Introduction

1L’adage « L’on est ce que l’on mange » ne s’applique pas seulement au domaine de la nutrition, mais aussi à celui de la gestion. Puisque la fonction approvisionnement a pour tâche principale l’acquisition des biens et services requis par l’organisation, c’est à elle que revient cette tâche de « nutrition » axée non seulement sur le court terme (« la survie »), mais aussi sur le long terme (« la santé »). Toute organisation se situe dans un processus de transformations successives, avec les fournisseurs d’un côté et les clients de l’autre côté. L’un des rôles du secteur approvisionnement consiste donc à s’assurer que cette chaîne de transformations puisse se réaliser avec le moins de problèmes possible.

2Ce chapitre s’intéresse à la question suivante : pourquoi et comment faire de la fonction approvisionnement une fonction réellement stratégique ? La première section du chapitre met l’accent sur le rôle stratégique de cette fonction. Nous décrivons d’abord le contexte favorable qu’ont réussi à développer certains gestionnaires de l’approvisionnement, en insistant entre autres sur la qualité, puis nous relions la notion de stratégie en approvisionnement au modèle de Porter (1990) sur la compétitivité des nations et nous discutons de l’approche de marketing inversé.

3La deuxième section du chapitre traite des principaux défis de la fonction approvisionnement. Afin d’illustrer l’impact stratégique d’une saine gestion dans ce domaine, nous décrivons sept défis, en insistant sur la façon dont les gestionnaires devront y faire face pour accroître les chances de leur organisation d’utiliser l’approvisionnement comme une arme concurrentielle, plutôt que comme un simple outil traditionnel. Cette section se termine par une discussion de l’impact de ces défis, en particulier pour les PME.

L’approvisionnement : un aspect stratégique

4L’approvisionnement comprend habituellement les achats, les stocks, le transport, la réception, l’inspection des intrants et la récupération. Selon Leenders et al. (1989), les principaux objectifs de la fonction approvisionnement sont les suivants :

1. permettre d’obtenir à temps et au moindre coût réel possible les articles et services requis pour que l’organisation puisse fonctionner ;
2. détenir des stocks le moins élevés possible dans les circonstances ;
3. maintenir les normes de qualité ;
4. trouver ou développer des fournisseurs compétents ; et
5. améliorer la position concurrentielle de l’entreprise.

5Une saine gestion des approvisionnements est particulièrement importante dans les secteurs primaire et secondaire où les achats représentent en moyenne 60 % du chiffre de ventes, soit trois fois plus que les salaires et avantages sociaux (Leenders et al., 1989). De plus, cette fonction est responsable de la moitié des problèmes de qualité (Burt, 1989b)

6Le rôle stratégique de la gestion des approvisionnements est plus critique dans les petites et moyennes entreprises que dans les grandes entreprises (Dollinger et Kolchin, 1986). L’étude menée par ces auteurs leur a permis de conclure que les dirigeants de PME consacrent environ 10 % de leur temps à l’approvisionnement, ce qui en fait la seconde activité en importance ; en particulier pour les détaillants, plus le temps consacré aux discussions avec les fournisseurs est élevé, plus l’entreprise est profitable.

7À cause de l’importance relative de la masse salariale dans le secteur tertiaire, plusieurs gestionnaires oublient que dans de nombreuses organisations de service, le poste approvisionnement constitue la seconde dépense en importance. Même quand ce n’est pas le cas, les gestionnaires doivent se préoccuper de ce qui se passe sur le marché en général, car, de toute façon, tout pourvoyeur de services est dépendant des producteurs de biens.

8Il arrive aussi que les gestionnaires oublient que leurs objectifs organisationnels comme la satisfaction des clients, la qualité totale, le délai de fabrication, la réduction des coûts et la focalisation sur les activités donnant lieu à la valeur rajoutée ont comme lien commun une grande dépendance envers les fournisseurs et le système d’approvisionnement de leur organisation. Par exemple, un petit fabricant canadien de briques avait pris pour acquis que les prix facturés par son principal fournisseur de pigments (pour mélanger avec l’argile) étaient les meilleurs sur le marché, jusqu’à ce que le responsable des achats découvre une autre source dont les prix et les délais étaient bien meilleurs. De même, l’accent mis par Harley-Davidson sur la gestion des approvisionnements contribua grandement à la sauver de la faillite. Elle effectua avec succès le virage et vit sa part du marché américain des motocyclettes passer de 23 % à 40 %, tandis que celle de Honda chutait de 44 % à 30 % : selon les dirigeants, un changement de vision quant aux relations avec les fournisseurs fut essentiel pour effectuer ce virage (Cayer, 1988).

9Au moment où la satisfaction de la clientèle est devenue une préoccupation quotidienne pour tous les employés d’une entreprise, il doit en être de même de la relation avec les fournisseurs. D’ailleurs, des stratégies et des systèmes d’approvisionnement s’appuyant sur des fournisseurs fiables constituent un avantage concurrentiel, au même titre qu’un niveau de service à la clientèle meilleur que celui des concurrents.

10Une approche stratégique des approvisionnements est tout à fait différente de l’approche traditionnelle de réquisition, bon de commande et appel d’offres. Elle s’appuie sur une équipe à laquelle participent entre autres les services d’ingénierie de design et de processus, d’assurance de la qualité, des opérations, de marketing, de finance et, évidemment, des achats. En fait, une telle perspective doit forcer une rupture des barrières interservices au profit d’un partage des ressources et des habiletés. Elle doit aussi comporter un changement chez les gestionnaires, qui doivent passer d’une approche trop souvent axée sur le court terme, vers une approche orientée sur le long terme.

11Cette modification dans la philosophie influencera évidemment les acheteurs, ceux-ci étant à l’interface entre les demandeurs internes et les fournisseurs. En fait, il peut même s’avérer que les acheteurs poussent les gestionnaires à modifier leur attitude, réalisant la nécessité d’une approche à long terme avec les fournisseurs. Le mariage des objectifs et des valeurs des acheteurs avec ceux-là mêmes de l’organisation est importante, car l’on ne peut atteindre l’équilibre interne-externe (organisation-fournisseurs) que si les acheteurs sont vraiment convaincus du bien-fondé de la démarche de partenariat mentionnée ci-après.

12Plusieurs organisations de taille moyenne - et même de petite taille - réalisent l’importance de cet appariement entre les acheteurs et une nouvelle philosophie de leur organisation. Ce fut le cas notamment d’une municipalité et d’un fabricant québécois qui ont récemment opté pour l’embauche d’approvisionneurs professionnels (possédant le titre d’« approvisionneur professionnel » de l’Association canadienne de gestion des achats), plutôt que pour deux commis aux achats qui possédaient pourtant le nombre d’années d’expérience requis pour l’emploi.

13Les deux principales questions justifiant une approche à long terme sont les suivantes : (1) quels sont nos besoins d’approvisionnement stratégiques à long terme ? ; et (2) comment pouvons-nous les satisfaire ? De quel genre de fournisseurs avons-nous besoin et comment nous assurer qu’ils satisferont à nos attentes ? Une telle approche résultera vraisemblablement en un type de relation différent de celui de l’approche traditionnelle axée sur des relations plus impersonnelles. L’idée de partenariat constitue souvent une évolution toute naturelle : une orientation axée sur le long terme force les acheteurs à rechercher des fournisseurs partageant les mêmes valeurs quant à la satisfaction de la clientèle, la qualité, les délais de livraison et l’amélioration continue. Morgan et Zimmerman (1990) rapportent que le vice-président des achats de la compagnie Corning souligne que :

Le partenariat entre un acheteur et un fournisseur constitue une opportunité qui prend plusieurs années à se développer entre compagnies qui se font confiance, partagent les mêmes valeurs et sont intéressées en leur succès mutuel.

14Le partenariat se traduit habituellement par des résultats concrets. Par exemple, selon Iacocca, Chrysler a pu s’en tirer au début des années 1980 grâce au service de l’approvisionnement et aux fournisseurs ; en effet, les achats représentaient 70 % du prix de vente (Taylor III, 1987), alors que chez Ford et GM ils étaient de 50 % et 30 % respectivement (Stundza, 1987). Chez les Japonais, ce chiffre se rapprochait davantage de 70 %. En 1990, la direction de Chrysler a décidé de continuer à acheter le même pourcentage par rapport à ses ventes ; les fournisseurs ont d’ailleurs fait des suggestions permettant à la compagnie d’épargner plus de 100 millions de dollars en 1990 (Taylor III, 1991). Par conséquent, lorsqu’elle est bien maniée, une saine gestion des approvisionnements peut s’avérer une arme concurrentielle puissante.

15Des fournisseurs soigneusement choisis contribuent à l’atteinte d’objectifs tels une réduction des stocks, une qualité accrue, mais aussi un accroissement de la part de marché. C’est le cas du distributeur Toys ‘R’ Us, à qui des fabricants de jouets accordent priorité sur d’autres distributeurs. Comme la disponibilité est primordiale dans ce domaine, cette entreprise a ainsi pu se tailler une place enviable. Une saine gestion des approvisionnements apporte donc des avantages directs et indirects, qui s’avèrent utiles tant lorsque les conditions économiques sont favorables que lorsqu’elles sont difficiles.

16Les dirigeants de certaines entreprises ont décidé de modifier substantiellement leur approche traditionnelle face aux fournisseurs. C’est le cas notamment de la compagnie Ford : durant la décennie 1980, le nombre de fournisseurs a été réduit de 40 %, le nombre de contrats d’une durée de trois à cinq ans est passé de presque 0 % à plus de 70 %, tandis que presque chacune des pièces est maintenant achetée auprès d’un seul fournisseur, plutôt que de plusieurs (Raia, 1990). Tous ces changements illustrent clairement une modification importante dans la stratégie d’approvisionnement d’une entreprise qui achète pour plus de 50 milliards de dollars annuellement (Raia, 1990).

Vers une qualité accrue

17Xerox a réduit son nombre de fournisseurs de plus de 5 000 à 400 en quelques années (Burt, 1989a). Cela lui a permis d’accroître le niveau de qualité en réduisant par plus de 90 % le nombre d’unités défectueuses et ce, en quatre ans seulement (Matt, 1984). À l’exemple des multinationales japonaises, de nombreuses organisations sont allées de l’avant avec le concept de fournisseur unique et de qualité à la source. Cela a eu pour conséquence une réduction du nombre de fournisseurs avec lesquels transigeaient les organisations, mais aussi un accroissement de la qualité des intrants.

18L’impact d’une réduction du nombre de fournisseurs semble jouer contre les plus petits fournisseurs, dont la gamme de produits ou de services est passablement restreinte. Cependant, il est souvent plus aisé pour ces derniers de mettre plus rapidement l’accent sur la qualité et le niveau de service, que ce n’est le cas pour leurs concurrents de plus grande taille. De toute façon, le passé illustre qu’il y aura toujours place pour de petites entreprises innovatrices qui ont bien perçu le marché. L’accent sur la pré-qualification des sources externes - souvent grandement axée sur la qualité - est d’autant plus justifié que les fournisseurs doivent devenir de véritables partenaires. Cette collaboration peut aller très loin. Par exemple, selon Port (1990) :

Motorola est d’avis que les fournisseurs doivent prendre part au développement d’ingénierie de projets, mais seulement s’ils sont en mesure de satisfaire aux normes internes de qualité de Motorola.

19À l’intérieur d’un tel cadre, la motivation des fournisseurs peut s’avérer particulièrement importante, afin qu’une organisation demeure sur la liste des clients privilégiés. De même, une assistance devra être fournie aux fournisseurs qui en ont besoin.

20Même une approche de zéro défaut n’implique pas que les produits soient parfaits pour autant, et que l’objectif de qualité soit atteint. Par exemple, Ford, qui détient 25 % de Mazda, demanda à cette dernière de fabriquer des boîtes de transmission pour l’un des modèles de Ford ; pendant ce temps, l’une des usines Ford en fabriquait aussi. Quelle ne fut pas la surprise des dirigeants de Ford lorsqu’ils constatèrent qu’il y avait beaucoup moins de plaintes de consommateurs pour les boîtes fabriquées par Mazda, alors que le consommateur n’avait aucun moyen de savoir l’origine de celles-ci. Un examen plus approfondi révéla que chacune des pièces de la boîte faite chez Ford satisfaisait aux tolérances exigées (et donc qu’il n’y avait pas de défauts), mais que les écarts cumulés rendaient les ajustements à peine satisfaisants. En revanche, les opérateurs japonais s’étaient efforcés d’être le plus près possible de la spécification optimale (Taguchi et Clausing, 1990). Les fournisseurs de biens doivent donc modifier leur philosophie pour s’orienter non pas seulement vers le zéro-défaut, mais aussi vers la perfection ultime du produit. C’est dans cette direction que doivent regarder les fournisseurs de services puisque les clients tant internes qu’externes deviennent de moins en moins tolérants face aux erreurs et aux défauts.

21Le rôle stratégique des approvisionnements, entre autres pour atteindre la qualité, est abordé par Porter (1990) dans son étude sur la compétitivité des nations. Il identifie quatre facteurs concurrentiels, à savoir les caractéristiques :

1. des ressources telles la main-d’œuvre ;
2. de la demande ;
3. des industries de support, incluant les fournisseurs ; et
4. de la stratégie et de la structure de l’organisation.

22Selon lui, il est erroné de croire que des taux de change favorables ou des taux d’intérêt plus bas constituent des conditions fondamentales pour accroître la compétitivité. C’est avant tout les pressions diverses et les défis qui la rendent possible. Ces pressions sont exercées tant par les concurrents nationaux que par des fournisseurs agressifs et des clients exigeants.

23Mais fondamentalement, ce sont les innovations - les nouvelles façons de faire les choses – qui permettent aux organisations de devenir gagnantes. Cependant, une fois identifiées, ces approches s’institutionnalisent, ce qui constitue alors un obstacle à l’innovation. En fait, c’est souvent lorsque des organisations sont confrontées à des problèmes graves et imminents (ou présents), que les gestionnaires réagissent le mieux. Et Porter (1990) d’ajouter que, puisque l’innovation dépend de la perception de besoins par les fournisseurs, ce sera à ces derniers d’innover plus vite que leurs concurrents afin de détenir un avantage comparatif. En revanche, il ne croit pas qu’il soit valable que des fournisseurs soient complètement dépendants du marché national. Porter (1990) conclut, quant au troisième facteur concurrentiel, celui auquel il identifie l’approvisionnement :

Pour compenser certains désavantages, il est préférable d’innover que de s’approvisionner à l’étranger ; le fait de développer des sources... nationales est préférable à s’en remettre seulement à des sources étrangères.

La conséquence : le marketing inversé

24Le développement des fournisseurs n’est certes pas une idée nouvelle en gestion des approvisionnements. Cependant, il est si facile de s’en remettre aux efforts des vendeurs, plutôt que d’identifier des sources encore meilleures. C’est surtout lorsque surgissent des problèmes d’approvisionnement que les acheteurs réactifs réalisent qu’ils auraient dû tenter plus tôt d’identifier des fournisseurs valables. Pourtant, ce n’est pas le meilleur temps pour agir de la sorte, car de nombreux autres clients font vraisemblablement le même exercice (Nollet et al., 1986).

25La recherche de fournisseurs (allant parfois jusqu’à devoir les convaincre de faire affaire avec les organisations acheteuses) implique souvent des efforts à long terme de la part des acheteurs. En ce sens, ces derniers ont parfois de la promotion à faire quant aux avantages, pour un fournisseur, de faire affaire avec l’acheteur potentiel. Ceci se vérifie surtout lorsqu’un fournisseur potentiel doit investir dans du nouvel équipement ou fabriquer une gamme de produits avec laquelle il n’est pas familier (le même raisonnement vaut pour des services). C’est entre autres pour ces raisons que Leenders et Blenkhorn (1988) parlent de « marketing inversé ».

26Il y a évidemment de nombreuses autres contributions stratégiques que peut faire une gestion proactive des approvisionnements : par exemple, elle peut agir comme moniteur des conditions du marché, surtout lorsque celles-ci risquent de changer subitement. Cependant, il est essentiel que soit clairement identifiée l’orientation à prendre face aux objectifs attribués à la fonction approvisionnement. La seconde section du chapitre vise à aider les gestionnaires à orienter la gestion des approvisionnements d’une façon appropriée.

Des défis majeurs à l’horizon

27Cette section traite de certains des défis que doivent relever les gestionnaires grâce à une saine gestion des approvisionnements. Chacun de ces défis est, en fait, un moyen qui peut et doit être utilisé de façon concurrentielle. Les aspects mentionnés valent surtout pour le secteur tertiaire - incluant le secteur public - et les PME. Il s’agit de la certitude des sources, de l’approvisionnement international, de l’échange électronique des données, de l’importance accrue de la négociation, de l’équilibre centralisation-décentralisation, de la zone grise en achat par rapport à la fabrication et de la professionnalisation accrue des acheteurs. La Figure 1 représente le degré d’atteinte actuel que nous croyons représentatif de la moyenne des entreprises, par rapport à ce que nous prévoyons qui devra être atteint par ce groupe dans dix ans ; cependant, il est évident que de nombreuses entreprises peuvent excéder le 100 % apparaissant sur la figure. Cet estimé s’appuie sur nos nombreuses discussions avec des gestionnaires d’approvisionnement bien informés, de même que sur notre expérience du domaine.

La certitude des sources

28Récemment, une importante firme œuvrant dans le domaine de l’électronique et axée sur le juste-à-temps a dû recourir d’urgence à un fournisseur autre que son fournisseur habituel, car ce dernier n’était plus en mesure de lui fournir le niveau de qualité désiré. Évidemment, la compagnie acheteuse dut payer une prime substantielle pour éviter un coûteux arrêt de ses opérations de production.

Figure 1. Pourcentage estimé atteint en 1990 par rapport à l’objectif à atteindre dans dix ans

29Une approche comme le juste-à-temps fonctionne bien lorsque plusieurs conditions sont satisfaites simultanément, entre autres un contrôle serré des opérations par les fournisseurs, un système de transport fiable, etc. Souvent, nous prenons ces conditions pour acquis. Mais combien d’organisations ont en place une stratégie leur permettant de minimiser l’impact de problèmes pouvant survenir au plan de l’approvisionnement ? Sans prétendre que la situation présente soit catastrophique, force nous est de reconnaître l’importance d’avoir des sources fiables dans un contexte difficile. Voici d’ailleurs un scénario typique de pénurie selon Leenders et al. (1989) :

Au début des années 1970, les organisations faisaient face à deux problèmes très embêtants : une pénurie, à l’échelle internationale, d’à peu près toutes les matières premières nécessaires au bon fonctionnement des opérations, et à un taux d’accroissement des prix bien au-dessus de ce à quoi l’on s’était habitué depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale.

30Selon Meitz et Breaux (1975), les situations d’approvisionnement les plus risquées sont les suivantes : lorsqu’il n’y a que très peu de fournisseurs, que les hausses de prix surviennent fréquemment et que les délais se rallongent. Les conséquences et les causes de pénuries peuvent être dramatiques, comme le note Aggarwal (1982) :

Lorsqu’il y a pénurie, des habitudes de vie modifiées et de nouvelles priorités font surface... Des ressources que l’on avait prises pour acquis s’évanouissent, tout autant que la sensation de bien-être financier et psychologique... Les causes de pénurie sont soit artificielles (reliées aux pressions des clients ou à des phénomènes politiques et militaires), soit réelles (l’épuisement de ressources non renouvelables tel le pétrole, le cobalt et le chrome).

31Dans de telles conditions, adieu juste-à-temps Il ne faut surtout pas présumer que tout a un prix, puisqu’il existe des conditions rendant tout simplement impossible l’acquisition de la quantité désirée de produits. Par exemple, un important fabricant de chocolat a déjà tenté - sans succès - d’acquérir rapidement une quantité importante de cacao, alors que la quasi-totalité des récoltes avait été vendue à l’avance, dans un marché favorisant les vendeurs.

32Présentement, la majorité des gestionnaires aurait de la difficulté à justifier un accroissement des stocks, dans un contexte où la tendance est exactement l’inverse. Cependant, une réduction substantielle des stocks de matières premières suppose que les conditions rendant en premier lieu cette réduction possible ne changent pas. Il est donc à prévoir que, dès que des difficultés d’approvisionnement importantes seront prévues ou connues dans certaines industries, les entreprises chercheront à accroître leurs stocks, peut-être même au niveau où ils étaient il y a dix ans. L’instabilité politique actuelle dans de nombreux pays pourrait justifier davantage de stocks ; mais quels gestionnaires oseront débuter cette ronde ? D’ailleurs, si trop d’entreprises accroissent leurs stocks pour des articles donnés, les prix risquent d’augmenter immédiatement.

33Une compagnie comme Nike (espadrilles, etc.), que l’on serait porté à classifier comme un fabricant, n’avait en 1986 que 100 employés dans le secteur fabrication, sur un total de 3 500 employés (Wilson et Dobrzynski, 1986). Ce type d’entreprises, qui s’en remet à plusieurs autres entreprises non seulement pour la fabrication, mais aussi pour d’autres fonctions, est davantage dépendant des conditions qui rendent possible ce genre d’activité. D’ailleurs, les gestionnaires de plusieurs de ces organisations admettent que le fait de ne pas avoir trop de problèmes d’approvisionnement ne garantit en rien qu’il n’y en n’aura pas dans le futur.

34Lorsqu’il ne s’agit que de pénuries prévues, mais qui ne sont pas encore survenues, il reste plus de temps de planification et de réaction, ce qui laisse place à une gamme d’actions plus grande. Mais quelle stratégie adopter dans un contexte de pénurie réelle, une fois la situation clairement évaluée ? Aggarwal (1982) suggère les étapes suivantes :

1. planifier et gérer d’une façon éclairée ;
2. mettre les clients sur allocation ;
3. standardiser et éliminer le gaspillage ;
4. mettre l’accent sur la recherche de substituts ;
5. recycler ; et
6. faire des opérations sur les marchés à terme et accroître les stocks.

35Toutes ces suggestions gagnent cependant à être appliquées avant (approche proactive) - plutôt que pendant (approche réactive) - les pénuries. Les efforts devront davantage être axés sur toutes les sources possibles, nationales ou internationales.

Un approvisionnement sans frontières

36De nombreuses organisations achètent des entreprises dans d’autres pays. Cependant, il s’agit souvent d’achats faits auprès d’entreprises bien connues. Mais quel avantage concurrentiel retirent les entreprises qui agissent ainsi, si leurs concurrents font de même ? Il pourrait y avoir avantage à utiliser le marketing inversé entre autres avec des fournisseurs plus petits dont le niveau de qualité et d’innovation pourrait satisfaire les normes établies par l’organisation acheteuse. Simplement acheter à l’étranger est relativement simple et n’apporte pas autant d’avantages à long terme qu’une approche proactive axée sur la collecte de tout renseignement pertinent, comme le soulignent Berger et al. (1989) :

Le fait d’acheter internationalement doit permettre d’aller au-delà de la simple acquisition de matières premières et de produits finis ; cela doit rendre possible l’adoption de pratiques administratives et de technologies - peu importe d’où elles proviennent.

37Les facteurs influençant la décision d’acheter auprès de fournisseurs nationaux ou internationaux sont bien connus. Il y a entre autres le type de produits, la distance, les politiques gouvernementales et la règlementation, le nationalisme et les caractéristiques de l’industrie des fournisseurs et des acheteurs (Davis et al., 1974). Cependant, il serait intéressant de voir l’impact de traités comme celui de libre-échange, qui peut empêcher les gouvernements de favoriser les achats locaux au détriment de fournisseurs étrangers, surtout lorsque le prix de ces derniers est inférieur.

38Si l’on se fie aux politiques d’achat de la majorité des entreprises multinationales, il semble que le lieu d’achat importe peu en autant que le coût de fabrication ou le prix d’achat soient le plus bas possible, compte tenu de la qualité désirée. Quelques compagnies ont préféré ne pas agir de la sorte, mais elles semblent être l’exception. Par exemple, General Electric se retrouvait face à la possibilité d’acheter des compresseurs de réfrigérateurs de fournisseurs étrangers fiables et ce, à un prix d’au moins 25 % inférieur au coût encouru à ce moment-là. Des dirigeants de l’usine américaine qui fabriquait ces compresseurs ont convaincu le président d’investir plus de 100 millions de dollars dans une nouvelle usine, ce qui s’avéra par la suite une excellente décision financière, mais surtout d’une très grande importance stratégique (Magaziner et Patinkin, 1989).

39Il est à prévoir que les achats internationaux donneront lieu à de plus en plus de commerce de contrepartie, surtout avec les nations ne disposant que de peu de réserves de devises fortes. Norquist (1987) rapporte l’exemple de Pepsi Cola qui a vendu du sirop pour fabriquer le Pepsi à l’une de ses usines située en Roumanie, en échange de vin, subséquemment vendu à travers son système de distribution. Cet auteur mentionne cependant que plus de la moitié des activités de commerce de contrepartie des États-Unis en 1986 l’a été avec des pays membres du Traité de l’Atlantique Nord

40Dans le futur, certaines organisations qui se sentent défavorisées par ce type d’activités pourraient s’opposer sur le plan juridique à ce qu’elles aient lieu. L’impact pourrait alors être une réduction du volume d’affaires avec les pays disposant de peu de devises fortes, au bénéfice des pays industrialisés. Par conséquent, les gestionnaires faisant affaire avec le premier type de pays pourraient bien avoir à concurrencer de nombreuses autres organisations faisant affaire avec le second type de pays, davantage industrialisé.

La transmission électronique des données

41La transmission électronique des données va bien au-delà de la transmission d’une commande par télécopieur. Elle consiste entre autres à permettre aux fournisseurs d’avoir accès à de nombreuses informations portant sur les opérations d’une organisation acheteuse, afin qu’il leur soit possible de mieux planifier leurs opérations de livraison. Ce type de transmission de données rend aussi possible une communication instantanée au niveau des commandes.

42La transmission électronique des données est à la fois une conséquence et une cause de la réduction du nombre de fournisseurs. À long terme, il est probable que la majorité des entreprises de grande taille fera surtout affaire avec des fournisseurs avec lesquels il leur sera possible de communiquer d’ordinateur à ordinateur. Pourtant, il y a à peine dix ans, seules des entreprises liées s’échangeaient ces informations souvent jugées confidentielles. Cependant, il reste encore beaucoup de chemin à faire pour prendre véritablement avantage de toutes les possibilités d’échange électronique des données. D’ailleurs, comme l’a démontré une étude de Emmelhainz (1987), seuls quelques aspects ont changé :

L’impact le plus visible que la transmission électronique des données a semblé avoir sur l’ensemble du processus d’achat a été de transférer la responsabilité de certains types d’achats des acheteurs aux acheteurs adjoints... En d’autres mots, il semble que la transmission électronique des données n’a pas eu beaucoup d’impact sur la façon dont les décisions sont prises ou sur les procédures mises de l’avant (le “comment”) ; en revanche, l’impact s’est fait sentir sur le “quand”, le “où” et le “qui”.

L’accent sur la négociation

43La négociation vise à aplanir les difficultés avant que celles-ci ne soient vécues par les parties impliquées dans la transaction. Parler d’un accent accru sur la négociation peut sembler surprenant dans un contexte de sources uniques et de juste-à-temps. Cependant, tel que mentionné antérieurement, peu d’entreprises sont véritablement avancées sur tous les fronts de la gestion des approvisionnements telle qu’elle se pratique par les entreprises qui sont considérées à la fine pointe de leur secteur. De plus, tout peut être négocié. Dans certains cas, il peut s’agir de discussions visant à simplifier les opérations tant pour le bénéfice du fournisseur que pour celui de l’acheteur.

44La négociation constitue le moyen le plus dispendieux et le plus sophistiqué de détermination du prix à payer. Il est reconnu qu’un montant de moins de 50 000 dollars ne justifie habituellement pas l’utilisation d’une telle méthode, surtout lorsque c’est le prix qui est en cause (Leenders et al., 1989). Il est alors préférable d’utiliser d’autres moyens. Cependant, l’accent mis sur les ententes à long terme et la volonté des acheteurs de tenter d’en arriver à une entente qui fasse vraiment l’affaire des deux parties expliquent l’orientation vers une négociation accrue.

L’examen approfondi des possibilités de la zone grise

45La zone grise (gray zone), un concept développé tant pour les biens que pour les services, a été mise de l’avant par Leenders et Nollet (1984). Dans la majorité des situations d’achat ou de fabrication, les deux extrêmes sont habituellement considérés : acheter en entier ou fabriquer en entier ; la zone grise se situe entre ces deux extrêmes. Hayes et Abernathy (1980) fournissent un excellent exemple quant aux dangers associés à une position extrême. Selon eux, l’industrie automobile américaine avait tellement investi d’argent dans l’automatisation de la fabrication des freins à tambour, que ceci a retardé d’au moins cinq ans l’introduction des freins à disque. Les auteurs mentionnent d’ailleurs :

Les gestionnaires qui mettent trop l’accent sur le marché et sur les profits à court terme risquent de se rendre compte que leur décision de fabriquer, plutôt que d’acheter, des pièces importantes a forcé leurs entreprises à continuer d’utiliser une technologie dépassée.

46Toutes les tâches doivent donc être réexaminées sous l’angle de la zone grise en ce qui a trait à la décision d’achat ou de fabrication. C’est ce que fit une institution financière pour plusieurs types de transactions : on examina les possibilités de faire faire une portion du travail par les clients - même pour les demandes de prêts - ou encore par des organisations spécialisées en analyse de crédit. Évidemment, une portion des opérations fut conservée par l’institution elle-même.

47Quand la situation économique est difficile, la tendance est plutôt à la fabrication (réalisation à l’interne de biens ou de services) qu’à l’achat. En effet, les organisations sont réticentes à faire trop de mises à pied, et l’on tente alors de déterminer quelles opérations pourraient être effectuées par les employés plutôt que par des sous-traitants ou d’autres fournisseurs. Malheureusement, dans un tel contexte, on vise beaucoup plus à réduire les coûts qu’à faire des choix stratégiques sur le plan des approvisionnements en biens et services.

Vers une centralisation « décentralisée » ?

48Au début des années 1970, un grand nombre d’entreprises américaines ont restructuré leur fonction approvisionnement, presque toujours dans le sens d’une centralisation accrue car, ainsi que Corey (1978b) le note :

Les entreprises ne font là que refléter une préoccupation grandissante pour fortifier leur fonction approvisionnement, surtout en une époque de pénuries fréquentes, de marges bénéficiaires moins élevées, et d’un intérêt accru du public quant à la façon dont les entreprises font des affaires.

49Cette tendance s’est en général poursuivie jusqu’à maintenant dans de nombreuses organisations, l’exception majeure étant les entreprises et organismes qui désiraient décentraliser afin de confier de plus grandes responsabilités à tous les niveaux hiérarchiques. Il est à prévoir que la plupart des organisations choisiront de continuer d’opter pour la centralisation, puisque les facteurs favorisant cette option semblent toujours présents : meilleures réactions face aux pénuries, assurance à long terme de la disponibilité des ressources, réduction des coûts, utilisation plus efficiente de la compétence des acheteurs et informatisation accrue.

50Mais une telle approche ne signifie pas que les acheteurs d’organisations centralisées choisiront nécessairement des fournisseurs qui soient près géographiquement. En effet, même une réduction du nombre de fournisseurs permet quand même de répartir les achats : cette répartition pourrait devenir de plus en plus nécessaire à mesure que les consommateurs tant industriels que privés réaliseront où les différentes organisations font leurs affaires et où elles créent des emplois.

51C’est en ce sens qu’il y aura vraisemblablement une facette décentralisation à la centralisation encore croissante des organisations. Les compagnies qui font beaucoup d’affaires à l’étranger simplement parce que le prix de revient est plus faible, risquent d’être pointées du doigt comme n’étant pas de « bons citoyens ». L’aspect social pourrait donc avoir une grande influence sur l’aspect économique, tout comme c’est le cas pour la préoccupation écologique.

Une professionnalisation accrue des acheteurs

52Face au défi d’approvisionnement sans pénuries, d’accroissement de l’importance de la négociation, d’une meilleure maîtrise de la zone grise, il va falloir que les acheteurs poursuivent leur formation. Il n’y a présentement au Canada que 1 000 acheteurs ayant obtenu leur titre d’approvisionneur professionnel et la majorité des personnes qui joignent les rangs de l’Association n’ont pas de diplôme universitaire, malgré que ces personnes doivent suivre un programme de formation professionnelle rigoureux.

53Puisque plusieurs grandes organisations exigent maintenant de leurs représentants une formation universitaire, le secteur « achats » aura aussi à suivre cette voie, qui est d’autant plus utile si l’on désire avoir dans les postes d’acheteurs plus de gens ayant une perspective globale. De plus, l’acquisition d’une troisième langue, d’habiletés de communication et de connaissances supplémentaires acquises autrement que par l’expérience pourraient devenir un pré-requis aux promotions. C’est une chose de parler de l’importance stratégique des approvisionnements, mais il deviendra de plus en plus nécessaire d’embaucher du personnel qui corresponde aux exigences de l’emploi, non seulement à court terme, mais aussi à long terme.

L’impact de ces changements diffère-t-il pour les PME ?

54Nous sommes d’avis que la discussion qui précède est valable tant pour la grande entreprise que pour les PME, avec quelques caveats cependant. Dans des situations où l’approvisionnement est difficile, il est encore plus important pour les PME que pour les grandes entreprises d’être des clients désirables, car peu de nouveaux fournisseurs sont prêts à leur consentir des conditions à court terme favorables (en supposant qu’ils veuillent bien leur vendre). Il faudrait alors que les dirigeants des PME examinent attentivement la zone grise.

55De même, l’acquisition de biens et de services à l’étranger n’est pas que l’apanage des grandes entreprises. En fait, la majorité des entreprises de taille moyenne s’approvisionnent déjà au moins en partie à l’étranger. Il serait alors opportun d’examiner la possibilité de consacrer plus de temps à la recherche de sources valables, sachant que dénicher des sources à l’étranger requiert plus d’efforts que d’exploiter le marché régional. L’une des conséquences de la recherche de sources situées à l’étranger est la nécessité de mettre un accent plus grand sur la négociation.

56L’évolution vers un échange électronique des données plus répandu constitue un choix pour les organisations relativement indépendantes de leurs clients ou de leurs fournisseurs. Ce n’est cependant pas le cas de la majorité des PME, souvent dépendante de quelques clients principaux. D’ailleurs, les PME du secteur secondaire auront encore moins le choix d’implanter un système d’échange électronique des données que celles du secteur tertiaire. Quant à la centralisation, elle n’est pour ainsi dire pas applicable aux PME à cause de leur taille. Donc, bien qu’il y ait des différences entre les grandes entreprises et les PME quant à l’impact des sept aspects mentionnés, ces différences ne sont pas aussi grandes qu’elles pourraient le sembler à première vue.

Conclusion

57Ce chapitre a présenté une portion des organisations souvent fort méconnue : l’approvisionnement. Cette fonction est appelée à jouer un rôle d’une extrême importance dans les années futures. La première section a décrit et illustré, à l’aide d’exemples, l’aspect stratégique de la gestion des approvisionnements. La seconde section a mis l’accent sur certains des principaux défis d’approvisionnement de cette décennie, vus sous l’angle stratégique. Ce qui importe avant tout, c’est la réflexion et les gestes concrets que pourront poser les gestionnaires afin de permettre à leur organisation de s’orienter vers le futur grâce, entre autres, à une gestion des approvisionnements stratégique et éclairée.