1Bien que les techniques biogéochimiques, ou l’analyse du contenu chimique des ossements archéologiques, soient maintenant utilisées en routine dans les laboratoires d’archéologie, elles peuvent être peu familières aux lecteurs qui ne sont ni archéologues, ni anthropologues. Afin de pallier cette perméabilité disciplinaire, nous proposons ici une petite introduction historique et méthodologique à ces techniques et approches plus récentes, dont les développements toujours en cours sont prometteurs, non seulement pour les populations du passé (cf. les travaux qui sont issus de thèse en cours font l’objet de chapitres dans le présent ouvrage, voir les second et quatrième chapitres de cette troisième partie : Œil et collaborateurs, Kaupova et collaborateurs) mais aussi dans le cadre d’applications médicales contemporaine (cf. De Luca et collaborateurs).

2En 1989, Fogel et collaborateurs montrent, à partir d’une étude longitudinale de trois couples mère-enfant, un enrichissement en azote-15 (¹⁵N), de l’ordre de 2-3 ‰, des ongles des nouveau-nés allaités par rapport à ceux de leurs mères (Fogel et al., 1989). Cet enrichissement en ¹⁵N résultant de la relation trophique entre la mère et l’enfant durant cette période particulière constitue dès lors un nouveau jalon dans l’application des études isotopiques en bio-archéologie autorisant, à partir de squelettes humains, la reconstitution, non seulement des pratiques d’allaitement et de sevrage, mais également des structures démographiques et sanitaires des populations préhistoriques et historiques (Katzenberg et al., 1996, 1998, Schurr, 1997, 1998, pour une synthèse voir Herrscher, 2013). Alors que les applications se multiplient, une nouvelle recherche, menée dans le cadre d’un suivi longitudinal d’un échantillon d’enfants exclusivement allaités et d’un enfant nourri au biberon, vient préciser les modalités d’enrichissement en ¹⁵N et en ¹³C (carbone) entre les tissus infantiles et maternels (Fuller et al., 2006). Cette étude importante confirme, pour les enfants allaités exclusivement, des valeurs des rapports isotopiques en azote (δ¹⁵N, entre 1,7 et 2,8 ‰) et en carbone (δ¹³C, de l’ordre de 1 ‰) supérieures à celles de leurs mères et un retour plus rapide des valeurs de δ¹³C aux niveaux des valeurs maternelles lors du sevrage.

3Ces études reposent sur plusieurs hypothèses a priori : (i) les tissus de l’enfant présentent des valeurs isotopiques identiques à ceux de leurs mères car formés in utero et (ii) le lait maternel a des valeurs probablement similaires à celles des tissus de la mère. Cette dernière hypothèse, lourde de sens, constitue en fait le fondement de cette approche à partir de l’azote-15. Compte tenu de la relation « carnivore » entre la mère et l’enfant (en tétant, « l’enfant mange un peu de sa mère »), alors les tissus de l’enfant sont systématiquement enrichis en azote-15 lors de l’allaitement. A contrario une consommation de lait animal, sous-entendu d’un niveau trophique plus bas que celui de la mère, ne peut pas conduire à un tel enrichissement des tissus de l’enfant. Ainsi, durant l’allaitement, les rapports isotopiques en azote dans les tissus des enfants se présentent sous la forme d’une courbe « en cloche », dont la première partie marque l’enregistrement progressif de l’alimentation post-natale, celle du lait maternel et, la deuxième partie, la diminution voire l’arrêt de la consommation de lait maternel. Ainsi, l’âge auquel ces enfants décédés présentent les valeurs de δ¹⁵N les plus hautes, au sommet de la courbe en cloche, permet d’estimer la durée de l’allaitement exclusif, soit la période avant que n’intervienne une seconde modification de l’alimentation.

4Les premières applications basées sur les rapports isotopiques en azote se sont intéressées à l’hypothèse selon laquelle l’augmentation de la taille des populations des premiers agriculteurs nord-américains serait due à une augmentation de la fertilité résultant de la réduction de l’âge au sevrage (Buikstra et al., 1986). Tandis que les unes ont montré une réduction de l’âge au sevrage chez les premiers agriculteurs (Schurr, 1998), d’autres ont observé une fécondité importante, que l’âge au sevrage soit précoce ou non (Schurr, Powell 2005). Ces études pionnières, bien qu’imparfaites en raison des limites méthodologiques non décelées alors, ont permis de montrer que la réduction de l’âge au sevrage ne peut, à elle seule, expliquer la démographie des premiers agriculteurs nord-américains. Des paramètres comme l’allongement de la durée de la période de fertilité des femmes, la diminution de la mortalité infantile et maternelle, induite notamment par une alimentation de meilleure qualité et plus régulière pour l’ensemble de la population et par des soins plus facilement apportés aux enfants, sont autant de paramètres qui agissent de concert et en faveur d’une croissance plus rapide de la population (Sattenspiel, Harpending, 1983 ; Pennington, 1996).

5Si ces travaux ont réellement contribué à l’histoire des pratiques d’allaitement et de sevrage et à la compréhension des comportements démographiques des populations anciennes, les résultats se sont finalement montrés peu fiables, notamment concernant l’estimation de l’âge au sevrage.

6En effet, premièrement, la courbe en cloche est ici restituée à partir de données transversales et non longitudinales, ce qui empêche une estimation du statut allaité/sevré de chaque enfant compte tenu de la variabilité isotopique de chaque mère.

7 Deuxièmement, l’estimation de l’âge au décès des enfants est un paramètre difficile à obtenir en anthropologie biologique, et il doit nécessairement être assorti d’une marge d’incertitude et d’un degré de fiabilité (Séguy, Buchet, 2011).

8 Troisièmement, le laps de temps nécessaire à l’enregistrement du signal alimentaire dans les tissus de l’enfant, c’est-à-dire l’os ou les dents en archéo-anthropologie, est inconnu et ne repose que sur des données obtenues chez l’animal.

9Un quatrième biais résulte du « paradoxe ostéologique » (Wood et al., 1992). Toutes les approches bioarchéologiques sont en effet basées sur des sujets généralement décédés avant d’avoir achevé le cycle de vie auquel ils pouvaient prétendre. Si restituer la mortalité des populations du Passé à partir des squelettes découverts dans les cimetières paraît tout à fait légitime, qu’en est-il des études dont la finalité est de restituer les modes des vies du Passé, c’est-à-dire les comportements des vivants ?

10Fuller et collaborateurs (2003) se sont attachés à répondre à cette question à partir d’une étude portant sur les dents de sujets adultes. Certains tissus dentaires, au niveau de l’émail et de la dentine, emprisonnent des signaux alimentaires correspondant aux premiers mois et aux premières années de la vie. Ciblant ainsi l’analyse de tissus dentaires de sujets adultes et des sujets immatures d’une population médiévale anglaise, les auteurs ont montré qu’il n’y avait pas de différence, pour un âge donné, entre les pratiques alimentaires des sujets décédés et ceux ayant atteint l’âge adulte. Sans apporter de preuves irréfutables, cette étude a montré qu’étudier les sujets immatures n’introduit pas de biais dans la restitution des comportements des populations passées.

11Nos interprétations sont donc basées sur des estimations :

1. faites à partir d’autres tissus cibles, certes constitués de protéines, comme le collagène des os et des dents, mais il s’agit des ongles et des cheveux ;
2. de fractionnements isotopiques entre alimentation-tissus (ongle, cheveu) et entre différents tissus (ongle, cheveu, os) chez des sujets adultes. Or nous savons pertinemment que le métabolisme protéique, mais également celui de synthèse est plus important chez le sujet jeune que le sujet âgé (adulte).

12 Une première alternative permettant de palier la variabilité isotopique des enfants à la naissance a été d’analyser les rapports isotopiques des enfants conjointement à ceux de sujets féminins issus de la même population (Dupras et al., 2001 ; Bourbou et al., 2013). Cette approche intégrant ainsi une référence sur la variabilité isotopique propre à chaque population a permis de caractériser avec plus de fiabilité la variabilité des pratiques d’allaitement et de sevrage dans l’espace et dans le temps. Une multitude d’études portant sur l’alimentation des jeunes enfants s’en est suivie révélant l’extrême diversité de ces comportements à travers le temps et l’espace. Tandis qu’une étude sur des enfants de l’âge du Fer en Angleterre montre un sevrage dès 6 mois (Jay et al., 2008), plusieurs recherches convergent et s’accordent pour montrer un suivi des prescriptions des médecins de l’Antiquité tardive, que ce soit en Angleterre mais aussi en Italie et en Égypte, avec une diversification vers 6 mois et un sevrage un peu avant 3 ans (Prowse et al., 2004 ; Keenleyside et al., 2009).

13 Une seconde alternative a été d’analyser non plus les différences entre des valeurs isotopiques de jeunes enfants et de femmes, mais entre deux échantillons d’un même enfant relatant deux moments distincts de sa jeune vie, afin détecter les modifications alimentaires. En effet, les tissus n’enregistrent pas tous à la même vitesse les modifications alimentaires, par exemple les tissus dentaires donnent à voir un signal contemporain du moment de leur formation, tandis que le signal osseux rend compte d’un signal plus proche du décès de l’individu. De même, chez le sujet jeune, les zones de croissance, comme les extrémités des os longs, se renouvèlent plus vite que les zones d’os compact. Ces deux approches ont été appliquées à des sujets de périodes historiques en Europe (Herrscher, 2003, 2005 ; Kaupova et al., 2014) et de périodes préhistoriques en Eurasie (Waters-Rist et al., 2010). Ces approches permettent in fine de définir le statut de chaque enfant par rapport au sevrage, répondant à la question : cet enfant a-t-il tété le sein de sa mère ? était-il encore allaité ou sevré au moment du décès ?

14En revanche, elles ne permettent pas encore d’approcher avec fiabilité l’âge au sevrage. C’est pourquoi d’autres alternatives, faisant appel à des équipements plus pointus, autorisent maintenant une analyse séquentielle de marqueurs au niveau de l’émail dentaire, comme les rapports isotopiques du Calcium (δ⁴⁴Ca ; Jaouen et al., 2015) et ceux des éléments traces (par exemple, Strontium/Calcium, Sr/Ca, Humphrey et al., 2007). L’émail dentaire, dont la synthèse s’opère en période pré-natale et post-natale (durant l’enfance), permet de suivre avec fiabilité les modifications alimentaires et environnementales qui prévalaient du vivant de l’individu, sous réserve de sa bonne conservation.

15Pour conclure, depuis le début des années 1990, les méthodes biogéochimiques, telles que le dosage des isotopes stables et des éléments traces, se sont considérablement développées ouvrant de nouvelles perspectives pour documenter les pratiques d’allaitement et de sevrage des populations passées (récentes synthèses Herrscher, 2013 ; Reitsema, 2015 ; Tsutuya Yoneda, 2015 ; Reynard et Tuross, 2015 ; Beaumont et al., 2015). Offrant ainsi des marqueurs directs de l’alimentation des tout-petits, ces méthodes permettent tant d’évaluer la consommation de lait maternel (isotopes stables de l’azote et de l’oxygène), que d’estimer la nature de l’alimentation de sevrage (isotopes du carbone, du soufre, éléments traces du strontium et du baryum). Appliquées à des sujets dont l’âge au décès est connu, qu’il s’agisse d’analyses inter ou intra-individuelles, ces approches proposent une estimation de la durée de l’allaitement et de l’âge au sevrage pour des populations représentées uniquement par des restes archéologiques. C’est ce que vous proposent de découvrir plusieurs chapitres de cet ouvrage, présentant des travaux de recherche (parfois) encore inédits.