1La plupart des femmes le savent, la mère et son bébé ont besoin d’être ensemble tôt et souvent, ceci afin d’établir des liens affectifs satisfaisants et une sécrétion lactée adéquate. Le lait maternel est l’aliment par excellence du nourrisson. Il apporte entre autres les acides gras polyinsaturés nécessaires au développement cérébral (Delluc, 1995).

2Le maternage par l’allaitement est le moyen le plus naturel et le plus efficace pour comprendre et satisfaire les besoins du bébé. Il est donc tentant de conclure que l’allaitement dans les sociétés préindustrielles était la seule alimentation pour la survie des jeunes enfants. Aujourd’hui, les travaux en ethno-préhistoire (Patou-Mathis, 2009) semblent s’orienter vers des alternatives, soit d’autres sources alimentaires comme le lait animal, issu du parcage de certaines espèces, telles le Renne ou le Cheval – espèces les plus chassées et les plus consommées au Paléolithique – et, plus tardivement, au Postglaciaire, une alimentation de sevrage en lien avec la domestication.

3Les recherches récentes en bioanthropologie fournissent des éléments nouveaux sur l’allaitement et le sevrage grâce au développement instrumental, lequel autorise l’analyse du contenu chimique des restes osseux. C’est ainsi que les analyses isotopiques de l’azote, de l’oxygène et du carbone, présents dans des os et des dents d’enfants inhumés, permettent aujourd’hui de détecter la consommation de lait maternel et de reconstituer les pratiques d’allaitement et de sevrage, individu par individu, chez les populations anciennes (Herrscher, 2013 et dans cet ouvrage). Ces travaux, menés sur des ossements datés pour les plus anciens de l’Antiquité tardive, ouvrent une brèche importante pour l’étude des populations très anciennes : à la fois dans le domaine encore peu connu que sont les pratiques alimentaires, mais également dans celui de la domestication des espèces. Malheureusement, plus nous remontons le temps, plus il est difficile de mettre en évidence ces marqueurs socio-économiques, culturels et biologiques que sont les pratiques d’allaitement dans les diverses sociétés humaines.

L’art préhistorique, une source de données insoupçonnée

4Les témoins d’une activité artistique, qu’elle soit traduite sur supports mobiliers (os, bois de cervidés…), pariétaux ou rupestres, constituent une source de données intéressante sur le maternage par l’allaitement. Dans un ensemble de 259 œuvres réparties sur un vaste territoire, depuis la France jusqu’à la Sibérie (Bourrillon, 2009), dont les plus anciens témoins sont datés de – 40 000 ans, la femme est représentée sous diverses formes répondant à un certain nombre de conventions figuratives. Les modèles sont variés, allant de la métonymie (partie pour le tout) à la figuration en buste ou en pied, sculptée, modelée, gravée ou peinte. Au-delà de ces pratiques artistiques, certains détails figurés par les artistes permettent de conclure à une traduction de la maternité, du processus de procréation jusqu’à l’accouchement et l’allaitement. Ces données confidentielles, comme jusqu’ici cachées au regard des spécialistes, portent à notre connaissance l’intimité de la femme, de même que son rôle fondamental à la survie de l’espèce humaine.

5Concernant plus précisément l’allaitement, il faut attendre – 5 000 ans et la fin du Néolithique pour voir la première représentation d’une mère allaitante. Il s’agit d’une statuette en terre cuite de la culture Vinča (Serbie) (fig. 1).

6Auparavant, aucune représentation d’allaitement maternel n’est connue, mais sa pratique demeure néanmoins sous-entendue. En effet, les artistes ont traité particulièrement les seins, plutôt larges et ptôsés, figurant des femmes multipares (Delluc et al., 2014). Cette position basse des seins a fait l’objet d’une véritable convention graphique, si bien que rares sont les représentations de seins galbés, de même qu’aucune image n’indique le port d’un soutien-gorge, ce qui n’exclut pas pour autant son existence. Cette rotondité des seins n’a aucune utilité physiologique car il est démontré que la lactation n’est absolument pas proportionnelle au volume du sein. Comme l’ont démontré Delluc et ses collègues : « Ce choix peut être lié à des motifs artistiques ou érotiques, ou au souci de figurer des femmes capables de lactations abondantes, la graisse trochantérienne, notamment, étant mobilisée lors de l’allaitement » (Delluc et al., 2014, p. XX)

7La figuration de mamelons permet d’affiner notre analyse. Les écrits relatant les formes avantageuses des fameuses « Vénus », petites statuettes féminines, n’en font que très rarement état, et pourtant, il s’agit bien là d’un détail qui permet d’approcher au plus près la fonction primaire du sein (fig. 2).

8Cette étude étant en cours, l’exhaustivité du corpus n’est pas encore établie au moment de la publication de cet ouvrage. Elle fera l’objet d’un catalogue raisonné à venir.

Art et/ou outils pédagogiques ?

9Par leurs attributs d’une maternité « secrète », ces figurations féminines nous invitent à envisager l’idée d’une transmission de savoirs entre femmes. Elles affichent alors une fonction nouvelle, celle de supports pédagogiques, lesquels n’en restent pas moins hautement symboliques : savoirs de la physiologie, savoirs de la gynécologie, savoirs de la médecine naturelle (usage de l’hématite, plantes galactogogues).

10Cette interprétation demande à être étayée par des données ethnographiques précises, mais suscite déjà de nombreuses pistes de recherche. En somme, ces représentations féminines ancestrales, tantôt déesses-mères, tantôt symboles de sexualité, de fécondité et de plaisir pour les préhistoriens qui se penchèrent sur leur destinée, pourraient être envisagées comme des supports d’apprentissage et de transmission de femmes à femmes pendant la grossesse, l’accouchement et la période postnatale. On peut imaginer ces outils spécifiques employés par des « doulas », ces femmes dont la vocation est celle d’accompagner et de soutenir la future mère et son entourage pendant la périnatalité.

Le portage, complément de l’allaitement

11Le portage complète l’allaitement, sans être pour autant l’exclusivité des mères qui allaitent. Comme l’allaitement, le portage assure à la fois la survie physique et le développement psychique de l’enfant par l’apprentissage et la transmission des connaissances.

12Blandine Bril et Sylvia Parrat-Dayan, dans une étude très détaillée du portage à travers l’histoire, précisent que les réponses des sociétés industrielles, dans lesquelles la question de la survie alimentaire ne se pose plus dans les mêmes termes, ont conduit à la quasi-disparition du portage en dehors des nécessités de transport (2008).

13Les représentations de portage sont très rares pour la période qui nous intéresse. La figure gravée sur une plaquette de schiste et provenant du gisement de Gönnersdorf (Rhénanie-Palatinat, fig. 3), montre une attitude de portage inédite. Un panier de portage semble maintenu par des liens dans le dos d’une femme accompagnée par trois autres femmes. G. Bosinski, découvreur de cette plaquette n^o 87, propose un rapprochement avec les paniers de portage utilisés par les femmes andines (1991).

14Dans les cultures plus récentes, l’enfant porté a fait l’objet de représentations multiples, les artistes s’inspirant à chaque fois de pratiques locales très diversifiées.

15Comme l’action de l’allaitement, cette forme de maternage n’a pas inspiré les artistes sans pour autant qu’il faille conclure à son apparition tardive dans l’évolution humaine.

Des femmes artistes ?

16Le débat concernant l’identité des artistes préhistoriques est latent. Par cette nouvelle approche et l’importance pédagogique que nous accordons à ces figurines hautement codifiées, nous émettons l’idée que la transmission de savoirs de femmes à femmes impliquait la réalisation d’outils, à la fois symboliques et pédagogiques, par les femmes elles-mêmes. Les processus qui auraient présidé à la diffusion de ces outils relèvent d’une diffusion culturelle comme d’une acquisition parallèle. La réalité de la femme préhistorique devient alors plus complexe, plus sociale et diversifiée. Ce sont les enjeux sociaux dans lesquels évoluaient ces femmes, les rôles qu’elles ont assumés qu’il est intéressant de tenter de comprendre aujourd’hui, ainsi que l’ont parfaitement mis en avant Claudine Cohen (2006) et Gilles Delluc et ses collègues (2014).

17Cette approche du maternage par l’allaitement chez la femme préhistorique apporte un élément nouveau au tableau des enquêtes multiples, en accordant de l’importance à des fondamentaux. Elle est en cours et doit être approfondie et remaniée. En s’attachant à ces indices invisibles, mais non moins parlants, elle donne aux femmes une place vivante dans les sociétés de la préhistoire. À ce propos, Claudine Cohen écrit : « Par leur richesse et leur diversité, les recherches qui se sont attachées à la femme préhistorique semblent marquer un point de non-retour. Aujourd’hui, la femme a irréversiblement conquis une place dans la représentation des mondes de la préhistoire » (Cohen, 2003, p. 173).