Stratégies de localisation des réseaux
Études de cas en France
p. 237-252
Texte intégral
Introduction
1Bien que le commerce de détail organise depuis longtemps les échanges entre les hommes, sa structuration demeure récente. Les points de vente se professionnalisent, les épiceries de quartier laissent désormais la place à des magasins de proximité, savamment organisés, nouveaux fers de lance des réseaux de grande distribution. Les hypermarchés se sophistiquent constamment au gré des innovations technologiques, ils deviennent de vrais temples de la consommation. D’un essor croissant, d’une expansion rapide où les magasins se multipliaient abondamment et se développaient à travers tout le territoire, les distributeurs ne conservent qu’un lointain souvenir. Les conditions dans lesquelles ils évoluent leur sont peu favorables et les contraignent à trouver de nouvelles sources de croissance, telles que l’optimisation de leur maillage territorial.
2Si le marketing mix des unités de vente semble parfaitement étudié et abouti, la mise en réseau du commerce de détail, ou réticulation, soulève de nombreuses réflexions en termes stratégiques et opérationnels (Cliquet et al. 2006). S’appuyant sur la théorie de la percolation, Cliquet et Guillo (2013) démontrent l’intérêt pour un réseau de bien mailler son territoire pour améliorer sa notoriété d’une part et gagner en productivité d’autre part. Une bonne couverture territoriale permettant ainsi d’améliorer les coûts logistiques de l’enseigne. Comme le rappellent Cliquet (2002) et Gonzales-Benito et Gonzales-Benito (2005), les décisions relatives aux implantations de points de vente se déroulent en deux temps. Tout d’abord, le réseau doit faire le choix de l’aire d’implantation de la nouvelle unité : le nouveau magasin verra-t-il le jour en Bretagne ou en région parisienne, par exemple ? Une fois l’arbitrage effectué, le réseau se concentre alors sur un marché plus restreint : quelle zone de chalandise présente le plus fort potentiel parmi les implantations bretonnes possibles ?
3Alors que les systèmes d’information géographique se développent et que le géomarketing met à disposition des réseaux des outils de plus en plus sophistiqués pour analyser le potentiel des zones de chalandise (Benoit & Clarke 1997 ; Douard 2002 ; Roig-Tiern° et al. 2013), l’étude du développement des réseaux bénéficie encore de peu d’outils cartographiés.
4Depuis longtemps, la littérature reconnaît que la localisation de chaque magasin s’avère décisive pour la rentabilité et la viabilité d’un réseau (Ghosh & Craig 1983). Or, si la puissance de la couverture territoriale n’est plus à démontrer sous l’angle marketing (Cliquet 1998, 2000 ; Guillo 2008 ; Rulence 2003) ; le développement de réseaux se veut également lourd d’enjeux au regard des risques financiers et de l’image d’une enseigne (Roig-Tiern° et al. 2013).
5L’objectif de ce chapitre consiste à étudier les stratégies de localisation des points de vente dans le care particulier du développement des réseaux. Dans un premier temps, nous détaillerons dans quelle mesure le contexte législatif français peut conditionner le déploiement de nouvelles unités commerciales sur le territoire et influencer les stratégies des réseaux. Puis, dans un second temps, les différentes stratégies d’expansion des réseaux seront étudiées. Enfin, une troisième partie se concentrera sur deux études de cas réels de développement de réseau en France. L’étude d’Ikea et Uniqlo montrera dans quelle mesure le déploiement de ces enseignes s’inscrit dans la logique des théories traditionnelles de localisation des réseaux.
Contexte législatif français : un cadre particulier pour les réseaux
Les différentes lois
6Traditionnellement présente, la législation française renforce son autorité depuis les lois Royer de 1973 et Galland et Raffarin de 1996. En effet, la réglementation en matière d’urbanisme commercial se traduit dès 1973 par la loi d’orientation du commerce et de l’artisanat, dite loi Royer. L’article premier de cette loi stipule que « les pouvoirs publics veillent à ce que l’essor du commerce et de l’artisanat permette l’expansion de toutes les formes d’entreprises, indépendantes, groupées ou intégrées, en évitant qu’une croissance désordonnée des formes nouvelles de distribution ne provoque l’écrasement de la petite entreprise et le gaspillage des équipements commerciaux et ne soit préjudiciable à l’emploi1 ». En pleine expansion des hypermarchés, cette réglementation vise à protéger les commerces indépendants et limiter le maillage de ce nouveau format de vente. Dès lors, toute ouverture d’un nouveau point de vente dont la surface de vente excède 1000 m2 sera soumise à une autorisation.
7La loi Galland de 1996 entend préserver les intérêts des fournisseurs en redéfinissant précisément les seuils de revente à perte. En outre, la réintroduction des marges arrière dans les prix devient illégale, ce qui rend obsolètes les différences tarifaires entre les points de vente. La seconde réglemente la surface des commerces et consiste en un gel des grandes surfaces pour protéger les petits commerçants.
8La loi Raffarin de 1996 réglemente la surface des commerces et consiste en un gel des grandes surfaces pour protéger les petits commerçants. Cette loi apparaît dans un contexte économique particulier qui voit se développer les hard discount venus d’Allemagne. Ces derniers se développant dans leur forme originelle sur un modèle de 400 m2, le législateur abaisse le seuil d’ouverture des nouveaux magasins. Désormais, tout point de vente supérieur à 300 m2 devra obtenir une autorisation préfectorale. Raffarin dans son discours énonce ainsi l’objectif de la loi : « il s’agit d’éviter la diffusion sur le territoire français des hard discounters qui nous viennent de nos amis allemands ».
9Ces textes modifient considérablement et durablement les stratégies des grands distributeurs. Ils doivent alors compter sur les seules implantations internationales, acquisitions et prises de participation comme financement de leur croissance externe (Cliquet et al. 2000). On note là tout le paradoxe de la loi : elle bloque la création de nouveaux magasins mais fige une situation oligopolistique, puisqu’en verrouillant toute possibilité d’ouverture de nouveaux magasins, elle a objectivement favorisé la concentration et l’internationalisation des réseaux. Par ailleurs, les réseaux de hard discount continuent leur extension s’adaptant au contexte législatif français et en ouvrant des surfaces commerciales de 299 m2.
10Dans un contexte de crise économique, la loi de modernisation de l’économie (LME) promulguée le 5 août 2008 a pour objectif de raviver la concurrence pour relancer le pouvoir d’achat. Cela se traduit dans les faits par une réforme de l’urbanisme commercial. Désormais, les Commissions départementales d’Aménagement commercial (CDAC) délivrent les autorisations d’ouverture des points de vente dont la superficie dépasse 1000 m2.
11Alors que les points de vente physique sont soumis à une législation contraignante qui conditionne leurs ouvertures, le drive s’insère dans une faille juridique permettant son développement sans cadre législatif, jusqu’en 2014. À leurs débuts, aucune loi n’encadre encore le développement des drives, libres d’ouvrir à leur guise de nouveaux points de retrait. La loi ALUR du 24 mars 2014 portant sur l’accès au logement et l’urbanisme rénové comble ce vide juridique et encadre désormais les drives. Cette loi définit les drives comme « des points permanents de retrait par la clientèle d’achats au détail commandés par voie télématique, organisés pour l’accès en automobile, les installations, aménagements ou équipements conçus pour le retrait par la clientèle de marchandises commandées par voie télématique ainsi que les pistes de ravitaillement attenantes » (art. L 752-3 modifié du Code de commerce). Désormais toute ouverture de drive est soumise à autorisation, au même titre qu’un point de vente physique. Dans ce nouveau contexte juridique selon l’article L-752 16, « l’autorisation est accordée par piste de ravitaillement et par mètre carré d’emprise au sol des surfaces, bâties ou non, affectées au retrait des marchandises ».
12Puisque l’objectif de cette loi consiste à maîtriser l’expansion des drives sur le territoire, elle ne s’applique pas aux drives accolés aux points de vente déjà existants. Pour les projets de création ou d’extension d’un point permanent de retrait le dossier de demande d’ouverture devra faire état une description du point de retrait, du nombre de pistes de ravitaillement, ainsi que des mètres carrés d’emprise au sol, bâtis ou non, affectés au retrait des marchandises.
13Le contexte législatif français contraint largement les stratégies d’extension des réseaux. Pour autant, les différentes lois réussissent-elles à contenir le développement des points de vente ? Nous concentrons notre réflexion sur l’évolution des réseaux de grande distribution depuis la loi de modernisation de l’économie en 2008 et la réforme du seuil de déclenchement d’une autorisation.
Évolution des réseaux et CDAC
14Depuis 2008 et la LME, l’ouverture d’une surface de vente supérieure à 1000 m2 nécessite l’obtention préalable d’une autorisation administrative délivrée par la Commission départementale d’aménagement commercial (CDAC). Sont soumis à une autorisation d’exploitation commerciale les projets ayant pour objet :
- La création d’un magasin de commerce de détail d’une surface de vente supérieure à 1000 m2, résultant soit d’une construction nouvelle, soit de la transformation d’un immeuble existant.
- L’extension de la surface de vente d’un magasin de commerce de détail ayant déjà atteint le seuil des 1000 m2 ou devant le dépasser par la réalisation du projet.
- Tout changement de secteur d’activité d’un commerce d’une surface de vente supérieure à 2000 m2. Ce seuil est ramené à 1000 m2 lorsque l’activité nouvelle du magasin est à prédominance alimentaire.
15Quels sont les critères d’évaluation d’un projet ? La CDAC prend en considération les effets du projet au regard de l’aménagement du territoire, du développement durable et de la préservation de l’environnement. Les pièces constitutives du dossier de demande sont listées au code de l’urbanisme et aux articles R752-6 et R752-7 du Code de commerce. La demande est accompagnée d’un dossier comportant entre autres les éléments suivants2 :
- Informations relatives au projet telles que la surface de vente et le secteur d’activité. Si le projet comporte un parc de stationnement : le nombre total de places, le nombre de places réservées aux personnes à mobilité réduite.
- Informations relatives à la zone de chalandise et à l’environnement proche du projet avec entre autres une carte ou un plan indiquant les limites de la zone de chalandise, une carte ou un plan de l’environnement du projet, dans un périmètre d’un kilomètre autour de son site d’implantation, ainsi qu’une description succincte et la localisation
- Des cartes ou plans relatifs au projet tels qu’un plan de masse faisant apparaître la surface de vente des magasins de commerce de détail.
- Les effets du projet en matière d’aménagement du territoire.
16La CDAC dispose d’un délai de deux mois, à compter de la réception du dossier complet, pour se prononcer sur le projet. Comment cette autorité a-t-elle influencé le paysage commercial français ?
Tableau 1. – Autorisations et avis favorables CDAC au cours des trois dernières années
Année | Surface en m2 | Nombre d’autorisations |
2013 | 2403668 | 1012 |
2014 | 2438306 | 1041 |
2015 | 1432489 | 740 |
(source : Direction générale des Entreprises, situation au 17/06/16).
17Le tableau 1 présente les autorisations et avis favorables des différentes CDAC depuis 2013. Ces chiffres mettent à jour un net ralentissement des autorisations accordées à partir de 2015. Ainsi, alors qu’en 2013, les CDAC émettaient un avis favorable sur 1012 dossiers 740 avis, ce qui représente une superficie totale de plus de 2,4 millions de m2 accordés, en 2015, 740 dossiers sont acceptés pour une création totale de plus de 1,4 million de m2. Ce ralentissement témoigne-t-il d’une volonté étatique de freiner la création de superficie commerciale ? Durant l’année 2015, les CDAC ont émis un avis favorable dans 89 %3 des cas ! Le ralentissement constaté semblerait donc refléter une situation de saturation du marché plus qu’une réelle conviction des pouvoirs publics à limiter le développement des surfaces commerciales.
18Alors qu’il y a moins de création de surface commerciale en 2015, ce phénomène traduit-il une diminution du nombre de magasins en France ? Plus précisément, nous nous demandons comment évolue le parc de magasins des magasins alimentaires depuis 2012. Le tableau 2 présente l’évolution du nombre de points de vente alimentaires ces cinq dernières années.
Tableau 2. – Évolution du parc de magasins alimentaires depuis 2012

(source : d’après LSA expert, décembre 2016).
19Il apparaît très clairement que le nombre de commerces alimentaires ne cesse de croître en France passant de 23101 unités en 2012 à 26262 en 2016. En accordant plus de souplesse aux détaillants avec la révision du seuil de déclenchement des demandes d’autorisation de 300 à 1000 m2, la loi LME a permis aux réseaux de poursuivre leur stratégie de croissance externe. Quid des formats les plus grands, notamment les hypermarchés ? Ces derniers, définis par l’Insee comme affichant une surface de vente supérieure à 2500 m2, nécessitent systématiquement l’obtention d’une autorisation préalable à toute ouverture. La figure 1 présente l’évolution du nombre d’hypermarchés en France depuis la réforme LME.
Figure 1. – Évolution du nombre d’hypermarchés en France entre 2008 et 2016

(source : Nielsen Trade Dimensions).
20Force est de constater que la France n’a jamais autant compté d’hypermarchés sur son territoire. Les différentes législations, bien que très contraignantes, n’ont pas eu raison du déploiement des hypermarchés en France. Qu’en est-il des magasins non alimentaires ?
Tableau 3. – Évolution du parc de magasins non alimentaires depuis 2012

(source : LSA Expert, décembre 2016).
21Le tableau 3 recense l’évolution du parc de magasins non alimentaires en France depuis 2012 sur plusieurs secteurs. Ces chiffres mettent en évidence que l’ensemble des cinq secteurs étudiés (culture, jouet, lingerie, mode et sport) enregistrent une croissance annuelle constante du nombre d’unités de vente.
Les différentes stratégies d’expansion
22Comme le rappelle Guillo (2008), le développement spatial des enseignes résulte de la combinaison de facteurs endogènes, maîtrisés par le réseau, et exogènes, sur lesquels le réseau n’a aucune prise. Ainsi l’auteur mentionne-t-il que la culture d’entreprise, l’application de stratégies de conquête standardisées ou encore la rentabilité, représentent des variables contrôlées par le réseau, à l’inverse de la réglementation d’urbanisme ou encore de la concurrence sur lesquelles le réseau n’a aucune emprise.
Stratégies d’extension des réseaux
23Si la guerre des prix constitue l’arme la plus facilement identifiable pour témoigner de la lutte entre les firmes d’un même secteur (Heil & Helsen 2001), d’autres outils restent largement utilisés par les distributeurs pour asseoir leur développement. Comme le démontre Douard (2002), le territoire géographique représente un élément clé dans le développement d’un réseau. Ainsi, l’implantation de nouvelles unités de vente représente-t-elle un outil efficace pour améliorer la performance d’un réseau. Au terme d’une analyse exhaustive de la littérature relative aux stratégies spatiales des réseaux, Cliquet (2002), rappelle que le développement des réseaux recouvre plusieurs réalités : un développement à partir des points de vente existants (remodeling, agrandissement…) ou bien à partir de l’ouverture de nouvelles unités. Nous concentrerons notre analyse sur ce deuxième axe de développement des réseaux. Comme Guillo (2008), nous faisons le choix de retenir les quatre sous-stratégies spatiales des réseaux identifiées par Davidson et al. (1988) transposables aux réseaux de distribution4.
- La stratégie de contagion ou encore de tache d’huile dont l’idée consiste à saturer une aire de marché en ouvrant successivement plusieurs unités de vente dans un même territoire géographique. Le distributeur ouvre de nouveaux magasins à proximité des anciens afin de bénéficier de synergies et d’externalités positives entre eux. Il s’agit de réduire les coûts de communication et d’optimiser les coûts logistiques. Par ailleurs, cette stratégie permet au distributeur d’acquérir une bonne réputation sur une aire géographique donnée. La plupart des chaînes régionales se sont développées selon ce modèle (Cliquet et al. 2006). En 2003, Rulence a montré que le groupe Cora et le groupe Système U avaient tous deux une couverture territoriale faible. Cela tient à maillage territorial atypique : tandis que Cora se concentre principalement sur l’Est du territoire, Système U couvre quant à lui principalement la partie ouest. La concentration de ces deux réseaux sur certaines zones géographiques s’explique par un développement concentré des distributeurs à partir de leurs points de vente historiques.
- La stratégie de l’effet de grappe représente une variante de la stratégie de contagion. De même que dans les stratégies industrielles, la théorie de la grappe consiste à considérer l’ensemble des opportunités offertes à un bien (Delapierre & Zimmermann 1987), l’idée consiste pour un réseau à ouvrir simultanément plusieurs points de vente. Si ce mode de développement permet d’accroître rapidement les parts de marché d’un réseau, l’enjeu majeur consiste dès lors à éviter la cannibalisation entre les points de vente (Cliquet et al. 2006).
- La stratégie des têtes de pont consiste en l’établissement de points de vente dans de grands centres urbains. La mise en place de ces têtes de pont aura pour objectif de constituer des barrières à l’entrée pour les nouveaux entrants. Les emplacements des unités de vente peuvent alors être très éloignés les uns des autres (Davidson et al. 1988). Cette stratégie s’utilise davantage en début de cycle de vie du réseau et constitue la première étape du maillage d’un territoire national. Guillo (2008) étudie la stratégie d’expansion des maxi discompteurs sur le territoire français. Il démontre que le réseau Aldi se développe à partir de têtes de pont, autour desquelles l’enseigne a mis en place une stratégie de contagion afin de mieux pénétrer chacune des aires de marché et y renforcer sa présence.
- La stratégie par acquisitions des concurrents. Ce mode de développement permet de compléter le réseau existant et représente un mode d’extension privilégié dans les pays où la législation se veut très présente. Ainsi, comme le souligne Le Roy (2004), dans le cadre d’un affrontement concurrentiel des réseaux, « la première manœuvre indirecte porte sur les détenteurs des droits de propriété de la firme rivale, sus forme d’OPA inamicale ». En 1999, Carrefour lance ainsi une OPE amicale sur le groupe Promodès, propriétaire entre autres des hypermarchés Continent et devient alors le deuxième distributeur mondial. Plus récemment, le Groupe Auchan et le groupe Système U ont déposé le
10 mars 2015 devant l’autorité de la concurrence une demande de rachat croisé. Le groupe Auchan envisageait alors de passer sous franchise les 70 hypermarchés du groupe U. Cette stratégie devait lui permettre d’améliorer sa couverture territoriale en se déployant vers l’ouest du territoire. Toutefois, ce projet de verra pas le jour puisque les deux groupes renoncèrent à leur projet de rachat croisé d’enseignes le 13 juillet 2016.
Réseaux et concurrence
24Une vision élargie de l’affrontement concurrentiel entre les firmes, nécessite une approche comportementale de la concurrence (Le Roy 2004). Dès lors, l’analyse des stratégies spatiales des réseaux ne saurait ignorer l’environnement concurrentiel dans lequel évolue chaque enseigne. Comme le rappelle la littérature (Cliquet 1992, 2002 ; Liarte 2006), l’implantation d’un nouveau point de vente répond à une logique duale :
- s’écarter de la concurrence : stratégie d’évitement ;
- affronter la concurrence : stratégie de proximité.
25Dans une logique d’évitement, le réseau cherche des implantations vierges de concurrents afin de dresser des barrières à l’entrée. Cette théorie se vérifie d’autant plus pour les achats corvée, réalisés par nécessité, sous une contrainte temporelle forte, qui font partie des routines quotidiennes des citadins (Walmsley & Lewis 1984). Inscrits au planning des individus, ces achats s’insèrent dans une logique ordinaire (Kahn & Schmittlein 1989, 1992 ; Antéblian, Barth 2011) bien rodée pour laquelle les consommateurs développent des routines d’achat. Dès lors, le changement de point de vente représente un coût (Hoch & Deighton 1989) pour les consommateurs, ce qui confère un avantage certain au pionnier. Actuellement le développement de certains drives s’inscrit dans une logique d’évitement. En effet, lorsqu’ils s’implantent loin de la concurrence, les drives bénéficient d’un effet pionnier à plusieurs titres. Tout d’abord, ces points de retraits soulagent les consommateurs dans leurs achats corvée et s’insèrent dès lors dans le chaînage des trajets habituels. Le maillage territorial des points de vente explique pour partie le chaînage des déplacements des consommateurs (Desse 1999). Dès lors, les consommateurs développent des habitudes de déplacement vers les drives qui font désormais partie intégrante d’une boucle de déplacement : notamment sur le trajet reliant le lieu de travail au domicile. À cette routine de déplacement s’ajoute une habitude d’achat liée à l’usage intrinsèque d’un drive. En effet, les utilisateurs se familiarisent avec l’ergonomie du site Internet et développent des routines d’usage, en créant notamment des listes d’achat pour les produits habituels. La combinaison de ces éléments confère un coût de changement d’autant plus fort pour les consommateurs. En évitant une zone suréquipée, le premier drive implanté dans une zone géographique bénéficie d’un caractère pionner qui rend difficile l’accès aux nouveaux entrants.
26Dans une logique de proximité, l’affrontement direct avec la concurrence recouvre plusieurs réalités. Tout d’abord, la concentration de commerces contigus peut s’avérer positive pour l’ensemble des détaillants. Comme le mentionne Liarte (2006), « le regroupement commercial génère une consommation plus importante qui se répercute sur l’ensemble des magasins ». Les externalités positives que génère la proximité des points de vente s’avèrent bénéfiques à l’ensemble des commerçants qui mutualisent alors les coûts de fonctionnement. La présence de multiples revendeurs sur un même territoire géographique augmente l’étendue de la zone de chalandise de chacun des points de vente. On parle alors d’attraction cumulative : la zone de chalandise de l’ensemble est supérieure à la somme des zones de chalandise de chacun. C’est sur ce principe que reposent les centres commerciaux ou encore que certaines typologies de commerces se défèrent, comme les concessions s’automobiles ou encore les magasins de meuble (Cliquet 2002). Prenons l’exemple de la route du meuble, implantée le long de l’axe reliant Rennes à Saint-Malo, qui fédère aujourd’hui plus d’une centaine de détaillants sur près de huit kilomètres.
Encadré 1. – La route de l’art de vivre en chiffres.
– 700 salariés
– 100000m2desurfacedemagasins
– 8 kilomètres de long
– Plus de 100 commerces
– 6 secteurs d’activités
27L’arrivée de 24 nouveaux commerces ces deux dernières années5 témoigne de l’attrait de ce conglomérat pour les détaillants. Aujourd’hui la route de l’art de vivre regroupe de nombreuses enseignes autour de six secteurs d’activité : meubles/salon/literie, l’aménagement intérieur et extérieur de la maison ou encore l’espace cuisine et bains… Rebaptisée la route de l’art de vivre, cette concentration de commerces s’inscrit directement dans une logique d’agglomération de commerces afin de bénéficier de synergies entre les détaillants et d’externalités positives. Ainsi les commerçants viennent-ils de s’unir pour moderniser le site Internet dédié et proposer ainsi une vraie visite virtuelle complète aux clients et répondre alors dans une logique multicanale.
28Toutefois, la proximité entre les points de vente recouvre quelquefois une réalité bien moins intéressante pour les unités de vente. Lorsque deux unités de vente se partagent la même typologie de consommateurs, la rivalité entre les détaillants se veut d’autant plus féroce lorsque les consommateurs représentent une ressource stable, ou presque. Dès lors, étendre son territoire et par voie de conséquences, implanter de nouvelles unités de vente, revient à mener une action offensive directe sur les clients de la firme concurrente (Le Roy 2004 ; Liarte 2006). Ainsi, pour filer notre exemple des drives, lorsqu’un drive s’implante en face d’un autre, comme cela se vérifie souvent, il s’agit bien de capter et détourner une partie de la clientèle plutôt que de bénéficier d’externalités positives entre les enseignes.
Figure 2. – Implantation des drives à Cesson-Sévigné (35)

(source : réalisé à partir de Google Maps).
29Sur cette photo aérienne, on distingue à droite le drive du groupe Auchan, sous l’enseigne Chronodrive. Ce dernier a ouvert le 28 novembre 2009. Il officie seul jusqu’en janvier 2013, date à laquelle, le groupe Leclerc implante un drive juste en face, à gauche sur l’image. Cet affrontement direct entre les deux drives s’inscrit dans une logique de proximité, dont le but semble à l’évidence plus de capter une partie des utilisateurs de drives circulant sur cet axe que de bénéficier de synergies et d’externalités positives entre les unités de vente.
30À partir d’une modélisation basée sur les automates cellulaires, Liarte (2006) démontre que le développement des unités de vente s’inscrit dans un contexte d’influence réciproque et mutuelle. Le développement d’un réseau s’appuie sur celui des concurrents. Liarte (2004) démontre que l’influence des concurrents varie selon le cycle de vie du réseau passant d’une recherche d’isolement sur des marchés restreints en début de cycle à une logique de recherche de proximité en phase de croissance puis à une recherche d’évitement dès lors que le réseau atteint une phase de maturité. Au terme de cette partie, il convient donc de retenir que le développement des réseaux s’organise autour de trois axes fondamentaux : la politique de développement su réseau lui-même, le contexte législatif, traditionnellement très présent en France qui contraint et régule l’ouverture de nouvelles unités, ainsi que le développement des réseaux concurrents.
Études de cas : Ikea et Uniqlo
31Pour illustrer ces stratégies spatiales, l’exemple des réseaux Ikea et Unqilo et de leurs implantations en France est probant.
Ikea
32En 2016, Ikea compte 32 magasins répartis sur l’ensemble du territoire français, dont sept en région parisienne et deux dans les Bouches-du-Rhône.
Encadré 2. – Ikea en chiffres.
– Numéro 1 de l’ameublement et de l’aménagement de la maison
– 17,75 % de part de marché
– 32 magasins
– 5,6 millions de Français sont membres Ikea Family
– 50 millions de visiteurs ont été accueillis dans ses magasins durant l’année fiscale 2014
– 140 millions de visites sur son site Internet
– 9700 collaborateurs
– 20 % de l’assortiment renouvelé chaque année
33Depuis l’ouverture de son premier magasin français en 1981, l’enseigne suédoise d’aménagement suit une stratégie d’ouverture constante de nouveaux points de vente comme en rend compte la figure 3. Ces nouvelles implantations répondent à une stratégie de localisation très précise.
Figure 3. – Évolution des magasins Ikea en France.

34De 1981 à 1986, l’enseigne suédoise ouvre ses trois premiers points de vente en banlieue parisienne (figure 4). L’enseigne alors nouvelle sur le territoire national cherche à implanter ces têtes de pont dans la capitale afin de faire connaître sa marque. Cette stratégie de localisation des premiers points de vente se veut cohérente en début de cycle de vie du réseau.
Figure 4. – Implantations des magasins Ikea de 1981 à 1986.

35Comme le montre la figure 5, entre 1981 et 2001 le groupe a continué son déploiement en région parisienne tout en partant à la conquête du territoire français. Ainsi va-t-il verrouiller plusieurs gros centres urbains tels que Marseille en 1985, Lyon en 1987, Lille en 1989 ou encore Bordeaux en 1990 et Metz en 2000.
Figure 5. – Implantations des magasins Ikea en 2001 et 2008.

36De 1981 à 2001, le groupe comptait en moyenne une ouverture de magasin par an. Pour chaque magasin de la chaîne, il fallait un potentiel de 1,3 à 1,5 million d’habitants sur un rayon de 1 h 30 de déplacement. Les implantations se sont donc faites dans des zones stratégiques à forte densité de population, avec l’ouverture d’un ou deux points de vente. Le groupe suit alors une stratégie de têtes de pont afin de pénétrer de nouvelles aires tout en verrouillant l’accès aux concurrents.
37En 2002 l’enseigne change sa stratégie d’implantation. Il s’agit là année charnière dans l’extension de la chaîne suédoise. La figure 2 retraçant l’évolution du nombre de magasins Ikea montre bien ce point d’inflexion.
Figure 6. – Implantations Ikea en 2016.

38Après avoir essaimé des magasins dans les plus grosses villes de France en termes de densité de population, le groupe mène une double stratégie : s’implanter dans des villes à densité plus faible, tout en continuant à asseoir sa présence dans les gros pôles urbains français. La figure 4 représentant les implantations des magasins Ikea en 2008 reflète parfaitement cette logique de maillage territorial. En effet, il apparaît que l’enseigne poursuit son développement national tout en renforçant sa présence en région parisienne, lyonnaise et marseillaise à partir d’une stratégie contagion dans ces aires de marché.
39La figure 6 recense les implantations actuelles du groupe Ikea en France ainsi les projets d’ouverture de points de vente notamment à Nice, Le Mans et en banlieue lyonnaise. Cette carte conforte la stratégie du groupe qui suit une stratégie de contagion autour de ces têtes de pont, pionnières en matière de maillage territorial.
Uniqlo
40Uniqlo appartient au groupe jalonnais Fast Retailing (propriétaire également des marques Comptoir des cotonniers et Princesse Tama Tam) dont le PDG annonçait un objectif ambitieux de multiplier par 22 les chiffres d’affaires d’ici 20306. Ce développement des ventes s’accompagnera inéluctablement d’un développement des points de vente physiques.
Encadré 3. – Uniqlo en chiffres.
– 15 magasins en France
– 2007 : première ouverture en France
– 815 millions d’euros : bénéfices nets Fast Retailing en 2014-2015
– 12,5 milliards d’euros : chiffres d’affaires Fast Retailing en 2015
41Depuis son ouverture en France en 2007 au centre commercial les 4 temps de Paris La Défense, l’enseigne japonaise de prêt-à-porter compte 15 magasins sur le territoire français en 2016, dont un Flagship à Paris-Opéra et un concept store dans le Marais à Paris également. Le dernier-né, ouvert en novembre 2016 au marché Saint-Germain dans le 6e arrondissement parisien, présente toutes les caractéristiques d’un magasin connecté7 avec Pepper, le robot humanoïde capable de renseigner et accueillir les clients. Comme le montre la figure 7 retraçant l’évolution des magasins Uniqlo en France depuis 2007, le rythme de progression s’accélère en 2013.
Figure 7. – Évolution des magasins Uniqlo en France.

42En 2013, les magasins Uniqlo sont concentrés sur la région parisienne comme en rend compte la figure 8. À partir de sa tête de pont implantée au centre commercial de La Défense en région parisienne, le groupe entame alors une stratégie de contagion dans cette aire de marché. Cette stratégie d’avancer pas à pas lui permet de réduire les coûts de communication et d’optimiser les coûts logistiques.
Figure 8. – Implantations de l’enseigne Uniqlo fin 2013.

43Depuis 2013, le déploiement des magasins Uniqlo en France s’accélère. Au cours de ces trois dernières années, la chaîne a multiplié par cinq ses implantations.
Figure 9. – Implantations de l’enseigne Uniqlo en 2016.

44Comme en rend compte la figure 9, parmi les 15 magasins, 8 points de vente maillent Paris et sa région. Le réseau a donc amplifié sa stratégie de contagion dans la capitale et sa proche banlieue. Dans le même temps, le réseau déploie des têtes de pont dans de grosses villes telles que Strasbourg, Nice, Bordeaux, Toulouse, Marseille. Ces implantations lui permettent progressivement d’optimiser son quadrillage du territoire français. Il est fort à parier que dans cette logique les prochaines implantations verront le jour dans l’ouest et le nord de la France.
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973 d’orientation du commerce et de l’artisanat, article 1.
2 Source : articles R-752/6 et R-752/7 du Code de commerce.
3 Source : Direction générale des Entreprises, situation au 17 juin 2016.
4 L’auteure ne développe pas la stratégie d’écrémage, peu applicable aux produits de grande consommation.
5 Source : Ouest France, « La route du meuble reprend du poil de la bête », publié le 14 juin 2016.
6 Source : Le Figaro, « Le patron d’Uniqlo voit très très loin et très très haut », publié le 19 février 2015.
7 Source : LSA, « Uniqlo ouvre un magasin connecté à Paris », publié le 7 novembre 2016.
Auteur
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Dany Vyt
Maître de conférences en sciences de gestion à l’IGR-IAE de Rennes (Université de Rennes 1). Coresponsable du master Marketing stratégique et opérationnel, elle enseigne entre autres le géomarketing et la distribution. Spécialiste du merchandising, son dernier ouvrage publié aux éditions Vuibert-Magnard traite du category management et de l’expérientiel en point de vente. Ses travaux de recherche portent sur les politiques d’assortiment des enseignes, les mesures d’efficience et les zones de chalandise.
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