1À partir du xvii^e siècle, les principaux États européens, dont la France sous l’impulsion de Richelieu, constituèrent des flottes de guerre permanentes, formées de navires spécialisés, en lieu et place de l’armement en guerre, dans l’urgence et l’improvisation, de navires de commerce affrétés à l’occasion d’un conflit. Cependant, en temps de paix, pour d’évidentes raisons de coût sur lesquelles nous reviendrons, ces flottes de guerre n’étaient pas prêtes à l’action : si les navires de combat étaient bien construits, ils restaient désarmés dans des ports en « état d’abandon organisé » (Meyer et Acerra, 1994). Lorsque le besoin s’en faisait sentir, le département de la Marine réquisitionnait les « gens de mer » employés dans les flottes de commerce et de pêche (pour avoir le droit d’exercer ces professions, les « gens de mer » devaient servir dans la Marine Royale) et ordonnait d’armer une flotte de guerre en mobilisant toutes les ressources nécessaires puisées dans les arsenaux de la Marine Royale. Rodger (1995) note que « les marines principales étaient des forces permanentes dans le sens qu’elles disposaient d’une administration bien établie, d’infrastructures conséquentes et d’une flotte de navires » et souligne qu’

à toute époque, la guerre a fortement dépendu de la logistique et des finances, mais les marines démobilisées du xviii^e siècle reposaient tout particulièrement sur des systèmes administratifs capables de mettre en branle l’énorme et coûteuse puissance navale aussi promptement et efficacement que possible.

2Contrairement à l’armée, qui peut largement s’approvisionner dans les territoires traversés, une escadre évolue en mer, dans un espace vide : « la marine n’ayant pas la possibilité de se ravitailler à l’occasion au jour le jour a dû pousser très loin la prévision des stocks de vivres et du matériel et (en) organiser la conservation, le conditionnement pour le transport » (Corvisier, 1995). La conclusion du présent ouvrage souhaite ainsi montrer comment la Marine Royale française, confrontée à de multiples défis de différentes natures, a su forger très tôt un outil « militaro-industriel » et organisationnel particulièrement complexe, qui préfigure les organisations industrielles et logistiques actuelles les plus avancées.

La Marine face à des défis politiques, administratifs et stratégiques

3Dans la perspective d’un conflit, particulièrement avec l’Angleterre, le défi majeur que devait relever la Marine résidait dans la rapide montée en puissance d’un outil militaire très technique, pour faire face à la supériorité numérique « structurelle » de la Royal Navy anglaise, cependant plus lente à atteindre sa pleine puissance. En période de paix, la flotte ne disposait que d’un nombre réduit de navires, moins d’une dizaine armés de 4000 marins à la veille de la guerre d’Amérique en 1778 (Meyer et Acerra, 1994). En 1790, elle atteignait « théoriquement » 81 vaisseaux et 69 frégates armés de 78000 marins (Acerra et Meyer, 1998), dotés de près de 8000 canons selon le Tableau de la Marine Royale (1789), et encadrés par près de 1700 officiers de métier (Acerra et Meyer, 1998). Par comparaison, la Grande Armée de Napoléon en 1812 ne comptait que moins de 1400 canons, pour plus de 400000 hommes (Rey, 2012). La plupart des vaisseaux de cette flotte de 1790 étaient effectivement déjà construits, quelques-uns étaient en cours de construction et d’autres « en pièces détachées » dans les magasins des arsenaux1.

4L’armement et l’équipement de la flotte étaient donc totalement tributaires des « munitions navales » (pièces de charpente, mâts, voiles, cordages, canons, munitions, poudre, poix, goudron, vivres, etc.), achetées et stockées par avance dans des entrepôts spécialisés pour faire face à toute éventualité. La Marine s’appuyait ainsi sur une vision stratégique à long terme pour lui permettre d’acquérir toutes les matières premières nécessaires, d’éventuellement les transformer et de les conditionner. Parallèlement, le système des classes permettait de recenser et de convoquer rapidement les « gens de mer » nécessaires pour servir les vaisseaux (Ordonnance de Louis XIV, 1689, livre huitième).

5Certaines ressources étaient abondantes en France, comme le bois nécessaire à la construction des navires, mais leur exploitation était rigoureusement réglementée. L’ordonnance de Colbert sur les Eaux et Forêts en 1669 donnait à la Marine un droit de préemption sur tout arbre situé à moins de dix lieues de la mer ou de deux lieues d’une rivière navigable (périmètre qui sera ensuite progressivement élargi à tout le Royaume en 1743) ; elle impose à tout propriétaire de demander une autorisation d’abattage au bureau de la Marine, qui dispose d’un délai de six mois pour donner sa réponse (Beyeler, 1997). Certains arbres, aux formes propices à la fabrication d’une pièce de charpente spécifique (voir la planche 1 en annexe), faisaient l’objet d’un « martelage » (une marque au fer rouge représentant une ancre surmontée d’une fleur de lys), pour les réserver exclusivement à la Marine (Ballu, 2000). Un tel dispositif implique évidemment que les sites géographiques de tels arbres devaient être précisément localisés et dûment reportés sur des registres pour pouvoir être abattus, en cas de besoin…

6D’autres ressources faisaient largement défaut et devaient être importées de fort loin, comme le chanvre, le goudron et surtout les bois de mâture. Les mâts doivent réunir « dans le plus haut degré trois qualités principales : la flexibilité, l’élasticité, la légèreté » (Forfait, 1788), et se trouvent principalement dans le Nord de l’Europe (Russie, Norvège, Ukraine, Livonie, etc., mais aussi en Acadie et au Canada, même si l’on peut en trouver de plus médiocres en Auvergne ou dans les Pyrénées (Vial du Clairbois, 1787). L’importation de telles marchandises posaient de graves problèmes à la Marine française en temps de guerre, dans la mesure où la Royal Navy, forte de sa supériorité numérique, pouvait aisément bloquer les ports français et intercepter les routes de ravitaillement du Nord qui transitaient par l’Oresund entre le Danemark et la Suède.

7Pour surmonter son infériorité, la Marine française adopta deux stratégies très novatrices. Elle choisit de s’approvisionner largement en temps de paix, lorsque le budget de la Marine le permettait, pour pouvoir disposer de tous les stocks nécessaires à l’armement rapide de ses vaisseaux. Ceci suppose une très rigoureuse organisation, que Zysberg (1995) qualifie de « monarchie administrative », et qui trouve son origine dans l’Ordonnance de 1689. Celle-ci précise en 23 livres (chapitres) la structure et l’administration de la Marine : neuf livres sont consacrés aux hommes et à la hiérarchie, cinq aux ports, arsenaux et hôpitaux, six à la construction et à l’armement des vaisseaux, un aux aspects financiers, un aux prises et le dernier à la coupe et à la conservation des bois de marine. Plus tard, l’Ordonnance de Castries de 1786 complètera ce dispositif bureaucratique et Lacour-Gayet (1905) écrit « qu’elle embrasse toutes les parties de l’administration maritime ; outillage des ports, constructions navales, personnel militaire, rien n’échappa à l’attention du ministre ». Il est remarquable de noter que ces Ordonnances n’accordent aucune part à la tactique navale et encore moins aux stratégies de la guerre navale pour se consacrer exclusivement à un « système naval ».

8La seconde stratégie fut d’ouvrir la route du Sud qui, par le bassin de la Volga puis la Mer Noire et la Méditerranée, c’est-à-dire dans une zone non contrôlée par la Royal Navy britannique, permettait de livrer à Toulon les bois et munitions navales issues d’Europe du Nord. Louis XIV fit aussi construire le canal du Midi pour permettre aux convois de rallier sans danger les arsenaux de Rochefort et de Brest en longeant les côtes françaises. Plus tard, Napoléon fit même creuser l’étrange canal de Nantes à Brest, parallèle à l’Atlantique, pour ravitailler Brest sans être gêné par le blocus maritime de ce port majeur de la Marine française. Quant à la Corse, les raisons de son annexion à la France sous Louis XV semblent bien d’empêcher les Anglais de s’y installer, en face de Toulon, le second port de guerre et arsenal français, et de pouvoir exploiter les forêts de pins laricio, dont on pouvait faire des mâts de bonne qualité.

La Marine face à des défis financiers et organisationnels

9Pour faire face à une situation de crise, le département de la Marine devait assurer la rapide montée en puissance de la flotte, ce qui impliquait une priorité budgétaire accordée à la Marine pour qu’elle puisse disposer des financements nécessaires pour mettre en œuvre la « machine bureaucratique » sous-tendant cet effort de guerre. Le coût de la construction d’un navire de guerre avec sa mâture et ses canons s’élevait à la fin du xviii^e siècle à 500000 livres pour une frégate, à 1350000 livres pour un vaisseau de premier rang et à 850000 livres pour un vaisseau de 74 canons, qui est le vaisseau de ligne le plus construit à cette époque (Loir, 1893). À ce coût de construction devaient bien sûr s’ajouter tous les coûts relatifs à l’armement (voiles, cordages, munitions, pièces de rechange, ancres, etc.) et à l’équipement (vivres) des navires ainsi que les dépenses liées à la solde des équipages, soit 775 hommes pour un navire de 74 canons (Boudriot, 1988), et jusqu’à 1300 hommes pour un vaisseau de 118 canons (Toudouze et al., 1959), long de seulement 62 mètres et large de 16 mètres (Loir, 1893).

10Aux xvii^e et xviii^e siècles, l’essentiel du budget des États était consacré aux dépenses militaires. Pour la France, ce budget se répartissait en 1687 entre la Marine (20 %), qui disposait de la flotte du Levant en Méditerranée et de la flotte du Ponant en Atlantique, et la Guerre (80 %), qui comprenait l’armée et les fortifications (Corvisier, 1995), ce qui n’était pas le cas de l’Angleterre qui, du fait de sa position insulaire, a toujours donné la priorité à sa Royal Navy. Cependant, l’importance des sommes allouées à la Marine dépendait des circonstances et toujours de l’influence du Ministre de la Marine auprès du Roi. C’est ainsi qu’entre 1778 et 1782, pendant la guerre d’Amérique, le budget de la Marine, avec 693 millions de livres, a largement dépassé celui de la Guerre avec 532 millions de livres (Meyer et Acerra, 1994). La priorité financière ainsi donnée à l’outil naval a permis à la France de se doter rapidement d’une flotte puissante qui, en faisant jeu égal avec la Royal Navy britannique (Jenkins, 1977), a pu acheminer sans dommages aux Insurgents américains toute l’aide matérielle et militaire nécessaire pour emporter la bataille décisive de Yorktown en 1781. En effet, la principale armée britannique commandée par Cornwallis, assiégée à Yorktown par les franco-américains, dut capituler après que la flotte française, lors de la bataille de la Chesapeake, eut intercepté et refoulé la flotte britannique venue au secours de Cornwallis.

11Comment, dans un contexte de supériorité navale de la Grande-Bretagne, expliquer cette guerre victorieuse ? Rappelons que ce fut le seul conflit naval anglo-français gagné par la France et que cette victoire fut particulièrement décisive pour l’histoire mondiale, puisqu’elle a tout à la fois précipité la chute de la monarchie française, écrasée par une dette de guerre colossale liée à une guerre qui coûta 1500 millions de livres (Meyer et Acerra, 1994), et conduit à l’Indépendance des États-Unis d’Amérique en 1783. Si la France est théoriquement en situation d’infériorité navale théorique, elle a su, grâce à l’anticipation de ses besoins et à la puissance industrielle de ses arsenaux largement pourvus en compétences ouvrières d’État et en toutes sortes de stocks de munitions navales, armer une flotte de combat plus rapidement que les Anglais. Ceux-ci ne disposaient pas d’arsenaux royaux aussi puissants, ils sous-traitaient la construction d’environ la moitié de leurs navires à des chantiers privés (Knight, 1998). Confiants dans leur supériorité navale « historique » et dans le contrôle des principales routes maritimes, ils s’approvisionnaient au jour le jour en fonction de leurs besoins, sans chercher à constituer à l’avance des stocks.

12Cette politique navale au fil de l’eau, et peu planifiée, se traduisait par des délais de construction et d’armement très longs. En outre, le système britannique de la « presse », c’est-à-dire la réquisition forcée des populations maritimes mâles pour former des équipages, se révéla moins efficace que le système français des classes, ce qui fit dire au ministre français de la Marine La Luzerne que ce système « nous a fourni des moyens de faire sortir nos flottes avant celle des Anglais » (Acerra et Meyer, 1988). Acerra et Meyer (1988) estiment que cette mobilisation rapide de la flotte française « lui donne, pendant à peu près 18 mois, une incontestable avance sur les flottes anglaises et explique les succès français remportés au début des guerres ». Nous considérons ainsi que la Marine française, pour contrer son évidente infériorité stratégique face à l’Angleterre qui contrôlait les espaces maritimes, a su très tôt innover en anticipant ses besoins logistiques et en accroissant sa vitesse de réaction fondée sur les performances de son complexe militaro-industriel naval. Elle a ainsi développé une évidente supériorité stratégique sur la Royal Navy britannique, fondée sur une meilleure maîtrise des temps relatifs à tous les processus nécessaires à la conception, à la construction, à l’organisation et à la mobilisation d’un système naval issu de la « Raison ».

Des défis scientifiques, technologiques, industriels et logistiques

13Le navire à voiles de la toute fin du xviii^e siècle est probablement l’apogée d’un système technique directement issu du Siècle des Lumières, qui a largement fait appel aux compétences scientifiques et technologiques les plus avancées de l’époque. Bernouilli, dans son Théorème sur l’écoulement des fluides (1736), pose les bases de la mécanique des fluides et plus précisément de l’hydrodynamique. Les Ingénieurs Constructeurs de la Marine établis par l’Ordonnance du 26 mars 1765 (Encyclopédie méthodique marine, 1783, tome 1), purent ainsi calculer le profil théorique optimal de la carène des vaisseaux pour diminuer la résistance à l’avancement dans l’eau de la coque d’un navire. Auparavant, les navires étaient conçus de façon empirique en fonction de l’expérience pratique de Maîtres charpentiers, ce qui leur conférait des performances aléatoires, certains pouvaient se révéler « bons marcheurs », d’autres pas du tout. Duhamel du Monceau (1752) consacra le chapitre neuvième de son traité d’architecture navale à une « Méthode pour calculer la résistance de l’eau sur la proue des vaisseaux ». Euler, très versé dans le calcul infinitésimal, publia à Saint-Petersbourg une Théorie complète de la construction et de la manœuvre des vaisseaux (1773) et son Théorème sur la courbure des surfaces (1760) lui permit de calculer la poussée vélique d’une voile, pour pouvoir en optimiser la forme ; il fut d’ailleurs récemment utilisé pour le calcul des ailes de l’A380 d’Airbus

14Parallèlement à cet intense mouvement scientifique, la Marine suscita de très nombreuses innovations technologiques. Le problème de la longitude, c’est-à-dire la détermination de la position est/ouest d’un navire, ne fut définitivement résolu que grâce aux progrès de la micromécanique qui permit de construire des chronomètres « gardes temps » parfaits. L’horloger français Leroy testa ainsi une montre de marine en 1767 lors d’un voyage entièrement financé par un mécène, le marquis de Courtanvaux, qui fit spécialement construire une frégate à cet effet (Pingre, 1768). Pour améliorer la vitesse de leurs navires, les Anglais en doublèrent la coque de plaques de cuivre qui empêchaient algues et mollusques de se fixer. Les Français tentèrent une première expérience en 1778 sur l’Iphigénie (Encyclopédie méthodique marine, 1786, tome 2), avant de généraliser cette pratique sur les navires de guerre. Des sociétés savantes et des écoles furent fondées pour stimuler et diffuser les applications de la science et des techniques émergentes au domaine de la marine : l’Académie de Marine fut fondée en 1752 à Brest pour se transformer en Académie Royale de Marine en 1767 à Paris. En 1741, une École de la Marine fut créée à Paris, elle devint en 1765 l’École des ingénieurs constructeurs des vaisseaux royaux (l’actuelle ENSTA).

15Unger (1985) relève « qu’au cours du xviii^e siècle, les tâches de conception et celles de construction se séparèrent ». Ce constat, pour le cas de la France, se concrétise de façon particulièrement claire par le travail de conception des ingénieurs constructeurs (dont Sané et Borda sont les plus célèbres), qui réalisent les plans des navires et qui en supervisent la construction par les charpentiers de marine, et cela bien avant l’ère industrielle et le taylorisme. La Grande Ordonnance de 1689 standardise les vaisseaux qu’elle classe en cinq rangs, du plus grand (163 pieds de long pour le vaisseau de premier rang) au plus petit (110 pieds de long pour le vaisseau de cinquième rang). Au milieu du xviii^e siècle, Choiseul fit adopter une nouvelle standardisation ne comprenant plus que trois rangs (Jenkins, 1977). À l’issue de la guerre d’Amérique, de Castries définit très précisément les caractéristiques des trois rangs de vaisseaux (des vaisseaux de premier rang à trois ponts de 110 à 120 canons, des vaisseaux de deuxième rang à deux ponts et 80 canons et surtout des vaisseaux de troisième rang à 74 canons), et les deux types de frégates de la flotte française (Jenkins, 1977). Tous ces navires étaient construits à partir des mêmes plans types, avec quelques légères variantes, Acerra (1993) relève que cette normalisation en rangs se révéla finalement assez théorique et souffrit de nombreuses infidélités. Seuls les navires de plus petite taille (corvettes et avisos) n’adoptèrent pas de plans types et constituèrent souvent des bancs d’essais pour tester telle ou telle innovation (Acerra et Meyer, 1988), ensuite éventuellement généralisée à l’ensemble de la flotte, comme ce fut le cas pour le doublage en cuivre.

16Bien sûr, l’un des avantages tactiques attendu de cette standardisation est de disposer d’une flotte homogène, dont les navires ont des performances identiques et peuvent évoluer de façon synchrone, dans une bataille ou dans un convoi. Un autre avantage est, même si cette standardisation n’est peut être pas toujours scrupuleusement respectée, de pouvoir définir des pièces normalisées à partir de chaque type de plan standard. Cette normalisation des pièces permet d’établir la nomenclature très précise de toutes les pièces relatives à un type de navire (voir le tableau 1), ce qui permet de les fabriquer en série (réduction de coûts) et à l’avance (disponibilité immédiate). Le tableau 1 trahit aussi l’extrême rigueur et la minutie du travail des ingénieurs constructeurs, qui prévoient une consommation de 831 bordages de quatre à cinq pouces, soit 7072,25 pieds cubes de bois (précision au 1/28000 millième) pour une dépense de 21218 livres et cinq sols… D’autres pièces peuvent être compatibles avec plusieurs types de navires (mâts, voiles, pièces de charpente) et les équipements sont eux aussi normalisés et peuvent ainsi être indifféremment affectés à plusieurs types de navires, comme les canons qui ne comprennent plus que trois modèles (36 livres, 24 livres et 18 livres, la livre étant ici le poids du boulet tiré par un canon). Cette conception très modulaire des navires, et de leurs pièces au moins partiellement interchangeables, facilite l’entretien des navires (rappelons qu’un navire est souvent endommagé à l’occasion d’une tempête ou d’une bataille), et conduit à une interopérabilité des moyens maritimes. Elle autorise aussi une certaine flexibilité dans la gestion de la flotte en permettant de construire ou d’armer tel ou tel type de navire en fonction des circonstances du moment.

Tableau 1 : Nomenclature des pièces relatives à un type de navire

17Le fait de définir des plans types de navires permet également de stabiliser les processus de construction des navires et de leurs différents « composants » et d’établir de véritables « gammes de production », très rationnelles et productives. Le tableau 2 définit de façon extraordinairement précise les différentes tâches liées à la construction d’un navire, en valorisant la quantité de travail nécessaire métier par métier, ainsi que son coût. On voit par exemple que pour produire une frégate de type n° 1, il faut très exactement 2903,5 journées de travail de perceur, ce qui coûte 3390 livres et 11 sols Le coût final de cette frégate s’établit finalement à 166032 livres 15 sols et quatre deniers : peut-on être plus précis et mieux organisé ? Cette définition de toutes les phases de la construction d’un navire, et la disponibilité de toutes les ressources matérielles et humaines dans un arsenal, pouvaient également permettre, en fonction des moyens mobilisés, une très grande réactivité : en 1780, en pleine guerre d’Amérique, le vaisseau de 100 canons le Majestueux fut construit en sept mois au lieu d’une douzaine habituellement. En période de paix, l’arsenal pouvait au contraire étaler la construction d’un vaisseau sur plusieurs années pour maintenir sur place la main-d’œuvre spécialisée.

Tableau 2 : Les différentes tâches liées à la construction d’un navire

18Il apparaît clairement que l’arsenal, où coexistent trois autorités militaires, administratives et corporatives (Acerra, 1993), constitue la pièce maîtresse de cette gigantesque machinerie qui sous-tend le fonctionnement d’une marine de guerre : « C’est un enclos où est compris un port de mer appartenant au gouvernement, où il tient ses vaisseaux et tout ce qui est propre à les construire, à les conserver, à les armer, les désarmer, les radouber » (Encyclopédie méthodique marine, 1783, tome 1). L’arsenal est un pôle industriel et logistique, c’est un lieu fermé à l’accès réglementé pour en protéger les bâtiments et leur contenu, très rationnellement organisé pour assurer la plus grande fluidité de la circulation des « munitions navales » entre des ateliers et/ou des entrepôts aux stocks soigneusement conditionnés et rigoureusement comptabilisés. Les arsenaux représentent aussi les plus grandes concentrations ouvrières de l’époque : en pleine guerre d’Amérique, Brest comptait plus de 10000 ouvriers employés dans le seul arsenal dans une trentaine de métiers très spécialisés (Acerra, 1993), et l’ensemble des arsenaux de Brest, Toulon et Rochefort comptait à la fin du xviii^e siècle de 8000 à 16000 ouvriers (Toudouze et al., 1959).

19L’arsenal est aussi le pivot d’un réseau très dense de fournisseurs, locaux, nationaux, continentaux, voire mondiaux comme nous l’avons vu précédemment. Si les bois de mâture venaient de fort loin en transitant souvent par Le Havre ou Toulon, l’essentiel des bois de charpentes était issu de forêts françaises très surveillées par la Marine. Ces bois étaient achetés par la Marine auprès d’adjudicataires et de munitionnaires selon des tarifs fixés par elle (Acerra, 1993). Même si quelques sous-traitants pouvaient se trouver à proximité de l’arsenal, ce dernier recevait ses fournitures de manufactures extérieures. Par exemple, les canons provenaient, entre autres, des fonderies de Ruelle ou d’Indret (un canon de 36 livres pesait de 3,5 tonnes), les ancres de Cosne-sur-Loire (une ancre pouvait peser jusqu’à cinq tonnes), la viande salée de France mais aussi d’Irlande et du Danemark pour les qualités les plus appréciées, le vin du Sud-Ouest de la France ou de la Vallée de la Loire, l’eau de vie de Cognac, le fromage de Hollande (Boudriot, 1988), etc. Cela posait de nombreux problèmes de transport et la voie d’eau était massivement utilisée car c’est la seule à pouvoir acheminer une charge aussi lourde qu’une ancre de cinq tonnes.

20L’arsenal est également un complexe industriel où l’on trouve des bâtiments industriels très variés, comme des corderies (celle de Rochefort, toujours en place fait 300 mètres de longueur), des voileries, des ateliers de menuiserie et de sculpture, des boulangeries pour la fabrication des biscuits (l’aliment de base des matelots), des tonnelleries indispensables pour assurer le conditionnement des vivres (l’eau, le vin, l’eau de vie, les biscuits, la viande salée, etc.). Il dispose également d’infrastructures industrielles spectaculaires, comme des cales de construction (celles de Rochefort sont encore intactes et l’on y construit actuellement une réplique de la frégate L’Hermione qui conduisit Lafayette en Amérique) et des bassins de radoub pour l’entretien des navires, mais aussi d’équipements industriels comme des machines à mâte, etc.

21L’arsenal est enfin un site logistique majeur où sont stockées, dans des entrepôts ou des parcs spécialisés, les multiples munitions navales indispensables à la construction, à l’entretien et à l’armement d’une flotte de guerre. Les bois de charpente sont stockés à l’extérieur sous forme de grumes, ou dans des entrepôts si les pièces sont déjà façonnées. La planche 2 en annexe représente des pièces de charpente, éventuellement conservées dans des magasins, mais elles peuvent aussi être « stockées sur pied » gratuitement et dans les meilleures conditions de conservation possibles, comme le montre la planche 1, en restant en place et disponibles dans leur forêt d’origine. La pièce façonnée « d » en forme d’équerre de la planche 2 se retrouve dans la pièce « M » de la planche 1 ; la pièce « T » en forme de Y de la planche 2 se retrouve dans la pièce « V » de la planche 1.

22Les quantités de bois nécessaires à la construction d’un navire étaient considérables : un vaisseau de 74 canons nécessitait 2000 gros chênes de 150 ans au moins, ce qui correspond à une coupe de 60 hectares de forêt et les plus grands vaisseaux de premier rang en exigeait 4000 (Ballu, 2000). Vial du Clairbois (1787) estime que la construction d’un vaisseau de 74 canons exigeait 77790 pieds cubes (2680 m³) de bois de chêne et 7835 pieds cubes (270 m³) de bois de sapin. Sachant que la durée de vie d’un navire était d’une quinzaine d’années, pour disposer d’une flotte de 80 vaisseaux et 70 frégates (la flotte française à la veille de la Révolution), il fallait construire au moins dix navires par an et entretenir régulièrement les navires en service. Rappelons également que la France, susceptible de faire l’objet d’un blocus anglais, anticipait ses besoins et constituait toujours de très importants stocks pour pouvoir rapidement disposer en début de conflit de forces supérieures à celles de la Royal Navy, beaucoup plus lente à armer.

23Les bois de mâture faisaient l’objet d’un mode de stockage très particulier : ils étaient immergés dans des fosses d’eau légèrement salée, ce qui leur permettait de conserver presque indéfiniment leurs propriétés mécaniques de flexibilité et de résistance. Pour faire face à toute éventualité, la Marine n’hésitait pas à constituer des stocks de précaution considérables : en 1785, elle disposait de 1900 mâts de grande taille et de 622 mâtereaux de moindre taille (Acerra, 1988), de quoi ré-équiper pratiquement toute la flotte disponible Les matières inflammables (goudron, poix, etc.) ou dangereuses (poudre) étaient stockées dans des entrepôts particuliers (comme une poudrière), loin des parcs à bois pour éviter les ravages causés par un éventuel incendie. En 1793, les anglais, assiégés à Toulon par les français, n’hésitèrent pas à brûler tous les approvisionnements de l’arsenal pour durablement affaiblir la Marine française.

24Les canons, les ancres et les boulets étaient stockés dans des parcs en plein air, contrairement aux voiles, cordages et armes légères, stockés dans des entrepôts spécialisés à l’abri des intempéries. Toutes ces munitions navales faisaient l’objet d’une activité normale de transport et de manutention dans l’arsenal en période de paix pour assurer la construction et/ou l’entretien des vaisseaux. En revanche, en période d’armement d’une flotte, l’arsenal connaissait une intense activité pour disposer rapidement de navires prêts à partir. Au retour des escadres, il fallait désarmer les navires, démonter ou sortir des navires toutes les pièces et munitions navales vulnérables (voiles, cordages, mâts, tonneaux, armes légères, poudre etc.) ou pesantes (canons, boulets, ancres etc.) pour les re-conditionner et les stocker dans l’arsenal en vue d’un futur réarmement. Les navires, réduits à l’état de coque nue, pouvaient alors hiberner sans dommage dans les ports et y attendre une nouvelle campagne.

Conclusion : le déclin des flottes à voile et l’occultation de la logistique

25La Marine de guerre française connut son apogée sous le règne de Louis XVI et l’on retrouve dans son organisation administrative et industrielle les grands principes actuels de la logistique ; ceux-ci n’ont cependant pas été désignés comme tels à l’époque et ont donc été longtemps occultés. Malgré l’avance technologique du « système naval » français, lors des guerres de la Révolution et de l’Empire, l’Angleterre, adossée à une population de gens de mer beaucoup plus importante, reprit définitivement sa suprématie navale sur la France. Cette dernière faillit pourtant reprendre l’avantage sur les Britanniques en procédant très précocement, au milieu du xix^e siècle, à toute une série d’innovations techniques porteuses de ruptures susceptibles de rendre obsolète et de déstabiliser la très puissante marine de guerre anglaise, exclusivement formée de navires à voiles relevant d’un système technique optimal, mais figé, dont tous les besoins sont prévisibles.

26La construction d’une flotte de navires à vapeur en fer, cuirassés et armés de canons lisses puis rayés, tirant des obus explosifs, permettait en effet de définitivement surclasser une flotte constituée de voiliers en bois. La Grande-Bretagne ne se laissa pas toutefois distancer et adopta rapidement ces nouveaux principes de construction, une véritable course à l’innovation se déclencha : chaque navire était déjà obsolète lors de son lancement et les marines de guerre devinrent de véritables « flottes d’échantillons » très hétérogènes. Il s’avéra désormais impossible d’anticiper des besoins matériels sans cesse renouvelés et les arsenaux durent donc adopter une politique réactive au jour le jour. La conséquence en est évidente et brutale pour les grands principes de la logistique : ils tombèrent dans l’oubli pour un siècle…