1S’il est des notions logistiques qui reviennent régulièrement dans les travaux des universitaires et dans les pratiques des entreprises, c’est bien celles de différenciation retardée, d’identification optimale du point de découplage ou encore de « personnalisation de masse ». D’un côté, un client à la recherche de produits sur mesure pour se distinguer, affirmer une personnalité en s’extrayant de la foule anonyme. De l’autre, des contraintes industrielles pour lesquelles prime la recherche de standardisation afin de dégager des économies d’échelle très lucratives. Deux logiques qui exigent une gestion « découplée » de la chaîne logistique, en vue de concilier les exigences du marketing et de la production, et qui en appellent, pour reprendre Teller (1999), à un contrôle de la cohérence de la stratégie déployée par l’entreprise, notamment en termes de valorisation des attributs (caractéristiques) évalués sur le marché. Cette question de la gestion découplée, associant standardisation et différenciation, a désormais acquis ses lettres de noblesse, et l’on ne compte plus les articles académiques consacrés à la mass customization (une excellente synthèse est proposée par Fogliatto et al. [2012]). Qu’ajouter aujourd’hui d’original et de surprenant qui sorte de cet ordinaire managérial ? Sans doute que la gestion découplée est une démarche de management si puissante qu’elle permet d’expliquer la mise en place de modèles d’affaires dans des industries multiples et variées, aussi singulières que les industries culturelles.

2L’objectif du chapitre, un brin provocateur, part de l’idée que la gestion découplée des chaînes logistiques constitue une grille de lecture à visée universelle. Si des exemples nombreux, et convaincants, peuvent être tirés de l’industrie et de la distribution, on peut en trouver également dans le secteur cinématographique. Plus exactement, nous souhaitons montrer que tant les westerns américains des années 1910, produits sur un mode industrialisé et taylorisé, que les films X low cost, qui hantent Internet et certains lieux interlopes, ne sont finalement que l’illustration, certes décalée, d’un schéma d’organisation dont la logistique a souligné les mille vertus. En effet, quel producteur avisé ne serait point tenté de standardiser une partie importante de la réalisation d’un film, en lui concédant une partie ténue de différenciation, s’il pouvait en résulter des économies d’échelle significatives sans faire fuir d’ennui le spectateur-client ? La gestion stratégique des coûts nous apprend que la présence d’interconnexions entre activités conduit à un partage de ressources et de savoir-faire favorable à une réduction des coûts (Teller, 1999). De là à imaginer qu’un producteur pense de manière systématique la réalisation commune de plusieurs films aux éléments fortement communs, il y a un pas qu’il est peut-être dangereux de franchir… mais sans doute stimulant d’explorer.

Gestion découplée, entre standardisation et différenciation

3Les enjeux en présence sont connus et largement débattus. Dans une société de l’hyper-choix, pour reprendre l’heureuse expression de Wickham (1976), la concurrence féroce oblige industriels et distributeurs à fidéliser des clients tentés de butiner d’un produit ou une prestation de service à l’autre. De nombreux travaux en marketing ont ainsi souligné que l’attachement à une marque sera d’autant plus fort que l’entreprise est capable de personnaliser son offre et d’établir avec ses clients une relation one-to-one, notamment en leur proposant du « sur mesure ». À la clé, une création de valeur indéniable car lesdits clients seront prêts à payer très cher cette personnalisation, gage parfois d’une reconnaissance sociale ou, tout au moins, d’une « distinction » qui trouve son écho dans les travaux anciens, mais toujours d’actualité, de Bourdieu (1979). Le risque est bien évidemment d’arriver à une segmentation extrême réduisant la taille des séries de production, et faisant par la même exploser les coûts liés. En bref, développer le one-to-one, mais à condition de conserver un niveau le plus élevé possible de standardisation d’une partie importante des opérations industrielles et logistiques.

4Le modèle de la personnalisation de masse (mass customization), conceptualisé à l’origine par Pine III (1993), est la conséquence directe de ces évolutions contemporaines. La personnalisation de masse donne lieu à de très nombreux travaux depuis la fin des années 1990 dans la mesure où elle symbolise la volonté des entreprises de concilier économies d’échelle et réactivité absolue des processus face à une demande à la fois de plus en plus volatile, segmentée et sensible aux prix bas (Lampel et Mintzberg, 1996). L’idée clé est de retarder au maximum la personnalisation d’un produit fini en assemblant, sur la base d’ordres fermes, les modules qui le constituent. Ces modules sont eux-mêmes standardisés pour être intégrés, selon un principe de commonalité, dans une multiplicité de produits finis de manière totalement substituable. Il résulte de la personnalisation de masse trois avantages importants : (1) une augmentation du nombre de modules permettant une forte diversité de l’offre de produits à un faible coût de production ; (2) une fabrication des différents modules indépendamment les uns des autres, contractant ainsi les temps de cycle autour de l’activité d’assemblage ; (3) un diagnostic plus aisé d’éventuels dysfonctionnements en termes de qualité et la possibilité de les isoler module par module (Feitzinger et Lee, 1997).

5La personnalisation de masse, dont l’application revêt désormais un caractère quasi-universel, indépendant de caractéristiques sectorielles (Moser, 2007 ; Ferreira et al., 2015), émerge aujourd’hui comme une sorte de modèle d’affaires novateur. L’idée qui préside à la logique de personnalisation de masse est d’éviter qu’un produit (ou un service) ne soit affecté de façon prématurée à un segment de clientèle, en reportant (décalant) au plus tard certaines opérations. Trois options sont souvent évoquées : (1) le décalage au plus tard de l’étiquetage, lorsqu’un même produit est commercialisé sous différentes marques (par exemple, la conserve alimentaire) ; (2) le décalage au plus tard du packaging, lorsqu’un même produit est commercialisé sous différents emballages (par exemple, les friandises) ; (3) le décalage au plus tard de l’assemblage terminal, lorsqu’un produit est le résultat d’une combinaison de modules standard (par exemple, l’équipement électroménager). La différenciation finale du produit (ou du service) intervient dès l’instant à un endroit particulier de la chaîne logistique, ce qui signifie l’organisation d’un point de découplage au niveau duquel pénètre la commande ferme du client. En amont du point de découplage, les opérations sont standardisées afin d’en tirer des économies d’échelle substantielles, tandis qu’en aval, elles sont différenciées afin d’en tirer des économies de singularité (voir la Figure 1).

Figure 1 : Positionnement du point de découplage dans une chaîne logistique

6Bien évidemment, au sein d’une même industrie, on peut identifier plusieurs modes de découplage en fonction des objectifs stratégiques poursuivis par l’entreprise, et la manière corrélative dont elle veut maîtriser les inducteurs de coûts (Teller, 1999). Ainsi, on peut imaginer que la commande ferme d’un client pénètre en extrême amont de la chaîne logistique, pour un produit entièrement personnalisé, ou plus en aval, pour un produit partiellement ou totalement standardisé. L’impact en termes de coûts logistiques induits sera distinct selon le type de différenciation retenu. Le Tableau 1, qui s’inspire de Zinn et Bowersox (1988), présente les trois cas de figure les plus connus : l’étiquetage, le conditionnement et/ ou l’emballage, et l’assemblage terminal. Il met en lumière l’impact positif, négatif ou neutre selon l’option choisie en termes de point de découplage. Les degrés de liberté dont dispose le preneur de décision, et l’orientation stratégique adoptée sur le continuum standardisation / personnalisation, conditionnent au final, en grande partie, les choix effectués.

7Inutile d’égrener ici toutes les réalisations industrielles qui cherchent à trouver le point d’équilibre entre standardisation et différenciation dans une logique de personnalisation de masse. Ce fameux point de découplage occupe depuis des années l’esprit des concepteurs de micro-ordinateurs, de machines à laver le linge ou de véhicules automobiles ; il conduit à différencier au plus tard un produit standard par un jeu d’options, de couleurs ou encore d’habillage ultime. L’industrie du luxe n’est pas épargnée puisque même Vuitton propose à ses clients de customiser leurs sacs Speedy, Neverfull ou encore Keepall. Le succès le plus retentissant des dernières années reste toutefois celui de Coca-Cola avec ses étiquettes personnalisées (800.000 bouteilles vendues en France sur ce modèle en 2014). En effet, quoi de plus romantique que de voir Roméo offrir une bouteille « Juliette » à sa chérie du moment ? Une bouteille commercialisée au prix fort, et dont l’ensemble de la logistique est sous-traitée à des prestataires spécialisés. Mais rien de neuf sous le soleil puisque Buitoni, dès le début des années 1980, déclinait la même boîte de ravioli, beaucoup moins romantique il est vrai, sous plusieurs dizaines de marques différentes par un simple jeu d’étiquettes.

Une application à l’industrie cinématographique

8La gestion découplée des chaînes logistiques est enseignée aujourd’hui dans les plus prestigieux Master, Écoles de Commerce et Écoles d’Ingénieurs, et les recherches en contrôle de gestion n’ignorent rien de son importance en termes de systèmes de coûts pour concilier modèle de standardisation et modèle de variété (Teller, 1999). Mais ces mêmes étudiants seraient sans doute surpris, voire dubitatifs, de savoir que l’idée a été appliquée de manière précoce… à l’industrie cinématographique. Dans un remarquable article, Le Goff (2012) montre ainsi que l’industrie cinématographique américaine des années 1910, gagnée par la folie du taylorisme, a su astucieusement jouer sur des processus de standardisation pour réduire à quelques jours le tournage de westerns. Se plongeant dans les archives de la Triangle Film Corporation, l’auteur décrit la redoutable planification des opérations liées au tournage des films, sur la base de scripts détaillés, mais également la systématisation de réalisations simultanées de plusieurs films, sur le modèle d’une ligne de montage, pour faire face à la demande croissante des exploitants de salles. Le Goff (2012) indique ainsi que la Triangle Film Corporation s’avère alors capable de mettre sur le marché deux longs-métrages par semaine, pour arriver au chiffre impressionnant de 400 films tournés entre 1915 et 1917 !

9Une telle productivité exige bien évidemment une standardisation maximale à la fois des tâches, plutôt qu’un cumul flou des fonctions, et de certaines séquences narratives pouvant aisément être dupliquées d’un film à l’autre. Le cinéphile averti constatera aisément que les charges de l’Infanterie, pour décimer les fourbes Indiens, sont constituées des mêmes plans utilisés quasiment à l’infini. En revanche, les scènes pendant lesquelles la virginale héroïne tombe dans les bras du vaillant officier doivent absolument être personnalisées, car ce sont elles qui distinguent les films les uns des autres. Dans leur étude documentée sur les modes de production du cinéma hollywoodien, Bordwell et al. (1985) montrent combien l’uniformité du produit, à travers des nomenclatures, des tailles, des normes et des règles imposées, dans une logique de contrôle de gestion rigide, s’impose alors à l’industrie du cinéma. Mais dans le même temps, les professionnels comprennent l’importance d’une différenciation du même produit pour le rendre désirable aux yeux du spectateur-client. S’attacher l’exclusivité des services d’une « star » est la garantie d’une individualisation permettant aux studios de se différencier les uns des autres (Leveratto, 2007). Quelle belle et surprenante illustration de la personnalisation de masse, puisque la standardisation du back office, mais aussi de certaines séquences de films, comme dans le modèle de la Triangle Film Corporation, n’exclut par la différenciation par le front office, avec l’univers glamour que symbolisent les stars.

10Le même modèle d’affaires sera appliqué par l’industrie du film X low cost, qui a commencé à fleurir puis à prospérer dans les années 1990. Bien sûr, hors de question ici de parler des films mythiques comme Behind the Green Door des frères Mitchell, aux atours psychédéliques, ou des œuvres raffinées d’Andrew Blake et de Michael Ninn. Dans son essai philosophique, Servois (2009) montre au contraire combien le cinéma pornographique des années 1970 fait preuve d’inventivité, voire de sophistication, dans la construction narrative. Chaque film est unique, totalement différencié, et donne lieu à des scénarisations audacieuses dont les références littéraires sont le plus souvent explicites. En quelque sorte, le point de découplage précédemment évoqué est situé en extrême amont, pour arriver à un film totalement original du début à la fin. Servois (2009) en donne plusieurs exemples archétypaux, notamment The Opening of Misty Beethoven de Radley Metzger et French Beauty de John B. Root. Si le premier s’inspire directement du Pygmalion de George Bernard Shaw, le second adapte librement le mystique Théorème de Pier Paolo Pasolini en mettant en scène une jeune « ingénue » qui, par la liberté et la diversité de ses mœurs sexuelles, débauche chacun des membres d’une famille bourgeoise jusqu’à provoquer, dans une sorte de nihilisme désespéré, l’effondrement de la structure domestique.

11Les illustrations de Servois (2009) servent son argumentation (brillante) selon laquelle le cinéma pornographique des années 1970 peut, pour partie, être considéré comme un genre cinématographique créatif, au sein duquel règne une harmonie entre les figures sexuelles imposées et les épisodes purement narratifs (Servois, 2009). Dans son étude de la sexualité sur les écrans américains, Williams (2014) défend en outre l’idée d’un cinéma pornographique comme symbole d’une puissante contre-culture, un « produit » par nature singulier et contestataire. Hors de question, dans ces conditions, d’intégrer des scènes de sexe issues d’autres films X pour réduire les coûts de production et la durée des tournages, autrement dit procéder à une sorte d’assemblage modulaire d’éléments disparates, s’apparentant au collage maladroit de corps décapités et interchangeables. Au contraire, le cinéma pornographique des années 1970 se fonde largement sur une logique du « sur mesure » pour lequel la fragmentation du processus de production existe certes (les scènes sont tournées à partir d’un ordre séquentiel prédéterminé), mais selon une logique de construction cohérente. Ce n’est clairement plus le cas des productions industrielles « à la chaîne », les fameux gonzos, qui vont se multiplier à partir des années 1990, et pour lesquels le point de découplage est plutôt situé en aval, en jouant sur une logique d’assemblage terminal modulaire.

12Pour nous, le gonzo illustre parfaitement la logique de mixage entre standardisation et différenciation telle que formalisée en management logistique. Une question centrale et récurrente qui interpelle finalement l’économie du cinéma depuis des décennies (Musser, 1997 ; Siroën, 2000). Le principe du gonzo est de produire des séquences « détachables » (inserts), de quelques minutes, qui relatent telle ou telle prouesse sexuelle en gros plan. Assemblées les unes aux autres, elles permettent de mettre sur le marché un film X low cost en quasiment quelques dizaines d’heures, du moins pour un « metteur en scène » redoutablement efficace qui sera capable de piocher astucieusement, dans une banque de données, des séquences stéréotypées (Servois, 2009). Sans aller jusqu’à l’extrême du film X low cost totalement construit sur la base de séquences « détachables », il est possible d’imaginer qu’un metteur en scène scénarise une partie de son œuvre, et y intègre, dans un souci de réactivité et de coût réduit, différents inserts tournés dans des studios spécialisés. En effet, l’insert en tant que « module » est constitué d’une scène explicite de sexe sans que le visage des protagonistes apparaisse ; il est donc utilisable sans limite dans des centaines de films auxquels il suffira d’ajouter des scènes convenues de pseudo dialogue, par exemple entre le jardinier lubrique et la prude (?) châtelaine. Ne serions-nous pas ici en présence d’une personnalisation de masse fondée sur le décalage au plus tard de l’assemblage terminal ? Personnalisation de masse d’autant plus aisée à initier que le cinéma pornographique recherche une identification minimaliste des spectateurs aux acteurs (Tapia, 2007), ces derniers étant de simples « ombres » sur l’écran qui créent une totale distanciation facilitant le recours à des acteurs inserts.

La logistique : des modèles universels ?

13À l’évidence, standardiser un film (tout comme un produit), en y laissant une part congrue de différenciation, est un leurre qui risque, à terme, de lasser le spectateur-client, pas si dupe que cela. Le Goff (2012) montre clairement que cela fut le cas pour les westerns américains des années 1910, et l’on pourrait sans doute en tirer une conclusion proche pour les films X low cost, tant il est vrai que le gonzo risque de transformer très vite le cinéma pornographique en genre moribond, pour laisser place au post-porn, notamment sous la pression du « fait maison » (Servois, 2009). Pourquoi en effet payer pour voir et revoir déclinée sans cesse la même production industrielle ? Sans doute doit-on voir ici la damnation des industries culturelles fondées sur le spectacle vivant. Le facteur travail y prime sur le facteur capital, en rendant difficile l’obtention de gains significatifs de productivité, alors même que les salariés des industries culturelles réclament un alignement de leurs salaires sur ceux des salariés de secteurs où, en revanche, jouent à plein des phénomènes de rendement croissant (Laurichesse, 2006). Le cinéma pornographique a trouvé la parade en adoptant un modèle très connu en management logistique, celui du découplage, qui permet d’associer standardisation et différenciation. Mais jusqu’où peut-on aller dans cette direction, sachant qu’il serait dangereux de réduire la standardisation à l’uniformisation des produits, ce qui reviendrait à ne pas tenir compte « du refus du consommateur de cette uniformité et son attachement à l’imprévisibilité de l’événement cinématographique » (Leveratto, 2007).

14Le raisonnement pourrait d’ailleurs être élargi à la personnalisation de masse des bouteilles de Coca-Cola ou des friandises M & M’S : le supplément parfois exorbitant de prix a-t-il un sens pour le client, même lorsqu’il s’agit de fêter une personne ou un évènement important ? Nous quittons là le domaine de la gestion des flux pour aborder celui des attitudes et des processus décisionnels du consommateur, mais la gestion découplée de la chaîne logistique ne peut en faire l’économie. Dans son analyse des techniques de différenciation retardée, Tarondeau (1993) insiste sur une règle d’or : toute entreprise doit savoir standardiser les modules considérés comme faiblement différenciateurs aux yeux du client (par exemple, le tambour d’une machine à laver le linge), en les utilisant pour une gamme large de produits finis, mais elle doit aussi savoir apporter une touche de personnalisation au niveau des attributs (caractéristiques) considérés comme fortement différenciateurs aux yeux du client (par exemple, la finition du produit fini sous la forme de séries limitées). Sans doute pourrait-on étendre l’analyse à la production cinématographique en se posant la question de savoir ce qui fait dire à un spectateur-client que le film qu’il vient de voir est « unique », et non pas la resucée poussive d’un autre film, expliquant au demeurant la déliquescence rapide de la production pornographique « bas de gamme » en France (Hayward, 2007).

15Il serait évidemment tentant de hurler à la provocation gratuite quand un universitaire établi applique un raisonnement logistique à l’industrie cinématographique du film X. Pourtant, la thématique n’est plus taboue aujourd’hui, elle suscite même l’intérêt de nombreux chercheurs en management. Ainsi, en référence à la théorie de l’acteur-réseau (actor-network theory), Delacour et Liarte (2013) démontrent comment les producteurs clés de l’industrie du cinéma pornographique, notamment américaine, ont su contourner les barrières mises en place par les studios traditionnels pour pénétrer le marché porteur du Blu-Ray, au grand dam des moralisateurs Studios Disney, ardents défenseurs des valeurs « familiales ». La stratégie de légitimation utilisée par l’industrie du cinéma pornographique sur plusieurs années, notamment en mobilisant des arguments issus du registre économique, illustre avec à-propos qu’il fut facile de démontrer la non-pertinence de laisser le porno aux portes du réseau Blu-Ray en le diabolisant. En effet, pouvait-on durablement marginaliser un acteur représentant d’importants volumes de production pour les usines de pressage de DVD ? Cet exemple souligne que renoncer à étudier l’industrie du cinéma pornographique serait, à nos yeux, commettre une double erreur :

• D’une part, le management n’a pas à se poser des questions morales quant aux thématiques à investiguer : l’existence d’un modèle d’affaires, même douteux, sous-tend des stratégies, des choix organisationnels, des investissements, un contrôle des coûts, et le chercheur ne peut ignorer cette réalité. De ce point de vue, les économistes, qui n’hésitent pas à s’intéresser à des thèmes aussi sensibles que l’économie de la drogue ou des armes, ont beaucoup à nous apprendre. C’est le cas également des sociologues, tels que Trachman (2013), qui montrent combien le travail pornographique s’appuie sur une mécanique bien huilée, dans laquelle l’acteur est le simple élément d’un puzzle, interchangeable, et dont on attend le respect de critère de performance sexuelle sur un registre purement taylorien. Un peu comme si cet acteur était une sorte de module standard, sans épaisseur, s’inscrivant dans une logique de production lui déniant tout critère de distinction.
• D’autre part, et par-dessus tout, la démarche logistique a été en capacité d’initier des réflexions poussées dont le caractère universaliste apparaît évident ; c’est le cas de la gestion découplée des chaînes logistiques, mais aussi de nombreuses autres notions, qui nous permettent finalement de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Il serait ainsi possible d’élargir le débat ouvert ici à d’autres industries culturelles, par exemple la musique techno, dont les modes opératoires semblent assez proches des films X low cost pour ce qui relève de l’usage (parfois immodéré) de lignes mélodiques standard qui, assemblées les unes aux autres, créent une pseudo-variété. La logique de l’échantillonnage (sampling), consistant à extraire une musique ou un son d’une composition musicale pour l’insérer dans une autre composition musicale, est aussi une manière d’envisager la gestion découplée, tout en se posant encore et toujours la question de la réelle nouveauté du « collage » réalisé par l’artiste ou le groupe.

Conclusion

16Comme le souligne avec pertinence Teller (1999), le contrôle de gestion contribue à l’opérationnalisation et à la modélisation des processus de création de valeur. À ce titre, nul doute qu’il trouve dans la gestion découplée des chaînes logistiques un terrain de jeu de première importance. En effet, écartelées entre des objectifs opposés de standardisation et de différenciation (recherche de variété), les entreprises sont en quête d’un subtil équilibre, en formalisant pour cela des démarches et des outils adaptés. Le regard du contrôleur s’avère essentiel pour dépasser les visions cloisonnées que secrètent par nature le marketing et la production. En cela, il est un réel soutien au logisticien dont la mission est de penser techniquement le découplage des chaînes logistiques. Après la (légitime) surprise de voir convoqué dans ce chapitre le cas de l’industrie du cinéma pornographique, sans doute s’agit-il de poursuivre la réflexion et de s’interroger sur l’universalisme du contrôle de gestion stratégique, confronté à des modèles de management qui traversent finalement les frontières organisationnelles et les secteurs d’activité. Plus largement, l’heure est venue de sortir des schémas établis, et d’apprendre à combiner avec iconoclastie et savoir-faire des logiques d’action différentes (Lebraty et Teller, 2008). Vaste chantier pour les futures générations de chercheurs, qui ne devront pas hésiter à faire preuve d’audace plutôt que de conformisme. Espérons qu’elles sachent relever le défi…