable. Dans un premier temps, pour répondre aux remarques des savants sur l’altération du lait, il fit disposer dans son biberon un filtre, lequel pouvait, selon lui, arrêter tous microbes, bactéries, animalcules et autres vibrions. Il inventa donc un filtre à microbes. Barrière bien dérisoire ! Plus tard, il renonça aux tubes et sortit le biberon Le Sauveur.

48Les dénominations choisies pour les modèles sont très révélatrices des espoirs mis dans les nouveautés, mais aussi de l’importance que toute la classe politique, et plus généralement, toute la société, accordaient à la survie des nourrissons. Le Parfait nourricier, Le Tutélaire, L’Incomparable nourricier, Le Biberon Universel, Le Biberon aseptique, et même Le Galactophore (invention du docteur Budin) soulignent à nouveau le rôle du père dans l’éducation du tout-petit, celle des hommes dans la tâche plus vaste d’assurer la survie de la nation (Les biberons du Docteur Dufour, 1997). La France craint la dénatalité : par tous les moyens, il faut arracher les enfants à la mort.

49Progressivement, on en vint à des modèles plus simples, pour aboutir à des bouteilles de type Pyrex, munies de tétines maintenues par une bague en plastique (fig. 16a et b). De complexes, on était parvenu aux modèles « simplex » lesquels avaient été appelés de leurs vœux par certains grands médecins à la fin du xix^e siècle.

50On ne s’étonnera pas d’apprendre qu’au temps de la révolution industrielle et avant l’ère pastorienne, le recours au biberon, à l’allaitement artificiel a progressé. De plus en plus nombreuses, des familles ont adopté ce mode d’allaitement pour leurs enfants, du fait de leurs conditions de vie, de travail et d’habitat, du fait aussi que les industriels fournirent en grande quantité des biberons bon marché. À tous les points de vue, ce mode d’allaitement est le produit et le reflet des grandes transformations économiques et sociales de l’époque : la mobilisation des femmes sur le marché du travail – comme celle des enfants, fut intense, rendant difficile l’allaitement par la mère. De marginal, le recours au biberon s’est répandu dans toutes les couches de la société, représentant une alternative à l’allaitement maternel et bientôt à l’allaitement mercenaire. Si l’on n’allaite pas soi-même, au lieu de confier son enfant à une nourrice, on le nourrit ou on le fait nourrir au biberon.

51En fait, l’histoire se déroule en plusieurs séquences. D’abord, les parents ont continué d’envoyer leurs enfants en nourrice, ou de recruter des nourrices à domicile. Dans le dernier tiers du xix^e siècle, un enfant sur dix, en France, était placé en nourrice. Mais de plus en plus, les nourrices ont donné le biberon. Vers 1880, la moitié des enfants en nourrice était élevée au biberon, à la veille de la Grande Guerre, c’était le sort de plus des trois-quarts d’entre eux. Dans certaines régions, notamment en Normandie, l’allaitement au sein par les nourrices était devenu rarissime. Dans l’ensemble du département de la Seine-et-Oise, la proportion des enfants nourris au sein par des nourrices est passée de 47 % en 1883 à 23 % en 1906 et à 0,5 % en 1926. En un demi-siècle, l’allaitement au sein a disparu chez les nourrices du département.

52À Mantes même, le registre des « nourrices, sevreuses et gardeuses » tenu de 1907 à 1910, montre très bien que pour les 99 enfants qui font l’objet d’une déclaration au cours de cette période, l’immense majorité est allaitée au biberon, très peu au sein, de rares enfants étant soumis à l’allaitement mixte (Du poupard à l’enfant. Une histoire de l’enfance à Mantes fin xviii^e-début xx^e, 2007). Comme l’ont montré des historiens, le prix demandé par les nourrices au biberon finit par rejoindre celui des nourrices au sein : pour deux enfants placés en 1909 à Mantes, les nourrices, l’une au sein, l’autre au biberon, demandent le même prix, 50 francs par mois. Il est vrai que l’échelle des prix est beaucoup plus resserrée chez les premières (autour de 40-50 francs) que pour les secondes (de 15 à 50 francs). Ce mode d’alimentation était risqué, comme en témoignent les décès d’enfants nourris au biberon qui mouraient surtout pendant l’été de diarrhée.

53L’été 1911, qui a connu une terrible canicule, a été marqué par une hécatombe d’enfants, surtout chez les bébés nourris au biberon (Rollet, 2010 : 105-130).

54La guerre de 1914-1918 porta un coup fatal à l’industrie des nourrices en raréfiant massivement et brutalement l’offre des nourrices rurales : les femmes furent mobilisées pour remplacer les hommes au front. À ce moment, l’adoption du biberon par les nourrices se généralisa et les parents, par ailleurs, préférèrent garder le bébé chez eux en utilisant du biberon. Dans cette tâche, ils furent aidés à la fois par des conditions de travail moins rudes – la durée de la journée de travail se réduisit –, par des institutions comme les Gouttes de lait et les consultations de nourrissons nées dans les années 1890, et par des allocations, familiales, pré et postnatales.

55Entre les deux guerres, la tendance à la reprise de l’allaitement maternel dans les couches supérieures et moyennes, encouragée par les médecins et les pouvoirs publics, réussit à peine à contrebalancer la tendance inverse dans les classes moins favorisées, par conséquent la proportion d’enfants au sein resta à peu près stable. Mais la surmortalité des enfants allaités au biberon diminua fortement, grâce à la stérilisation du biberon et du lait (fig. 17). Une nouvelle baisse de la fréquence de l’allaitement au sein, considérable, se produisit après la seconde guerre mondiale, avant que s’amorce une nette remontée qui se poursuit aujourd’hui. D’après l’étude ELFE (Étude longitudinale française depuis l’enfance), 70 % des mères d’un enfant né en 2011 allaitent à la maternité, un chiffre en forte progression depuis les années 1970. À la maternité, 59 % des mères allaitent exclusivement et 11 % donnent un biberon en plus du lait maternel5.

Les raisons de l’artifice

56Quelles sont, finalement, les raisons qui, au fil des siècles, ont poussé les mères, les pères, les familles à renoncer au lait maternel et à préférer selon les époques, les secours d’un animal, d’une nourrice ou d’un biberon ?

57Il existe d’abord des cas très simples – mère gravement malade, décès de la mère, qui expliquent la recherche de solutions de rechange. On peut également ajouter les cas d’agalactie complète, au demeurant rares. Selon les époques, on a fait appel à la solidarité villageoise entre femmes, ainsi que le rappelle Pierre Jakez-Hélias pour le pays bigouden, à des nourrices, esclaves ou non, à des animaux, au biberon enfin.

58Les autres raisons sont bien différentes : la mère pourrait allaiter théoriquement mais elle ne le fait pas pour des motifs divers. On ne reviendra pas sur le tabou concernant le colostrum. On peut distinguer d’abord des causes esthétiques et érotiques. Si les femmes renoncent à allaiter, c’est parce que la société, celle des hommes en particulier, se met à exalter la beauté de leurs seins, à faire de ceux-ci des objets sexuels. Ceci à partir du xii^e siècle environ (Gourlaouen, 1991). Ainsi la mère d’Anne de Bretagne, Marguerite de Foix, fut appelée par les Bretons « Seins de lait », à cause de la couleur laiteuse de sa peau et de la beauté de ses seins. Érotisés, les seins ne peuvent plus être dévoilés généreusement comme ils l’étaient sur les statues des Virgo Lactans. Ils se cachent au public pour être réservés à l’intimité sexuelle et conjugale. Il faut que les seins « restent doux et purs », or ils risquent d’être déformés par l’allaitement. La grande confusion du sein qui s’offre successivement à l’enfant et au mari cesse alors d’apparaître comme naturelle, d’où le choix de renoncer à allaiter. Sur un tableau représentant Gabrielle d’Estrées au bain (Musée Condé, Chantilly), le peintre a bien rendu l’opposition entre la maîtresse aux seins menus et au teint clair et la nourrice, au second plan, allaitant de sa poitrine généreuse le fils de Gabrielle et d’Henri IV.

59Dans ce même registre, il existe une seconde raison qui a trait à la sexualité. À la fin du Moyen Âge, on s’est mis à considérer l’allaitement comme incompatible avec la reprise des rapports sexuels. Tant que durait l’allaitement, la femme devait rester continente. Depuis l’Antiquité, on croyait en effet que le lait d’une femme était simplement du sang blanchi, du sang pur et cuit. En cas de rapport sexuel, d’une part, le lait risque d’empoisonner l’enfant car il devient alors rance et indigeste pour le nourrisson, d’autre part, les règles risquent de réapparaître, d’où, selon le principe des vases communicants, l’arrêt de la lactation. Il fut toujours très difficile de trouver des solutions au dilemme lié à cette croyance et ne lésant les intérêts de personne : en nourrice, l’enfant risque sa vie, allaiter longtemps, c’est risquer de perdre l’attachement de son mari, sevrer l’enfant, c’est risquer de se retrouver enceinte. Une des solutions efficaces à ce dilemme fut de donner le biberon à l’enfant gardé près de soi tout en pratiquant la contraception.

60D’autres raisons tiennent à la place respective du père, de la mère, de l’enfant dans la famille. Un nouveau type de famille s’est développé aux xviii^e-xix^e siècles, coupé de la production économique, centré sur les échanges entre époux, entre parents et enfants, admettant l’expression des besoins individuels. À ce titre, le biberon a peut-être représenté dans certaines familles l’aménagement d’une nouvelle place pour le père, plus proche de ses enfants et même des bébés. Il a représenté aussi, pour de nombreuses femmes, un symbole de leur libération. Les mères espèrent se libérer de cet « esclavage » qu’ont constitué depuis des millénaires l’allaitement et l’élevage des tout-petits. Elles se dégagent de ces fonctions qui, dit-on, les assimilent à des animaux.

61Liberté toute relative lorsqu’on lit dans les années 1930 les prescriptions interminables pour mener à bien les opérations de l’allaitement artificiel, de l’achat du lait au nettoyage final des biberons en passant par le coupage et le sucrage du lait, le dosage des biberons, la stérilisation, le nombre et la durée des tétées, le contrôle du poids du bébé, etc. Mais on ne peut nier que le biberon a constitué un considérable assouplissement de l’emploi du temps féminin et facilité la compatibilité entre les tâches de prime éducation et l’activité professionnelle salariée. Pendant son travail notamment, la mère peut confier son enfant à une autre femme. Ce fut la solution qui s’imposa lorsqu’au travail à domicile qui s’étirait interminablement et poussait les femmes à se séparer de leurs enfants, se substitua le travail dans les fabriques et que la durée du travail passa progressivement de quatorze heures – du temps de Villermé – à moins de dix heures. Les crèches admettaient bien que les mères viennent allaiter deux ou trois fois par jour mais les distances entre l’usine, le domicile et la crèche, étaient parfois bien trop grandes pour rendre cette solution accessible à tous et pratique. Par ailleurs, le congé de maternité (à l’origine repos des femmes en couches, 1913) facilita l’allaitement pendant les premiers mois et rendit moins délicat le conflit potentiel entre activité professionnelle et allaitement.

62Mais c’est aussi à une certaine vision de l’enfance qu’a pu correspondre le recours au biberon. Une vision paradoxale de l’enfance. L’enfant devient certes central dans la famille : il se fait rare, on « investit » dans son éducation, dans la protection de sa vie. Médecins et pédagogues conseillent la famille. Mais la question de la survie physique du nourrisson devient si dominante que bientôt, seule, la dimension corporelle, physique du tout-petit transparaît.

63Le monde technicisé des révolutions industrielles produit des merveilles au service de l’enfance, dont les vaccins, les biberons-pompes, les paediomètres et les couveuses, mais en oubliant quelque peu les autres besoins du nourrisson, ses besoins affectifs et psychiques.

64C’est faute d’avoir appris ou deviné que le bébé avait besoin de risettes et de comptines que les puériculteurs (et puéricultrices) des années 1930 ont produit des excès : ne pas sourire à l’enfant qui boit, ne pas lui parler, ne pas le remuer, ne pas bercer, ne pas embrasser… Comme distraction, on offre au nourrisson un biberon pendant quelques minutes, il n’a même plus droit à la sucette. Cette attitude reflète la peur des microbes, bien compréhensible avant l’ère de la pénicilline et des antibiotiques, mais il correspond aussi à une vision réductrice, voire négative de l’enfant – fruit du péché –, dont les racines sont à rechercher très loin dans la culture du monde occidental christianisé, chez saint Augustin notamment, transmises ensuite par des personnalités comme Pierre de Bérulle (1575-1629).

65Il faudra beaucoup de temps et d’efforts pour que des idées autres, celles de Rousseau notamment, celles des pédagogues et, au xx^e siècle, celles des psychologues et pédopsychiatres, promeuvent une idée positive de l’enfance, mettant en avant ses capacités, ses potentialités et même ses performances. On se rend compte alors qu’une composante essentielle de la croissance du bébé repose sur la qualité des échanges. On comprend mieux dans cette perspective la nocivité du biberon à tube. Biberon infect mais aussi biberon synonyme de solitude, donc l’enfant est face à un double danger. On comprend aussi comment aujourd’hui le débat est différent. L’échange, le maternage, peuvent être assurés dans un mode d’allaitement comme dans un autre. À la mère, au couple de choisir comment transmettre au mieux, et du lait et de l’amour.