1Issu à l’origine de préoccupations opérationnelles, le management logistique s’est progressivement inséré dans des formes d’organisation plus complexes, pour devenir le noyau dur d’une démarche véritablement stratégique de management de la supply chain, résolument ouverte sur l’environnement de la firme (Colin, 2005). Toutefois, avec la globalisation des supply chains, les relations inter-acteurs deviennent de plus en plus complexes. Une complexification puisant ses origines dans les évolutions au niveau de la longueur des chaînes, la multiplication des partenaires, la pression des délais ainsi que les décalages contextuels et culturels entre les acteurs (voir le chapitre p. 137).

2Autrement dit, les entreprises se caractérisent aujourd’hui par une exposition exacerbée aux risques dans la supply chain qui a suscité un engouement dans les milieux scientifiques et professionnels. La prise en compte du risque dans les supply chains n’est pourtant pas récente. Fabbe-Costes (1992, 1997) avait très tôt souligné la complexité de la gestion des flux physiques et mis l’accent sur le rôle de la logistique (comme démarche de gestion) dans la maîtrise des aléas ainsi que sur l’importance de la prise en compte du risque dans la finalisation du processus logistique. Depuis quelques années, de nombreux travaux de recherche ont exploré comment des modèles de gestion des risques, dérivés d’autres disciplines, pouvaient être appliqués dans le contexte supply chain, ce qui a généré un champ de recherche nouveau, le supply chain risk management.

3Les différents modèles de gestion des risques dans la supply chain présentés dans la littérature reposent souvent sur un chiffrage anticipé du risque comme produit (espérance mathématique) de la probabilité par l’impact (ou gravité). Or, toute une série de difficultés épistémologiques ont conduit à comprendre que cette représentation du risque n’était qu’une composante d’une structure plus complexe (Kerven, 1995). Les cyndiniques, sciences qui étudient les dangers, et les risques qui en découlent, proposent de compléter cette dimension statistique, par quatre autres espaces épistémique, téléologique, déontologique et axiologique formant un hyperespace de danger. En associant à chaque réseau d’acteurs un hyperespace de danger, il devient possible de mieux décrire les situations complexes, et de mieux maîtriser les risques qu’elles génèrent.

4C’est dans cette optique que le présent questionnement a pris place : pouvons-nous marier cyndinique et logistique ? Si l’on a souvent reproché aux cyndiniques leur difficulté d’application en pratique (Verdel, 2000), nous pensons que la logistique fournit un terrain fécond pour l’application de cette approche. La cyndinique logistique pourrait fournir une vision systémique pour mieux appréhender la complexité croissante des supply chains. L’objectif du chapitre est de donner vie à cette idée en transposant l’approche cyndinique au terrain de la logistique. Après avoir précisé ce que nous entendons par risque en général, et par risque dans la supply chain en particulier, nous discuterons brièvement des modèles de gestion des risques supply chain et des limites de leur application. Ensuite, nous présenterons les principaux concepts cyndiniques, avant de porter un regard cyndinique sur la logistique.

La gestion des risques dans la supply chain : éclairages théoriques

5Qu’est ce que le « risque » ? Le mot risque semble être employé couramment pour parler indifféremment d’un événement, à la fois en terme de probabilité d’apparition ou de conséquences (néfastes). Dans la littérature, nous ne retrouvons pas de consensus linguistique sur la définition du mot risque. Il existe une multitude de définitions, qui font souvent l’objet de confusion, et qui varient selon le domaine et le contexte dans lequel le risque est étudié.

Le risque supply chain : essai de conceptualisation

6Commençons tout d’abord par définir le mot risque. D’après Peck (2006), « risque » et « incertitude » sont, dans la pratique, souvent employés l’un pour l’autre, mais dont le sens technique est différent. Peck (2006) mentionne la célèbre distinction de Frank Knight : « if you don’t know for sure what will happen, but you know the odds, that’s risk, and if you don’t even know the odds, that’s uncertainty ». En d’autres termes, dans une situation de risque, les conséquences ne sont pas connues, mais il est possible d’évaluer les probabilités qui leurs sont associées, alors que dans une situation d’incertitude, il est impossible de construire une distribution des probabilités des résultats possibles. March et Shapira (1987) suggèrent que le risque correspond à « la variance des probabilités de gain et de perte associées à une alternative particulière ». D’après cette définition, le risque est principalement associé à la variance des résultats (positifs ou négatifs), et de leurs probabilités. En d’autres termes, une alternative risquée est une alternative pour laquelle les résultats possibles sont divers (positifs ou négatifs), et incertains. Pour les cyndiniques, le risque est défini comme étant une conséquence de la matérialisation du danger, et permet de mesurer ce dernier (Kervern et Boulenger, 2007).

7Dans la littérature en SCM, les auteurs anglo-saxons mobilisent deux termes qui sont certes proches, mais dont le sens technique est différent : supply risk et supply chain risk. Il est nécessaire de faire la distinction entre les deux. Lavastre et Spalanzani (2008) présentent une distinction intéressante. D’après ces auteurs,

le premier (supply risk) est très opérationnel et concerne les approvisionnements, les livraisons, les commandes et la gestion très opérationnelle à court terme des flux. Le second (supply chain risk) est plus stratégique et transversal, et concerne la gestion, la mise en place et l’organisation des flux entre les partenaires d’une chaîne logistique ; ses effets auront des conséquences sur le supply risk.

8Nous proposons une autre distinction qui justifie le recours à ces deux termes, et qui complète celle proposée par Lavastre et Spalanzani (2008) en suggérant que la différence entre les deux termes concerne le niveau de la supply chain dans lequel on se situe pour étudier le risque.

9Ainsi, le supply risk concerne la partie amont de la firme pivot qui assure le rôle de broker de flux, alors que le supply chain risk concerne l’ensemble des risques auxquels la supply chain est exposée depuis le premier fournisseur jusqu’au client final. Dans ce sens, Manuj et Mentzer (2008a) suggèrent que « supply risks reside in the course of movement of materials from supplier’s suppliers to the focal firm ». Cette définition permet de bien situer le supply risk par rapport à l’ensemble de la chaîne (voir la figure 1). Le supply risk n’est donc qu’un type de risque, parmi beaucoup d’autres, auxquelles les supply chains sont exposées. Manuj et Mentzer (2008a) énumèrent huit types de risques qui peuvent affecter une supply chain globale, mais ils n’en ont retenu que quatre (risques d’approvisionnement, risques opérationnels, risques de la demande, risques de sécurité), en justifiant ce choix par le fait que les quatre autres (risques macroéconomiques, risques politiques, risques de compétitivité, risques de ressources) ne peuvent se manifester de manière isolée, mais forcément sous une forme combinée des quatre premiers. Les auteurs en ont déduit que seuls les quatre premiers types de risques sont directement liés et peuvent affecter directement une supply chain.

Figure 1 : Risques dans une supply chain étendue

10Contrairement aux définitions générales du risque qui admettent une dimension positive du risque, la connotation du risque dans un contexte SCM semble être exclusivement négative. Manuj et Mentzer (2008b) définissent le risque dans la supply chain comme « the distribution of performance outcomes of interest expressed in terms of losses, probability, speed of event, speed of losses, the time for detection of the events, and frequency ». Ceci reflète la perception négative du risque par les managers, comme l’ont démontré les résultats de March et Shapira (1987). Une autre définition a été proposée par Jüttner et al. (2003), qui suggèrent que le risque supply chain concerne l’ensemble de la supply chain et que la rupture potentielle des flux peut se produire au-delà des frontières inter-organisationnelles. Ces auteurs considèrent le risque supply chain comme étant

tout risque qui concerne les flux d’informations, de matières ou de produits et qui peut affecter la livraison du produit fini à son utilisateur final. En d’autres termes, le risque supply chain reflète la possibilité et la conséquence d’une inadéquation entre l’offre et la demande.

11Cette dernière définition, bien qu’elle permette de bien différencier le supply chain risk du supply risk, nous parait incomplète dans la mesure où elle ne fait pas référence aux risques liés aux flux financiers. En effet, plusieurs travaux se sont intéressés aux risques liés à ce type de flux comme les risques liés aux fluctuations des taux de change, aux capacités financières des partenaires ou encore aux pratiques de paiement (Tang et Nurmaya Musa, 2010). En guise de synthèse, nous proposons de définir le risque supply chain comme la combinaison de la probabilité d’occurrence et de l’impact d’un événement qui peut affecter la maitrise des flux physiques et/ou financier et/ou d’informations d’une organisation et/ou de ses partenaires amont et/ ou aval au sein d’une supply chain, et qui peut causer une incapacité à satisfaire les besoins du client final. Une telle vision reflète la complexité du risque en général, et du risque dans la supply chain en particulier.

L’essor du supply chain risk management

12L’attitude face au risque diffère selon les individus et les organisations. Cette attitude est fortement influencée par le degré d’incertitude, la perception positive ou négative du risque, ainsi que d’autres facteurs comme le secteur d’activité, le comportement individuel des managers ou l’expérience antérieure avec des risques (March et Shapira, 1987 ; Harland et al., 2003). Les organisations ou les individus ont ainsi le choix entre accepter le risque (et choisir de le gérer) ou, au contraire, l’éviter. Cependant, le risque est inhérent à toute activité, quelle que soit sa nature. Il est donc impossible dans n’importe quel environnement économique, d’éviter l’exposition au risque directement ou indirectement (exposition des fournisseurs ou des clients). La gestion des risques s’impose de plus en plus comme un moyen efficace pour faire face aux risques auxquels les organisations sont exposées (voir le chapitre p. 157).

13Sans prétendre à une revue exhaustive des modèles de gestion des risques supply chain, nous avons choisi de nous appuyer sur des travaux représentatifs qui mettent en lumière les éléments communs aux différents modèles. Khan et Burnes (2007) suggèrent, en suivant White (1995), que la plupart des approches de gestion des risques proposées dans la littérature tendent à adopter une approche composée de trois phases :

• Identification des risques : en partant d’une appréciation du contexte, son but est de déterminer des risques qui sont susceptibles de se produire ;
• Évaluation des risques : son but est de comprendre la probabilité d’occurrence et l’impact des risques les plus significatifs ;
• Traitement des risques : son but est de décider de l’action la plus appropriée à entreprendre pour chaque risque (ou combinaison des risques), ainsi que de la partie la plus appropriée pour gérer chacun des risques identifiés.

14Depuis quelques années, des chercheurs ont commencé à explorer comment des modèles de gestion des risques, dérivés d’autres disciplines, peuvent être appliqués dans un contexte de supply chain. Ces recherches ont permis de développer des modèles plus affinés. Ainsi, Harland et al. (2003) proposent une grille pour gérer les risques dans un réseau d’approvisionnement composé de six phases : cartographie du réseau d’approvisionnement, identification du risque, évaluation du risque, contrôle du risque, formulation d’une stratégie de collaboration de gestion du risque dans le réseau et, enfin, application de cette stratégie (voir le chapitre p. 117). De leur côté, Manuj et Mentzer (2008a) suggèrent un modèle de gestion des risques en cinq phases : identification des risques, évaluation des risques, choix de la stratégie des risques appropriée, mise en place de la stratégie de gestion des risques et, enfin, réduction des risques dans la supply chain.

15En somme, chaque modèle de gestion des risques doit reposer sur une séquence logique qui consiste à déterminer le contexte en présence et les risques qu’il génère, à apprécier ces risques et à établir des actions en vue d’en réduire l’importance. Cependant, si la gestion des risques présente un intérêt certain dans un contexte de supply chain, son application pratique se voit confrontée à divers obstacles. Manuj et Mentzer (2008a) insistent sur les difficultés liées à la complexité accrue des supply chains globales. Pour Harland et al. (2003), une autre difficulté concerne l’identification et la mesure du risque, non pas pour un seul acteur, mais pour l’ensemble des acteurs de la supply chain. Ce qui nous interpelle également dans les modèles de gestion des risques présentés dans la littérature, c’est, d’une part, le fait de s’intéresser aux risques liés à l’environnement dans lequel les supply chains évoluent plus qu’à ceux liés aux interactions entre les acteurs et, d’autre part, la subordination des actions de mitigation de risque à son évaluation (quantification) arithmétique. L’approche cyndinique pourrait pallier ces limites en permettant de mieux appréhender la complexité croissante des supply chains. L’objectif du chapitre est de donner vie à cette idée en transposant l’approche cyndinique au terrain de la logistique.

La cyndinique logistique : une approche pour appréhender la complexité des supply chains

16La cyndinique, du grec kindunos, qui signifie danger, peut être définie comme étant la « science visant à rendre intelligibles et donc prévisibles, les dangers, et les risques qui en découlent, endogènes et exogènes au sein d’un système et de permettre de les réduire » (Kervern et Boulenger, 2007). Cette science très jeune, appelée aussi sciences du danger, a été introduite en 1987 à la suite d’un colloque organisé par une association de dirigeants français. Les cyndiniques se sont par la suite développées au-delà des frontières françaises avec la création en 1990 de l’Institut Européen des Cyndiniques.

Présentation des principaux concepts

17D’après Kervern et Boulenger (2007), les cyndiniques ont pour objet de déterminer les lois qui permettent de décrire la fabrication du danger (la cindynogène), de le rendre intelligible, de prévoir ses manifestations et de les réduire (la cindynolytique). Georges-Yves Kervern, fondateur des éléments théoriques fondamentaux des cyndiniques, a cherché à fédérer différentes disciplines qui concourent à l’analyse et à l’étude des dangers et des risques dans les organisations socio-techniques complexes en s’appuyant notamment sur les travaux du courant de la pensée complexe. Cette approche, qui s’est intéressée exclusivement à ses débuts à prévenir les risques technologiques majeurs, a évolué vers d’autres domaines d’application comme la ville (cyndinique urbaine), la santé publique (cyndinique sanitaire), ou la finance (cyndinique financière). Les cyndiniques proposent un cadre de formalisation qui permet de décrire et d’analyser les situations complexes. Il repose sur une représentation à cinq dimensions qualifiée d’hyperespace du danger (voir la figure 2).

Figure 2 : Hyperespace du danger

18D’après Kervern (1995), toute situation peut s’envisager en fonction de quatre axes (déontologique, axiologique, épistémique et statistique) qui concourent à la réalisation d’un cinquième axe (téléologique). En associant à chaque acteur (ou réseau d’acteurs) un hyperespace de danger, il est possible de mieux décrire les situations complexes, et de mieux maîtriser les risques qu’elles génèrent. La situation doit d’abord être précisée en la limitant dans le temps, dans l’espace et par les réseaux d’acteurs qui y sont associés. Les concepts permettant ensuite d’analyser la fabrication du danger, et s’appuyant sur cette représentation, sont ceux de déficit systémique cindynogène (DSC), de dissonance et de potentiel cyndinique (PC).

19Les déficits systémiques cindynogènes (lacunes, blocages, dégénérescences, disjonctions) constituent des « trous » dans le dispositif de connaissance et de pilotage des risques associé à un réseau d’acteurs (Kervern, 1995). Ces déficits ont fait l’objet d’un repérage par l’analyse systémique des situations de danger. Les dissonances (ambiguïtés) sont des écarts entre deux ou plusieurs réseaux d’acteurs évoluant dans la même situation (Kervern, 1995). Ce concept permet d’avoir une vision globale de la situation étudiée et non une vision par acteur. Enfin, le PC est une fonction croissante des DSC de chacun des réseaux associés à la situation et des dissonances existantes entre les différents réseaux de cette même situation (Kervern et Boulenger, 2007). Au-delà d’un certain seuil, le PC provoque le déclenchement d’une transformation non intentionnelle par l’apparition de symptômes (incidents, accidents, catastrophe). A contrario, une transformation intentionnelle va consister à réduire les PC en s’attaquant aux dissonances et aux déficits. Ainsi, en détectant en temps utile les DSC et les dissonances et en y appliquant, de façon préventive, le traitement approprié, on peut diminuer la probabilité d’occurrence et réduire les risques.

Une approche pour appréhender la complexité des supply chains

20D’après Colin (2002), la logistique s’apparente à « la gestion des flux physiques de marchandises par un flux d’information ». En partant de cette définition, nous pouvons appréhender la logistique comme une situation cyndinique impliquant plusieurs acteurs (fournisseur, PSL, consommateur, etc.), évoluant dans un horizon géographique (région, pays ou continent) et temporel (temps de livraison, cycle de vie, etc.). Nous allons développer un regard cyndinique sur la logistique, en partant des différentes dimensions de l’hyperespace du danger.

21Commençons par l’axe téléologique. Selon Fabbe-Costes (1992), la logistique, en tant que démarche complexe, se définit par une finalité d’optimisation globale approximative de la supply chain, qui substitue un optimum global approximatif et complexe de type projet à une juxtaposition d’optima locaux de type performance. La question de la finalité est donc fondamentale en logistique, car les objectifs stratégiques des différents acteurs d’une supply chain et les choix logistiques qui en découlent ne sont pas forcément convergents. Colin (2002) suggère que « les choix logistiques des différentes entreprises impliquées dans la même supply chain peuvent au mieux présenter des redondances et donc des surcoûts, au pire rentrer en contradiction et exercer des effets négatifs sur l’ensemble des acteurs ».

22En matière de gestion des risques, la divergence des finalités entre les acteurs d’une supply chain est un facteur de complexification (Fabbe-Costes, 1992), et peut donc être cindynogène dans la mesure où elle crée des dissonances dans l’axe téléologique. L’analyse des hyperespaces des différents acteurs impliqués dans une supply chain permet de mieux identifier une (ou plusieurs) finalité(s) commune(s). La synchronisation ou du moins le rapprochement de ces finalités devrait impacter sur la performance globale. Dans ce sens, Colin (2002) suggère que la performance logistique interne à chaque entreprise de la chaîne passe par l’adoption d’une performance globale de la chaîne. L’auteur précise néanmoins que « cette recherche d’une performance logistique globale ne va pas sans poser des problèmes de répartition de la valeur créée ».

23La poursuite de finalité(s) commune(s) nécessite un minimum de coordination, d’engagement et de confiance mutuelle, ce qui nous amène à l’axe axiologique (pris ici dans une acception très large). Deux conceptions des valeurs peuvent être proposées selon l’angle d’analyse : celles qui régissent les relations entre les acteurs de la supply chain, et celles qui régissent les relations de la chaîne avec son environnement. Les rapports entre acteurs de la supply chain alternent entre le besoin (ou la nécessité) d’instaurer un climat de confiance et de collaboration et des comportements de prédation, de pouvoir et d’opportunisme qui peuvent ressurgir et nuire à la qualité des relations contractuelles. Ces comportements opportunistes, perçus comme « nuisibles » par certaines parties prenantes, peuvent, sous certaines conditions, avoir un effet positif pour d’autres parties prenantes. Fulconis et Paché (2008) considèrent ainsi que l’opportunisme est capable d’affermir la compétitivité des acteurs au sein des réseaux inter-organisationnels.

24De plus, les acteurs de la supply chain font des choix qui peuvent parfois s’opposer ou, du moins, contrarier les valeurs de la société. Ces valeurs sont fortement liées aux règles (axe déontologique), propres aux acteurs de la supply chain, qu’elles soient formelles ou informelles, ainsi que celles émises par la Société (lois, règlements, normes environnementales, normes sociales, etc.). La supply chain en tant qu’organisation normative et prescriptive édicte des règles, des normes et des procédures (Colin, 2002). Ces règles doivent permettre de structurer les relations entre les acteurs, et intègrent de ce fait les choix et contraintes logistiques de chacun. Dans ce sens, Fabbe-Costes (2002) insiste sur l’importance de la co-construction par les acteurs de la supply chain des normes et standards qui leur permettront de partager une organisation logistique. L’hyperespace de danger pourrait donc permettre de mieux analyser les valeurs et les règles des différents acteurs d’une supply chain, pour essayer d’identifier et traiter celles qui sont cindynogènes et renforcer celles qui sont cindynolytiques.

25Les échanges entres les acteurs de la supply chain requièrent d’importants flux d’information. Ces informations sont « produites » et « consommées », donc échangées et partagées, par l’ensemble des acteurs (Fabbe-Costes 1992). Elles forment une mémoire de la chaîne et sont le reflet des faits et des événements ayant marqué les relations entre ses acteurs. Ils constituent, pour les cyndiniques, la dimension statistique (axe mnésique). En matière de gestion des risques, la dimension statistique est très présente. D’une part, elle permet, dans la mesure du possible, d’évaluer le risque en le chiffrant par des calculs mathématiques, et de décider des actions à établir en vue d’en réduire l’importance en agissant sur sa probabilité d’occurrence ou sur son impact (ou sur les deux). D’autre part, elle permet de suivre son évolution, grâce notamment à des outils comme la cartographie des risques.

26Cependant, cette quantification, isolée des autres dimensions dans les modèles classiques de gestion de risques, souligne leur principale limite. Elle concerne l’interprétation qui est faite des données. Comme nous l’avons présenté plus haut, le risque est par définition multidimensionnel, et sa perception par les individus (et les organisations) est différente ; elle dépend de leurs valeurs, leurs objectifs, leurs relations et surtout des règles et des normes qui régissent ces relations. Nous rejoignons ici Fabbe-Costes (2002) pour insister sur l’importance de la co-construction de normes et sur son rôle pour l’interprétation d’informations échangées entre les acteurs de la supply chain en matière de gestion des risques. L’hyperespace de danger peut pallier les décalages qui peuvent subsister dans les données échangées entre les acteurs de la supply chain, en permettant une certaine cohérence des évaluations et des interprétations qui sont faites de ces données (voir le chapitre p. 127).

27La dernière dimension, et non la moindre, est celle des modèles (axe épistémique). D’après Kervern (1995), l’espace des modèles complète celui des statistiques (axe mnésique) sous forme de diverses modélisations dont il est difficile de maîtriser la liste. Dans des supply chains de plus en plus complexes, la question n’est plus d’identifier un modèle à suivre mais plutôt de le construire. Cette construction nécessite une approche évolutive qui permet de co-construire des normes et des valeurs régissant les relations entre les acteurs de la supply chain en intégrant leurs finalités et en tenant compte des évolutions de ces finalités. Fabbe-Costes (2002) suggère que le mode projet, et tout particulièrement le co-pilotage de projet co-conçu (CPPC), est le plus pertinent en logistique. Selon Avenier (1997), le CPPC est une forme générique de gestion de projet qui repose sur une construction collective du projet (problème initial et les diverses manières de le résoudre), ainsi que sur une élaboration collective des règles de sa mise en œuvre (arbitrage des conflits, circulation des informations, etc.). Ce mode de fonctionnement pourrait donc permettre une « recomposition permanente des solutions logistiques » (Fabbe-Costes, 1992), pour faire face aux incertitudes, aux fluctuations et à la complexité de l’environnement dans lequel les supply chains doivent évoluer.

Conclusion

28À une époque où l’accroissement de la complexité organisationnelle et opérationnelle pousse les entreprises à prendre en compte de nouvelles contraintes, une réflexion sur une approche globale d’analyse et de gestion des risques semble tout à fait pertinente. La gestion des risques n’est pas forcément synonyme d’esquive ou d’évitement des risques, mais dépend des finalités des règles et des valeurs que chaque organisation choisit d’adopter dans ses relations avec son environnement et avec les autres acteurs de la supply chain. Ainsi, quelle que soit l’attitude de l’organisation face aux risques, réactive, défensive, pro-active ou analytique, il est important de pouvoir les identifier et de les analyser en ayant la vision la plus globale possible. La cyndinique logistique fournit une telle vision holiste qui se nourrit d’autres champs disciplinaires pour mieux appréhender et manager la complexité croissante des supply chains.