1Au début des années 2000, Colin et Farah (2000) proposaient d’analyser la question classique de la coordination logistique inter-organisationnelle à l’aide du concept de décalage. Appliquée à un contexte dyadique de relation client-fournisseur, cette approche leur permit de développer un modèle séquentiel de résorption des décalages, montrant que la coordination logistique est une construction, non seulement opérationnelle mais aussi contextuelle. Dans leur approche, il ne s’agit ainsi pas de réaliser la coordination entre deux organisations, mais de résoudre des décalages, ce qui suppose d’abord de les identifier, à partir d’un état des lieux.

2Transposée de la dyade au contexte réticulaire plus large de la supply chain, la conception de la coordination logistique comme processus de décalage-calage nous semble particulièrement intéressante, au sens où elle permet de contextualiser le phénomène de la coordination. La vision par les décalages introduit en effet de la relativité, et amène à des questionnements originaux : par rapport à qui ou à quoi les organisations sont-elles décalées ? Comment se construisent les cales, et sur quel périmètre opèrent-elles ? Ces questions sont novatrices au regard des questions que la coordination logistique, abordée comme un phénomène « universel » des supply chains, suscite traditionnellement : par quels mécanismes, outils, technologies opérer la coordination ? Quels mécanismes sont les plus performants ? Ces questions classiques permettent d’identifier ce que nous nommons des « cales », c’est-à-dire des solutions effectives de coordination logistique, pouvant renvoyer à des procédures, des règles, des routines, des systèmes d’information, des technologies, des outils de gestion, des indicateurs, des standards (voir le chapitre p. 127).

3L’objet de ce chapitre n’est pas de revenir sur la nature de ces cales. Il vise plutôt à identifier et décrire les différents modes et périmètres de calage logistique existant dans les supply chains. Nous défendons l’idée que la coordination logistique n’est pas un fait universel des supply chains, mais qu’il s’agit au contraire d’un processus contextuel. Au sein d’une supply chain, la coordination logistique ne vaut pas pour tout et pour tous ; elle se construit ponctuellement au travers de ce que nous appellerons, dans la lignée de Colin et Farah (2000), un processus de calage. Nous mettons ainsi en évidence quatre modèles-types de calage, à l’appui de constats théoriques et empiriques : le modèle du donneur d’ordre, le modèle du PSL, le modèle du groupe ad hoc et le modèle de la méta-organisation. Ces modèles-types diffèrent par leur mode de construction et leur principe, par le nombre et la nature des organisations concernées, par leur temps de conception, de mise en œuvre et par leur capacité d’évolution. Chacun de ces modèles-types met également en exergue une forme particulière de pivot, entendu comme une entité coordonnant les activités d’entreprises indépendantes sur une même chaîne de valeur (Fulconis et Paché, 2005). Ces quatre modèles-types, dont la figure 1 propose une première illustration, sont tout d’abord décrits successivement et indépendamment. Cette présentation est suivie d’une discussion sur l’imbrication de ces modèles de calage au sein des supply chains qui met en lumière la complexité de la coordination logistique.

Figure 1 : Les quatre modèles-types de calage

Le calage par le donneur d’ordre

4Le premier modèle-type de résorption des décalages au sein d’une supply chain est le modèle du donneur d’ordre. Le principe général de ce modèle est pour plusieurs organisations de toutes se caler sur une autre organisation membre de la supply chain, et ainsi de laisser celle-ci leur « donner des ordres ». Dans un tel modèle, c’est donc l’organisation donneuse d’ordre qui joue le rôle de pivot autour duquel le calage peut s’organiser. Le rôle de pivot des donneurs d’ordre a été très souvent décrit par la littérature (Miles et Snow, 1986 ; Fréry, 1998), et il se retrouve dans de très nombreuses supply chains. Dans l’industrie automobile, les constructeurs automobiles sont ainsi décrits comme tenant ce rôle auprès de leurs nombreux fournisseurs de premier rang. De la même manière, Benetton est conceptualisée comme étant le pivot autour duquel les fournisseurs qui travaillent pour l’entreprise se doivent de caler leur mode de fonctionnement (Fréry, 2003).

5Au sein de ce modèle, la réduction des décalages intervient par le fait que le donneur d’ordre est en situation d’imposer aux autres organisations de se caler sur lui. Un tel modèle fonctionne ainsi grâce au pouvoir et au contrôle du donneur d’ordre sur les autres organisations (Fulconis, 2000). Par sa position dominante, le donneur d’ordre peut mettre en place un système de gestion unique qui permet la maîtrise des flux physiques et informationnels, ce qui est une condition à la résorption des décalages. Il peut également imposer aux autres organisations le choix de tel ou tel type de standard, de procédure, de technologie, etc. L’acteur pivot a ainsi ici la caractéristique de gérer l’ensemble des différentes interfaces (voir le chapitre p. 63). Pour être un bon assembleur, intégrateur, coordinateur de son réseau, il s’avère indispensable que le pivot maîtrise l’assemblage et la combinaison des compétences logistiques (Pellegrin-Romeggio, 2011).

6Le premier avantage de ce modèle-type est qu’il permet de réaliser un calage entre un nombre important d’organisations, pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines. On peut ainsi noter que les constructeurs automobiles, qui travaillent fréquemment avec plus de 500 groupes fournisseurs, réussissent par leur pouvoir à imposer à ceux-ci de se caler sur leurs modes de fonctionnement logistique. De la même manière, Benetton est capable de coordonner en direct plus de 450 des fournisseurs qui travaillent pour l’entreprise (Fréry, 2003). On trouve les mêmes schémas autour des donneurs d’ordre de la grande distribution.

7Le second avantage de ce modèle de calage est la grande rapidité avec laquelle des cales peuvent être conçues au sein des supply chains. Cela tient au fait que le donneur d’ordre, par son pouvoir, n’engage pas nécessairement un dialogue avec ses partenaires et demeure décisionnaire quant à la nature et au type de cale qui sera utilisé. Notons toutefois que la conception des cales par le donneur d’ordre peut parfois être plus longue que prévu, à cause des conflits qui peuvent avoir lieu en son sein, entre ses différents départements ou fonctions.

8En dépit de ces avantages, ce modèle-type présente plusieurs inconvénients. D’une part, il ne permet de caler au sein de la supply chain que des membres qui sont en relation directe les uns avec les autres. Cela tient au fait que le pouvoir est par définition une relation (Crozier et Friedberg, 1977). D’autre part, si la prise de décision est rapide, la mise en œuvre du calage peut s’avérer souvent beaucoup plus lente et difficile que prévue. En effet, dans une relation de pouvoir « l’un n’est jamais totalement démuni face à l’autre » (Crozier et Friedberg, 1977), et des stratégies de résistance peuvent émerger. Le cas de Walmart en est une bonne illustration. En 2003, ce géant de la distribution a décidé de mettre en place la technologie RFID et de l’imposer à 100 de ses fournisseurs, leur demandant ainsi le marquage des palettes et cartons pour 2005. En 2009, les résultats n’étaient toujours pas concluants, et les fournisseurs étaient encore peu nombreux à avoir adopté la technologie. Au final, la complexité à imposer effectivement le calage à ses partenaires nous amène à souligner qu’il peut être difficile au sein de ce modèle de faire évoluer au cours du temps la cale.

Le calage par le PSL

9Le calage par le PSL constitue un autre modèle-type de réduction des décalages au sein des supply chains. Le principe de ce modèle est pour plusieurs organisations de se caler les unes avec les autres en déléguant l’opération de calage à une organisation tierce, qui est un PSL. Dans ce modèle, c’est ainsi le PSL qui est le pivot autour duquel le calage peut s’organiser. Comme le soulignent de nombreux auteurs (Fulconis et Paché, 2005 ; Zacharia et al., 2011), ce type de calage est très fréquent dans la plupart des supply chains. Le choix très répandu aujourd’hui de l’externalisation logistique fait en effet émerger depuis quelques années le PSL comme un maillon des supply chains chargé de coordonner des activités et flux logistiques entre différentes organisations clientes et fournisseurs. Par exemple, en 2009, environ 80 industriels fournisseurs de produits de grande consommation « droguerie, parfumerie, hygiène » étaient coordonnés avec le distributeur Carrefour par l’intermédiaire du prestataire ID Logistics sur sa plateforme de consolidation de Cavaillon.

10Dans le cadre de ce modèle, la réduction des décalages est rendue possible par la capacité du PSL à se positionner comme un acteur intermédiaire assurant à la fois la coordination entre organisations de la chaîne, entre activités et flux au sein de la chaîne et entre ressources et systèmes logistiques (Cui et Hertz, 2011). Le modèle suppose que le PSL soit capable de réaliser une fonction d’intermédiation, et donc qu’il déploie à la fois des capacités de résolution de problèmes de coordination et des capacités d’adaptation aux clients (Hertz et Alfredsson, 2003 ; Cézanne et Saglietto, 2011). Cette faculté de connexion, de coordination et de combinaison peut en outre dépasser le cadre d’une supply chain unique : le PSL se trouve ainsi en position de gérer tout un réseau d’acteurs, d’activités et de ressources recouvrant différentes supply chains entre lesquelles il pourra mettre en œuvre des synergies.

11Le principal avantage de ce modèle-type est la relative rapidité avec laquelle le calage peut être conçu puis mis en œuvre au sein des supply chains. Étant donné que sa raison d’être est de jouer un rôle d’intermédiaire coordinateur, le PSL développe en effet des processus, outils, règles et pratiques standardisés afin d’atteindre l’efficience opérationnelle et le partage d’information. Ses compétences et ressources, son expertise, permettent ainsi une conception rapide des dispositifs de calage entre les organisations. Une fois conçus, les dispositifs de calage peuvent par ailleurs être rapidement mis en œuvre. Dans ce modèle, les organisations s’appuient en effet sur la capacité de coordination du PSL, ce qui leur permet de faire l’économie d’un calage direct avec les multiples organisations avec lesquelles ils partagent des flux, et d’avoir seulement à se caler avec le PSL.

12Ce modèle de calage présente cependant plusieurs inconvénients. D’abord, il ne fonctionne en général qu’à l’échelle de quelques dizaines d’organisations. Ensuite, il ne permet un calage qu’entre des organisations qui sont en relation directe les unes avec les autres. Le calage par PSL présente également des risques. Comme nous l’avons vu plus haut, ce modèle suppose un calage avec le PSL, un arrangement organisationnel et relationnel qui abrite des coûts indirects ou cachés souvent mal évalués ex ante. En confiant la responsabilité de la coordination logistique de la chaîne à un tiers, les membres de la chaîne prennent également le risque de perdre leurs compétences logistiques opérationnelles et stratégiques (Camman et al., 2005), et se rendent dépendants d’un acteur qui peut obtenir une position dominante ou faire preuve d’opportunisme (Boissinot, 2010).

13De ce fait, au sein du modèle de calage par le PSL, la capacité des organisations à faire évoluer la cale peut alors être plus ou moins forte. S’il s’agit de faire évoluer le système logistique avec le prestataire existant dans la chaîne, la capacité d’évolution est assez forte au regard des capacités d’adaptation et de proposition de nouvelles solutions innovantes des PSL (voir le chapitre p. 83). S’il s’agit en revanche de faire évoluer le système logistique en ayant recours à un nouveau prestataire, l’effet de dépendance au prestataire existant et le coût de changement de partenaire peuvent au contraire limiter fortement la capacité d’évolution de la cale.

Le calage par le groupe ad hoc

14Un troisième modèle-type de résorption des décalages au sein d’une supply chain est le modèle du groupe ad hoc. Le principe de ce modèle est pour plusieurs organisations de se caler collectivement les unes avec les autres, en vue de résorber entre elles un décalage ayant été au préalable identifié. Dans ce modèle, c’est alors le groupe d’organisations, constitué de manière ad hoc, qui est le pivot autour duquel s’organise le calage.

15De manière générale, de tels dispositifs de calage sont très souvent mis en œuvre dans les supply chains. Ainsi, en septembre 2011, dans l’industrie automobile, Agrati, fournisseur de vis pour voiture ayant pour clients principaux PSA et Renault, a mis en place un groupe ad hoc sous forme de cellule de crise regroupant différentes parties prenantes (les clients PSA et Renault, les syndicats et organismes professionnels) pour proposer des solutions suite à une rupture dans l’approvisionnement des vis due à une migration non maîtrisée de sa plate-forme logistique et de son système informatique. Ce problème de réapprovisionnement est survenu dans le contexte de flux très tendus typique de l’industrie automobile, donc sans la marge de sécurité que peuvent constituer les stocks, entraînant l’arrêt des chaînes d’assemblage de PSA. La mise en place immédiate de la cellule de crise a permis de rassembler des acteurs de cette industrie pour proposer une solution rapide et efficace à court terme (mobilisation de PSA et d’autres usines du groupe Agrati pour un tri manuel des vis sur la plate-forme logistique et une mise en expédition des produits) avant de résoudre définitivement les difficultés de migration du système et de retrouver un calage logistique effectif.

16Dans ce modèle, la réduction des décalages intervient par ajustement mutuel entre les organisations impliquées dans le groupe ad hoc. Ce dernier fournit en effet un espace où les organisations peuvent se réunir pour échanger, puis développer des solutions adaptées à la problématique rencontrée. Le groupe ad hoc constitue ainsi le lieu au sein duquel les organisations « co-définissent et co-construisent le projet au fur et à mesure de leurs interactions » (Asquin et al., 2005). On trouve ici un parallèle avec Mintzberg (1982), pour qui l’ajustement mutuel est le principal mode de coordination dans les « adhocraties ».

17Le principal avantage de ce modèle-type est qu’il permet de mettre en place rapidement des dispositifs de calage entre les organisations. À partir du moment où un décalage entre plusieurs organisations a été identifié, il est facile d’établir un groupe ad hoc. Un groupe ad hoc est en effet une structure peu formelle, qui peut facilement et très vite être mise en place. Ensuite, la conception des dispositifs de calage peut prendre un peu de temps, étant donné qu’il n’y a pas nécessairement au sein du groupe une organisation en situation d’imposer ses choix aux autres. Toutefois, se mettre d’accord est ici facilité par le fait que les organisations du groupe ont reconnu qu’il y avait un décalage, et qu’il fallait le résoudre. Enfin, une fois définie, la cale pourra être mise en œuvre rapidement, à partir du moment où le fonctionnement par consensus a permis de dégager une solution à laquelle tous les acteurs du groupe ad hoc adhèrent. La rapidité avec laquelle le calage peut être effectué rend par conséquent ces dispositifs facilement adaptables avec le temps. Ce modèle de calage s’inscrit ainsi dans le court-terme dans les supply chains étendues et dynamiques (Fabbe-Costes, 2005). Notons enfin qu’un autre avantage de ce mode est qu’il permet de résoudre des problèmes multi-niveaux dans les supply chains, et n’est pas limité à la résorption de décalages entre organisations en liens directs les unes avec les autres.

18S’il possède de nombreuses vertus, la limite essentielle de ce modèle de calage est qu’il ne peut fonctionner qu’entre un très petit nombre d’organisations. Viser l’ajustement mutuel entre plusieurs dizaines ou centaines d’organisations est par nature très peu efficient. On imagine mal en effet comment des centaines d’organisations pourraient se mettre autour d’une table, discuter en s’écoutant les unes les autres, et finalement résoudre rapidement leurs problèmes de décalage. En effet, lorsque les organisations sont trop nombreuses à être impliquées dans un groupe projet, les échanges et les processus de conception des cales ont tendance à devenir complexes et à s’éterniser. Les compromis sont plus difficiles à atteindre, et les décisions, n’étant pas fruit de consensus, seront moins acceptées.

Le calage par la méta-organisation

19Un quatrième et dernier modèle-type de réduction des décalages logistiques est le modèle de la méta-organisation. Le principe est pour des organisations membres d’une même supply chain de se caler les unes avec les autres en adhérant collectivement à une organisation formelle. Une telle entité étant composée non d’individus, comme c’est usuellement le cas, mais d’autres organisations, elle s’apparente à une méta-organisation (Arhne et Brunsson, 2008). C’est ici cette méta-organisation qui joue le rôle de pivot autour duquel s’opère le calage.

20On retrouve de telles méta-organisations dans de nombreuses supply chains. Au sein de l’industrie automobile française, les constructeurs Renault et PSA, plus de 200 de leurs fournisseurs, et de nombreux PSL opérant dans l’automobile sont ainsi réunis au sein de GALIA (Groupement pour l’Amélioration des Liaisons dans l’Industrie Automobile). Dans la grande distribution, les grands distributeurs et les principaux industriels de l’agro-alimentaire sont rassemblés dans GS1 (Global Services 1). Parallèlement, plusieurs acteurs des supply chains de la grande distribution sont également réunis pour aborder des questions environnementales et logistiques, au sein du club Demeter.

21À travers ce modèle, la réduction des décalages intervient de deux manières. D’abord, la méta-organisation constitue un espace au sein duquel les organisations concernées peuvent dialoguer, échanger, communiquer, et potentiellement apprendre les uns des autres. Sorte de forum ou d’arène (Tamm-Hallstrom, 2000), la méta-organisation permet ainsi une meilleure connaissance des contextes réciproques entre les partenaires des supply chains, et donc une meilleure compréhension mutuelle. Surtout, la méta-organisation offre à ses membres un lieu où élaborer des outils de gestion communs et développer la standardisation. Les standards conçus spécifient alors aux organisations des supply chains comment elles doivent faire telle ou telle chose, sans que ces spécifications aient force de loi (Brunsson et Jacobsson, 2000).

22De manière générale, la raison d’être d’un tel modèle et son principal atout est de permettre la réduction de décalages entre un nombre très important d’organisations, ce qui s’avère difficile on l’a vu à travers les autres modèles. Les standards, parce qu’ils reposent sur une formalisation, ont en effet la particularité de pouvoir voyager facilement dans le temps et dans l’espace. Plusieurs milliers d’organisations peuvent ainsi sans souci se caler sur un même standard. C’est même précisément quand les organisations sont très nombreuses à adopter un standard que ce modèle de calage prend tout son intérêt : comme le rappellent les économistes de l’information, la valeur d’un standard dépend en effet de la taille du réseau dans lequel il est inséré (David, 1987).

23L’autre intérêt de ce modèle est qu’il permet, du fait de cette capacité des standards à voyager, de réaliser un calage entre des organisations qui ne sont pas uniquement en relations directes les unes avec les autres. Ainsi, ce modèle rend possible un calage au sein du réseau global qu’est une supply chain, à la fois en amont (fournisseurs, fournisseurs des fournisseurs, etc.) et en aval (clients, clients des clients, etc.). Cela est d’autant plus important que l’enjeu logistique principal aujourd’hui est de parvenir à agir sur le système « supply chain » pris dans son ensemble (Paché et Colin, 2000). L’intérêt de ce modèle est même d’autant plus grand que suite aux mouvements d’externalisation et de recentrage des firmes, les supply chains contemporaines sont constituées de très nombreux acteurs, aussi bien en amont qu’en aval.

24En dépit de ses nombreux avantages, le modèle de la méta-organisation possède néanmoins plusieurs inconvénients. Le premier est la lenteur avec laquelle les organisations peuvent résorber leurs décalages par ce biais. Dans une méta-organisation, concevoir un standard commun est un processus complexe, qui prend parfois plusieurs années. Cela tient au fait que les processus de conception réunissent des acteurs souvent nombreux, aux intérêts parfois contradictoires, et que la prise de décision au sein d’une méta-organisation se fait souvent par consensus. Si se mettre d’accord sur la cale qu’est le standard est difficile, faire en sorte que tout le monde l’adopte l’est encore plus (Rouquet, 2007). Ainsi, la diffusion effective des standards prend souvent plusieurs années, du fait que l’adoption d’un standard est volontaire, et qu’il y a un très grand nombre d’organisations à convaincre de l’intérêt à l’adopter.

25L’autre inconvénient de ce modèle émerge lorsque l’on veut modifier la cale qu’est le standard. Quand un standard a été créé par une méta-organisation pour résoudre les décalages, qu’il s’est ensuite largement diffusé, il s’avère en effet très difficile de le substituer par un autre standard, du fait des investissements réalisés par les acteurs. C’est ce qu’on appelle un effet de « lock-in » ou « verrouillage », qui empêche alors de migrer vers une solution plus efficace.

L’imbrication des modèles-types de calage dans les supply chains

26Nous avons identifié quatre manières de construire la coordination au sein des supply chains, à travers quatre modèles-types de calage. Leurs principales caractéristiques sont résumées dans le tableau 1.

Tableau 1 : Les caractéristiques des quatre modèles-types de calage

27De manière générale, les travaux sur la coordination des supply chains insistent sur l’importance d’un modèle de calage en particulier, en soulignant le rôle de pivot des donneurs d’ordre (Miles et Snow, 1986 ; Fréry, 1998), des PSL (Fulconis et Paché, 2005), ou encore des méta-organisations (Rouquet, 2007). La thèse que nous souhaitons défendre ici est que dans la plupart des supply chains, la coordination logistique se construit en fait par l’usage conjoint des quatre modèles-types de calage. Certains modèles de calage peuvent même être utilisés plusieurs fois dans des parties différentes de mêmes supply chains (plusieurs donneurs d’ordre, plusieurs PSL, plusieurs groupes ad hoc, plusieurs méta-organisations). Les modèles de calage peuvent également se relayer les uns les autres et aboutir à une diffusion progressive des cales, ou à leur évolution : ainsi les standards conçus par une méta-organisation peuvent être relayés par le pouvoir de donneurs d’ordre, une solution élaborée par ajustement mutuel au sein d’un groupe ad hoc peut se transformer en standard adopté par une méta-organisation, etc. La complémentarité des modèles de calage au sein des supply chains permet d’imaginer des scénarii variés de construction de la coordination logistique.

28Une telle vision en termes de superposition des modèles de calage permet alors de brosser un portrait relativement complexe du problème de la coordination logistique des supply chains. En effet, elle suggère que cette coordination s’appuie sur plusieurs modes de construction des cales, reposant sur des acteurs-pivots ayant des statuts différents, des zones d’influence plus ou moins étendues, et pouvant ou non se recouper. Elle met également en lumière que les niveaux de coordination s’avèrent loin d’être uniformes dans les supply chains, au sens où certaines parties peuvent voir coexister plusieurs modèles de calage, et être donc fortement coordonnées, et d’autres un seul ou deux, et l’être moins. Enfin, elle pointe du doigt le fait que la coordination s’inscrit dans de multiples temporalités, au sens où la conception et la mise en œuvre de ces différents modèles de calage ne se fait pas sur un même rythme. Nous sommes donc loin ici de la vision traditionnelle et simpliste de la supply chain où un pilote unique assure une coordination d’ensemble.

29Dans ce cadre, notre proposition nous semble rendre compte de manière plus réaliste de la complexité inhérente aux supply chains, qui s’apparentent à des systèmes regroupant parfois des milliers d’organisations en relation les unes avec les autres. Ce portrait plus complexe des supply chains, illustré par la figure 2, souligne en définitive la difficulté de leur pilotage : comment faire coexister ces multiples niveaux de calage, et comment rendre les arbitrages entre ces différents modes de construction de la coordination ?

Figure 2 : L’imbrication des quatre modèles-types de calage

30La grille de lecture de la coordination logistique en quatre modèles imbriqués permet également d’envisager des approches empiriques renouvelées de la coordination, mais qui se trouveront confrontées à des problèmes méthodologiques. En effet, notre approche suppose de travailler simultanément sur différents niveaux d’analyse des supply chains, chaque mode de calage renvoyant à des unités d’analyse différentes (voir le chapitre p. 49). Finalement, l’approche de la coordination logistique dans les supply chains par les décalages ouvre des perspectives de recherche. Peut-on identifier des typologies de supply chains selon l’agencement des quatre modèles et leur importance relative ? Comment les organisations des supply chains articulent-elles ces modèles de calage les uns avec les autres ? Enfin, comment les organisations gèrent-elles l’évolution des cales, sachant qu’une modification de cale à un niveau peut créer des décalages à d’autres niveaux, autrement dit, comment se caler et se recaler sans se décaler ?