1L’interprétation des compositions isotopiques de l’azote (δ¹⁵N) en contexte archéologique reposait jusqu’à présent sur l’hypothèse a priori d’un fractionnement nul entre le collagène osseux de la mère et le lait maternel (Dupras et al., 2001 ; Fuller et al., 2006). Or, d’après des données disponibles chez l’animal, une différence entre -0,5 et -2,3 ‰ en ¹⁵N s’observe entre le collagène osseux et le lait d’un organisme qui le synthétise (Reynard, Tuross, 2015). Récemment, des résultats similaires ont été observés chez la femme par une équipe française travaillant sur la cohorte Inserm-EDEN, avec des valeurs de δ¹⁵N de lait maternel inférieures, de l’ordre 2,5 ‰ (n = 96), comparativement à celles mesurées au niveau des cheveux des mères à la naissance (De Luca et al., 2012 ; Romek et al., 2013). Toutefois, à ce jour, aucune donnée sur les compositions isotopiques du carbone (δ¹³C) n’a été publiée. Une autre des hypothèses a priori, sur laquelle repose l’interprétation des données isotopiques des jeunes enfants en contexte archéologique, est que les valeurs de δ¹⁵N du lait maternel restent identiques tout au long de la période d’allaitement. Alors que l’on sait que les caractéristiques nutritives et immunologiques du lait maternel évoluent en fonction de l’âge des enfants, au cours d’une tétée (Ballard, Morrow, 2013), voire en fonction du sexe de l’enfant (Marino et al., 2011). À notre connaissance aucune étude n’a encore considéré l’évolution des valeurs isotopiques (C, N) du lait maternel humain au cours de l’allaitement.

2 Ce travail exploratoire propose d’appréhender, à partir du suivi longitudinal d’un couple mère-enfant sur 34 semaines, l’évolution des rapports isotopiques de l’azote mais également du carbone du lait maternel pendant la période d’allaitement et de sevrage ainsi qu’à différents moments d’une même journée, et de les comparer aux rapports isotopiques des ongles de la mère et de l’enfant. Les objectifs sont (1) d’analyser la composition isotopique du lait de façon longitudinale en fonction de l’évolution de l’alimentation de l’enfant et de sa croissance et (2) de caractériser le fractionnement isotopique pour l’azote et le carbone entre la triade : lait, mère, enfant à des moments distincts.

3La finalité de cette recherche exploratoire est d’évaluer l’incidence des variations des rapports isotopiques du lait maternel sur les tissus des enfants et par conséquence, sur la reconstitution de la paléoalimentation des tout-petits. Par ailleurs, alors que certains auteurs proposent d’expliquer l’enrichissement en ¹⁵N dans les tissus d’enfants allaités par une activité métabolique très importante du jeune enfant entre 0 et 2 ans (De Luca et al., 2013 ; Romek et al., 2013 ; Herrscher et al., 2013b), cette étude exploratoire propose d’apporter des éléments de réflexion relativement à l’influence de la croissance sur les modifications des valeurs de δ¹⁵N au cours de l’allaitement.

Contexte de l’étude exploratoire

4Ce travail a été mené sur un couple mère-enfant entre la 4^e et la 34^e semaine d’allaitement après la naissance (novembre 2013 à juin 20141). L’allaitement est exclusif jusqu’à la 12^e semaine, puis reste majoritaire jusqu’au moment de la diversification alimentaire à partir de la 21^e semaine. Les caractéristiques alimentaires de la maman ont été notées ainsi que les premiers aliments de substitution de l’enfant. L’alimentation de la maman se compose majoritairement de produits terrestres de type C₃ (viande, œufs, légumes, céréales ; très peu de produits industrialisés/transformés) et très ponctuellement de poissons ; les végétaux de type C₄ comme le millet ou le sorgho n’ont pas fait partie du régime alimentaire quotidien. Pour l’enfant, les premiers aliments solides sont proposés à partir du 4^e mois en complément du lait maternel, uniquement des purées de légumes jusqu’à 6 mois puis des céréales de type C₃, de la viande, du poisson et des œufs (aucun produit industrialisé/transformé). L’introduction des protéines animales à 6 mois est concomitante avec la réduction des tétées qui se répartissent deux fois dans la journée. Les prélèvements de lait ont été réalisés au moment de la tétée à une fréquence d’environ deux fois par mois et, pour certains, plusieurs fois au cours d’une même journée (n = 31). En complément de ces échantillons, des prélèvements sur le bout libre des ongles des mains de l’enfant et de la mère ont été réalisés (n = 7 ; entre novembre 2013 et juin 2014). Le temps nécessaire à l’incorporation des nouveaux nutriments au niveau du bord libre de l’ongle a été estimé chez l’adulte, à environ 6 mois pour qu’un ongle complet repousse (Dumontier, 2000) et chez l’enfant, entre 2 et 3 mois (Runne, Orfanos, 1981). Ainsi, les ongles coupés à 7 semaines correspondent aux tissus incorporant les informations in utero, ceux coupés à 11 et 21 semaines à une période de formation pendant laquelle l’allaitement maternel est exclusif, tandis que ceux coupés à 21 semaines et à 29 semaines, à une période de formation où l’allaitement maternel est complété par des purées de légumes, ou par d’autres aliments. Pour la maman, les ongles coupés à 5 et 11 semaines correspondent à un signal alimentaire durant la grossesse, tandis que ceux coupés à 38 semaines marquent son signal alimentaire lors du 3^e mois d’allaitement.

5Après la coupe, les ongles ont été nettoyés à l’eau et à l’acétone dans un bain à ultrasons, puis lyophilisés pour éliminer l’humidité résiduelle. Le lait maternel a été prélevé par la mère directement au sein dans un vial en verre stérile, puis congelé et lyophilisé. Les mesures isotopiques ont été réalisées sur les échantillons lyophilisés par un analyseur élémentaire Europa Scientific couplé à un spectromètre de masse isotopique Europa Scientific 20-20 (EA-IRMS). Ces mesures ont été effectuées par Iso-Analytical Ltd (Royaume Uni) en utilisant des standards internes calibrés à partir de standards internationaux IAEA.

Variabilité isotopique du lait maternel et des ongles du couple mère-enfant

6Entre la 4^e et la 34^e semaine, les rapports isotopiques du lait maternel s’échelonnent de -27,5 à -24,9 ‰ pour le carbone et de 7,5 à 8,6 ‰ pour l’azote (les valeurs moyennes ± 1σ sont respectivement : -26,3 ±0,7 ‰ et 8,0 ± 0,3 ‰, n = 31, tab. 1). Aucune tendance n’apparaît entre les différents prélèvements pour les valeurs isotopiques en azote. La variabilité de la composition isotopique en carbone du lait est en revanche plus importante. Les prélèvements de lait entre la 4^e et la 9^e semaine présentent des valeurs de δ¹³C inférieures à -25,9 ‰, tandis que ceux entre la 11^e semaine et la 27^e semaine ont des valeurs comprises entre -25,9 et -25,1 ‰ (fig. 1). Quant aux valeurs entre la 28^e et la 34^e semaine, elles s’étendent de -26,9 à -24,9 ‰ recouvrant les deux groupes précédemment décrits. Au cours d’une même journée, les valeurs isotopiques peuvent varier jusqu’à 1 ‰ en carbone et en azote, néanmoins aucune de tendance n’est observée selon le moment de la tétée (tab. 1).

7L’enquête alimentaire menée auprès de la mère n’a pas permis de mettre en évidence de modification significative dans la prise de certains aliments, entre la 11^e et 27^e semaine, qui pourrait expliquer les variations observées. La consommation de ressources aquatiques, notamment marines, peut entrainer une augmentation des valeurs de δ¹³C dans les tissus des consommateurs, relativement à la consommation de ressources terrestres. Ces ressources marines n’ont été consommées ici que de façon occasionnelle sans régularité, une telle consommation ne suffirait donc pas à expliquer ces résultats. Cette variabilité isotopique pourrait alors être consécutive à un fractionnement isotopique différent répondant à des contraintes physiologiques, encore mal connues à ce jour, mobilisant différemment les acides aminés lors de la synthèse du lait dans la glande mammaire. Aucune corrélation n’apparaît entre les valeurs isotopiques du lait maternel et les données pondérales et staturales de l’enfant (tab. 1).

Tableau 1 – Données élémentaires et isotopiques des prélèvements de lait maternel (AE : Allaitement exclusif ; Apu : Allaitement et purées de légumes ; ADiv : Allaitement et diversification légumes/viandes/poissons)

Fractionnement isotopique entre le lait maternel et les ongles de la mère et de l’enfant

8Comparés aux données moyennes du lait maternel, les ongles de la mère sont systématiquement enrichis en isotopes lourds de l’ordre de 4,8 ‰ en ¹³C et de 2,1 ‰ en ¹⁵N (tab. 2). Concernant l’azote, ces résultats s’accordent avec les données extrapolées chez l’animal (Reynard, Tuross, 2015) et corroborent les résultats obtenus sur des mères françaises de la cohorte EDEN montrant un enrichissement en ¹⁵N de l’ordre de 2,5 ‰ entre le lait maternel et les cheveux des mères (De Luca et al., 2012 ; Romek et al., 2013). En dépit d’un faible nombre d’échantillons, ces résultats apportent pour la première fois la preuve que le lait maternel aurait des valeurs de δ¹⁵N, mais également de δ¹³C, inférieures à celles de la kératine de l’organisme qui le synthétise.

Tableau 2 – Données élémentaires et isotopiques des ongles du couple mère-enfant (AE : Allaitement exclusif ; Apu : Allaitement et purées de légumes ; ADiv : Allaitement et diversification légumes/viandes/poissons)

9Les valeurs isotopiques des ongles de l’enfant, relativement à celles du lait maternel au moment de la formation des tissus, sont plus élevées en moyenne de 5,3 ‰ pour le carbone et de 4,0 ‰ pour l’azote durant l’allaitement exclusif (9^e semaine) et de 4,3 ‰ pour le carbone et de 4,7 ‰ pour l’azote au cours du sevrage (17^e semaine) (tab. 2, fig. 1).

10Ces enrichissements sont dans des gammes de valeurs identiques à celles classiquement admises dans la littérature, de l’ordre de 5 ‰ pour le carbone et compris entre 3 et 5 ‰ pour l’azote. Ces résultats contrediraient donc l’hypothèse d’un plus faible fractionnement isotopique entre alimentation-tissu, proposé d’après des observations réalisées chez l’animal sur des consommateurs de lait exclusif, en rapport avec une meilleure qualité de l’alimentation (Robbins et al., 2005). Des recherches plus récentes montrent que la croissance chez le nouveau-né est impliquée dans l’enrichissement en ¹⁵N des tissus infantiles. Pour ces auteurs, les hautes valeurs de δ¹⁵N témoigneraient uniquement d’un métabolisme protéique des enfants durant les deux premières années de vie (De Luca et al., 2013, et dans ce volume ; Romek et al., 2013). De la même manière, la diminution du δ¹⁵N souvent observée entre 1,5 ans et 2 ans dans les études bio-archéologiques serait, selon ces auteurs (Herrscher et al., 2013b), en lien avec une diminution de la vitesse de croissance. Dans l’état actuel de cette recherche exploratoire, il est difficile de statuer sur ce point, car les échantillonnages ne sont pas comparables. Alors que notre étude correspond à un suivi longitudinal, l’étude sur les cheveux des enfants de la cohorte EDEN correspond à une étude transversale, les cheveux de l’enfant marquant un signal à la naissance et un signal à seulement un mois de vie. De plus, alors que les valeurs isotopiques du lait maternel intègrent immédiatement les modifications alimentaires de la mère, l’intégration des modifications isotopiques au niveau des cheveux et des ongles nécessite plusieurs semaines ; le signal est alors une sommation des valeurs du lait maternel. Néanmoins, l’enrichissement observé est similaire à celui attendu entre deux niveaux trophiques, alors que la qualité de l’alimentation (consommateur de lait exclusif) devrait induire un fractionnement isotopique significativement inférieur entre alimentation-tissu (Robbins et al., 2005). Nos résultats suggéreraient donc, qu’en plus du fractionnement isotopique induit par la consommation du lait, s’ajoute d’autres facteurs ; s’agit-il de l’activité métabolique intense du nourrisson ?

Les apports de cette étude exploratoire à la reconstitution de la paléoalimentation des tout-petits

11L’analyse longitudinale du lait maternel sur 34 semaines a permis de démontrer que la composition isotopique du lait maternel est appauvrie par rapport aux tissus de la mère, comme les ongles, et par extrapolation à l’os (δ¹⁵N = 8,0 ± 0,3 ‰ ; δ¹³C = -26,3 ± 0,7 ‰ ; n=31). Elle a également permis de montrer une certaine stabilité des valeurs en azote (∆¹⁵N ≈ 1 ‰) au cours de l’allaitement et du sevrage, ainsi qu’au cours de tétées successives d’une même journée. En revanche, si les valeurs isotopiques du carbone du lait peuvent également montrer de faibles différences entre les tétées au long d’une même journée, ces différences peuvent être nettement plus importantes au cours de la période d’allaitement et de sevrage (∆¹³C ≈ 2,5 ‰). Aucune preuve tangible n’a été apportée à partir de l’enquête alimentaire de la mère, s’agit-il d’un phénomène physiologique lié à la lactation ? Des analyses complémentaires seraient nécessaires pour vérifier le caractère récurrent de cette observation. En revanche, ces différences ne semblent pas avoir d’incidence sur les valeurs isotopiques en carbone observées chez l’enfant.

12À ce jour, il semble que le modèle d’enregistrement des valeurs isotopiques dans les tissus d’enfants au cours des processus d’allaitement et de sevrage soit plus complexe et intègre d’autres facteurs que l’alimentation. Si le δ¹⁵N reste un proxy pertinent pour traquer la consommation de lait maternel, sa diminution et son arrêt, il semblerait que le δ¹³C soit un proxy peu pertinent, confirmant des résultats déjà obtenus auparavant (Herrscher, 2003 ; Kaupova et al., 2014). En revanche, ce dernier serait un marqueur pertinent pour caractériser l’alimentation de sevrage (type C4, comme le maïs ou le millet) (King et al., 2018).

13Aux différentes questions posées au début de ce travail exploratoire, cette étude rejetterait l’hypothèse d’un enrichissement important en isotopes lourds des ongles des nouveau-nés relativement à ceux de leur mère à la naissance (Herrscher et al., 2017). Par ailleurs, compte tenu des compositions isotopiques du lait maternel mesurées (nettement inférieures aux tissus maternels et infantiles), cette étude démontre que si l’enrichissement en ¹⁵N résulte sans aucun doute de la consommation du lait maternel, d’autres facteurs, comme la croissance, la qualité de l’alimentation, l’utilisation de sources azotées non-protéinées via leur synthèse au niveau du microbiome intestinal seraient à prendre en compte pour expliquer les fractionnements isotopiques observés entre alimentation et tissu (De Luca et al., 2012 ; Robbins et al., 2005, Reynard, Tuross, 2015). Des travaux sont en cours sur des cohortes d’enfants sains et d’enfants pathologiques, ainsi que chez l’animal, en suivi longitudinal, afin d’observer les facteurs, autres que l’alimentation, qui pourraient influer sur l’enregistrement des rapports isotopiques chez les enfants (Herrscher et al., 2013a).