1Être de culture, être de raison, l’humain a voulu depuis bien longtemps dominer un certain nombre des contraintes purement biologiques de son espèce. Les étapes de la reproduction humaine, donc l’allaitement au sein, n’ont pas échappé à cette règle. Toutes les civilisations au cours des siècles ont vu fleurir recommandations et interdits, guides de « bonnes pratiques » ou théories scientifiques, plus ou moins fondées. Les buts, toujours les mêmes, étaient d’améliorer la santé des mères et des enfants, de conjurer la peur de la mort, mais aussi d’exercer un contrôle extérieur constant sur ce temps très intime de la petite enfance et de la relation mère-enfant. Les buts étaient identiques mais les modalités très variées. Ce qui explique la multiplication d’interventions, tout autant médicales que sociales, souvent contradictoires, changeant d’une époque à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’une famille à une autre, et plus récemment dans nos régions, d’une maternité à l’autre.

2Il est vrai que l’allaitement maternel n’est pas toujours simple, que les démarrages sont rarement faciles, que certains, avant une époque récente, se terminaient mal, sans que l’on puisse comprendre pourquoi. Si pour une raison quelconque l’enfant ne va pas bien, la mère ne se sentira-t-elle pas – dans sa tête et dans le regard social – coupable, « forcément coupable ». La peur des difficultés, la peur de mal faire, de ne pas réussir sont des freins puissants, alors qu’il est possible de déléguer la responsabilité à une autre femme (autrefois), ou à des biberons de laits animaux (même si on les a longtemps nommés « maternisés »).

3La toute première difficulté est très certainement la peur d’une mauvaise croissance des enfants, voire d’authentiques malnutritions. Elles ont existé, elles existent encore quand manque le suivi précoce des nourrissons. Quoique fausses, les raisons familiales souvent énoncées, « ma mère n’a pas eu de lait, je n’en aurai pas », restent ancrées dans les mentalités. Les vraies raisons sont, soit le retard de mise en route de la lactation, très fréquent, soit une lactation nettement insuffisante au long cours, ou qui s’éteint rapidement. Le diagnostic en est simple : exception faite de rarissimes pathologies mammaires ou hypophysaires, le manque de lait n’a que deux grandes causes : la succion défectueuse du bébé ou les erreurs dans la conduite de l’allaitement.

• La succion défectueuse du bébé relève parfois de raisons évidentes : prématurité, troubles neurologiques, syndrome de Pierre Robin (voir chapitre suivant), etc., nécessitant une prise en charge médicale adaptée. Moins reconnues mais mille fois plus fréquentes sont les difficultés de succion de nourrissons en bonne santé, nés près du terme, qui dans les premiers jours de vie ne savent pas comment s’y prendre, suçotent, pincent, ne réussissent pas à déclencher l’écoulement du lait. Leur apporter du lait au biberon complique encore leur apprentissage. Ils auraient besoin d’un peu de temps, d’essais, de positions différentes, d’une mère confiante, de soignants patients, toutes choses compromises par les sorties de maternités au troisième jour et l’exigence d’une amorce de reprise du poids de naissance déjà franche. Or, si la succion ne s’améliore pas rapidement, la lactation sera compromise.

• Les erreurs dans la conduite des allaitements, très spécifiques des pays européens depuis un siècle, sont directement liées aux pratiques mises en place au début du xx^e siècle pour faire tolérer les laits animaux : horaires et intervalles imposés, nombre limité de tétées, peu ou pas de tétées de nuit, contrôle par pesée des rations prises. Appliquer ces protocoles à l’allaitement au sein est tout à fait contraire à la physiologie de la lactation qui nécessite une adaptation fine entre une mère et son enfant, le volume de lait produit et prélevé à chaque tétée modulant la fréquence des demandes de l’enfant. Il y a donc d’énormes différences de rythmes d’allaitement selon les mères, et selon les nourrissons. Parce que la lactation de leur mère est plus fractionnée, certains bébés auront besoin de tétées très fréquentes pour s’assurer un volume suffisant. Cela ne peut se décider de l’extérieur.

• Lorsque ces deux points sont mal compris, lorsque manquent les connaissances pour analyser ce qui se passe, chacun se réfère à un outil soi-disant universel : la courbe de poids. Or, son interprétation est trop souvent fausse. Dans les premiers jours on confond perte d’eau et amaigrissement, et l’on attend un rattrapage très (trop ?) précoce et rapide du poids de naissance. Là où l’on patientait calmement entre 15 et 30 jours il y a cinquante ans, on l’exige à partir de huitième, voire du troisième jour après la naissance. Le critère sous-jacent n’est plus la santé de l’enfant, mais la durée du séjour en maternité, donc du contrôle médical sur un bon démarrage. Plus tard, au cours de la première année, la courbe de poids pourrait être un bon outil, mais, là encore, en l’utilisant scientifiquement. Il ne s’agit pas d’exiger une croissance selon les normes statistiques des bébés au biberon, mais sur les courbes spécifiques pour les bébés au sein, publiées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 2006.

4Le deuxième frein des allaitements au sein est la peur ancestrale du « mauvais lait ». Impossible d’effacer des mentalités l’idée que les seins de femme (on ne pose jamais la même hypothèse pour les laits animaux) pourraient fabriquer de l’« eau de mère », du lait trop clair, pas nourrissant. Il est vrai que les écoulements spontanés de début de tétée ressemblent à un produit très dilué, les éléments nutritifs se concentrant de plus en plus au fur et à mesure que se déroule le flux d’éjection. Puisque l’on ignorait cette évolution au cours des tétées, les médecins dans les années 1950 ont souvent prescrit des analyses de lait sur un échantillon de quelques cm³, donc sur un lait clair, et l’analyse répondait invariablement : lait trop clair, pauvre en graisses, peu nourrissant. Combien de décennies faudra-t-il pour oublier l’aberration de ces dosages, alors que nos mères l’ont lu, noir sur blanc, sur l’analyse de leur propre lait ? Même type d’erreur sur le colostrum des premiers jours, suspecté au cours des millénaires d’être impur et malsain du fait de sa couleur jaunâtre et de sa consistance épaisse, trop peu conformes aux normes culturelles de la « pure » blancheur du lait. Les habitudes de ne pas faire téter les nouveau-nés tant que le lait reste colostral perdurent encore dans de nombreuses contrées, même chez nous, même au xxi^e siècle ! Autre type d’erreur, actuelle celle-là, sur le lait « trop salé » accompagnant certaines déshydratations hypernatrémiques (gravissimes) des deux ou trois premières semaines de vie. Les médecins n’ont pas encore tous intégré que le lait trop salé est du colostrum encore secrété parce que la lactogénèse de type 2 n’a pu se dérouler. Le lait salé est le signe absolu d’une lactation non démarrée, d’une production tout à fait insuffisante, et non celui d’une anomalie constitutionnelle.

5Autre transmission ancestrale : la peur de l’impureté, peur que la mère ne transmette au bébé quelque chose qui pourrait le rendre malade ou compromettre sa survie : peur de la sexualité et des mauvaises pensées autrefois, peur des microbes avec l’ère pasteurienne, peur des virus et des polluants chimiques depuis quelques décennies. Il existe bien entendu des infections du sein et des maladies transmises par le lait, du domaine d’une prise en charge médicale, mais leur retentissement dans l’imaginaire collectif mérite d’être repensé selon les vrais risques et non selon des peurs ataviques réactivant la culpabilisation des mères. Ce n’est pas parce qu’ils ont été stérilisés pour être mis en poudre que les laits artificiels sont indemnes de risque. Il peut exister des contaminations dans les chaines de fabrication. Surtout, leur mauvaise utilisation dans les pays où l’eau est contaminée par des germes pathogènes, où les désinfections du matériel sont difficiles parce que l’eau est rare et les moyens de stérilisation inexistants, est à l’origine de multiples diarrhées compromettant l’avenir des enfants. À noter que seules certaines transmissions virales (hépatite, VIH…) et certaines intolérances à l’un des constituants du lait peuvent représenter des contre-indications durables à l’allaitement maternel. Ce sont des cas médicalement connus, des pratiques bien codifiées par les recommandations de l’OMS et des sociétés savantes, variables selon le contexte de vie de l’enfant.

6Troisième frein : les allaitements au sein sont parfois compromis par des difficultés physiques, ou la peur de ces difficultés. Organes vulnérables et sensibles, les seins traversent lors de la grossesse, puis durant les premières semaines d’allaitement, et enfin lors du sevrage, des périodes d’imprégnation hormonale et des variations de volume qui les rendent hypersensibles. Douleurs, crevasses, engorgements, hypersensibilité des aréoles sont d’authentiques moments difficiles, surtout si les conseils de l’entourage familial et/ou soignants sont inadaptés. Alors que les jeunes mères imaginaient une période sereine et joyeuse qui suivrait l’accouchement, le contrecoup est rude. La fatigue, l’épuisement, le manque de sommeil, qui sont l’apanage de toute naissance, ont la triste réputation d’être aggravés par l’allaitement que l’on croit, à tort, responsable de « pertes d’énergie », de consommation des propres substances du corps de la mère. Dans nos contrées occidentales, la sensation de flottement, de léger shoot qui suit les tétées est souvent interprétée comme un « malaise ». Pourquoi avoir oublié le temps où les grand mères et matrones savaient conseiller à une jeune mère épuisée : « remets ton bébé au sein, il va te donner de la force », tablant sans le savoir sur l’effet relaxant et reposant de l’ocytocine produite au cours de chaque tétée. Il faudrait s’en convaincre et le répéter : l’allaitement au sein ne fatigue pas la mère, il la repose…

7Quant aux éventuelles carences, elles ne peuvent concerner que des femmes sous-alimentées, aux grossesses multiples. Dans les pays occidentaux, on ne connaît qu’un déficit spécifique dans le lait, celui en vitamine B12 des femmes végétariennes. La carence en fer des jeunes femmes est réelle mais tient à notre mode de vie, allaitement ou non. Quand au calcium, nous savons maintenant que l’allaitement est un temps de remodelage osseux : il existe une ostéopénie transitoire lors des premiers mois d’allaitement, suivie par une densification intense. Les études l’ont scientifiquement démontré : après un allaitement au sein les os maternels sont plus solides qu’avant.

8Au-delà des trois freins évoqués ci-dessus, d’autres difficultés viennent souvent contrarier l’allaitement au sein.

9Le poids de la société, du regard de l’entourage, omniprésents, découragent certains allaitements au sein. La femme enceinte, la jeune mère sont « chose publique ». N’importe qui se croit autorisé à toucher un gros ventre rond, à commenter dans l’ascenseur la bonne mine du bébé, à donner au square des conseils gratuits sur l’allaitement à grands renforts d’exemples personnels… Très inconsciemment chacun voudrait « prendre la place », redevenir ce tout petit que tous entourent, cette jeune mère porteuse de vie. Toute naissance soulève des émotions enfouies, nous fait revisiter des pans de notre histoire, donne envie de protéger, d’accompagner… et de commenter ! Les jeunes mères vivent donc dans un carrousel de discours inattendus tout à fait contradictoires puisqu’ils traduisent des émotions individuelles.

10Plus l’allaitement au sein a été abandonné, oublié, plus les images renvoyées aux parents seront négatives et incohérentes. Les soignants des maternités occidentales nous le prouvent : malgré de bons apports théoriques de connaissance, des formations précises au travail d’équipe, les conseils donnés restent très différents d’un soignant à l’autre. C’est très mal ressenti par les jeunes mères perdues pendant les premiers jours, mais bien compréhensible puisque ce qui se dit traduit tout autant des ressentis personnels puissants, des habitudes familiales, que des connaissances.

11Nous pourrions rapprocher de ces pratiques intrusives dans les maternités, celle de la distribution inappropriée de biberons de complément, apportés au premier pleur du bébé, sans raison médicale, sans demande de la mère. Il s’agit, même si ce n’est pas conscient, d’imposer une substitution, un « lait de l’autre », que cet autre soit entourage compatissant, soignant inattentif, ou commerçant qui a trouvé un bon marché. Sans que nous y prenions garde, l’image imposée aux mères est celle de leur incompétence, leur besoin d’être « complétées », et, sans surprise, beaucoup de débuts d’allaitement se soldent par un abandon.

12Prenant exemple sur les sociétés où l’allaitement au sein reste (ou est redevenu) le modèle culturel principal, certains pays occidentaux devraient retrouver une qualité d’accompagnement positif des jeunes parents. C’est-à-dire respecter leur choix, informer en interférant le moins possible, accompagner les moments difficiles, soutenir les moments de peur ou de défaillance. Le vrai défi pour un accompagnement optimal sera de découvrir une cohérence des connaissances et des conseils de toute une société derrière les émotions individuelles.

13Au-delà de ce poids sociétal, chaque naissance, chaque allaitement, est un bouleversement psychique, un séisme intime. Il n’est pas facile pour une femme de passer de seins érotiques aux seins nourriciers, de se regarder, comme me l’avait dit une jeune femme, comme « quelque chose qui se mange » ! Toute la personnalité de la femme devenue mère, se repositionne dans son corps, dans son regard sur elle-même, dans son rapport au couple, d’où une longue phase de fragilité, de centrage sur l’enfant, au détriment de sa vie personnelle. Il faut tout gérer en même temps : les seins lourds et sensibles, la solitude avec le bébé, les nuits hachées, les émotions à fleur de peau, le désir sexuel mis à mal dans la nouvelle image de soi, le malaise du compagnon remué entre bébé nouveau et femme qu’il ne reconnaît plus. Pendant des mois, des angoisses de la petite enfance refont surface. Se découvrir si vulnérable peut être terrifiant, l’arrêt de l’allaitement sembler une issue. Le soutien positif des autres femmes, de toute la communauté fait cruellement défaut dans nos régions occidentales pour traverser cette zone de turbulences.

14En sens inverse, certaines femmes vivent l’allaitement comme un état de grande énergie, de force, une sensation puissante de compétence dans une relation fusionnelle passionnée. Le sevrage marquera la fin de cette période euphorique, puisqu’il symbolisera la nécessaire et souvent douloureuse séparation. La relation physique, toujours étroite, ne fait que changer de forme et évolue le plus souvent en douceur. En revanche, la défusion psychique, inéluctable à terme peut être très problématique pour certaines mères, déstabilisante, voire source de véritable souffrance intérieure.

15Il est donc évident que la culture dans laquelle grandissent et vivent les jeunes mères, la qualité de l’accompagnement sur lequel elles peuvent s’appuyer, conditionnent très largement les modalités de leur allaitement. Bien au-delà du simple fait biologique, la probabilité de réussir ce qu’elles avaient choisi (et uniquement si elles l’ont librement choisi) dépend de leur entourage, conjugal, familial et social. Nous ne le répèterons jamais, assez : on ne nait pas mère, on le devient. On le devient en tâtonnant. On le devient en apprenant à croire en soi même. On le devient en se sentant compétente dans ce rôle nourricier. On le devient en découvrant mieux son corps, son compagnon. On le devient en réussissant un allaitement parce qu’on y trouve une valorisation personnelle. On le devient… et c’est exactement ce dont les enfants ont besoin.