1Au sein des sociétés antiques, l’image de l’allaitement est régulièrement mobilisée pour définir la petite enfance. Dès l’épopée homérique, l’enfant mis au sein apparaît comme un véritable topos dans la littérature grecque¹, les auteurs employant parfois directement le champ lexical de l’allaitement – γαλαθηνός (qui tète du lait), ἐν γάλακτι (dans le lait), ἐπιμαστίδιος (qui est au sein) – pour évoquer les enfants en bas âge ou pour préciser leur appartenance à cette catégorie2. Dans le monde romain, la figure de l’enfant au sein est certes moins présente dans la littérature, mais l’iconographie, la coroplathie, comme la statuaire offrent de nombreuses mises en scène d’allaitements, mythologiques ou non3. Quelques sculptures funéraires (sarcophages principalement d’enfants, urnes et stèles) sont ainsi décorées d’évocation de nourrissons tétant le sein de leur mère ou de leur nourrice4. S’il peut être utilisé comme métaphore de la petite enfance, l’allaitement renvoie à un ensemble d’usages qui ont, dès le v^e s. av. n. è., été l’objet de nombreuses prescriptions dans les écrits philosophiques et médicaux. Les auteurs de l’époque romaine étant fortement influencés par leurs prédécesseurs grecs, leurs témoignages révèlent à leur manière les modes de transmission et les évolutions des procédés mis en œuvre au cours de cette période. Intervenant à la fin de l’allaitement, le sevrage en constitue une phase distincte tant par les dangers qu’il représente pour l’enfant, que par les diverses méthodes utilisées le concernant. La bioarchéologie offre aujourd’hui des informations essentielles pour appréhender la diversité tant spatiale que chronologique des pratiques associées à cette étape si importante pour les plus petits.

La question du lait : allaitement maternel ou mise en nourrice ?

2Dans une lettre privée de la fin du iii^e s. de n. è. retrouvée en Égypte, un beau-père, ou une belle-mère, adresse une demande particulière à son gendre « […] j’ai appris que tu la contrains à allaiter ; si tu le veux bien, le bébé aura une nourrice, car je ne permets pas à ma fille d’allaiter5 ». Un tel message montre que dans les milieux aisés grecs de l’Égypte romaine l’allaitement maternel n’allait pas de soi et pouvait être considéré comme inconvenant, voire avilissant pour une femme de la bonne société. Le recours à des nourrices allaitantes ne se limitait toutefois pas aux couches supérieures de la population. Quelques épitaphes romaines mentionnent ainsi des enfants d’esclaves remerciant leur nourrice « nutrix », elle-même esclave6. Les discours des moralistes et philosophes très critiques vis-à-vis de cette pratique témoignent qu’elle était suffisamment fréquente dans l’ensemble du monde romain pour faire l’objet de vives réprobations7. Le plus virulent sur cette question est Favorinus d’Arles (i^e-ii^e s.) qui offre un véritable plaidoyer pour l’allaitement maternel :

Penses-tu toi aussi, que la nature a donné aux femmes des seins qui soient de bien jolis organes, destinés non pas à nourrir les enfants mais à embellir la poitrine ? […] la plupart de ces monstrueuses femmes s’efforcent de dessécher et de tarir cette source sacrée du corps […] un enfant qu’on donne à nourrir à une autre est presqu’aussi complètement oublié qu’un enfant que la mort a ravi8.

3En des termes moins acerbes, les auteurs médicaux comme Soranos d’Éphèse soutiennent que le meilleur choix pour nourrir l’enfant est le lait maternel9, mais ils peuvent également encourager le recours à une nourrice après l’accouchement en raison de l’affaiblissement de la mère qui produirait un mauvais lait :

Il faut nourrir l’enfant du lait d’une femme capable de l’allaiter convenablement ; en effet, jusqu’au troisième jour le lait de la mère risque d’être mauvais [car] produit par un corps qui a souffert […] Pour toutes ces raisons, l’indication du lait maternel est aberrante jusqu’au moment où le corps de la mère aura retrouvé son équilibre10.

4Par la suite, Soranos préconise aussi l’emploi d’une nourrice allaitante en cas de difficultés pour la mère à allaiter :

Toutes choses égales d’ailleurs, il vaut mieux que le nouveau-né soit nourri au lait de sa mère, qui est mieux fait pour lui […] mais si quelque empêchement se produit, il faut choisir la meilleure nourrice.
Le nouveau-né sera plus robuste s’il est mis au monde par une femme et nourri par une autre, dans le cas du moins où quelque faiblesse de constitution empêche celle qui l’a enfanté de lui fournir sa nourriture11.

5La sélection de la nourrice fait d’ailleurs l’objet de nombreuses recommandations concernant son âge, sa corpulence, son origine (les Grecques étant considérées comme les meilleures nourrices à Rome), son alimentation12, etc. Sur ce dernier critère, Galien, médecin du ii^e s., rapporte qu’un mauvais choix peut être particulièrement néfaste pour l’enfant à propos de l’anecdote d’

un petit enfant qui après la mort de sa première nourrice, avait reçu du lait d’une autre qui avait un suc mauvais ; tout le corps de l’enfant s’est rempli d’ulcères [car] la seconde nourrice vivait à la campagne et subsistait de légumes verts sauvages au printemps quand il y avait une disette13.

6Les pratiques d’allaitement n’ont pas toujours suscité autant d’intérêts, ni de controverses dans l’Antiquité. La littérature grecque des périodes classique et hellénistique (v^e-ii^e s. av. n. è.) offre peu de témoignages clairs et précis sur les usages en vigueur, mais l’allaitement maternel est fréquemment évoqué par les auteurs anciens14. Dès l’épopée homérique, l’image de la mère allaitante est ainsi régulièrement employée pour illustrer l’amour maternel15. Son utilisation comme instrument dramatique en fait d’ailleurs une figure habituelle de la tragédie grecque classique16. Le corpus hippocratique confirme et encourage le rôle nourricier de la mère décrit comme nécessaire pour le bon fonctionnement du corps de la femme17. Dans les discours philosophiques, l’allaitement apparaît comme un rôle naturel donné à celle qui enfante. Pour Platon, la définition même de la mère est ainsi de pouvoir nourrir son enfant :

Tout être qui enfante porte en soi la nourriture appropriée à son enfant, et c’est par où la véritable mère se distingue clairement de celle qui ne l’est pas : celle-ci en prend frauduleusement le nom, si elle n’a pas en elle la source qui doit nourrir l’enfant18.

7Cette charge peut toutefois être empêchée en cas d’abandon ou d’impossibilité pour la mère de nourrir son enfant19. Deux solutions sont alors envisagées : le recours à du lait animal ou l’utilisation d’une nourrice allaitante. Parmi les laits de substitution, certains animaux paraissent avoir été particulièrement privilégiés pour nourrir les enfants. L’animal nourricier par excellence est la chèvre20, que cela soit dans les enfances divines – Zeus bébé est nourri par la chèvre Amalthée21, Asclépios est également nourri par une chèvre sur le mont Tithion22, comme les enfants d’Apollon et de la nymphe Acacallis23 – ou dans les récits des historiens de l’Antiquité24. Aristote considère d’ailleurs que « le lait le plus nourrissant est celui qui est le plus riche en caséine. Mais le lait qui en contient le moins est plus sain pour les enfants », or selon lui le lait de chèvre contient moins de caséine que le lait de vache, suggérant qu’il est plus digeste pour les enfants25. Le recours à du lait de chèvre est également préconisé à l’époque romaine par Soranos d’Éphèse qui recommande de nourrir les nouveau-nés au miel seul ou mélangé à du lait de chèvre, si aucune femme ne peut allaiter l’enfant après l’accouchement26. Si l’utilisation de lait animal comme lait de substitution est envisagée, l’emploi d’une nourrice allaitante paraît avoir été plus fréquent. Cette dernière n’est pas systématiquement une esclave, mais peut également être une personne de la parenté, notamment dans les milieux aisés. Le tragédien Euripide met ainsi en scène la reine Jocaste allaitant son fils Œdipe et son neveu Ménécée dont la mère est décédée en accouchant27. Andromaque, l’épouse du prince Hector est également décrite allaitant son fils Astyanax et les enfants bâtards de son mari permettant l’instauration d’une filiation28. La contribution d’une autre femme que la mère pour nourrir l’enfant est d’ailleurs encouragée en fonction de la qualité du lait dans le traité médical De l’aliment qui suggère que « le lait de quelqu’un d’autre est bon, son propre lait est mauvais ; le lait de quelqu’un d’autre est nuisible, son propre lait est utile29 ». Un autre traité hippocratique évoque la lithiase chez l’enfant, maladie liée aux calculs, dont l’origine serait dans le lait non des mères, mais des trophoi, autrement dit de toutes celles qui allaitent les enfants (mère et nourrice30). L’auteur énumère une série de facteurs dégradant la qualité du lait parmi lesquels l’alimentation et la boisson de la personne allaitante, son état de santé, son humeur, etc. Le philosophe Aristote fournit à ce propos les prescriptions les plus détaillées de la période grecque. Il recommande en particulier les laits chauds qui favorisent selon lui la pousse des dents31 et les laits fluides et pas trop abondants de femmes peu en chair afin d’éviter les convulsions fréquentes chez les enfants trop nourris32. L’auteur qui attache beaucoup d’importance à la couleur précise que « le lait de couleur grisâtre vaut mieux pour les nourrissons que le lait blanc ; le lait des brunes est plus sain que celui des blondes33 ». Il évoque également un allaitement par deux catégories d’individus qui n’ont pas pu enfanter : les vieilles femmes et les jeunes hommes.

Dans aucun mâle, aussi bien chez les autres animaux que chez l’homme ne se forme généralement du lait […] chez certains hommes, après la puberté, une pression fait couler un peu de lait : s’ils sont tétés, il peut même en venir une assez grande quantité34.

En dehors de la grossesse, avec certains aliments, il s’en forme un petit peu [de lait] : néanmoins il continue d’en venir même à des femmes déjà âgées quand elles sont tétées, et chez certaines en quantité suffisantes pour nourrir un enfant35.

8L’allaitement masculin comme celui par une vieille femme sont présentés tous deux comme exceptionnels, mais révèlent que l’allaitement maternel n’est pas le seul envisagé dans la Grèce des cités. Contrairement aux pratiques en vigueur dans l’Empire romain, donner le sein n’était donc pas un acte avilissant pour les femmes grecques. Bien au contraire l’allaitement maternel ou pour un autre enfant que le sien était valorisé en particulier dans les classes supérieures de la société où il pouvait aussi servir de support à la construction/affirmation de liens filiaux. Pour autant, le recours à une nourrice allaitante n’était pas non plus une pratique condamnée36, mais il pouvait être encouragé pour le bien être du nourrisson en recherchant un lait de meilleure qualité ou en cas d’impossibilité pour la mère d’allaiter son enfant pour cause de maladie, faiblesse, etc.

La première nourriture de l’enfant

9Quand débute l’allaitement ? Les auteurs anciens ne s’accordent pas tous sur la première nourriture de l’enfant. Si le fœtus est toujours décrit se nourrissant dans la matrice du sang de la mère, le traité De la nature de l’enfant du corpus hippocratique évoque un allaitement in utero qui commence à la fin de la grossesse : « La nourriture et l’accroissement fournis par la mère ne suffisent plus à l’enfant quand les dix mois sont passés, et qu’il a grandi. Il attire à soi la partie du sang la plus douce et il profite aussi un peu du lait ». L’accouchement intervient « quand ces sources deviennent trop peu abondantes37 », le lait monte alors aux seins des femmes pour permettre l’allaitement de l’enfant nouveau-né38. Dès la gestation, le fœtus apprend ainsi à téter, rapporte Dioclès de Caryste médecin du iv^e s. av. n. è., grâce aux cotylédons, sorte de mamelles présentes dans l’utérus39. Cette hypothèse partagée par de nombreux médecins et philosophes grecs40 ne fait toutefois pas l’unanimité à l’époque classique. Aristote critique ainsi « ceux qui prétendent que les petits enfants se nourrissent dans l’utérus en tétant un bout de chair » et affirme qu’un cordon partant du cœur est formé de vaisseaux « reliés comme des racines à l’utérus, et c’est par eux que l’embryon reçoit sa nourriture41 ». À l’époque romaine la fonction nourricière du cordon ombilical proposée par Aristote est unanimement acceptée. Pour autant si l’allaitement par des cotylédons n’est plus envisagé, plusieurs auteurs présentent encore la lactation comme un prolongement de la nourriture in utero42.

10Une fois que l’enfant a quitté la matrice pour venir au monde, le nourrir devient la responsabilité des adultes suscitant leurs inquiétudes et interrogations en particulier quant à la première alimentation à donner au nouveau-né. De nos jours, la valeur nutritive du colostrum est connue, mais dans l’Antiquité cette première tétée n’a pas toujours été conseillée. Pour Aristote dans Histoire des animaux le lait « se forme au moment de la maternité, mais le premier lait ne vaut rien, pas plus que le dernier43. » Ce premier lait ne renvoie pas forcement au colostrum, le même traité rapporte ainsi que « le lait qui se forme avant sept mois ne vaut rien : c’est au moment où les enfants deviennent viables que le lait est bon. Le premier lait est salé comme chez les brebis » et que « l’enfant prend le sein sitôt qu’il est né44 ». Le traité De la Génération des animaux paraît confirmer l’emploi du colostrum comme première alimentation : la naissance est présentée comme le résultat du changement de nourriture de l’enfant qui intervient lorsque le lait ne présente « ni défaut ni excès » et « devient utile45 ». Toutefois, à l’exception du Stagirite, les auteurs classiques se sont peu intéressés à la première alimentation de l’enfant, aucun traité hippocratique ne donne ainsi de prescription particulière à ce propos.

11La question de la première nourriture a suscité plus d’intérêt chez les auteurs de l’époque romaine. Pline l’Ancien au i^er s. de n. è. fustige les nourrices qui tombent enceintes, leur lait sous l’influence du sperme « s’épaissit devenant comme une sorte de fromage ». Ainsi « les enfants qu’elles nourrissent sont appelés colostrats […] Le colostrum en effet, est le premier lait après l’accouchement, épais comme une éponge46 ». C’est en effet l’épaisseur du colostrum, et non sa couleur, qui semble constituer l’obstacle principal à son utilisation pour les enfants. Soranos s’oppose à la première tétée et préconise après la naissance une diète de 2-3 jours car l’enfant est « perturbé par le traumatisme de la naissance, et d’ailleurs son corps tout entier reste plein de nourriture maternelle47 ». Si le nouveau-né présente de l’appétit, il est conseillé de lui donner un peu de miel avec du lait de chèvre, pendant que le premier lait de la mère, jugé trop lourd, est soit tété par un autre enfant, soit tiré doucement à la main48. Le délai des 2-3 jours passés, le lait est toujours considéré comme indigeste par Soranos qui recommande de donner au petit de l’eau miellée tiède afin d’ouvrir les voies de l’ingestion et préparer l’assimilation49. Rufus d’Éphèse, médecin contemporain de Soranos connu par les écrits d’Oribase, ne conseille pas de diète mais encourage également les femmes à tirer leur premier lait qu’il considère trop épais et préconise pendant les quatre premiers jours de l’enfant une alimentation composée d’eau miellée tiède afin de purger le nouveau-né en favorisant l’écoulement du méconium50. Le médecin recommande ensuite un régime frugal pour l’enfant qui ne doit recevoir que des gouttes de lait deux à trois fois par jour pour éviter de le surcharger. La succion n’est d’ailleurs pas encouragée : les gouttes de lait devant tomber dans la bouche de l’enfant « en y introduisant la papille et en la comprimant doucement, afin que l’enfant ne se fatigue pas en l’attirant et ne soit pas soudainement surchargé51 ». Ces prescriptions témoignent des enjeux que constituaient la première nourriture du nouveau-né pour les auteurs romains tant sur la qualité et la quantité de l’alimentation que sur ses conséquences sur la digestion de l’enfant : une nourriture légère et facile à assimiler.

12La forte mortalité périnatale et post-néonatale s’est donc traduite à l’époque romaine, et dans une moindre mesure à l’époque grecque, par une volonté de maîtrise et de contrôle qu’illustrent les prescriptions détaillées de Soranos ou de Rufus d’Éphèse : contrôle des nourrices, des soins à apporter aux enfants, mais surtout contrôle de l’alimentation des enfants. Loin de laisser le nouveau-né téter le sein, son premier instinct, ce dernier est astreint dès la naissance à une diète, dont les méfaits sont aujourd’hui reconnus, suivie de règles strictes où domine la contrainte pour l’enfant, comme pour la mère. À côté des recommandations médicales bien documentées, se pose toutefois la question des usages et pratiques maternelles : dans quelle mesure les mères suivaient-elles réellement ses prescriptions ? Si les sources n’apportent pas de réponse à ce sujet, il semble légitime de s’interroger sur la manière dont les mères supportaient et acceptaient pendant plusieurs jours les cris de leur nouveau-né affamé.

L’âge au sevrage

13Passée cette première alimentation, se pose la question du sevrage et en particulier de l’âge auquel il intervient, période de transition et de dangers pour le tout-petit. L’iconographie offre à ce propos des représentations d’enfants au sein d’âges variables : du nouveau-né emmailloté au petit enfant chevelu paré d’amulettes52. La céramique italiote des v^e et iv^e s. av. n. è. fournit un petit nombre de figures d’Héraclès infantile portant le collier d’amulettes et tétant le sein d’Héra53 (fig. 1). Sur ces scènes, il n’est jamais représenté tout petit, mais apparaît debout, déjà relativement grand54. Motif éloigné de l’image habituelle de l’enfant dans les bras de la trophos, il se retrouve pourtant sur quelques statuettes gallo-romaines produites à partir de la fin du i^er s. de n. è. Une figurine découverte à Bordeaux montre en particulier un enfant debout attrapant de ses mains les seins d’une femme assise (Dea Nutrix55) (fig. 2).

14Le bambin, certes sur ses pieds, a été représenté par le coroplaste les fesses dénudées pour signaler son jeune âge : trop grand pour être porté, il est encore trop petit pour être propre. Ce type d’allaitement, aujourd’hui considéré comme tardif, est confirmé par la littérature antique. Le premier témoignage provient d’un hymne grec du vii^e s. av. n. è. dédié à Aphrodite, où la déesse est décrite mettant au monde Énée qu’elle dépose à peine né chez les Nymphes « à l’ample poitrine ». Aphrodite s’engage à récupérer l’enfant au bout de quatre ans pour le donner à son père56. Si le dépôt d’Énée auprès des Nymphes peut être considéré vraisemblablement comme une mise en nourrice, l’âge du retour auprès de son père n’a pas été choisi au hasard par le poète qui suggère ainsi la fin du sevrage de l’enfant.

15À l’exception de ce récit, aucune source classique n’offre de précision quant à ce moment charnière. Le corpus hippocratique ne préconise pas d’âge particulier, seul le traité hippocratique des Épidémies rapporte que « l’enfant se nourrit le septième mois, ou le neuvième, ou le dixième » évoquant ainsi un changement d’alimentation pour le nourrisson qui pourrait correspondre à l’évocation d’une forme de diversification alimentaire57.

16Les témoignages se font plus nombreux et plus précis à l’époque romaine. La vingtaine de contrats d’allaitement découverts en Égypte et datés de 15 av. n. è à 305 de. n. è. procurent de riches informations sur les pratiques de cette région58. Des femmes sont ainsi régulièrement mandatées pour s’occuper et nourrir de leur lait des enfants de statuts variés : libres, esclaves, voire nourrissons abandonnés et récupérés pour devenir esclave. Les périodes pour lesquelles elles sont embauchées à cet effet vont de six mois à trois ans, deux ans étant la durée la plus fréquente quel que soit le statut de l’enfant59. Bernard Legras a récemment souligné la particularité des contrats du nome60 d’Arsinoïte qui « distinguent les deux premières années qui sont consacrées à la galaktotropheia (littéralement la nourriture faite de lait) des six mois suivants, marqués par une “nourriture” (tithènèsis) diversifiée » suggérant ainsi un allaitement (exclusif ?) jusqu’à deux ans61. Les auteurs médicaux confirment cette durée en préconisant un sevrage aux alentours de deux ans62, sans toutefois s’accorder pleinement sur son début.

17Pour Soranos, le changement d’alimentation peut commencer à six mois lorsque « le corps affermi est devenu capable de recevoir une nourriture plus solide63 ». Il fustige ainsi les femmes qui tentent de nourrir leur enfant avec des céréales dès le quarantième jour, et inversement il critique un allaitement exclusif trop tardif qui aurait pour conséquence une fragilité accrue de l’enfant : un corps ramolli et une sensibilité plus grande aux maladies. Pour Galien, c’est l’apparition des dents, soit entre 6 et 12 mois, qui conditionne le début de la diversification alimentaire, tandis que Rufus d’Éphèse préconise de suivre l’instinct de l’enfant en lui donnant du pain dès que « lui-même désire d’en prendre [un autre aliment que le lait] et […] qu’il pourra les digérer complètement64 ». Ce dernier est d’ailleurs le seul médecin à évoquer précisément la possibilité d’un allaitement jusqu’à trois ans, durée également mentionnée au i^er s. de n. è. par le rhéteur Quintilien65. Quel que soit l’âge auquel se termine le sevrage, celui-ci apparaît donc, chez les différents auteurs, plutôt progressif avec un début, non pas fixe, mais variant en fonction du développement de l’enfant, idée déjà présente dans le traité hippocratique des Épidémies66.

18L’essor des recherches sur les isotopes stables (azote et carbone en particulier) et les éléments traces (p. ex. Strontium/Calcium) provenant de tissus osseux ouvrent aujourd’hui de nouvelles possibilités d’études (voir Chapitre 1, dans la troisième partie de l’ouvrage). Reflets de la composition des apports alimentaires, elles permettent de confronter les témoignages écrits sur ce sujet avec les résultats obtenus à partir d’échantillons prélevés sur des squelettes exhumés lors de fouilles67. En ce qui concerne le monde grec antique, seuls deux sites ont pu faire l’objet pour le moment d’analyses publiées68 (fig. 3). À Agios Dimitrios (Phthiotide – Grèce centrale), les études réalisée sur un échantillon de 51 squelettes (adultes et enfants) ont révélé que le sevrage des enfants intervenait au viii^e s. av. n. è. entre la première et la deuxième année69, soit deux ans plus tôt que le suggère l’hymne pseudo-homérique à Aphrodite du vii^e s. av. n. è. Dans la nécropole classico-hellénistique d’Apollonia du Pont, colonie grecque des bords de la mer Noire, l’équipe d’Anne Keenleyside a effectué des prélèvements sur 64 squelettes d’enfants âgés entre 3 mois à 15 ans dont l’analyse montre des résultats plus conformes au texte archaïque en estimant un sevrage effectif entre 3 et 5 ans70.

19Ce type d’étude est plus répandu pour les nécropoles d’époque romaine. Allant de la Bretagne à l’Égypte, la variété de provenance de ces échantillons offre aujourd’hui un premier panorama des usages en vigueur dans le monde romain. Les résultats obtenus témoignent ainsi d’une certaine conformité aux prescriptions médicales et aux réflexions des auteurs anciens en révélant la pratique d’un sevrage progressif, sur l’ensemble des sites étudiés, commençant généralement entre six mois et un an et demi71.

20Quelques divergences apparaissent néanmoins quant à la fin du sevrage qui intervient souvent plus tardivement entre trois et quatre ans72. Des enfants pouvaient aussi être allaités jusqu’à l’âge de cinq ans à Queenford Farm (Bretagne romaine73), tandis que dans la nécropole d’Isola Sacra (Portus Romae) les enfants étaient dans l’ensemble sevrés vers deux ans et demi74. Cette hétérogénéité quant à la durée et à l’âge de la fin du sevrage se retrouve également à l’échelle locale : les premières analyses réalisées sur de petits échantillons provenant des sites de Casal Bertole et Castellaccio Europarco, à quelques kilomètres d’Isola Sacra, semblent indiquer des résultats différents avec des traces d’allaitement jusqu’à trois-quatre ans75. Si des études complémentaires seraient nécessaires pour confirmer cette diversité locale, ces résultats indiquent que les usages ne sont pas fixes et uniformes, tant entre les sites qu’au sein d’une même nécropole. À Queenform Farm, les analyses ont révélé que les enfants pouvaient être sevrés au plus tôt à 18 mois et au plus tard à 5,5 ans76. Cet écart important témoigne qu’au-delà des prescriptions médicales ou des pratiques locales, différents facteurs – sociaux, économiques, biologiques (sexe de l’enfant77, état de santé de la mère/nourrice et de l’enfant, etc.) et peut-être même affectifs – intervenaient dans le choix/l’obligation d’arrêter ou de prolonger un allaitement.

21La pratique du sevrage progressif évoquée par les auteurs anciens et confirmée par les signatures isotopiques nécessite sans doute d’introduire par étape, au côté de l’allaitement, une alimentation variée. Au v^e s. av. n. è., le corpus hippocratique affirme en effet que le sevrage est facilité pour « les enfants qui mangent pendant l’allaitement », mais sans préciser le type de nourriture à ajouter78. Il préconise toutefois l’apport de vin dans l’alimentation des plus petits afin de réduire les risques de maladies associées à l’allaitement, comme la formation des calculs79. L’usage de donner du vin à de jeunes enfants semble d’ailleurs antérieur à l’époque classique : l’Iliade décrit ainsi Achille enfant assis sur les genoux de Phénix recrachant son vin en tâchant la tunique de son serviteur80. Bien qu’ancienne, cette pratique n’est toutefois pas recommandée par tous. Aristote s’oppose notamment aux prescriptions hippocratiques en enjoignant de s’abstenir de donner « du vin [aux enfants] à cause des maladies » qu’il provoque81. La question du vin pour les plus petits est toujours débattue à l’époque romaine où Soranos et Rufus d’Éphèse le préconisent au début du sevrage, tandis que Galien l’interdit82. À l’exception du vin, les traités médicaux classiques ne donnent aucune autre précision sur l’alimentation des enfants pendant le sevrage. Seul Mnésithée d’Athènes à la période hellénistique préconise « de la farine bouillie […] ou du millet écrasé » en ajoutant du miel en cas de constipation83. Ce type de recommandations perdure à l’époque romaine où les différents auteurs s’accordent sur une nourriture composée dans un premier temps essentiellement de céréales sous la forme de pain émietté dans du vin aqueux pour Rufus d’Éphèse ou ramolli « dans de l’hydromel, dans du lait, dans du vin doux ou miellé » pour Soranos84. À mesure où l’enfant grandit son alimentation doit devenir plus consistante, selon ce dernier qui recommande alors « du potage de gruau, de la purée très liquide, un œuf mollet85 ». Comme le premier lait qui ne doit pas être épais, l’emploi de potages ou de purées liquides souligne la préoccupation majeure des médecins de l’Antiquité en ce qui concerne la digestion de l’enfant86. Athénée d’Attale au i^er s. de n. è. préconise à ce propos des aliments « très légers et administrés en quantité modérée87 ». Quelques céréales jugées indigestes sont ainsi déconseillées comme le pavot et le sésame88, mais aussi la viande et les bouillies que Rufus d’Éphèse considère trop épaisses pour les enfants89. Certains usages participent également de cette attention. Dès le v^e s. av. n. è. Aristophane évoque dans une de ces comédies les nourrices qui prémâchent la nourriture des plus petits90. À l’époque romaine, Galien recommande également dans une seconde phase du sevrage une alimentation plus variée que celle préconisée par les autres auteurs, composée de viandes et de légumes qui doivent être préalablement mâchés par une nourrice expérimentée91. Le prémâchage des aliments semble avoir été une pratique courante et continue dans le temps. Elle ne faisait toutefois pas l’unanimité : quelques auteurs médicaux la déconseillent sans en préciser les raisons92.

Quelle alimentation pendant le sevrage93 ?

22Si certaines préoccupations sont donc communes, les auteurs médicaux ne s’accordent pas tous quant aux modalités du sevrage, tant dans la diversification alimentaire que dans les usages94. Le philosophe Philostrate évoque d’ailleurs au iii^e s. de n. è. les particularités en vigueur à Athènes : « […] quand un enfant est né [à Protésilas] il l’a nourri avec un aliment particulier que les Athéniens recommandaient95 […] ». L’auteur ne donne aucune autre précision, mais son témoignage suggère que l’alimentation des plus petits était loin d’être uniforme et que les préconisations pouvaient varier selon les lieux. L’analyse des signatures isotopiques provenant des squelettes de nécropoles antiques ouvre à ce propos de nouvelles perspectives en permettant d’approcher au plus près les pratiques qui pouvaient localement être mises en œuvre (fig. 3). Les résultats obtenus jusqu’à présent révèlent ainsi un sevrage réalisé par l’introduction progressive dans l’alimentation de céréales dont la nature a pu varier en fonction des productions locales. Par exemple, à Dahkleh (Égypte), le millet, dont la culture sur place pendant l’Antiquité a été bien attestée, paraît avoir été un aliment déterminant dans le sevrage des enfants96, alors que les études récentes menées sur les ensembles funéraires romains de Londres indiquent plutôt la consommation de céréales telles que le blé, l’orge et/ou l’épeautre, localement plus présents97. Pour autant cette alimentation était-elle particulière aux enfants en cours de sevrage ? Les réflexions à ce propos sont encore à leurs débuts, néanmoins des variations régionales commencent à apparaître98. Les études menées sur les échantillons provenant d’Isola Sacra ont ainsi démontré que le régime alimentaire des enfants de plus de 2,5 ans était surtout composé de produits terrestres, alors que les adultes avaient une alimentation plus variée comprenant des éléments marins99. Un constat similaire a été récemment fait pour l’ensemble des sites de Bretagne romaine où les enfants en sevrage avaient une alimentation principalement céréalière, distincte de celles des adultes qui comprenaient également des produits de la mer100. Néanmoins les analyses portant sur la signature de l’isotope de soufre (δ³⁴S) réalisées à Queenford Farm ont révélé une présence plus importante de cet élément chez les enfants de 2-4 ans que chez les autres individus. Ce résultat suggère une alimentation influencée par la présence d’eau douce sulfureuse provenant de plantes cultivées en milieu irrigué par ce type d’eau et/ou d’une consommation de poissons d’eau douce101. Cette particularité, si elle se confirmait, impliquerait des croyances et/ou pratiques locales autour des bienfaits pour les enfants en sevrage de certains aliments que l’on ne retrouve pas chez les auteurs anciens102.

23Ce travail portant sur une période de près de 800 ans permet de souligner les continuités et transformations des représentations de l’alimentation (allaitement et sevrage) des enfants en bas âge. Si les auteurs romains de langue grecque ou latine se sont en effet beaucoup inspirés des textes médicaux antérieurs, leurs prescriptions sont surtout le juste reflet de la société dans laquelle ils évoluaient, où la mise en nourrice était une pratique si répandue qu’elle suscitait légitimement inquiétudes et recommandations. A contrario dans le monde grec l’allaitement par la mère semble avoir été plus courant. Il pouvait d’ailleurs être valorisé dans les classes supérieures et utilisé pour conforter, et parfois créer, les liens filiaux. Dans ce dernier contexte les témoignages littéraires offrent d’ailleurs peu de recommandations claires concernant l’alimentation des nourrissons. À ces contrastes temporels s’ajoute la question de l’hétérogénéité spatiale entre régions concernées. Si les préconisations des grands médecins ont ainsi pu avoir une certaine influence, la confrontation entre discours (médical) et pratiques (locales) a pu prendre différentes formes. La bioarchéologie ouvre désormais de nouvelles pistes de réflexion permettant d’approcher la complexité de cette opposition/complémentarité. En effet, si les écrits médicaux témoignent d’un souci important de maîtriser la nourriture des plus petits, l’analyse des signatures isotopiques révèle la pluralité des usages. L’allaitement comme le sevrage, processus biologiques déterminés culturellement et socialement103, apparaissent ainsi soumis à de nombreux autres facteurs et contraintes, tels que le contexte environnemental ou les pratiques alimentaires qui étaient à cette époque bien peu standardisées. La santé des enfants et/ou des personnes allaitantes, comme la dimension affective – aspect plus difficile à appréhender – ont aussi pu constituer à l’échelle individuelle des paramètres non-négligeables.

24Si l’on constate aujourd’hui une certaine forme d’unanimité (au-delà des effets de modes) concernant les questions afférentes à l’alimentation du nouveau-né, le monde antique demeure à cet égard comme à d’autre, un ensemble bien fragmenté et stratifié, où la portée des discours médicaux et des recommandations connaissaient une influence variée selon les espaces considérés ainsi que les catégories sociales.