« Le passé est un immense corps »
p. 7-19
Texte intégral
1En 1924, dans ses fameux Rois thaumaturges, Marc Bloch, entre autres choses, lança un difficile défi aux historiens que ces derniers peinent aujourd’hui encore à relever. Car si, comme le remarqua bien plus tard Jacques Le Goff, ce grand livre contient aussi « l’ébauche d’une histoire du corps », il faut prendre soin de souligner que Bloch, fidèle à sa vision du métier, concevait le corps en un sens bien particulier : non comme un objet d’histoire en soi, mais bien plutôt comme le lieu d’organisation des formes organiques, sociales et symboliques qu’il prenait pour objet de son histoire (le toucher des écrouelles), et dont le sens menaçait de demeurer incompréhensible hors d’une saisie exacte et circonstanciée des formalités historiques de la mise en jeu des corps. Le tableau de Bernard Van Orley (Un roi de France communie, 1515-1520), qui ouvrait l’ouvrage, prévenait à sa façon le lecteur : ce qui importe, à ce seul sujet, ce n’est pas le corps ; mais le corps en tant qu’il est rendu opératoire dans la scène qu’il contribue à faire exister. La distinction n’avait rien d’une broutille1.
2À quatre-vingt dix ans de là, autant le dire tout de suite, ce défi conserve toute sa pertinence. Bien entendu, le corps, longtemps remisé au rayon des accessoires un peu exotiques, un peu dérisoires, est désormais en odeur de sainteté à tous les étages de la maison Histoire. À ce sujet, si elle n’a fait qu’enfoncer le clou d’un mouvement qui couvait de longue date, la monumentale Histoire du corps, publiée il y a sept ans, avec ses trois volumes et ses trente-deux chapitres, a à coup sûr marqué un tournant. Brossant le temps long des aventures corporelles depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, elle a non seulement posé, à sa mesure, les jalons d’un impatient programme de recherche, mais elle a aussi aiguillonné une vogue éditoriale dont les exemples sont à présent légion2.
3Les raisons de cet engouement ne sont pas bien mystérieuses. Pour n’évoquer que celles qui nous concernent de près, disons que l’histoire du corps permettait de reconvertir, en douce, la majeure partie du programme de la vieille « histoire des mentalités » dont le temps et les doutes historiographiques avaient eu la peau : la santé, la maladie, la mort, la sexualité et, pour aller vite, toutes les déclinaisons qui conduisent de l’une à l’autre3. Mais il faut risquer une autre explication, dont les ramures, pour peu qu’on daigne y regarder de près, ne sont pas sans intérêt pour ceux des historiens qui se penchent sur les métamorphoses de leur métier : prendre le corps pour objet, en des temps travaillés par le « retour à l’acteur », c’était aussi vouloir donner une autre localisation au récit historique, l’incarner, lui garantir ces effets de réel, ou mieux encore placer le lecteur en position de faire corps avec le passé, autrement dit d’éprouver, à travers les corps que met à présent en scène l’écriture historienne, ce frisson de l’identification à distance dont s’abreuve, doux rêve du xixe siècle, l’idéal romantique d’une « résurrection intégrale du passé4 ». Et on aurait grand tort de tenir ce goût du corps pour négligeable : attachée à rendre l’histoire à ses habits charnels, comme les romanciers s’attachèrent à le faire en leur temps pour la littérature5, cette évocation des corps venait ainsi prendre en charge, dans l’ordre même du récit, non seulement la quête réaffirmée de réalisme que poursuit sans cesse la narration historienne, mais aussi, et ce au gré d’une conception de l’histoire désormais plus étroitement identifiée au cours biologique des existences, les principes de vérité le long desquels s’organise la connaissance du passé6.
4Le recul est à présent suffisant pour remarquer deux choses. D’une part que si la production éditoriale se porte bien, le programme de recherche, lui, est demeuré singulièrement maigrelet. Ou plus exactement, et c’est le second point, que cette histoire s’est pour ainsi dire arrêtée à mi-parcours. Quoi qu’elle en dise, en effet, l’histoire du corps « à la française » est restée sourde au défi que posait Marc Bloch. Du corps, elle a souvent fait un objet déjà-là, autonomisé, préalablement identifié et qu’il resterait à plier soigneusement aux lectures typologiques les mieux instituées – les mœurs, la médecine, les rapports de sexe, les modes de domination, etc. Or il faut se rendre à l’évidence : ces corps-ci, péremptoires et rutilants, sont une fiction ; ils ne conduisent pas jusqu’à ceux, autrement âpres, dérobés, singuliers, souvent innomés et rétifs à la classification spontanée, que les historiens ont sous les yeux quand ils arpentent leurs territoires de prédilection. « Nous cherchions le corps partout et nulle part nous ne le trouvions, soulignait déjà Michel de Certeau il y a trente ans. L’analyse n’en décèle que des fragments et des gestes. Elle repère des têtes, des bras, des pieds, etc. qui s’articulent en façons de manger, de saluer ou de soigner. Ce sont des éléments mis en séries particulières, mais le corps, on ne le rencontre jamais7 ». L’aveu d’impuissance n’a guère été médité. Il avait pourtant de quoi mettre la puce à l’oreille : le corps, que l’historien se plaît à découvrir à peu près partout, est d’une nature autrement capricieuse qu’il veut bien l’imaginer.
5 Dans un article déjà ancien, la médiéviste Caroline Bynum soulignait plus fermement encore le péril qui guette l’historien empressé à imaginer le corps toujours disponible à l’interprétation. Opérer ainsi, expliquait-elle, c’est ne faire du corps qu’une simple « robe de chair » (fleshdress) dont les hommes, on ne sait trop comment, pourraient changer au gré des circonstances qui conviennent à l’historien. Ainsi conçu, le corps semble aller de soi. Toujours bien disposé à prendre sens depuis l’archive, il est voué à ne constituer qu’une commode métaphore de la « présence au monde8 ». On peut bien le faire figurer dans le tableau ; on peut bien ranimer ses formes successives, le rendre à ses postures et à ses savoirs d’antan, l’habiter d’impressions d’époque ; on peut bien décrire les sourds procédés d’assujettissement qui ont ordonné ses usages. Mais à travers lui, on n’apprendra pas grand-chose de plus sur ce qui réglait l’existence des hommes en société.
6C’est cette insatisfaction, tenace, qui fait tenir ensemble les chapitres de ce livre. Au fond, pour le dire le plus simplement du monde, que sait-on du rôle qui revenait aux corps dans l’agencement historique des sociétés ? Que peut-on savoir de la façon dont les hommes et les femmes savaient faire usage de leur corps ? Comment en usaient-ils pour se signifier, se reconnaître ou faire valoir les aptitudes particulières qui étaient les leurs ? Comment, au gré de savoirs élaborés souvent dans le silence des mots, s’avisaient-ils d’en faire une ressource pour exprimer, négocier ou défendre leur place dans l’ordre des choses, ou encore pour renégocier les univers sociaux où ils étaient pris ? Et dans quelle mesure, enfin, les aventures humaines, les groupes sociaux, les rites, les savoir-faire, les sentiments et tous les rapports de force dont ils sont lourds, ont-ils jadis pris vie à travers les corps et y ont, plus encore, puisé les conditions de leur réalisation concrète ? Poser le problème dans ces termes revient à inverser la perspective adoptée d’ordinaire au sujet des corps. C’est faire le pari de produire du savoir historique non pas à leur sujet, mais bien à partir d’eux ; de porter au jour ce qui s’est joué à travers eux. Ou si l’on préfère : c’est vouloir faire d’eux non pas un objet de connaissance en soi mais, à la façon de Bloch interrogeant ce qui se tramait derrière l’échange corporel du toucher des écrouelles, un nœud de questionnement et d’explication des mondes que nous avons perdus ; un espace d’investigation, en somme, à partir duquel il devient possible de formuler d’autres genres de connaissances historiques.
7C’est afin de résoudre ces problèmes précis que nous avons choisi de parler ici d’une histoire par corps9.
8Évidemment, autant il est facile de proposer des voies d’analyse neuves, où s’avance, gentiment imprécis, de quoi nourrir autrement l’imagination du passé, autant spécifier la manière de les emprunter est une tout autre paire de manches. Prétendre formuler ici une méthode de travail catégorique et bien arrêtée serait malhonnête. Néanmoins, il est possible de reconstituer après coup les principes interprétatifs particuliers auxquels s’adossent les chapitres qu’on va lire. Pas exactement des positions théoriques – tant elles relèvent à chaque fois de nécessités changeantes. Quelque chose, plutôt, comme un assemblage tortueux de convictions et d’opérations cognitives affermi petit à petit par les nécessités pratiques de cette histoire-ci. Si méthode il y a, elle tient du coup – et le trait n’aurait pas déplu à Marcel Granet – dans « le chemin après qu’on l’a parcouru ». Pour aller au plus net, disons que cette histoire par corps, pour produire le savoir qu’elle prétend produire, prend appui sur trois exigences méthodologiques emboîtées. Trois massifs aux lisières poreuses, si l’on veut.
9La première de ces exigences, la plus élémentaire peut-être, la plus ardue aussi, relève de l’historicité des corps. Elle procède d’une inquiétude affreusement banale. Sous quelles conditions l’historien peut-il prétendre accéder aux corps ? Tandis que le sociologue ou l’ethnologue peuvent maîtriser (du moins en partie) les effets suivant lesquels ils observent les corps dont ils prétendent étudier les mises en jeu10, l’historien, lui, a toujours affaire à des corps déjà faits, déjà désignés, déjà lestés de sens et de valeurs ; des corps pour ainsi dire déjà domestiqués par les dispositifs qui, à commencer par l’écriture, ont jadis cru nécessaire de s’en saisir, de les extirper du continuum des pratiques où ils étaient confusément pris et les ont rendus lisibles ainsi et pas autrement. Dès lors, s’il ne veut pas purement et simplement reprendre à son compte les enjeux d’autorité qui ont réglé cette présence de la chair, s’il ne veut pas s’en tenir à regarder les corps par-dessus l’épaule de ceux qui détenaient le pouvoir de porter sur eux un regard autorisé, l’historien doit d’abord s’efforcer de prendre pour objet ce quelque chose qui a jadis fait du corps le lieu d’une attention particulière et qui, à partir de l’archive, organise depuis lors les modalités de son déchiffrement.
10Il va de soi que les luttes sans cesse livrées pour ordonner les lectures appropriées du corps, celles-là mêmes qui se font si commodément oublier dès lors qu’elles parviennent à imposer leur évidence en s’imposant comme mode neutre d’enregistrement des traces de la réalité sociale11, entrent au cœur des objets initiaux que doit se donner cette histoire. On sait, pour prendre un exemple lointain, comment le récit homérique, coincé entre le vrai et le fictif, a autrefois inventé un nouveau type de description du corps qui a, par la suite, copieusement ordonné les manières de dire et de penser à son propos12. Impossible de prétendre étudier les corps passés sans prendre pour objet les dispositifs narratifs et cognitifs qui les ont ainsi porté à l’existence. Autrement dit, contre l’objectivisme spontané qui fait voir des corps partout et tout le temps, c’est en veillant à objectiver les conditions historiques précises suivant lesquelles des acteurs précis se sont avisés, à des fins précises elles aussi, d’observer les corps et de les rendre observables qu’il devient possible à l’historien de prétendre constituer le corps en lieu d’observation légitime des sociétés passées.
11Mais il faut pousser plus loin cette relativisation historique. Car les corps ne sont pas suspendus en l’air. Pas plus qu’ils ne sont doués d’une présence universelle. Il y a des pleins et des vides dans l’histoire de leur mise en jeu. Tout comme l’importance et la signification qu’ils prennent s’établissent en fonction des situations, leur présence elle-même prend une intensité variée suivant les scènes où ils sont impliqués et auxquelles ils contribuent, comme on dit, à donner corps. Il est des contextes, ascenseur, omnibus, hall d’hôtel, etc., où, pour le bon déroulement de la vie sociale, s’organise une soigneuse insignifiance des corps, où ces derniers, voués au silence des attentions ordinaires, forment pour un temps ces « insaisissables fantômes plats » dont parle Siegfried Kracauer en un texte incisif13. Et il en est d’autres, au contraire, où on ne voit qu’eux ; où, agissant à la manière d’un diapason, ils constituent le point de synchronisation des univers sociaux, celui à partir duquel la multitude des attentes, des attentions et des attitudes dont vivent d’ordinaire les hommes se coordonnent en une présence au même présent. En une même scène corporelle, si l’on veut. Bien sûr, la remarque n’est pas neuve. On s’est peu avisé, pourtant, de tirer toutes les conséquences interprétatives qu’elle impose. À commencer par ceci : l’histoire des mises en jeu du corps et de ce qui prend forme à travers elles est avant tout tissée d’une infinité de fragments qui ne se laissent pas si commodément combiner entre eux. Elle suppose une « lecture lente », soucieuse d’indexer les corps aux contextes où ils prennent sens, soucieuse aussi de donner un statut aux trouées jamais nommées qui suspendent ou activent leur présence.
12À l’historien, du coup, il revient de décrire ce qui, précisément, pouvait bien faire du corps un enjeu particulier de la situation, de l’univers social ou du processus particuliers d’où il l’extirpe pour les besoins de sa démonstration. « L’individu, prévenait déjà Marcel Mauss, ne va pas “à la chasse”, il va à la chasse au lièvre ; et non pas à la chasse au lièvre, mais à la chasse de tel lièvre, qu’il connaît bien14 ». Les questions qui s’imposent sont alors de cet ordre : pour quelles raisons, dans quelles circonstances et suivant quelles opérations, historiquement situées, les hommes et les femmes du passé s’avisaient-ils de faire parler les corps et de les mettre en jeu, de leur donner du sens ici, et d’en faire taire la présence là, d’en scruter les effets plutôt que les formes, ou encore de n’y accorder aucune espèce d’importance ?
13La seconde exigence est plus commode à faire valoir. Encombrée d’habitudes de pensée irréductiblement opposées, elle n’en est pas moins difficile à tenir. Elle concerne la tension, changeante et indécise, dont les corps sont le lieu : produit de l’histoire qui s’impose sans cesse aux hommes, et qui, Marcel Mauss en avait fait le socle de ses « techniques du corps » (1934), façonne leurs postures, leurs gestes, leur apparence et les manières d’en apprécier les expressions, il est aussi pour ces derniers – ou du moins il peut être – le moyen pratique d’intervenir dans le cours des choses, de résister, de détourner, bref, en une décisive « politique de la vie quotidienne », de prendre possession du monde familier où ils sont pris. Le premier ressort, inutile d’y insister longuement, a fini par se confondre tout à fait avec la sociologie critique de Bourdieu. Privilégiant l’ordre des contraintes et des rapports de force, il fait du corps le produit de l’incorporation par l’individu des normes qui s’exercent sur lui sans discontinuer et qui, dans l’instant, le plus naturellement du monde, ajuste l’usage qu’il fait de son corps aux exigences particulières du monde qui l’habite15. « Parce qu’ils ont incorporé les structures du monde social dans des dispositions du corps, résume à merveille Olivier Christin, les agents savent, sauf incident, quelle est leur place sans qu’il y ait quelqu’un pour le leur dire en permanence. Ils savent prendre place dans le cortège ou la manifestation, se tenir devant tel ou tel supérieur, poser pour le tableau ou la photographie sans que quiconque édicte des règles explicites à ce sujet16 ». L’espace des mises en jeu du corps, où se lit, jusque dans les conduites corporelles les plus « naturelles » en apparence, l’empreinte des contraintes collectives, s’offre alors à éclairer le fonctionnement du monde social. Qu’il suffise, en manière de symbole, de songer ici à la façon dont le corps de l’instituteur a, sous la IIIe République, été chargé d’incarner les valeurs du régime, et comment ce corps qui, à suivre la hiérarchie, devait « être tenu droit, ainsi que la tête, les yeux légèrement baissés – car se serait de l’effronterie ou de l’impertinence de regarder fixement tout le monde », les mains pouvant « pendre de côté, ou être appuyées l’une sur l’autre à peu près à la hauteur de la ceinture, ou bien encore croisées sur la poitrine », bref comment ce corps tout habité par l’institution a pu constituer, pour des générations d’enfants, un modèle à la fois de morale, d’attitude et de paraître17.
14Pas question de tourner le dos à cette lecture-ci. Seulement voilà, elle laisse dans l’ombre la capacité des acteurs à user de leurs corps, ou plus exactement la façon dont, mettant en suspens ces contraintes ou les utilisant autrement, libérant la potentialité déchirant de la mise en jeu des corps, ils savent faire d’eux une ressource pour régler les problèmes ou lever les incertitudes qui s’imposent à eux. Qu’il s’agisse de faire valoir un savoir-faire, d’ordinaire silencieux, de manifester une appartenance ou encore de revendiquer un droit, comme le font, dans leur relation avec les administrations d’État, les RMIstes étudiés par Didier Fassin, ils savent, dans certaines circonstances historiques, s’inventer des répertoires corporels, mobiliser leurs corps, en gestes ou en paroles, et les rendre agissants, c’est-à-dire faire d’eux, souffrants ou glorieux, une source efficace de mérite, de compassion, de critique ou de justice, propre à toucher, à concerner ou tout simplement à faire exister18.
15L’histoire proposée ici fait l’hypothèse que, pour singulières et résiduelles qu’elles puissent être, ces mises en jeu du corps comptent et ont compté dans l’organisation des existences collectives, qu’elles ont pesé, à leur façon, dans le tracé des réalités sociales qui s’imposent à tous. Il lui faut alors veiller à en articuler l’étude à celle, moins escarpées peut-être, des contraintes sociales qui sans cesse façonnent l’ordre continué des corps ; il lui faut scruter, sur un mode qui ne soit pas celui de l’adhésion décrétée, le fil sinueux qui relie l’une à l’autre. Reste à trouver des moyens de procéder. Avec ses ressources propres, qui sont loin de n’être que narratives, la littérature contemporaine a posé des jalons à ce sujet. Dans Les Muscles, petit roman publié en 2001, Patrice Robin prend le parti de se frotter à ce genre de problème. Pour explorer les voies possibles de cette articulation des histoires dont la chair est le lieu, il choisit un point de vue situé au-dedans des corps. Avec la précision du regard biographique, il décrit la vie d’un homme jeune, puis moins jeune, dont l’existence tout entière se résume peu à peu à la mise en jeu de son corps – ce corps « que son père lui a transmis, petite taille comprise », et qu’il s’esquinte chaque jour, « en fils aimant », à rendre digne de lui. Efforts, soins, façonnage, douleurs, fierté : il décrit le fouillis des croyances, des savoirs et des attentes dont il l’investit, les expériences dont il est le siège et, en chacun de ses épisodes successifs, le déploiement de sa signification sociale19. À coup sûr, ce regard rapproché demeure inaccessible à l’historien. Du reste, aucun œil ne peut saisir ensemble toutes ces scènes. Il n’empêche : la fiction invite à l’inventivité des points de vue.
16Il est une dernière exigence. Embrassant à sa façon les deux autres, elle touche à la multitude des liens historiques qui nouent les corps à leur interprétation. Ou pour être plus précis, elle concerne les formes historiques suivant lesquelles, pour se rendre intelligible le monde qui était le leur, les hommes ont fait du corps le lieu d’un déchiffrement sûr. Il ne suffit pas de prendre pour objet les définitions qu’ils se donnent à son sujet, et d’en suivre les écarts. Pas plus qu’il ne suffit de restituer les manières successives dont ils ont su en figurer la présence. Pour se donner une chance de comprendre la place qui revenait aux corps dans l’organisation des sociétés passées, il faut encore à l’historien s’efforcer de rendre compte de l’habitude, construite et entretenue, de penser le monde à partir des corps, de faire d’eux une catégorie d’intellection des sociétés, bref de l’investir du pouvoir singulier d’éclairer, de révéler, d’expliquer le monde dans lequel il prend place. De cette autorité sociale des corps, ou mieux encore de cette pensée par corps, on trouve à coup sûr l’un des exemples les plus accomplis au xixe siècle. La vogue est nette, pour ne pas dire l’obsessif empressement, qui porte alors savants, philanthropes, observateurs sociaux ou encore hommes de plume à faire des corps un mode privilégié de catégorisation du monde social : tandis qu’ils prennent place au cœur des taxinomies professionnelles, dont ils s’offrent au passage à incarner les types (ouvriers, prostituées, marins, écrivains, etc.), les corps, soumis à d’innombrables scrutations officielles, forment aussi le lieu, si cher au baron de Gérando, où se déchiffrent ensemble la « bonne foi » du miséreux et la vérité de la misère qu’il s’agit de « soigner ».
17Ce n’est pas seulement la formation d’une interprétation légitime des corps qui se dessine ici. Mais bien plus encore, la promotion du corps comme point à partir duquel se livrent les luttes pour imposer une certaine représentation du monde social. On devine sans mal que si cette manière de lire et de faire parler les corps n’a pas disparu avec le xixe siècle, elle a par la suite endossé d’autres formes ; c’est d’elles que l’historien doit faire son miel. D’une manière plus générale, enfin, il devient possible, en suivant cette piste, de réfléchir autrement qu’en tirant à toute force les fils de la longue durée, à la place qu’occupent les corps dans l’organisation des prestiges et des valeurs sociales. La question déborde ainsi de beaucoup celle de la simple perception des corps ; elle touche à ce que, détournant Walter Benjamin de son objet, on peut nommer la « marque historique » des corps, c’est-à-dire quelque chose comme la manière particulière qu’ils ont non pas seulement « d’appartenir à une époque déterminée », mais bien « de ne parvenir à la lisibilité qu’à une époque déterminée20 ».
18C’est dire que les corps expriment des enjeux bien plus grands qu’eux. Pour l’historien attentif à ces choses, ils offrent – et c’est bien tout le pari de ce livre – une voie d’accès précieuse pour l’intellection des sociétés passés et pour le déchiffrement des mécanismes historiques qui se sont à la fois déposés en eux et réalisés à travers eux. Il ne peut suffire en effet de faire observer que les corps sont toujours plus ou moins le produit d’une construction collective. Ou qu’ils sont le siège d’expériences qui fluctuent au gré du temps. On est en droit d’attendre que l’histoire contribue à la reformulation des problèmes qu’elle se laisse si souvent imposer ; et la question des corps, si commodément transparente, est assurément de ceux-là. Étudier ce dont sont faits les corps et ce qu’ils font advenir, prendre pour objet ce qu’il faut bien nommer les formes corporelles de la vie collective, c’est prendre le parti de faire affleurer des savoirs autres. Outre qu’elle appelle à réfléchir à ce que font les historiens quand ils font du corps un objet d’histoire, l’histoire proposée en ces pages permet, nous semble-t-il, de questionner sous un jour qui leur est d’ordinaire étranger l’incessante recomposition des usages quotidiens du corps et à travers eux des relations de face-à-face que nouent les hommes, l’inventif pouvoir qu’ils ont de se signifier, de négocier les contraintes qui s’imposent à eux, bref de faire des corps un véritable répertoire argumentaire à partir duquel ils savent se manifester socialement. Mais c’est aussi, à une autre échelle, se donner les moyens d’interroger l’historique nationalisation puis mondialisation d’un marché corporel, sur lequel s’évaluent désormais les gestes et les postures, et qui, à sa façon, éclaire l’extension des chaînes d’interdépendance entre les êtres. C’est prétendre étudier, en somme, comment les sociétés contemporaines ont puisé dans le corps des hommes les conditions de leur réalisation concrète et comment, à défaut d’en saisir les incessantes mises en jeu, elles ne sauraient se comprendre tout à fait.
19À coup sûr, la démarche paraîtra démesurément vaste. Interminable, presque. La forêt des possibles qu’elle fait émerger sous l’œil de l’historien, le décalage qu’elle introduit aussi dans la lecture des traces à partir desquelles elle lui impose de procéder, interdisent par avance de prétendre à l’inventaire ou au soigneux empilement des savoirs. Bref, l’histoire par corps reste à écrire. Les six chapitres qui suivent, explorant des scènes éminemment différentes, peuvent se lire comme autant de jalons posés en cette direction.
20Spécialiste d’histoire du droit et de la procédure pénale, Victoria Vanneau s’installe dans le ressort de la justice criminelle du xixe siècle ; là, décrivant, depuis l’archive judiciaire, comment les magistrats scrutent les postures et les réactions corporelles de prévenus et de témoins qui, au cours des interrogatoires, s’efforcent de leur côté d’en maîtriser le jeu, en faisant de leur corps une ressource parlante de justification ou de disculpation, propre à manifester le remord ou à engager la compassion, elle montre la place qui revient aux corps dans l’organisation des pratiques judiciaires. Prolongeant les analyses qu’il a consacrées à l’histoire des techniques, François Jarrige, quant à lui, se place au côté des ouvriers boulangers du xixe siècle ; il montre comment, à l’occasion d’une querelle qui mobilisa l’hygiéniste, l’économiste et l’ingénieur, ces derniers, pour combattre la mécanisation de leur activité, ont lutté au nom du corps, comment ils ont objectivé les savoirs corporels qui étaient les leurs (gestes, doigté, postures, sueur, etc.), et en ont fait ni plus ni moins le socle tout à la fois de leur métier et de la qualité du pain qu’ils produisaient. Historien des professions, ensuite, Michel Pigenet analyse la façon dont, depuis le xixe siècle, les dockers ont fait du corps viril une pièce de l’identité sociale qu’ils se sont constituée en même temps qu’un argument d’autorité dans la négociation de leur statut professionnel. Tirant le fil de l’histoire de la médecine qui lui est familière, Anne Carol s’attache, quant à elle, aux passagers des premiers trains, au milieu du xixe siècle ; elle décrit comment, saisis par les trépidations, par la vitesse et les sensations inédites qui les assaillirent alors, ces derniers durent inventer, pétri d’étrangeté, un nouveau répertoire des expériences corporelles, que les médecins, notamment, n’ont pas manqué de discipliner. Spécialiste, entre autres choses, de l’histoire des pratiques d’État, Quentin Deluermoz se consacre ici, quant à lui, à la part qui reviennent aux corps dans l’organisation de la police moderne dans le Paris de la Belle Époque ; chemin faisant, il souligne tout spécialement comment la politique de virilisation de leur apparence et la façon concrète dont les policiers apprirent à user de leur corps pour assurer la pacification de l’ordre public parisien ont fait naître quelque chose comme un charisme ordinaire. Pour ma part, enfin, en historien des temps sociaux, je me suis intéressé ici à l’irruption, dans les années 1960, de la pratique estivale volontiers anecdotique des « seins nus », en tâchant de mettre en évidence comment, dans la formation d’une cacophonie où se télescopent lectures morales et morale du progrès, l’« affaire » qu’elle a suscité dit à sa manière la promotion du corps dans l’intrigue des existences collectives.
21« Le passé, écrit joliment Pascal Quignard, est un immense corps dont le présent est l’œil. Ce corps rêve. La voix l’a abandonné21 ». À la manière de miniatures historiques, les chapitres qui suivent, entre chair, posture et charisme, indiquent quelques chemins possibles pour lui redonner voix.
Notes de bas de page
1 M. Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le caractère surnaturel attribué à la puissance royale particulièrement en France et en Angleterre, Paris, Gallimard, 1983[1924]. « Il y a aussi dans Les Rois thaumaturges l’ébauche d’une histoire du corps, corps aux gestes guérisseurs du roi, corps malades et souffrants de scrofuleux que le mal physique transforme en symboles culturels et sociaux et surtout “toucher”, “attouchement” des corps, souligné par Marc Bloch, corps réduits en ossements et en poussière des reliques magiciennes », J. Le Goff, « Préface », p. xxviii. Il faut ajouter, dans un sens un peu différent, systématisé mais avec moins d’envergure, la fameuse exhortation que Bloch fait figurer dans la Société féodale, Paris, 1939 : « Une histoire plus digne de ce nom que les timides essais auxquels nous réduisent aujourd’hui nos moyens ferait leur place aux aventures du corps », Paris, Albin Michel, 1994, p. 114-115.
2 A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello, dir., Histoire du corps, Paris, Seuil, 2005-2006, 3 vol. Pour être précis, il faut ajouter que le corps figurait déjà au nombre des synthèses historiennes allemandes ou anglo-saxonnes, voir D. Kamper et V. Rittner, dir., Zür Geschichte des Körpers, Munich, C. Hanser, 1976 ; et M. Feher, dir., Fragments for a History of the Human Body, New York, Zone Books, 1989-1992, 3 vol. (dont une bonne moitié des textes provient d’historiens européens). Sur la naissance du corps comme objet d’histoire, voir désormais R. Mandressi, « Le corps et l’histoire, de l’oubli aux représentations », in D. Memmi, D. Guillo et O. Martin, dir., La tentation du corps. Corporéité et sciences sociales, Paris, éd. de l’EHESS, 2009, p. 143-169.
3 Éclairant, à vingt-cinq ans de distance, est la lecture du panorama que proposait Aline Roussel à l’entrée « Corps » du Dictionnaire des sciences historiques, A. Burguière, dir., Paris, PUF, 1986, p. 156-161.
4 L’expression, placée au fronton de toute l’Histoire du corps (« Introduction générale », vol. i, De la Renaissance aux Lumières, op. cit., p. 8), et empruntée ici à Jacques Le Goff (Une histoire du corps au Moyen Âge, Paris, Liana Levi, 2003, p. 15), recèle évidemment une allusion, intéressante pour elle-même, au fameux texte de Michelet sur la résurrection de la vie intégrale qui tenait lieu de préface à sa monumentale Histoire de France (1870-1874).
5 À ce sujet, voir les belles pages dans P. Dubois et Y. Winkin, dir., Rhétoriques du corps, Bruxelles, De Boeck, 1988.
6 Sur les déplacements historiographiques à l’œuvre durant ces deux dernières décennies, voir le lucide aperçu d’ensemble proposé par F. Hartog, « Conjoncture fin de siècle : l’évidence en question ? », Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Paris, Gallimard, 2007[2005], p. 266-293.
7 M. de Certeau, « Histoires de corps » (entretien), Esprit, n° 2, 1982, p. 179.
8 C. Bynum, « Why all the fuss about the body ? A medievalist’s perspective », [1995], in L. Hunt et V.E. Bonnell, dir., Beyond the Cultural Turn : New Directions in the Study of Society and Culture, Berkeley, University of California Press, 1999, p. 241-280. Ajoutons ici les importantes réflexions de R. Porter, « History of the Body », in P. Burke, dir., New Perspectives in Historical Writing, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 206-232.
9 La formule, comme toujours, ne tombe pas du ciel. Si elle en accommode les principes à sa propre sauce, l’histoire proposée ici s’inspire (au plan de la démarche savante comme à celui de la philosophie sociale qu’elle suppose), de la sociologie de Bourdieu et notamment de l’usage qu’elle fait de l’habitus, du « corps géomètre » ou du « savoir par corps » (voir, pour une présentation systématisée, P. Bourdieu, « La connaissance par corps », Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 153-193), c’est-à-dire aussi de l’approfondissement heuristique que lui fait subir Loïc Wacquant, attaché, par sa « participation observante » à poser les jalons d’une « sociologie charnelle », ou comme il dit « from the body », L. Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2002.
10 Voir par exemple les considérations développées en ce sens par D. Memmi et P. Arduin, « L’enquêteur enquêté. De la “connaissance par corps” dans l’entretien sociologique », Genèses, n° 35, 1999, p. 131-145.
11 Passionnantes à ce sujet sont les analyses de P. Saurisse, « Portraits composites : la photographie des types physionomiques à la fin du xixe siècle », Histoire de l’art, n° 37-38, mai 1997, p. 69-78.
12 Voir, à ce propos, E. H. Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, Paris, Phaidon, 2002, p. 171 sq. Sur cette immense question que ces lignes ne font bien sûr qu’effleurer, et qu’il vaudrait la peine d’explorer en détail, voir aussi les stimulantes notations de C. Ginzburg, Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Lagrasse, Verdier, 2010, et notamment « Description et citation », p. 23-60.
13 S. Kracauer, « Le hall d’hôtel », L’ornement de la masse. Essais sur la modernité weimarienne, Paris, La Découverte, 2008[1963], trad. S. Cornille, p. 148-159. Ce trait, qui n’avait pas échappé à la sagacité de Georg Simmel au seuil du xxe siècle, trouve d’heureux prolongements philosophiques dans D. Leader, The Absent Body, Chicago, University of Chicago Press, 1990.
14 M. Mauss, Manuel d’ethnographie, Paris, Payot, 1967[1947], p. 58.
15 Les études béarnaises puis kabyles de Pierre Bourdieu contiennent des pages décisives sur ce sujet, que les historiens, parce qu’il s’y trouve aussi une théorie de l’histoire faite corps, ne seraient pas mal avisés de côtoyer. Mises au point dans D. Memmi, « Le social fait corps. Le sort réservé au biologique dans l’œuvre de Pierre Bourdieu », in G. Mauger, dir., Rencontres avec Pierre Bourdieu, Paris, éd. du Croquant, 2005, p. 575-590.
16 O. Christin, « Comment se représente-t-on le monde social ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 154, septembre 2004, p. 9. Dans le même sens, voir aussi l’article devenu classique de L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, n° 26/1, 1971, p. 205-233.
17 Revue pédagogique, août 1881, cité par M. Ozouf, L’École, l’Église et la République, 1871-1914, Paris, Seuil, 1992[1962], p. 127.
18 D. Fassin, « Le corps exposé. Essai d’économie morale de l’illégitimité », in D. Fassin et D. Memmi, dir., Le gouvernement des corps, Paris, éd. EHESS, 2004, p. 237-266.
19 P. Robin, Les Muscles, Paris, Gallimard, 2003[2001].
20 W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le Livre des passages, Paris, Cerf, 2000.
21 P. Quignard, Dernier royaume, 2, Sur le jadis, Paris, Gallimard, 2002, p. 20.
Auteur
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Christophe Granger
Historien, actuellement au chômage. Chercheur associé au Centre d’histoire sociale du 20e siècle (Paris 1/CNRS), il a notamment publié : Les Corps d’été. Naissance d’une variation saisonnière (Autrement, 2009) ; co-dirigé : le numéro « Faire l’événement » de la revue Sociétés & Représentations (n° 32, 2011), ainsi que L’Ennui. Histoire d’un état d ’ âme, 19e-20e siècles (Publications de la Sorbonne, 2012) ; et édité : La Question sexuelle exposée aux adultes cultivés d’Auguste Forel (Autrement, 2012). Depuis 2011, en proie à un tardif éclair de lucidité, il s’emploie subrepticement à quitter l’université.
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