1L’alimentation revêt plusieurs fonctions : nutritionnelle, sociale, symbolique, et source de plaisir ; plaisir que l’on peut, dans une vision déterministe, considérer comme nécessaire pour maintenir l’intérêt pour se nourrir de l’Homme. Ainsi, au-delà de leurs aspects sociologiques, historiques, ou même nutritionnels, les différentes modalités précoces de nourrissage (allaitement au sein ou au biberon ; diversification alimentaire) peuvent être envisagées sous leur aspect sensoriel, c’est-à-dire en considérant les stimulations sensorielles et le plaisir qu’elles procurent, ainsi que sous l’angle de leur effet sur le comportement alimentaire de l’enfant. Ces stimulations peuvent s’adresser aux différents sens : gustation, olfaction, toucher, audition, et vision ; mais nous nous intéresserons principalement à la gustation et à l’olfaction, sens plus spécifiques à l’alimentation. Les sensations qui en découlent deviennent des signaux du plaisir lié à la consommation de l’aliment, par apprentissage associatif (avec les conséquences de l’acte alimentaire, c’est-à-dire la consommation de nutriments ; ou avec son contexte, comme la présence de la mère ou d’une autre nourrice1).

2Les connaissances acquises au cours des dernières années au sujet de l’impact de l’environnement nutritionnel précoce sur le développement métabolique sont extrêmement nombreuses et ont conduit à postuler que les 1 000 premiers jours de vie, de la conception au deuxième anniversaire, constituent une période particulièrement fondatrice de l’état de santé de l’adulte (Vickers, 2014). Nous nous interrogerons ici sur le rôle joué par les premières expériences alimentaires dans le développement du comportement alimentaire ultérieur de l’enfant, c’est-à-dire sur la « programmation » des préférences sensorielles et du comportement alimentaire sous l’effet de l’alimentation des premiers mois de vie. Nous avons montré que les comportements alimentaires observés à 2-3 ans prédisaient significativement les comportements à 22 ans (Nicklaus et al., 2005 ; Nicklaus et al., 2004 ; Nicklaus, Remy, 2013), ce qui souligne l’intérêt de comprendre le rôle des expositions précoces, notamment sensorielles, dans le développement du comportement alimentaire des premières années.

3Au cours des 1 000 premiers jours de vie le mode d’alimentation évolue fortement, puisque l’enfant, d’abord nourri par le cordon ombilical, doit s’adapter à l’alimentation lactée à la naissance, puis à une alimentation diversifiée à partir du milieu de la première année, alimentation qui se complexifie progressivement (en termes de texture notamment) jusqu’à ce que l’enfant puisse rejoindre et partager la table familiale. Ainsi en quelques mois, l’enfant doit apprendre comment manger, quoi manger et en quelle quantité. La rapidité de ces apprentissages laisse supposer que les expériences alimentaires vécues lors de cette transition vont marquer durablement à la fois le métabolisme lié à la prise alimentaire, mais aussi la mémoire sensorielle associée aux aliments consommés, et à leur contexte de consommation.

4L’alimentation lactée peut être vue comme une période « blanche », peu marquée du point de vue sensoriel. Il n’en est rien. Il existe de nombreuses différences sensorielles entre l’allaitement au sein et au biberon. On pourrait de manière rapide comparer la dureté des biberons en verre soufflé du xviii^e siècle et le moelleux du sein de la mère pour tenter de faire ressentir ces différences. Elles sont aussi plus subtiles. Non seulement la texture du mamelon n’est pas comparable avec celle de la tétine, mais la qualité du lait diffère aussi grandement. La texture du lait maternel est variable au cours de l’allaitement ; le colostrum, premier lait consommé par le nouveau-né, est plus épais que le lait qui suit (et sa composition nutritionnelle est bien différente). De plus, la texture du lait évolue aussi lors d’une tétée, puisque la teneur en lipides du lait augmente au fil de la succion ; ce qui peut nécessiter de la part de l’enfant une adaptation de la succion. À l’inverse, la texture d’une préparation pour nourrisson est supposée être constante d’un biberon à l’autre et au fil des jours, en l’absence d’erreur de reconstitution. Il est noté que les différences de succion appliquées par l’enfant dans ces deux modes d’allaitement sont susceptibles de modifier la force des muscles impliqués dans la succion, comme le masséter, muscle élévateur de la mâchoire inférieure (Nicklaus et al., 2015). En termes de sensations olfactives, il est reporté que l’odeur de l’aréole est attractive pour le nouveau-né et sa présence offrirait un avantage à certains nouveau-nés pour l’adaptation à la succion (Schaal et al., 2008), en guidant l’enfant vers le mamelon et en facilitant la transition vers l’alimentation orale postérieure à la naissance (Doucet et al., 2009 ; Doucet et al., 2012 ; Porter, Winberg, 1999). Le lait maternel présente une plus grande richesse en arômes qu’une préparation pour nourrissons (Hausner et al., 2009) ; et ces arômes sont variables en fonction de l’alimentation maternelle (Mennella, 2009). Le transfert des arômes de l’alimentation maternelle vers le liquide amniotique a également été noté. Comme l’a montré Hélène Hausner, le transfert des arômes vers le lait dépend de la nature chimique des molécules concernées, et de la physiologie maternelle (Hausner et al., 2008), selon des paramètres qui sont mal élucidés à ce jour (Nicklaus, 2016). Enfin, en termes de sensations gustatives, on peut relever que le lait maternel, au-delà de son goût sucré, est particulièrement riche en acides aminés, notamment en glutamate, comparativement aux préparations (Agostoni et al., 2000). Du point de vue de leurs saveurs cependant, toutes les préparations pour nourrissons ne sont pas équivalentes, puisqu’on note la saveur plus amère des préparations hypoallergéniques (en lien avec la présence des hydrolysats de protéines de lait, moins allergisants que les protéines de lait, mais aussi plus amers), la saveur plus acide des préparations fermentées ; et la saveur plus salée des préparations anti-diarrhéiques (Schwartz et al., 2010). Au final, ce qui distingue l’allaitement au sein de l’allaitement au biberon, c’est la variabilité d’une part, et la constance de l’autre, à la fois en termes de textures, de saveurs et d’arômes.

5Le passage à une alimentation diversifiée constitue pour l’enfant un véritable voyage sensoriel. Le « mécanisme » d’alimentation va devoir s’adapter puisque le passage du sein (ou du biberon) à la cuillère, s’accompagne du passage d’une séquence de succion-déglutition à une séquence de préhension-mastication-déglutition, qui devient de plus en plus complexe à mesure que les aliments sont de moins en moins adaptés aux nourrissons en terme de texture (Nicklaus et al., 2015). Les arômes et les saveurs présents dans les aliments offerts aux nourrissons sont de plus en plus variés et intenses (Wagner et al., 2014). Nous avons ainsi remarqué que les saveurs sucrée et acide étaient plus présentes dans l’alimentation de l’enfant après le début de la diversification (Schwartz et al., 2010), de même que la sensation de gras (Yuan et al., 2016).

6Quelles sont les conséquences de ces expositions sensorielles précoces ? La consommation d’aliments parfumés à l’anis par la mère en fin de grossesse est associée à une appréciation plus élevée de l’odeur d’anis chez le nouveau-né (Schaal et al., 2000). De même, la consommation de jus de carotte, pendant la grossesse ou pendant l’allaitement au sein, est associée à une appréciation plus élevée d’un aliment nouveau à la carotte en début de diversification alimentaire, vers 6 mois (Mennella et al., 2001). Il se pourrait que l’effet observé soit spécifique à l’arôme de carotte. Cependant, un travail complémentaire montre que l’appréciation d’un aliment nouveau parfumé au carvi (une épice proche du cumin) est moindre chez les enfants nourris au biberon que chez les enfants allaités au sein, que la mère de ces derniers ait consommé du carvi pendant l’allaitement ou non (Hausner et al., 2010). Cette étude suggère donc un effet générique et positif de l’allaitement sur l’appréciation d’un nouvel aliment (Maier et al., 2008 ; Sullivan, Birch, 1994), indépendamment de la consommation d’aliments spécifiques. En termes d’impact gustatif, on peut noter qu’une durée d’allaitement au sein plus importante est associée à une préférence plus marquée pour la saveur « umami » à 6 mois (saveur du glutamate de sodium), que l’on interprète en lien avec une exposition prolongée au lait maternel, qui est riche en glutamate (Schwartz et al., 2013).

7La manière dont la diversification est conduite peut également influencer le comportement de l’enfant. Au début de la diversification, la plupart des aliments nouveaux sont appréciés (Lange et al., 2013), mais la saveur module l’appréciation d’un aliment ; ainsi, un légume légèrement salé est plus apprécié qu’un légume amer (Schwartz et al., 2011). La présentation répétée d’un aliment conduit à une augmentation de sa consommation et de son appréciation (Sullivan, Birch, 1994), et ceci est vrai même pour les aliments peu appréciés par l’enfant lors de ses premières découvertes (Maier et al., 2007). La modification du goût de l’aliment, en ajoutant par exemple du sel ou de l’huile, ne module pas l’effet très robuste de la « simple » exposition à l’aliment (Remy et al., 2013). De plus, de même que la variété des expositions aromatiques dans le lait stimule l’appréciation d’un aliment nouveau en début de diversification, la variété des aliments introduits dès le début de la diversification exerce un effet promoteur sur l’appréciation des aliments nouveaux (Lange et al., 2013 ; Maier et al., 2008 ; Mennella et al., 2008).

8L’effet de ces expositions sensorielles sur le comportement de l’enfant est observé à court terme : par exemple, une odeur expérimentée par l’enfant lors de l’allaitement devient plus appréciée par l’enfant qu’une odeur non expérimentée dans ce contexte, et peut devenir tout autant appréciée que l’odeur du lait (Delaunay-El Allam et al., 2006), et cette préférence accrue pour l’odeur apprise au sein est stable jusqu’à l’âge de 7, puis 21 mois (Delaunay-El Allam et al., 2010). On note également que les enfants nourris avec des formules hypoallergéniques présentent des profils de préférences sensorielles différents des enfants nourris avec des formules standard, et ce au moins jusqu’à l’âge de 4 à 5 ans (Mennella, Beauchamp, 2002). Un travail a même montré la persistance de la préférence pour une odeur de vanille apprise dans le contexte de l’alimentation lactée jusqu’au début de l’âge adulte (Haller et al., 1999) !

9Ces quelques exemples soulignent la richesse des expériences sensorielles vécues par l’enfant lors de son alimentation précoce, qu’elle soit lactée ou diversifiée ; et l’importance de ces expériences dans le développement de son comportement alimentaire.