1La logistique a connu une évolution conceptuelle importante au cours des trois dernières décennies, passant d’une approche opérationnelle de type transport-manutention-stockage à une approche managériale en terme de gestion des flux. Le propos n’est pas ici de retracer l’histoire de la pensée logistique dans les sciences de gestion mais d’illustrer par l’étude de cas sectoriels, ce qui nous semble constituer les éléments clefs du management stratégique de la logistique, à savoir : 1) les dynamiques de pouvoir et de résistance ; 2) l’importance de la coordination des flux et du décloisonnement des fonctions et des secteurs ; 3) la quête de la performance dans toutes ses dimensions, à la fois économique et sociale. Pour ce faire, nous n’avons pas choisi les secteurs traditionnellement analysés en logistique tels que le transport, les industries automobile et aéronautique, les activités portuaires ou encore la grande distribution de produits alimentaires mais des secteurs qu’il est surprenant, au premier abord, de regarder dans une optique logistique.

2Nous en avons retenu deux principaux, les produits culturels et l’hôpital. Ils seront donc particulièrement développés dans la suite du chapitre tout en étant mis en perspective avec d’autres domaines comme le tourisme et l’humanitaire ainsi que de nouveaux secteurs en train de se constituer. S’il est étonnant d’étudier la logistique des livres, des disques et des films, c’est que ces produits se caractérisent d’abord par leur contenu intellectuel et artistique. Plus préoccupée de la gestion matérielle des objets que de leurs contenus, la logistique ne devrait venir qu’au second plan pour servir les intérêts supérieurs de la fonction éditoriale. En ce qui concerne l’hôpital, la problématique n’est pas si éloignée : la logistique ne fait effectivement pas partie non plus du cœur de métier Pourtant, force est de constater que les tubes d’analyse et les produits sanguins, en particulier, bénéficient d’une traçabilité qui n’est pas récente. En revanche, l’idée de considérer le patient par le prisme des flux est relativement neuve. Ici, ce qui est surprenant, et peut-être inquiétant à certains égards, c’est que la logistique ne s’attelle plus à gérer des flux de produits mais des flux de malades, dans un contexte qui n’est pas celui, habituel, de l’économie marchande mais celui du service public, pour l’essentiel.

3 Pourtant, aussi bien pour les produits culturels que pour l’hôpital, la logistique a non seulement contribué à mieux comprendre les enjeux stratégiques et organisationnels mais également participé à l’amélioration de leur fonctionnement en apportant des solutions managériales adaptées. Voilà ce que la logistique a apporté à ces secteurs : de la connaissance et des modalités d’action. En retour, ces secteurs ont contribué, à notre sens, à l’évolution conceptuelle de la logistique, exprimée plus haut. Plus précisément, les produits culturels ont mis en évidence que la logistique n’était pas une simple fonction technique coordonnant en toute neutralité les activités verticales mais qu’elle était le siège d’un ensemble interactif de jeux d’acteurs faits de partenariat et de rivalité, de pouvoir et de résistance. L’hôpital, quant à lui, a mis l’accent sur l’importance du décloisonnement des services aussi bien à l’intérieur d’un établissement donné qu’entre différents établissements, pour maîtriser les dépenses de santé et améliorer la qualité des soins. Il met en exergue la mission de coordination inter-organisationnelle des flux, propre à la logistique et illustre particulièrement bien la logistique définie comme une démarche de gestion par les flux (voir le chapitre p. 49).

Logistique et produits culturels : questions de pouvoir et de résistance

4L’édition de biens éditoriaux matériels, tels que les livres imprimés, les CD-roms et les DVD, fonctionne sur un modèle d’intégration verticale (Benhamou, 2011). La logistique de distribution est donc sous le contrôle de quelques groupes d’édition qui gèrent l’essentiel des flux de marchandises, d’informations et d’argent. Ces groupes en retirent des avantages importants : captation des marges des activités intégrées où des économies d’échelle peuvent être réalisées contrairement à l’activité éditoriale par nature artisanale ; contrôle des débouchés de produits à la demande incertaine ; restriction de la concurrence par élévation de barrières à l’entrée. En sus de leur activité éditoriale, ces groupes sont donc les PSL quasi-obligés des autres membres de la chaîne, aussi bien éditeurs que détaillants. Nommons-les groupes prestataires.

5On peut légitimement se demander si les autres membres de la chaîne tirent autant d’avantages de cette organisation verticale. Il est vrai qu’ils peuvent profiter d’une gestion optimisée, du moins efficace, des flux : le secteur amont de l’édition étant plus concentré que le secteur aval, la matrice expéditions/destinations en résultant autorise le jeu de la massification (Colin et Paché, 1988). Toutefois, rien n’empêche les groupes prestataires d’utiliser leur maîtrise logistique pour servir prioritairement leurs intérêts. La logistique devient pour eux un instrument de pouvoir maniable aussi bien horizontalement (dans le secteur de l’édition) que verticalement (dans le canal de distribution). De plus, le pouvoir horizontal renforce le pouvoir vertical, et inversement. Ainsi, les collaborations logistiques entre les groupes prestataires et les éditeurs recourant à l’externalisation (appelons-les éditeurs tiers) tendent-elles pour les acteurs du commerce, à élever la taille et la puissance de leurs fournisseurs, qui sont déjà, du fait du caractère unique du produit culturel, irremplaçables. L’étendue du pouvoir est également à considérer car la maîtrise logistique est susceptible de donner du pouvoir non seulement dans la chaîne logistique mais au-delà, dans l’ensemble du canal de distribution (Paché, 1994). Il ne s’agit donc pas seulement du pouvoir de la logistique mais bien du pouvoir par la logistique.

6L’édition de livres en France est de ce point de vue emblématique. La mainmise des groupes prestataires sur les fonctions logistiques leur donne en effet l’opportunité d’infléchir les décisions relevant du cœur de métier de leurs partenaires : la décision éditoriale pour les éditeurs tiers et la constitution de l’assortiment pour les détaillants. Dans le but d’augmenter la rentabilité de l’outil logistique, les éditeurs tiers sont incités à produire plus de titres et de volumes, à développer des collections de poche et à diversifier leur catalogue dans des secteurs porteurs (jeunesse, BD, mangas, etc.) (Bouvaist, 1993). Ces incitations sont d’autant plus prégnantes que les éditeurs tiers ont délégué la totalité des activités de distribution, c’est-à-dire à la fois les fonctions logistiques (gestion des stocks, préparation des commandes, encaissement des créances, etc.) et les fonctions commerciales (conditions de remise, mise en place des nouveautés, élaboration de campagnes promotionnelles, etc.). Ils sont à l’égard des groupes prestataires dans une relation duale de partenariat (clients-prestataires de services) et de rivalité concurrentielle (éditeurs-éditeurs).

7Ainsi n’est-il pas rare qu’un livre à succès publié d’abord par un éditeur tiers soit réédité par le groupe prestataire, dans sa propre marque de format poche. Ce dernier récupère les bons scores de vente de son client ainsi que ses efforts d’innovation. Vis-à-vis des détaillants, les groupes prestataires disposent de moyens pour orienter voire forcer les référencements (Poirel, 2010). Ils peuvent, d’une part, moduler les remises qu’ils leur accordent d’autant plus facilement qu’ils en fixent les critères ; dans le respect, toutefois, de conditions négociées collectivement entre éditeurs et libraires depuis 1991 et régulièrement rafraîchies1. Les groupes prestataires peuvent, d’autre part, livrer, grâce à leur contrôle des paramètres logistiques, plus de marchandises que prévues et notamment plus de nouvelles références que prévues dans l’idée d’en élever la visibilité auprès du public et ainsi, l’espérance de vente aux premiers moments du cycle de vie. Par conséquent, comme avec les éditeurs tiers, ils sont, avec les détaillants, des partenaires exerçant de fortes pressions concurrentielles.

8Les relations que nous venons de décrire, sous l’angle du pouvoir et de ce qu’il permet d’obtenir, seraient incomplètes si on ne se posait pas la question de savoir comment réagissent les acteurs qui le subissent (voir le chapitre p. 63). Rappelons que l’un des enseignements majeurs de l’analyse sociologique du pouvoir dans les organisations réside dans le fait que nul n’est totalement démuni de pouvoir (Crozier et Friedberg, 1977). Autrement dit, même des acteurs dépendants peuvent trouver les moyens de résister et de gagner des marges de manœuvre entamées par de puissants coéchangistes, en allant sur leur terrain privilégié, c’est-à-dire la logistique de distribution dans le cas qui nous occupe. Ils peuvent notamment conduire une stratégie d’intégration (en aval pour les éditeurs, en amont pour les détaillants) seul ou à plusieurs c’est-à-dire entre concurrents, dans le cadre d’une stratégie collective.

9Les modalités de résistance sont variées (Poirel, 2010), et la coopération verticale en fait partie, comme le montre la plate-forme Prisme qui permet aux libraires depuis 1993, avec le concours financier et opérationnel de leurs fournisseurs, de maîtriser leurs coûts logistiques et de participer aux décisions inhérentes au transport. Quelle que soit la stratégie menée, le secteur des produits culturels montre que la logistique est un territoire que les acteurs se disputent quand ils sont conscients des enjeux stratégiques qu’il recèle (voir le chapitre p. 49). L’analyse en termes de pouvoir et de résistance met en évidence un système de forces contraires, permettant à la chaîne logistique d’atteindre un relatif équilibre et à chacun, de tendre vers un niveau satisfaisant de performance.

Logistique et hôpital : évolutions organisationnelles apportées par la gestion des flux

10Le métier de l’hôpital est de soigner les patients dont il a la charge ; les considérations logistiques sont donc a priori loin des préoccupations des professionnels de santé. Ainsi, avant les années 2000, la gestion des flux n’était appliquée que pour les fonctions dites d’intendance à l’hôpital (gestion du linge et de la restauration essentiellement), ou pour des produits avec des volumes importants, des processus répétitifs et automatisables (tubes de prélèvement) ou dont la traçabilité était primordiale (poches de sang suite à l’affaire du sang contaminé). Ces différents types de flux ne représentaient que peu de particularités et ont pu bénéficier de l’expérience logistique acquise dans d’autres secteurs. Dans une logique de recentrage sur le cœur de métier, certains établissements de santé ont même choisi de sous-traiter la gestion de ces flux (notamment les flux non médicaux) à des prestataires de services spécialisés : les sociétés de restauration collective et les blanchisseries industrielles.

11Puis dans les années 2000, la logistique commence à concerner des flux impliquant une gestion plus spécifique par rapport aux secteurs plus traditionnels, qui va amener à un décloisonnement au sein des établissements et inciter les professionnels à collaborer : les flux de médicaments et les flux de patients. La gestion des flux de médicaments a été largement favorisée par le décret du 24 août 2005 qui a institué le contrat de bon usage du médicament passé entre les agences régionales d’hospitalisation (devenues en 2009 agences régionales de santé) et les établissements. Celui-ci amène la notion de « circuit du médicament » que les établissements doivent améliorer/optimiser (fluidité et continuité des flux) et sécuriser (en diminuant les risques de iatrogénèse médicamenteuse). La coordination des flux de médicaments incite les établissements à développer la dispensation journalière individuelle nominative des médicaments, qui consiste à tracer chaque médicament jusqu’à sa prise par le patient et à mettre en place une gestion en flux tendus entre la pharmacie et les services de soins.

12L’un des objectifs poursuivis est de recentrer les soignants sur leur cœur de métier, le soin (et concernant les médicaments, leur administration aux patients), en les dispensant de gérer les commandes et les stocks de médicaments dans le service, ainsi que la préparation des doses à administrer. Il s’agit aussi de professionnaliser la logistique à l’hôpital jusque dans les unités de soins : on observe par exemple une tendance à l’augmentation de l’intervention des préparateurs en pharmacie dans les unités de soins pour gérer le réapprovisionnement des armoires plein/vide (système Kanban) ou armoires sécurisées pour les médicaments gérés en dispensation globale, avec stockage dans les unités de soins. Le décloisonnement engendré par la gestion par les flux de médicaments implique ainsi une collaboration et une redistribution des tâches entre des acteurs qui n’avaient pas l’habitude de coopérer : entre soignants et préparateurs en pharmacie, mais aussi entre médecins et pharmaciens. En effet, la sécurisation du circuit du médicament passe par la mise en place d’une vérification des prescriptions établies par le médecin au niveau de la pharmacie. Les pharmaciens contrôlent ainsi les interactions médicamenteuses, la posologie, l’utilisation de génériques, etc. Ce contrôle est d’ailleurs souvent vécu par les médecins comme une perte de pouvoir avec le sentiment que leur travail est remis en cause.

13La gestion des flux de patients à l’hôpital n’est généralement pas perçue sur le terrain comme relevant de la fonction logistique (Sampieri, 2000). Si, effectivement, une partie de cette gestion requiert plutôt des compétences médicales et paramédicales (définition du déroulement du processus de prise en charge en fonction des examens à réaliser et des pathologies à traiter), une autre partie fait davantage appel à des compétences logistiques. Cette gestion des flux de patients consiste à travailler sur les ruptures de charge et les ruptures de flux : diminuer les goulets d’étranglement et les files d’attente (au niveau du bureau des entrées, de la radiologie, etc.) ; diminuer les attentes du patient dans les services de soins (pour passer un examen, pour obtenir des résultats, pour trouver une place dans un service/une structure en aval, etc.) ; coordonner les acteurs autour du processus de prise en charge. Un tel travail peut contribuer à diminuer la durée moyenne de séjour des patients dans les établissements.

14L’amélioration de la gestion des flux de patients peut amener les hôpitaux à adopter un système d’information transversal et décloisonné, permettant de retracer le processus de prise en charge du patient (Romeyer, 2001). Ce type de système d’information remet en cause le sentiment selon lequel les informations des patients appartiendraient à un médecin ou un service (celui qui les a créées) plutôt qu’au patient lui-même : les informations concernant son processus de prise en charge sont vues par les différents professionnels y participant, en fonction de leurs droits d’accès. La coordination des flux de patients peut également se traduire par la restructuration physique d’hôpitaux pour une mise en cohérence avec les trajectoires de patient et leurs déplacements (optimisation des flux de patients entre les services) ainsi que par une révision de la signalétique au sein des établissements pour faciliter l’orientation des patients et de leur famille. À ce sujet, nous pouvons citer l’exemple du CHU de Montpellier qui, à l’instar d’expériences nord-américaines notamment, a entrepris la « refonte de l’organisation de la prise en charge des patients dans le but de promouvoir la qualité des soins et la transversalité des trajectoires des patients » (Reynaud, 2003a). L’amélioration de la gestion des flux de patients pose aussi la délicate question de leur identification : le niveau de fiabilité de cette identification pourra difficilement être aussi haut que celui des flux de produits (identification fiabilisée par les codes-barres ou les puces), sans poser des problèmes d’éthique et de respect des libertés de chacun.

15Au final, la performance logistique à l’hôpital concerne principalement les coûts, la qualité et les délais mais elle reste à développer sur d’autres aspects à caractère social et sociétal. Il nous semble en effet primordial de s’interroger davantage sur les effets de la tension des flux physiques sur le travail des soignants qui connaissent, consécutivement à la diminution de la durée de séjour des patients, une augmentation de la charge en soins, un manque de temps et une difficulté à atteindre les objectifs fixés. Ils ont un sentiment de frustration et de travail mal fait qui les conduit à l’épuisement professionnel (Fuhrer et al., 2011). Par ailleurs, si la généralisation de produits à usage unique (dispositifs médicaux, vaisselle, tenues pour les patients et le personnel) participe aux objectifs d’optimisation de la gestion des flux (pas besoin de nettoyer ni de stériliser) ainsi que d’accroissement de la sécurité des soins, elle a un lourd impact écologique lié à la surconsommation de matières premières et à la production d’une masse de déchets (Tondelier, 2011).

Logistique, tourisme, humanitaire et nouveaux secteurs : questionnements autour de la performance et de la compétence

16Si l’hôpital a été l’un des tout premiers secteurs de services mobilisé par les chercheurs pour s’interroger sur la contribution du management logistique à la performance des activités de services, il n’est plus le seul aujourd’hui. Le tourisme et l’humanitaire offrent, au sein du CRET-LOG en particulier, de nouvelles voies d’investigation empirique (voir les chapitres p. 33 et p. 157) : le premier en considérant le voyage comme un assemblage dynamique de la chaîne logistique (Pellegrin-Romeggio, 2011) ; le deuxième en questionnant la compétence logistique (Eng Larsson et Vega, 2011). Précisons rapidement en quoi ces deux secteurs génèrent un certain nombre de questionnements en matière de performance et de compétence.

17En ce qui concerne le tourisme, avec des formules sur mesure ou à la carte, le client participe de plus en plus à la fabrication de son voyage en choisissant, sur Internet bien souvent, les prestations qui lui plaisent (hébergement, transport, restauration, excursions, animations, etc.). Cette personnalisation du produit impose au fournisseur, et plus exactement au pivot assembleur, non seulement de sélectionner les prestations mais surtout de les combiner entre elles quand le client en exprime la demande. Or, plus les possibilités de personnalisation laissées au client sont larges, plus le potentiel combinatoire à gérer par le fournisseur est élevé et plus les chaînes logistiques impliquées doivent faire preuve de réactivité et de flexibilité. L’assemblage revêt dans ces conditions un caractère dynamique, que met bien en exergue le tourisme ; il est connu par d’autres secteurs, en prise aux mêmes besoins de personnalisation de l’offre. Ceci n’est pas sans rappeler les travaux de Smith et Barry (1991) sur la logistique des services, en particulier sur la logistique de réaction qui consiste à coordonner les ressources pour minimiser les temps d’attente et optimiser à la fois les capacités de production et de distribution. L’analyse empirique montre qu’une telle coordination des ressources nécessite de s’appuyer sur des systèmes d’information transversaux et partagés, permettant d’anticiper et de piloter en temps réel les circuits, les flux physiques et les activités ainsi que de retracer a posteriori les processus, dans une logique de capitalisation des connaissances et de sécurisation des processus (Romeyer, 2001).

18En ce qui concerne l’humanitaire, la logistique apparaît de façon évidente comme une compétence centrale. Tout un chacun s’accorde à reconnaître que l’acheminement des ressources nécessaires au secours des populations sinistrées ou en danger est un facteur clé de succès. Pourtant, la compétence logistique ne se résume pas à un ensemble de moyens médicaux et de choix techniques adaptés au théâtre des opérations mais relève d’une démarche d’anticipation par rapport à la conduite d’une action. Les difficultés consistent ex ante à mettre en œuvre dans l’urgence une organisation temporaire souvent à partir de ressources déjà positionnées sur le terrain (ce qui pose la question de l’articulation entre organisation temporaire et organisation permanente), et ex post à tirer le bilan de l’expérience de façon à enrichir les savoirs et les savoir-faire constitutifs de la compétence logistique. Comme pour l’hôpital, on retrouve ici l’idée d’une logistique comme démarche de gestion par les flux où la mise en œuvre organisationnelle est portée au niveau stratégique. La comparaison avec l’hôpital révèle également qu’en tant qu’organisation dont l’objet est avant tout de sauver des vies, les considérations comme l’impact environnemental peuvent entrer en conflit avec les objectifs de l’organisation (achever la tâche dans le temps et le budget impartis) et ainsi être négligées (Eng Larsson et Vega, 2011). À l’instar de Aronsson et al. (2006), nous pensons nécessaire de développer une approche holiste de la logistique en introduisant, en plus des indicateurs habituels de performance (coût, qualité de service et délai), des indicateurs sur l’impact écologique (voir le chapitre p. 179), ainsi que sur les risques psychosociaux, comme nous l’évoquions précédemment au sujet des soignants en milieu hospitalier.

19Enfin, les nouveaux secteurs donnent l’opportunité de s’interroger sur la place et le rôle que tient la logistique dans leur développement. Les produits culturels précédemment abordés connaissent ainsi un phénomène croissant de dématérialisation, avec une fixation des œuvres (textes, sons et images) sur des supports numériques. Les processus de production, de distribution et de consommation en sont bouleversés, avec notamment des conditions logistiques de stockage et de circulation plus simples, plus rapides et moins onéreuses. Le modèle de pouvoir décrit dans la première partie de ce chapitre pour les œuvres matérielles est remis en cause dans les canaux de distribution des œuvres numérisées par l’arrivée de nouveaux entrants, étrangers au monde de la culture mais prompts à s’emparer de profits prometteurs (distributeurs en ligne, fournisseurs d’accès Internet, moteurs de recherche, constructeurs de matériels informatiques, etc.). Il s’ensuit une redistribution des rapports de force autour de la maîtrise logistique de laquelle les éditeurs sortent plutôt affaiblis.

20Un dernier secteur mérite, pour terminer, notre attention. Il s’agit de la restauration collective. Certes, il n’est pas nouveau mais les demandes pressantes en faveur d’un approvisionnement local provenant à la fois des clients (élèves et parents d’élèves, résidents de maison de retraite, salariés des entreprises, etc.) et des Pouvoirs publics en modifient radicalement l’organisation. Au plan logistique, il s’agit de trouver des fournisseurs locaux (multiplication du nombre de fournisseurs), de développer un lien direct avec chacun d’eux (commande, règlement), de réapprendre à cuisiner des produits frais, d’acquérir les ustensiles nécessaires à la préparation des produits (légumeries qui permettent d’éplucher et découper les fruits & légumes par exemple), de revoir les menus pour respecter la saisonnalité des produits, d’anticiper les besoins (jusqu’à deux ans pour permettre aux agriculteurs de dimensionner leurs semences en conséquence et produire au plus juste) et de réduire les stocks (la fraîcheur des produits impose des flux tendus entre producteurs et restaurants collectifs). La logistique devient ainsi une compétence centrale, à la fois pour les acteurs de la restauration collective (restaurants, régies, etc.) et pour les producteurs agricoles. Les uns et les autres ont souhaité la développer ensemble en optant pour des pratiques coopératives, avec la mise en place de plates-formes mutualisées, physiques ou seulement virtuelles, entre producteurs (Romeyer, 2012).

Conclusion

21À partir du moment où la logistique est considérée comme une démarche de gestion fondée sur l’analyse des flux et même mieux sur l’analyse par les flux, elle devient légitime pour étudier n’importe quel secteur et n’importe quelle organisation. C’est ce que nous avons souhaité démontrer dans ce chapitre, en choisissant des travaux de recherche conduits au sein du CRET-LOG, pour leur terrain original ou inhabituel en regard des précédentes investigations empiriques. Il semblait stimulant de mettre en évidence un certain nombre d’éléments résultant de rencontres improbables dans lesquels se reconnaîtront, nous l’espérons, nombre de collègues. Ces éléments concernent les enjeux stratégiques que recèle la logistique et le pouvoir qu’elle peut donner aux acteurs au sein de la chaîne, la nécessité de tracer non seulement les flux physiques et informationnels mais aussi les activités qui transforment ces flux, l’intérêt d’adopter un assemblage dynamique des chaînes logistiques multi-acteurs, l’importance de la compétence logistique pour anticiper l’organisation d’une situation d’urgence et capitaliser ensuite sur l’expérience vécue, et l’intérêt de développer des coopérations logistiques horizontales entre acteurs d’un même niveau de la chaîne. Les champs d’investigation possibles pour la recherche en logistique sont encore loin d’être saturés et promettent bien d’autres enseignements.