1Depuis quelque temps déjà, l’alimentation, et particulièrement celle des tout-petits, est au cœur des préoccupations sociétales. Choisir le mode d’alimentation des tout petits n’est pas aussi simple qu’il y paraît : le lait maternel, produit brut, naturel et parfaitement adapté, est la cible d’enjeux dont les parents, les familles et les communautés ne sont parfois pas conscientes. Et ce qui devrait être le choix des mères – et dans une moindre mesure des pères – apparaît au centre d’interrogations qui dépassent le couple parental, voire le cadre familial. Discours médical, traditions familiales ou communautaires, politiques de santé publique, poids des lobbies industriels et considérations écologiques, tout se conjugue pour brouiller les choix et diversifier les pratiques et les comportements.

Des bienfaits du lait maternel

2Le rôle protecteur de l’allaitement maternel est aujourd’hui bien connu des médecins et des autorités de santé publique qui s’accordent à lui reconnaitre des effets bénéfiques pour l’enfant, au niveau de la réduction du risque infectieux (diarrhées aiguës et infections respiratoires, notamment), du développement cognitif et moteur, de la croissance staturo-pondérale. De nombreuses études, sur des populations contemporaines, tendent à montrer que les apports alimentaires donnés entre 0 et 3 ans sont non seulement bénéfiques au développement de l’enfant, mais prédisposent aussi à une meilleure santé à l’âge adulte. Si les recommandations actuelles de l’OMS, en faveur d’un allaitement au sein exclusif, de la première heure de vie jusqu’à 6 mois1, font écho aux prescriptions des médecins antiques (tel Gallien qui préconisait une diversification alimentaire entre 6 et 12 mois), il fut un temps pas si lointain où médecins et grand public s’étaient résolument tournés vers les laits maternisés, alors parés de toutes les vertus. Une croissance plus rapide du nourrisson, une plus grande liberté pour la mère, la possibilité d’une participation plus active du père et, surtout, la pureté bactériologique et la constance de la composition du lait sont autant de qualités mises en avant. On ne peut toutefois pas faire porter sur les seuls industriels le désamour des mères pour l’allaitement au sein. Des siècles durant, elles ont eu recours à des substituts, confiant leurs enfants à des nourrices (à domicile ou plus éloignées) ou privilégiant le nourrissage avec du lait animal, au moyen d’éponges fort peu hygiéniques ou de biberons qui, longtemps durant, ne l’étaient pas plus.

3Que ce soit pour des raisons physiques ou physiologiques, de par leur position sociale ou simplement par peur ou répugnance, les mères et leur entourage ont, de tout temps, adapté les comportements de nourrissage aux modalités de leur propre mode de vie et à leurs systèmes de croyances et de valeurs. Depuis la fin des années soixante-dix, des travaux scientifiques ont rééquilibré les discours en faveur du lait maternel, dont les propriétés nutritives et immunologiques, ainsi que les vertus apaisantes et sensorielles, sont rappelées par Joël Candau et collaborateurs dans le premier chapitre de la partie 2. À la faveur de courants pronant le retour à la nature, l’écoute de soi et le bien-être de l’enfant, un mouvement pro-allaitement maternel s’est fait jour dans les pays industralisés, notamment auprès des catégories sociales les plus aisées. Face aux tenant(e)s d’un allaitement maternel exclusif et prolongé, la multitude des comportements observés témoigne, encore et toujours, de la complexité des rapports à la nourriture, au corps et à ses sécrétions, à la santé, et des liens mère-enfant.

De l’allaitement et du sevrage : à chacun(e) sa pratique

4L’allaitement au sein a longtemps été la seule alternative qui offrait quelques chances de survie aux jeunes enfants. Cependant, la décision d’allaiter ou non son enfant ne dépend pas seulement d’éléments physiologiques ; bien d’autres facteurs – souvent extrinsèques – entrent en jeu, tels que l’éducation, l’entourage familial et l’attitude de la communauté face à cette pratique. Pour ces raisons, l’allaitement au sein est à la fois un marqueur des comportements socioculturels et des dispositions biologiques.

5L’allaitement mercenaire a relayé, des siècles durant, un allaitement maternel difficile ou non souhaité, jusqu’à ce que les problèmes de stérilisation des biberons soient résolus et la composition des laits dits « maternels », correctement mise au point. La question du choix d’allaiter ou non ne se pose plus exactement dans les mêmes termes aujourd’hui que naguère. On aurait cependant tort de penser que la diversité des pratiques de nourrissage du nouveau-né n’est intervenue que très récemment. Car le lait maternel ne constitue pas nécessairement la première nourriture donnée au nouveau-né, que ce soit immédiatement après sa naissance ou après une période de jeûne plus ou moins longue (48 heures, assez souvent). L’allaitement maternel peut en effet être différé, le temps que se produise la montée de lait ; certains considérant le lait secrété durant l’expulsion des lochies comme impropre ; d’autres voyant dans le colostrum, de couleur jaunâtre, un lait qui n’a pas atteint sa pleine maturité. Quelques pratiques consistent à administrer du miel ou d’autres aliments, destinés à purger le nouveau-né de son méconium, pour faciliter ensuite l’allaitement.

6Une semblable diversité s’observe pour la période de sevrage, qui peut intervenir très tôt. Certains, considérant le lait maternel comme un aliment inadapté à la croissance de l’enfant, administrent en complément, et dès le plus jeune âge, du lait animal, des laits « maternels », des bouillies ou des préparations prémâchées. De même, les modalités du sevrage, progressif ou brutal, et l’âge au sevrage sont éminemment variables. L’apparition des dents déciduales, le retour des menstruations chez la femme ou encore l’arrivée d’un nouveau bébé constituent autant de facteurs modelant les pratiques d’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants. Cependant, le choix du moment de la diversification alimentaire reste délicat. Si le sevrage intervient trop tôt, l’enfant ne peut obtenir tous les bénéfices immunitaires et nutritionnels du lait maternel et se trouve confronté à l’ingestion d’une nourriture qui peut être contaminée. A contrario, un allaitement exclusif long a des implications sur la santé des enfants, en raison de son inadéquation face à ses besoins nutritionnels, mais aussi sur celle des mères, bloquant l’ovulation. Un allaitement maternel long, qu’il soit ou non exclusif, a des effets contraceptifs qui expliquent la plus grande amplitude des intervalles intergénésiques observée dans les populations qui le pratiquent. D’autant qu’aux mécanismes biologiques bloquant l’ovulation s’ajoutent ceux, non négligeables et communs à de nombreuses cultures, de l’interdit des relations sexuelles avec une femme allaitant. D’un point de vue démographique, l’allaitement, les modalités de sevrage et l’âge au sevrage sont des éléments qui influent fortement sur la mortalité infanto-juvénile, sur la fertilité féminine et donc sur la fécondité des populations ; autant d’indicateurs fondamentaux pour comprendre la dynamique et l’évolution des populations d’hier et d’aujourd’hui. Les dangers d’un sevrage trop précoce ou mal maitrisé, et surtout ceux liés à l’eau dont la qualité n’est pas toujours irréprochable, ont causé la mort de millions de jeunes enfants de moins d’un an lorsque le sevrage intervenait très précocement ; de moins de 5 ans, en cas de sevrage tardif. De nombreuses études de démographie historique ont abordé ces questions, notamment pour les xviii^e-xx^e siècles, de même que les travaux en démographie anthropologique. Les limites de l’allaitement mercenaire sont apparues au xviii^e siècle, en lien avec l’augmentation significative des enfants abandonnés aux « bons soins » de l’assistance publique. Le recours au biberon, s’il permettait de nourrir plus commodément ces nourrissons, a cependant abrégé bien des vies. Préoccupés par la mortalité importante de ces enfants, moins nombreux à mesure que le taux de natalité diminuait, médecins et politiques promeuvent de concert les bienfaits de l’allaitement maternel. Cependant, ce n’est vraiment que depuis les années 1970 que le corps médical s’accorde sur les effets positifs de l’allaitement sur la santé des enfants et des mères et seulement depuis une vingtaine d’années que cette pratique est recommandée par de nombreuses organisations nationales et internationales.

7Ces recommandations, qui portent sur la durée de l’allaitement ou du sevrage et sur la nature des aliments à proposer aux nourrissons, ne résonnent pas nécessairement à l’unisson avec l’organisation sociale et familiale, ni avec le système de croyances et de valeurs existant. Car le lait maternel n’est pas seulement un aliment, il a aussi une dimension symbolique très importante. Dans de nombreuses sociétés, il est considéré comme le vecteur des valeurs physiques, mais aussi morales de la mère. Le lait, comme le colostrum, véhicule les représentations que la société perpétue du corps et de ses fluides ; il se trouve ainsi empreint d’une signification symbolique, implicite. S’intéresser à la variété des pratiques d’alimentation des nouveau-nés, c’est aussi nécessairement s’intéresser, au-delà de l’organisation sociale et familiale, aux systèmes de valeurs et de croyances qui, dans le temps et dans l’espace, sous-tendent les convictions et les pratiques.

Pluralité de l’objet d’étude et diversité des approches

8Le sujet ne peut être appréhendé que par des approches multiples, et après avoir précisé ce qu’on entend par allaitement et par sevrage. Car qu’est-ce qu’allaiter son enfant ? Première et dernière tétée pour les uns ; allaitement mixte plus ou moins précoce, et plus ou moins prolongé, pour les autres ? Quels sont les effets d’un allaitement maternel ou artificiel sur les bébés, sur les jeunes enfants ? L’âge au sevrage et ses modalités sont-ils restés stables jusqu’aux bouleversements récents introduits par l’industrie des laits maternisés ; la durée de l’allaitement est-elle fonction du mode de vie des populations : plus longue chez les chasseurs-cueilleurs, plus courte chez les sédentaires, et comment déterminer cette durée en l’absence d’enquête médicale ? Plus difficile encore, comment appréhender les pratiques de nourrissage des tout petits à travers les âges ? Les sources écrites, quand elles existent, sont-elles le reflet fidèle de la diversité des pratiques, ou le témoin d’un discours socialement et médicalement construit ? Les sources matérielles – les milliers de squelettes issus des fouilles et potentiellement exploitables – corroborent-elles ce que disent les textes, qui témoignent essentiellement de la vie des plus favorisés ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles jeunes chercheurs et chercheurs confirmés se sont attachés à répondre dans cet ouvrage, qui fait suite à un colloque tenu en 20142, offrant toute la richesse de ce champ d’étude transdisciplinaire.

9Si la plupart des connaissances acquises aujourd’hui, sur les modalités d’allaitement et de sevrage dans les sociétés préindustrielles, l’ont été grâce aux travaux d’historiens, d’ethnologues, d’anthropologues et de démographes, d’autres sources documentaires sont désormais disponibles. En particulier, celles contenues dans les milliers de squelettes humains mis au jour dans les cimetières ou sites archéologiques, et plus précisément dans le contenu chimique de leurs restes osseux et dentaires. Les techniques récemment développées en biogéochimie permettent aujourd’hui de prolonger l’exploration des modalités de nourrissage des jeunes enfants, de nuancer les informations fournies par les textes anciens, mais surtout d’aller au-delà des périodes historiques, en terra incognita.

10Plus qu’une histoire de l’allaitement, cet ouvrage offre un bilan des savoirs les plus actuels sur la question de l’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants, depuis les premières minutes de leur vie jusqu’à l’abandon définitif du lait maternel. Cette question qui était souvent abordée, soit d’un point de vue socio-médical, soit d’un point de vue historique, l’est ici sur un mode transdisciplinaire et diachronique, offrant un regard croisé sur les modes d’alimentation des tout petits, leurs déterminants et leurs impacts, de la préhistoire à nos jours.

Premiers cris, premières nourritures. Présentation de l’ouvrage

11Nous avons fait le choix d’une publication en deux langues, français et anglais, et à deux niveaux de lecture. Parallèlement aux chapitres qui présentent ou développent une recherche en cours, des textes plus courts signalés par un liseré vertical en marge, viennent éclairer un point précis ou synthétiser des recherches importantes, déjà publiées.

12L’ouvrage est structuré autour de quatre thématiques qui suivent des angles d’approche disciplinaires, et d’une cinquième partie qui ouvre sur la culture matérielle avec une histoire du biberon à travers les âges et une précieuse bibliographie thématique considérée au niveau européen.

13La première partie de l’ouvrage est consacrée aux approches biomédicales de l’allaitement et du sevrage (Attitudes, enjeux et perceptions : approches biomédicales de l’allaitement et du sevrage), car allaiter n’est pas si facile ni naturel. Bien des difficultés se sont posées et se posent encore aux mères comme aux nouveau-nés, au premier rang desquelles les difficultés réelles de la mise au sein, et de l’organisation familiale, sociale et professionnelle dont les rythmes sont souvent en décalage avec ceux du nouveau-né. Que faire quand les recommandations des pédiatres et des médecins divergent ? Comment accepter, ou au contraire prendre de la distance, face aux « conseils » des mères et des belles-mères, des amies et de la parentèle ? Comment concilier les préceptes de la religion avec les exigences de la vie quotidienne ? Sur quels critères, parfois non objectifs, une société évalue-t-elle le bien-être et la santé des tout petits ? L’image du « bébé Cadum » replet et souriant, fierté des mères des années 70, répond-elle réellement aux critères de santé prônés par la communauté pédiatrique ? Entre des goûts (dégoûts) et des couleurs, le lait maternel passe par tous ses états, et cette plasticité physiologique est plus bien plus déconcertante pour les parents que pour les nouveau-nés. Vecteur de réactions tant psychologiques que culturelles et sociales, le lait maternel outrepasse nécessairement les frontières du domaine médical.

14Marie Thirion (Allaitement : naturel… vous avez dit naturel ?) examine, avec l’expérience que lui confèrent quelques décennies de pratique en pédiatrie, quelques-uns des freins fréquemment rencontrés par les jeunes mères. La crainte de ne pas y arriver, les maux de l’allaitement, le poids des codes familiaux, les contraintes professionnelles, le regard de la société sur le rôle des mères et sur le corps des femmes, sont autant d’entraves. Cependant, l’allaitement au sein peut être souhaité, désiré par la mère et encouragé par l’entourage, et se révéler cependant très problématique dès lors que le réflexe de succion n’est pas opérant, ou est rendu impossible par des malformations de la voûte palatine du nouveau-né. Ces atteintes, qui peuvent être sévères, empêchent un allaitement spontané du nouveau-né. Claude Rucker † et Marie Thirion (Le syndrome de Robin ou l’impossible allaitement), nous rappellent que ces cas, rares de nos jours et très bien pris en charge par les techniques chirurgicales actuelles, étaient beaucoup plus fréquents autrefois, et avec une issue souvent fatale pour le nourrisson.

15Aux freins physiologiques, s’ajoutent des facteurs socioculturels, économiques et démographiques qui vont modeler l’expression de cette mosaïque des comportements. En effet, l’alimentation du nouveau-né n’est pas seulement une nécessité physiologique, c’est aussi un extraordinaire point de convergence entre l’enfant et l’environnement – au sens très large – qui l’entoure. Allaiter au sein ou non, soi-même ou par nourrice interposée, donner le colostrum ou retarder la mise au sein pour l’éviter, tétée de bienvenue ou jeûne de quelques heures, tout un éventail de pratiques dont les origines sont à chercher dans l’héritage familial, les dogmes religieux, les normes sociales, les discours savants et la culture populaire. Les conduites adoptées sont aussi largement empreintes des influences du milieu médical (OMS3 et ONG4) et de l’emprise de certains lobbies industriels.

16Cependant, les recommandations du corps médical se heurtent parfois non seulement aux attentes au sein du couple, de l’entourage familial, social et professionnel, mais aussi aux impératifs techniques ou pratiques des maternités ou des sages-femmes. Les obstacles que rencontrent les mères allaitantes au quotidien sont aussi dus à des temporalités et des enjeux qui différent selon les cercles de l’entourage. Claire Chautems (« À la demande », mais pas trop souvent. Enjeux temporels et contradictions autour de la notion d’allaitement à la demande en Suisse romande) pointe bien les ambivalences des injonctions médicales en faveur d’un allaitement véritablement « à la demande ». Elle montre en particulier comment les repères temporels très normés des sociétés industrialisées définissent, et surtout contraignent, l’allaitement maternel à des modalités et des durées qui sont en complète antinomie avec les recommandations médicales. Non seulement le rythme extérieur entre en compétition avec cet alanguissement du temps que connaissent toutes les jeunes mères, mais aussi avec les temporalités des visites post-partum que les sages-femmes effectuent à domicile en Suisse romande. Il apparaît que le rythme biologique des bébés doit néanmoins se plier aux normes dictées par la mère, par l’entourage et par les sages-femmes.

17Outre ces problèmes de temporalités différentielles, d’autres facteurs sociaux, et notamment l’origine géographique et culturelle des parents, influent sur l’initiation et la durée de l’allaitement, comme le confirment les enquêtes anthropobiologiques menées par Françoise Rovillé-Sausse et ses collègues (Diversité culturelle, allaitement maternel et développement corporel de l’enfant). Ces deux enquêtes longitudinales ont été réalisées dans les années 2000, la première portait sur le mode d’allaitement d’un échantillon de 1 820 nourrissons nés en région parisienne, la seconde sur les effets de l’alimentation des premiers mois sur la croissance de 1 318 enfants d’origine maghrébine, les uns nés en France, Belgique, Espagne, les autres nés au Maroc, Tunisie, Algérie. Si la quasi-totalité des nourrissons maghrébins bénéficient d’un allaitement maternel, il apparaît que sa durée est moindre en France que dans le pays d’origine. Cependant leur sevrage est précoce et la diversification alimentaire introduit une consommation exagérée de sucres, favorisant une croissance pondérale plus rapide durant les premières semaines de la vie. Le surpoids de l’enfant répond de fait aux critères culturels d’enfant en bonne santé, bien que préfigurant aussi les problèmes liés à l’obésité infantile. Ainsi, si les modalités culturelles de l’allaitement et du sevrage ont des conséquences sur le développement corporel des enfants, l’image que les parents ont d’un enfant en bonne santé (même si elle est fausse) interfère aussi sur la façon de le nourrir.

18Françoise Rovillé-Sausse et al., comme Claire Kerzusan et al. (voir chapitre 2) attirent notre attention sur les effets induits par le petit poids de naissance ou par le surpoids des nourrissons qui sont, l’un une cause, l’autre le résultat d’un allaitement bref, voire d’un non allaitement. Or si le lait maternel est une nourriture, il est porteur des anticorps de la mère, tout autant qu’une source de protéines importantes pour le nouveau-né. Toutefois, lorsque les problèmes nutritionnels sont liés à la mère, les chercheurs se sont aperçus qu’ils avaient également un impact important sur les modalités de croissance et de développement corporel de l’enfant, notamment entre la naissance et 18 mois, période durant laquelle la croissance est la plus rapide de toutes phases du développement humain. S’appuyant sur la cohorte d’enfants Inserm-EDEN (Étude sur les Déterminants du développement psychomoteur et de la santé de l’ENfant), suivis de la fin du premier trimestre de grossesse jusqu’à l’âge de 5 ans, Arnaud De Luca et ses collaborateurs (Mesure de l’abondance isotopique naturelle en ¹⁵N dans le cheveu du nouveau-né allaité exclusivement : un modèle pour estimer le métabolisme protéique de l’enfant) recherchent un indicateur permettant de mesurer le métabolisme protéique des enfants, donc leur état de croissance. Ils montrent, à partir de l’analyse isotopique de trois supports (le lait maternel, les cheveux de la mère et ceux de l’enfant), que l’enrichissement en azote-15 observé dans les tissus des enfants est plus étroitement lié à la vitesse de leur croissance qu’à la consommation de lait maternel. Leur recherche vise de proposer à moyen terme une méthode non invasive qui permettrait d’adapter l’apport nutritionnel azoté aux besoins des enfants allaités dont la croissance est perturbée. Il est intéressant de noter que si De Luca et al. font des rapports isotopiques en azote, mesurés sur les cheveux, un marqueur de la croissance, ces mêmes marqueurs, dosés sur les squelettes, sont utilisés en bioarchéologie pour détecter la consommation de lait maternel (cf. partie 3 de cet ouvrage).

19Santé et survie des jeunes enfants ont longtemps été mises en péril au moment du sevrage, ainsi que nous l’avons déjà observé. L’introduction d’aliments exogènes, d’une eau et d’une vaisselle potentiellement contaminées les expose notamment à des agents infectieux. Catherine Rollet † s’intéresse aux discours et aux pratiques de sevrage à un moment où les acteurs industriels font irruption dans la relation duale mère/famille et corps médical (Le sevrage, un moment clé pour les mères, les médecins, industriels et la puissance publique. Pratiques et discours en France au tournant du xx^e siècle). Au début du xx^e siècle, le sevrage était encore un moment délicat, pour l’enfant et pour sa mère qui doit alors investir un autre rôle. La vulnérabilité qui caractérise toutes les phases de transition avait déjà été mise à profit par les médecins qui, depuis longtemps, conseillaient les mères et les familles sur la composition des bouillies autant que sur leur mode d’administration (cf. partie 4, le chapitre proposé par Céline Dubois sur la période gréco-romaine). Il y a un peu plus d’un siècle, la brèche a aussi été habilement et « juteusement » exploitée par les fabricants de substituts au lait maternel qui ont su proposer et faire évoluer leurs produits pour qu’ils répondent toujours, voire devancent, les attentes des mères. La fin du xix^e siècle-début du xx^e siècle est une période charnière en ce sens qu’elle correspond aussi à l’essor de la statistique publique et à l’intérêt familial et institutionnel porté à l’enfant. Dans ce contexte, la mortalité infantile et juvénile, encore très forte en raison notamment de la fréquence des maladies infectieuses et des diarrhées aiguës qui affectaient les enfants sevrés, et plus particulièrement en été, ne pouvait pas laisser les familles, ni les pouvoirs publics, insensibles. Tels des anneaux de Borromée, expertise médicale et santé publique, meilleur produit et meilleur profit, désirs des mères et des familles, se superposent et s’entrecroisent.

20Allaitement et sevrage sont des phénomènes biologiques autant que culturels comme le rappelle Sophie Nicklaus (Allaitement et diversification alimentaire : un voyage dans un monde sensoriel), se plaçant du point de vue de l’enfant, de ses premières expériences alimentaires et des préférences sensorielles qu’il développe. Au cours de ses 1 000 premiers jours de vie, l’enfant connait différents modes alimentaires, passant d’une alimentation lactée à une alimentation plus diversifiée et de consistance plus solide. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le colostrum et le lait maternel ne sont pas neutres en goût. La texture, l’odeur et la saveur du lait maternel varient constamment, offrant au nouveau-né un large éventail d’arômes, à la différence des préparations pour nourrissons, très uniformes. Ces expositions sensorielles précoces jouent un rôle dans le développement du comportement alimentaire des premières années, qui elles-mêmes prédisent significativement les comportements à l’âge adulte.

21Le choix des tout premiers aliments présentés à l’enfant semble plus relever de pratiques socio-familiales multigénérationnelles et de représentations symboliques du corps que suivre strictement les préconisations médicales, comme le montrent les travaux des anthropologues. L’importance de ces premières nourritures justifie que l’on consacre la deuxième partie de l’ouvrage à la description et à l’analyse des modalités de l’allaitement précoce (Comportements, représentations et déterminants de l’allaitement précoce). Quels comportements adoptent les parents vis-à-vis du nouveau-né, une fois le premier cri poussé ? Jeûne, purge au miel, mise au sein immédiate ? Ici encore, les recommandations de l’OMS en faveur de la consommation du colostrum se heurtent à des traditions et des systèmes de pensée qu’il importe de comprendre, afin de pouvoir adapter au mieux les programmes nationaux de soutien aux mères et aux enfants les plus vulnérables. Identifier les freins sociaux, familiaux, économiques à l’allaitement précoce est une préoccupation majeure dans de nombreux pays.

22Les raisons de la consommation ou non du colostrum sont explorées dans le cadre d’une enquête anthropologique internationale dirigée par Joël Candau qui nous offre, avec toute son équipe, un premier bilan de l’ANR Colostrum (Une approche bioculturelle du premier aliment du nouveau-né : le colostrum). Ce « premier programme interdisciplinaire et international entièrement consacré à l’alimentation pré-lactée du nouveau-né » réunit douze partenaires issus de sept pays et quatre continents, et s’intéresse aux représentations et aux pratiques autour du don de colostrum par la mère, autant que sa consommation par l’enfant. Alors que le colostrum représente un apport nutritif et immuno-protecteur irremplaçable pour le nouveau-né, de nombreuses sociétés – actuelles ou passées – diffèrent l’allaitement pour éviter sa consommation. Comme le lait maternel, le colostrum ne saurait être réduit à un simple produit nourricier, il est toujours mis en relation avec le corps de la mère (et de la femme) et un système de représentations sociales et symboliques. Peut-être plus encore que pour le lait maternel, le soutien de l’environnement social, culturel et médical apparaît décisif pour l’adoption et le maintien de sa consommation. Des volets différenciés mais complémentaires explorent donc les dimensions anthropologiques, immunologiques et psychobiologiques. Exemple réussi d’une recherche transdisciplinaire associant les sciences sociales et les sciences de la vie, ce programme comprend un volet « open science », utile non seulement pour la restitution des résultats, mais aussi pour les prolongements et les exploitations nouvelles qu’il ne manquera pas de susciter.

23Deux premières applications de ce programme de recherche sont exposées ici. Joël Candau et Céline Verguet (Le don et la consommation néonatale du colostrum : pratiques et représentations - France) présentent les résultats encore provisoires du volet français de l’enquête sur les pratiques et représentations du colostrum. Souhaitant mettre en lumière les logiques culturelles et sociales, autant que les pratiques médicales, susceptibles de freiner la consommation néonatale du colostrum en France, ils ont réalisé en 2013 une enquête par questionnaire auprès de 100 mères, deux jours après leur accouchement, et du personnel soignant d’une maternité niçoise. Ils en concluent que le refus de la consommation du colostrum ne saurait être dû à l’ignorance des médecins, mais relèverait plutôt de déterminants socio-culturels, car le don et la consommation du colostrum renvoient à des représentations du corps et des substances, autant qu’à des systèmes de valeurs et de croyances très divers.

24Également partie prenante de cette enquête internationale sur le colostrum, le travail doctoral de Maria-Fernanda Acosta (Le don du colostrum : pratiques et représentations, étude de cas de certaines accoucheuses traditionnelles de l’Amazonie équatorienne) comprend une observation de terrain auprès des accoucheuses traditionnelles équatoriennes pour lesquelles la mise au sein précoce et l’allaitement maternel sont des pratiques « naturelles », qui définissent une bonne mère. L’alimentation des jeunes enfants est là aussi tributaire de représentations culturelles, très positives ici car les accoucheuses traditionnelles et les discours institutionnels du Système Officiel de Santé se rejoignent sur les bienfaits du colostrum sur la santé et la survie des nouveau-nés.

25Les modalités d’une mise au sein précoce du nouveau-né sont aussi étudiées par Claire Kersuzan et collaborateurs et par Naoko Horii qui suivent deux populations géographiquement et culturellement distinctes.

26Claire Kersuzan et ses collègues (Les déterminants socio-culturels de l’allaitement en France. Une analyse exploratoire des données de la cohorte Elfe) analysent les déterminants socio-culturels qui influencent l’initiation et la durée de l’allaitement en France, à partir des données de l’Enquête Elfe (Eude longitudinale française depuis l’enfance, qui suit sur 20 ans près de 18 000 enfants nés en 2011). Leur étude montre que la probabilité d’allaiter en maternité reste très dépendante des caractéristiques sociodémographiques de la mère et, dans une approche plus novatrice, de celles du père. Outre ces variables, le comportement pendant la grossesse, le déroulement de l’accouchement et l’état de santé de l’enfant (petit poids de naissance, prématurité, gémellarité) jouent aussi un rôle, positif ou négatif, sur l’initiation à l’allaitement autant que sur son exclusivité. Les résultats de cette enquête devraient permettre d’orienter les actions de soutien à l’allaitement, conformément aux recommandations du Programme National Nutrition Santé (PNNS), non seulement auprès des mères les moins disposées à allaiter, mais aussi de certains pères.

27Naoko Horii (Behavior change for child health care in Niger : Do polygynous mothers practice more early inititaion of breastfeeding ?) s’intéresse, elle, à une population rurale du Niger et à l’influence du type d’union (monogame versus polygame), du statut socio-économique et d’autres facteurs culturels, sur le recours aux soins de santé et l’initiation de l’allaitement. Une enquête d’évaluation a posteriori conduite auprès de plus de 2 000 femmes nigériennes, âgées de 19 à 49 ans et ayant au moins un enfant de moins de 24 mois, a révélé que les mères mariées sous le régime de la polygamie pratiquent davantage l’allaitement précoce, de même que celles qui bénéficient d’un niveau d’instruction plus élevé ou qui sont dans une situation socioéconomique confortable. De telles enquêtes permettent d’orienter les programmes d’aide et de soutien vers les mères qui en ont le plus besoin, ici celles qui sont le moins entourées et les plus vulnérables socio-économiquement.

28La diversité des pratiques d’alimentation des nouveau-nés contemporains, largement soulignée dans les chapitres précédents, se retrouve aussi aux époques historiques. Les sources et les méthodes qui permettent de telles conclusions sont naturellement très différentes des enquêtes de terrain évoquées jusqu’ici. La troisième partie de l’ouvrage, dédiée aux approches bioarchéologiques (Allaitement et sevrage au prisme des archives bioarchéologiques) explore les voies ouvertes depuis une vingtaine d’années en biogéochimie. Les tissus vivants enregistrent en effet les caractéristiques de l’alimentation et, après la mort, ces informations restent piégées dans les restes osseux et dentaires. Mettant à profit le comportement « carnivore » du nourrisson, ou encore la relation « mangeur-mangé » entre le bébé et sa mère, il est possible de déterminer les rapports isotopiques de l’un envers l’autre et de restituer les phases et les durées de l’allaitement et du sevrage. Les études anthropo-biologiques menées sur des squelettes d’enfants permettent d’estimer leur âge au décès et de documenter leur état de santé. La mise en relation de ces données avec les modalités d’alimentation fournies par les marqueurs biogéochimiques offre l’opportunité d’examiner, pour chaque enfant, son état de santé en relation avec la durée de son allaitement et de calculer sa probabilité de survie après le début de son sevrage. À l’échelle d’une cohorte d’enfants, ces approches permettent de saisir les normes de nourrissage dans un cadre spatiotemporel donné, ou plutôt l’absence de normes, au vu de la diversité des pratiques régulièrement observées. En effet, de nombreuses études ont été réalisées dans ce domaine, dans différents pays et pour toutes les périodes chronologiques ; leurs résultats renvoient à une mosaïque de comportements des mères envers leurs enfants, certains apparaissant sevrés « précocement » vers 6 mois, tandis que d’autres tét(erai)ent encore le sein au-delà de 3 ans. Il n’y aurait pas d’âge au sevrage estimé susceptible de caractériser une période chronologique : le sevrage peut être précoce à l’époque antique comme à l’époque moderne, tout comme on observe dans chaque période des allaitements longs, sans doute mixtes. De même, il est encore difficile d’établir avec certitude un lien entre l’état sanitaire des enfants et la durée de leur allaitement et leur âge au sevrage. En revanche, dans les sites archéologiques « urbains », où le taux de migration est plus important et les caractéristiques socio-économiques et démographiques plus différenciées, l’analyse bioarchéologique tendrait à montrer une plus grande variabilité des pratiques d’allaitement et de sevrage.

29Ces nouveaux outils ont cependant des limites techniques, dues entre autres aux problèmes de conservation des signatures biochimiques, qui rendent parfois ardue la compréhension des modalités d’enregistrement des caractéristiques de l’alimentation dans les tissus. Ce que nous rappelle Estelle Herrscher et Sylva Kaupová (Reconstitution des pratiques alimentaires à partir de l’analyse du contenu chimique des squelettes : historique des études biogéochimiques) dans un historique des avancées techniques qui pose aussi les limites des applications.

30De façon à lever certaines limites de ces applications en bioarchéologie, des études conduites en contexte de nutrition contrôlées sont nécessaires. Dans une approche exploratoire, Estelle Herrscher et ses collaboratrices (Composition isotopique [C, N] du lait maternel au cours des premiers mois d’allaitement : approche exploratoire et potentiel en paléoalimentation infantile) proposent une réflexion sur l’utilisation des marqueurs isotopiques. À partir d’une analyse longitudinale de la composition isotopique du lait maternel d’une maman suivie sur 34 semaines, elles montrent que les valeurs en azote restent quasi stables tout au long de l’allaitement exclusif et du sevrage (allaitement mixte). Elles observent aussi une relative stabilité au cours des tétées d’une même journée. Leur étude confirme que le lait maternel est plus pauvre en azote-15 (¹⁵N) que les tissus de la mère et surtout que ceux de l’enfant ; et démontre pour la première fois qu’il l’est aussi pour les valeurs en carbone (¹³C). Cette étude sur le vivant est importante, car elle apporte ici des éléments de réflexion sur les différentes temporalités de synthèse des tissus, permettant d’associer modification alimentaire du nouveau-né, via l’allaitement, et augmentation des valeurs isotopiques post-natales. Il ressort de cette étude et d’autres que l’enrichissement en azote-15 observée chez le jeune enfant serait aussi bien corrélé à la consommation de lait maternel qu’au rythme élevé de sa croissance, comme le souligne De Luca et al. (cf. partie 1).

31Les approches relatives à l’analyse de l’azote-15 restent peu fréquentes pour les périodes préhistoriques car cet indicateur nécessite la préservation de la fraction organique dans les tissus fossilisés. Compte tenu du très faible nombre de squelettes humains découverts en Europe durant la Préhistoire, notamment pour le Paléolithique supérieur, des études populationnelles de ce genre sont difficiles. Ce n’est qu’à partir du Néolithique que ces approches peuvent être mises en œuvre, soit quelque 8 000 ans avant notre ère. C’est à cette époque lointaine que nous convie Andrea Waters-Rist (Breastfeeding and Weaning Practices in Ancient Siberian Foragers : Stable Isotope Reconstruction) avec l’étude de jeunes enfants de deux populations de chasseurs-cueilleurs de Sibérie, le groupe Kitoi (entre 8000 et 7000 av. J.-C.) et le groupe Serevo (entre 6000 et 5000 av. J.-C.). Sa recherche a montré que si la fin de la consommation de lait maternel diffère de seulement 6 mois entre les deux groupes, d’autres paramètres comme la nature des aliments de sevrage (poisson gras, protéines) et un allaitement mixte plus précoce, mais plus long, pourraient aussi jouer un rôle dans le meilleur succès démographique, en termes de fertilité, de fécondité et de survie du groupe Serevo, le plus récent.

32Les études sont plus nombreuses pour les périodes historiques, qui fournissent des squelettes en plus grand nombre et pour lesquelles des sources historiques peuvent parfois offrir un éclairage complémentaire.

33Chryssi Bourbou (Feeding the Byzantine Child : Foodstuff and Health Complications) et Sylva Kaupová et ses collègues (Practices and health status of children from the rural burial site of Larina-Le-Mollard - 6^th-8^th centuries AD, Isère, France) évaluent positivement l’impact d’un sevrage tardif en termes de santé pour les nourrissons et les jeunes enfants. Tandis que la première étude explore, à l’échelle régionale, l’existence d’une corrélation possible entre sevrage tardif et santé des enfants, à partir de 61 squelettes immatures (enfants et adolescents) datés entre le vi^e et le xv^e siècle et mis au jour dans différents sites archéologiques en Crête et en Grèce continentale ; la seconde étude, plus modeste, examine les 57 sujets immatures (dont 12 d’un point de vue isotopique) de la nécropole rurale de Larina-le Mollard près de Grenoble. Dans ces deux études, l’état sanitaire des enfants est évalué à partir d’indicateurs de stress non-spécifiques et des pathologies dentaires. Il se révèle « bon » pour les 57 immatures de Larina, comparés à quatre autres séries médiévales. Un allaitement tardif prolongé, dont les analyses isotopiques placent le terme au plus tôt à l’âge de 3 ans, est ici associé à une forte prévalence de caries dentaires (un quart des immatures en présentent).

34Des équipements plus pointus, utilisant une technique de mesure par ablation laser, permettent d’obtenir, non plus un signal alimentaire par individu, mais plusieurs signaux autorisant la restitution de l’alimentation pour la période correspondant à l’édification des tissus dentaires.

35Dans une recherche doctorale en cours, utilisant d’autres marqueurs que sont les rapports du strontium-calcium (Sr/Ca) dans l’émail dentaire, Gaëlle Œil et al. (Estimation de la durée de l’allaitement maternel dans les populations historiques à partir des propriétés physico-chimiques de l’émail dentaire : le cas de la population de Hières-sur-Amby (ix^e-x^e siècle) s’attachent ainsi à retracer l’histoire alimentaire de 5 enfants de la population médiévale de Hières-sur-Amby (Isère). À partir de l’observation des micro-ablations laser réalisées au niveau des différentes appositions de couches d’émail, il est possible d’associer les rapports Sr/Ca à l’âge de la formation des tissus afin d’apprécier au mieux l’âge au sevrage. Cette étude confirme, même à partir d’un petit échantillon, une diversité des pratiques d’allaitement avec un allaitement exclusif de quelques mois à un allaitement mixte dès la naissance. La précision d’une telle approche séquentielle permet aussi de montrer qu’au moins l’un des enfants aurait survécu à son sevrage.

36La quatrième partie de l’ouvrage est consacrée aux représentations de l’allaitement et du sevrage dans le temps long (Du sein au saint : représentations de l’allaitement et du sevrage). Les textes anciens, tant des philosophes que des médecins de l’Antiquité gréco-romaine et du Moyen Âge, témoignent de la préoccupation constante qu’ont représenté, pour les familles et pour la société, l’alimentation et la survie des tout petits. Ce même souci est exprimé au travers des écrits religieux qui, s’immisçant dans la vie des couples, proposaient à la fois des recommandations sur les pratiques du nourrissage du jeune et prônaient une abstinence sexuelle durant toute la période d’allaitement. Les œuvres d’art – essentiellement religieuses – et les textes littéraires, tous produits par des acteurs extérieurs au couple mère-enfant, donnent à voir, comme par un jeu de miroirs, les représentations symboliques du lien nourricier. Déjà dans l’Égypte ancienne, comme dans la grèce antique et l’Empire romain, les statuettes de déesses allaitantes avaient un rôle protecteur envers les femmes et les enfants. Les gestes de lactation, généralement représentés par des hommes, confèrent au sein nourricier des femmes une forme de puissance que l’on retrouve des millénaires durant, depuis les sculptures en ronde bosse du paléolithique supérieur jusqu’aux « Maria Lactans », ces Vierges allaitantes, si présentes dans l’iconographie religieuse médiévale. La figure de la Vierge Marie allaitant l’enfant Jésus symbolise aussi la femme, nourrice de l’humanité. C’est sans doute au Moyen Âge que la symbolique du sein et du lait maternel est la plus forte, avec ces saints qui, dès leur prime enfance, refusent le sein maternel, pour mieux signifier que l’accès à la sainteté ne peut se faire qu’en rupture avec les femmes (et la parenté biologique). Et que dire des représentations allégoriques de la Charité chrétienne, figurée au xvii^e siècle par une Vierge allaitant, non plus un enfant, mais un vieillard (lui aussi édenté !) ? Ce message à connotation religieuse fut bien vite détourné… Sein nourricier ou objet érotique, tout l’imaginaire et la symbolique développés autour de ce mode d’allaitement tiennent sans doute de cette ambivalence.

37Yasmina Foehr-Janssens, Véronique Dasen et leurs collègues ont initié une recherche interdisciplinaire, au cœur des sciences sociales et humaines, sur le thème du lait maternel. Réunissant des historiens des religions, de l’art, de la littérature, de la médecine et du genre, des archéologues et des anthropologues, le projet : « Lactation in History : Pour une histoire de l’allaitement maternel : pratiques, représentations, politiques de l’Antiquité à nos jours », entend montrer combien l’allaitement est une réalité historique et socio-culturelle complexe. Les pratiques d’allaitement et d’alimentation des nourrissons et des jeunes enfants évoluent et se transforment de l’Antiquité à nos jours, ainsi qu’en témoignent l’art et la littérature, au travers desquels on perçoit des résonances religieuses, médicales, socio-politiques et artistiques. Trois chapitres de cet ouvrage liés à ce projet reflètent la diversité des approches retenues sans en épuiser la richesse. En écho au travail de Claire Chautems sur la période contemporaine (cf. partie 2), Céline Dubois et Yasmina Foehr-Janssens et al. se sont intéressées aux pratiques d’allaitement et de nourrissage des tout petits dans l’Antiquité et le Moyen Âge, mais plus que la période chronologique, c’est ici la différence d’approche qu’il convient de souligner : matérielle pour la première ; symbolique pour la seconde.

38Céline Dubois (Du lait maternel aux céréales. La question de l’allaitement et du sevrage du nourrisson gréco-romain) montre, à travers la profusion des écrits philosophiques et médicaux gréco-romains, que le nourrissage des tout-petits était autant une préoccupation des familles que des médecins. Des recommandations pour le choix de la nourrice allaitante, à laquelle les milieux aisés romains – plus que grecs – recouraient très fréquemment, à la composition des premières nourritures de l’enfant ; des contrats d’allaitement aux traités médicaux débattant de l’introduction de vin durant le sevrage et précisant les modalités du sevrage, autant de sources qui permettent à Céline Dubois de souligner les continuités et les transformations qui s’opèrent huit siècles durant dans l’alimentation des enfants en bas âge.

39Yasmina Foehr-Janssens et ses collègues (Représentations de l’allaitement au Moyen Âge : invisibilité ou proliférations matérielle et légendaire) revisitent l’histoire de l’allaitement et de l’alimentation des jeunes enfants au Moyen Âge, thème qui fut très à la mode chez les historiens (histoire de la médecine et démographie historique comprises) dans les années 1970-1980, non plus dans une perspective factuelle mais par le biais des représentations symboliques que dégagent les œuvres d’art et la littérature médiévales. Les auteures empruntent ici des voies encore peu exploitées, s’intéressant aux scènes d’allaitement dans la littérature profane narrative, aux représentations de la madone allaitant et au culte de la relique du lait de la Vierge. À travers la symbolique du lait, des thèmes plus profonds nous paraissent émerger : ce lait qui fait le héros ne concurrence-t-il pas la toute-puissance du sang du lignage paternel ? et les reliquaires du lait de la Vierge, parties prenantes de la dialectique visible/invisible, ne participent-ils pas aussi d’une association symbolique entre lait de la Vierge et sang du Christ ? Bien qu’absent des récits et des objets de dévotion, le père apparaît en creux, omniprésent, et par un effet de miroir, il semble bien occuper ce rôle nourricier essentiel. Le thème de l’allaitement maternel apparaît ici indissociable du système de parenté et de la place du père.

40Comme en écho, Sophie Tymula (Seins d’ivoire, seins de pierre) nous rappelle l’ancienneté des représentations de la maternité et de l’allaitement aux temps reculés de la Préhistoire (Paléolithique supérieur jusqu’au Néolithique, c’est-à-dire entre - 40 000 et - 8 000 ans). Si le rôle symbolique du lait maternel ne peut plus être appréhendé, pas plus que l’organisation socio-familiale des différentes cultures qu’illustre l’art préhistorique, les sculptures, les gravures et les peintures attestent néanmoins de l’universalité et de la prégnance de ce thème.

41Cependant, cet allaitement, souvent perçu comme un processus naturel et quasi inné, ne va pas toujours de soi. Que faire dès lors que les seins sont taris ou douloureux ? S’emparant d’une analyse de la culture matérielle, qu’elle soit d’hier et d’aujourd’hui, et d’un large inventaire bibliographique, une dernière partie (Du lait des biberons au miel des livres) invite à le découvrir au travers d’une émouvante et innovante synthèse de divers substituts du sein (sans qu’il s’agisse nécessairement de substitut du lait maternel).

42Catherine Rollet † et ses collègues nous proposent une rafraichissante histoire du biberon (Des Guttis aux biberons contemporains : Histoire de l’enfance), objet de substitution par excellence. C’est que l’histoire de ce petit objet, de l’Antiquité à nos jours, dessine aussi bien d’autres histoires, telles celles de l’art, des savoirs et des techniques, de la famille, du genre…

43Fruit du travail d’un collectionneur passionné, complété par celui d’une historienne au savoir sans limite et d’archéologues enthousiastes, ce catalogue des biberons au fil du temps constitue aussi une base solide à de futures recherches sur l’anthropologie des objets.

44De telles études pourront également se nourrir à la source de l’impressionnante bibliographie thématique rassemblée en fin d’ouvrage. Ce n’est pas le moindre des mérites de Dominique Diguet et Catherine Sluse que de nous proposer une bibliographie raisonnée – et illustrée – de l’histoire de l’allaitement en Europe (Bibliographie sur l’Histoire de l’allaitement). Constituée à partir de recherches par mots-clés dans plusieurs bases de données bibliographiques françaises et internationales, cette bibliographie achève ce très large tour d’horizon et montre que, quelles que soient les époques et les cultures, l’allaitement maternel est le mode d’alimentation idéal pour les nourrissons.

45Aux deux questions centrales qui sont l’essence de cet ouvrage – l’incidence des modes d’alimentation sur la santé des jeunes enfants et la diversité des pratiques dans le temps et dans l’espace –, nos collègues ont répondu en usant d’une diversité des terrains d’étude, des matériaux et des périodes considérées, qui font toute la richesse de cette publication.

46Le large tour d’horizon ainsi retracé permet de conclure qu’au-delà des normes imposées par le discours médical ou militant, l’allaitement maternel n’a jamais été le mode d’alimentation exclusif des nourrissons. De tous temps et sous toutes les latitudes, les comportements d’allaitement ont été modelés par des facteurs physiologiques, psychologiques, familiaux, d’ordre social et économique au « sein » desquels les politiques de santé ont également tenté de s’imposer.

47En vingt-quatre chapitres, la thématique de l’allaitement est loin d’être tarie. Bien des sujets restent à explorer, tels que l’allaitement différentiel selon le rang de fratrie ou le sexe de l’enfant, le rôle du père dans l’initiation et le maintien d’un allaitement au sein, le poids de l’activité ou de l’inactivité économique des femmes sur les préférences du mode alimentaire de leurs jeunes enfants, l’impact des stéréotypes esthétiques véhiculés par les publicités en écho des aspirations collectives, le profil sensoriel des enfants et des futurs adultes face à la diversification offerte par la mondialisation, l’allaitement et le sevrage au prisme des rapports de genre, la reproductibilité du comportement d’allaitement, notamment à la faveur de l’augmentation du nombre de générations cohabitantes, etc.

48Cependant, plus de vingt ans après l’ouvrage pionnier de Patricia Stuart-Macadam et Katherine Dettwyler5, qui proposaient une synthèse, dans le temps long, de travaux pluridisciplinaires sur les pratiques d’allaitement et de sevrage, nous sommes heureuses et fières d’offrir aux lecteurs ce nouveau panorama, toujours holistique, des modes d’alimentation des jeunes enfants, grâce à une actualité scientifique toujours renouvelée.