1Au printemps 1999, à l’initiative et avec le soutien de la FNEGE, le CRET-LOG coordonnait un séminaire de formation approfondie du CEFAG sur le thème « Faire de la recherche en logistique et distribution ? » (Fabbe-Costes et al., 2000). Ce séminaire avait la particularité de s’adresser à de jeunes chercheurs intéressés par la logistique, que celle-ci constitue leur discipline originelle de recherche ou non. Pour ces derniers, il visait à offrir une nouvelle perspective à leurs travaux. Dix ans plus tard, si la recherche en logistique et en SCM a essaimé, ne serait-ce qu’au regard des nombreuses publications et thèses produites par le CRET-LOG, il nous a paru intéressant de nous questionner sur sa visibilité « externe » ; comment les autres chercheurs en sciences de gestion, non spécialisés en logistique ou SCM, voient-ils ces termes ? En effet, si la logistique, et aujourd’hui le SCM, peuvent être vus comme une fonction ou une discipline, ils peuvent également constituer un mode d’analyse des organisations novateur. L’objet du chapitre est de présenter la diffusion de la recherche francophone en logistique et en supply chain, dans des revues généralistes francophones de sciences de gestion. Cette recherche se justifie par le caractère transversal de la logistique et du SCM et par la volonté des chercheurs spécialistes de ces domaines de faire connaître la spécificité de leur approche aux autres disciplines de la gestion.

2Les articles recensés sont tous issus de la base Cairn accessible en ligne pour la plupart des universités françaises. Dans cette base ont été retenues les revues de gestion généralistes, à savoir la Revue française de gestion, Management & Avenir, la Revue des sciences de gestion et Gestion : revue internationale de gestion. La revue Logistique & Management a été sciemment écartée car elle relève de publications émanant de chercheurs spécialistes souhaitant communiquer à des lecteurs spécialistes. La période retenue pour cette recherche couvre les onze dernières années, soit de 2001 à 2011. Pour retenir les textes susceptibles d’offrir un point de vue logistique ou supply chain, nous avons recherché ces deux termes dans les titres et les résumés. Nous avons pu ainsi constituer une base de travail de 63 articles, comportant 1926 références bibliographiques.

3 L’analyse de la structure de la diffusion des termes analysés passe par deux modalités d’étude : une analyse bibliométrique que nous qualifierons de « référentielle », car elle s’intéresse essentiellement aux références mobilisées dans les articles pour fonder l’avancée de la recherche entre 2001 et 2011 en matière de logistique, puis une analyse bibliométrique que nous qualifierons de « conceptuelle », car elle s’intéresse aux différentes définitions données de la logistique et du SCM dans les articles considérés. Cette méta-analyse, réalisée à travers une double lecture, permet à la fois de dresser un bilan sur la diffusion de la discipline et d’en envisager les développements futurs.

Bibliométrie « référentielle », une analyse quantitative de la production scientifique et de ses sources d’inspiration

4La base compte 63 articles issus de quatre revues francophones : 21 sont issues de la revue Gestion : revue internationale de gestion, 19 de la Revue française de gestion, 15 de la revue Management & Avenir, et 8 de la Revue des sciences de gestion.

La production scientifique

5La répartition des dates de publication met en évidence des pointes de publications en 2006, 2008 et 2009 (voir la figure 1). Ces pics de production sont principalement expliqués par l’existence de numéros spéciaux. En 2006, la revue Gestion : revue internationale de gestion publie « Les grands enjeux de la logistique : technologies, relations et environnement ». En 2005, la Revue française de gestion édite un numéro spécial sur « Logistique et entreprise virtuelle » et, en 2008, sur le « Management de la supply chain ». En 2009, Management & Avenir sort « Piloter des supply chains, quels enjeux inter-organisationnels et réticulaires ? ». Si la proportion des articles sur la logistique ou le SCM reste faible dans les revues généralistes (2,03 % pour la Revue française de gestion, par exemple), la présence de numéros spéciaux montre néanmoins l’intérêt des gestionnaires pour des problématiques logistiques et/ou SCM. Le CRET-LOG a une part significative à la production du champ dans les revues généralistes entre 2001 et 2011, puisque 30 % des articles ont un auteur au moins, en relation actuelle ou passée avec le centre de recherche.

Figure 1 : Date de parution des 63 articles

Les références bibliographiques citées

6L’ensemble des articles produits a généré 1926 références bibliographiques, qui représentent les sources d’inspiration des travaux produits sur la période. En moyenne, les articles s’adossent à 31 références. L’analyse des travaux cités montre une faible densité du champ avec un grand nombre de références différentes (voir le tableau 1). Globalement 79,13 % des références ne sont citées qu’une seule fois. 173 références (environ 20 % des références) sont donc indexées dans au moins deux bibliographies d’articles sélectionnés. Parmi celles-ci, les chercheurs en relation avec le CRET-LOG sont particulièrement présents puisqu’ils sont auteurs ou co-auteurs dans un quart de ces 173 références.

7La référence la plus citée est l’ouvrage de Christopher (Logistics and supply chain management, publié chez Pitman Publishing en 1998) avec 8 citations. C’est principalement pour sa définition de la logistique que cet ouvrage est mobilisé, d’ailleurs parfois pour lui opposer une lecture plus réticulaire de la supply chain. Viennent ensuite Filser, des Garets et Paché (La distribution : organisation et stratégie, publié aux Éditions Management & Société en 2001), Lee, Padmanabhan et Whang (« Information distortion in a supply chain : the bullwhip effect », publié dans Management Science en 1997) et Mentzer, DeWitt, Keebler, Min, Nix, Smith et Zacharia (« Defining supply chain management », publié dans le Journal of Business Logistics en 2001), qui sont cités 5 fois. Les 1926 références bibliographiques différentes sont l’œuvre de 1875 auteurs cités différents (voir le tableau 2).

8L’élément notable de la répartition des auteurs cités est la présence assez importante des auteurs référencés francophones. Ainsi, la recherche actuelle en logistique mobilise à la fois de nombreuses références de langue anglaise (Christopher, Lee, etc.) et de langue française (Paché, Colin, etc.). Cette combinaison de références n’est pas identique dans d’autres disciplines des sciences de gestion où le référentiel est largement anglophone, issu des revues internationales.

Tableau 2 : Répartition des 1875 auteurs cités

L’analyse des co-citations

9La matrice des co-citations entre références bibliographiques montre également qu’il y a très peu de liens. Ce constat laisse supposer que la discipline est très peu concentrée1. Or, l’analyse des co-citations, non plus en termes de références citées mais d’auteurs cités, indique que la densité des co-citations entre auteurs est assez forte. Cela veut dire que les chercheurs qui ont publié des articles entre 2001 et 2011 se sont souvent servi des mêmes réseaux d’auteurs de référence, mais sans nécessairement recourir aux mêmes références de ces auteurs cités.

10Une représentation schématique est construite à partir des matrices de co-citations d’auteurs. Pour ce faire, un indice d’inclusion est calculé pour chaque couple d’auteurs cités. Cet indice permet de mesurer l’intensité de la présence simultanée de deux auteurs dans les bibliographiques des articles de notre base de données. Lorsque l’auteur A et l’auteur B sont souvent présents ensemble dans les bibliographies des articles, l’indice d’inclusion est élevé. La représentation proposée dans la figure 2 est fondée sur un indice d’inclusion supérieur à 0,50. Les traits entre les auteurs témoignent de la proximité dans les co-citations tandis que les auteurs isolés ne sont que plus faiblement liés aux autres auteurs recensés dans le schéma (indice d’inclusion < 0,50).

11Quatre réseaux sont identifiables. Un réseau CRET-LOG apparaît nettement, centré autour de Paché : Colin, Fabbe-Costes, Fulconis, Paché, Sauvage, auxquels s’ajoutent Mathe et Tixier. Un deuxième réseau regroupe Christopher, Min, Chow, Lee, Mentzer, auteurs mobilisés pour leurs travaux de définition du SCM et de la logistique, et des questions de performance logistique. Un troisième réseau, constitué autour de Filser, Dornier et des Garets renvoie aux travaux sur le canal de distribution. Enfin, un quatrième réseau regroupe les auteurs de la « chaîne logistique », équivalent « québécois » de la supply chain « française ». Les recoupements entre réseaux sont faibles, c’est-à-dire qu’il existe des écoles dont les apports sont peu mobilisés simultanément par les auteurs des articles analysés.

Figure 2 : Représentation cartographique des réseaux d’auteurs les plus cités

Bibliométrie « conceptuelle », une analyse thématique

12La faiblesse des liens pourrait paraître inquiétante, mais elle se comprend facilement lorsqu’il s’agit de logistique. En effet, la logistique est une notion polysémique (Lièvre et Gautier, 2009)2, qui s’est enrichie au fil du temps (Colin, 2005 ; Monnet, 2006 ; Gozé-Bardin, 2009), passant d’une diversité d’activités opérationnelles disparates destinées à la résolution de problèmes concrets autour des mouvements de marchandises, à une fonction intégratrice autour de la circulation des flux, dépassant au fil du temps les frontières de l’entreprise pour se diffuser le long de la chaîne logistique, ou chaîne d’approvisionnement, ou chaîne logistique multi-acteurs ou chaîne logistique étendue (supply chain). Aborder la singularité du SCM dans des enseignements de management soulève ainsi de nombreux défis (voir le chapitre p. 41).

13Aujourd’hui encore, la logistique peut être vue comme une technologie de maîtrise ou de rationalisation des flux (Paché, 2009 ; Lièvre, 2006), une fraction du SCM « qui prévoit, met en place et maîtrise de façon efficiente et efficace les flux aller et retour de marchandises, leur entreposage et des services grâce à des informations associées, de manière à satisfaire les exigences du client » (définition du Council of Supply Chain Management Professionals amendée par Colin [2005]). Pour Lièvre et Gautier (2009), la logistique peut être abordée selon quatre axes : « Il nous semble possible d’identifier quatre manières d’aborder la logistique que l’on peut décliner comme des polarités opposées, nous les avons nommées : optimisation logistique, logistique expérientielle, gestion des flux, gestion par les flux ». Elle repose sur une démarche résolument transversale (Fulconis et al., 2009), et sa dimension opérationnelle se double d’une dimension stratégique.

14La chaîne logistique peut, quant à elle, être définie comme un ensemble d’activités ou de personnes en relation avec ces flux (Morana et Paché, 2003 ; Michrafy et al., 2006 ; Paché, 2009), un système (Detchessahar et al., 2003), un réseau (Rivard-Royer et Beaulieu, 2002 ; Halley, 2004 ; Véronneau et al., 2008 ; Ageron et Spalanzani, 2010), une forme d’organisation (Colin, 2005 ; Monnet, 2006), une entreprise virtuelle (Fenneteau et Naro, 2005), ou encore une structure réticulaire dynamique (Fabbe-Costes, 2007). Elle peut aussi être abordée comme un enchaînement de processus (Giard et Mendy, 2007), comme « un mode d’analyse de l’environnement à des fins de prospection » : le processus d’anticipation peut se fonder sur une grille de lecture supply chain (processus d’intelligence logistique de Roussat et Fabbe-Costes [2008]).

15La définition proposée par le Council of Supply Chain Management Professionals de 2005 pour la notion de gestion de la chaîne logistique ou le SCM est la plus souvent retenue par les auteurs :

le management de la supply chain comprend la prévision et le management de toutes les activités relevant de la recherche de fournisseurs, de l’approvisionnement, de la transformation et toutes les activités relevant du management logistique. Cela inclut tout particulièrement la coordination et la coopération entre les partenaires du canal, qui peuvent être des fournisseurs, des intermédiaires, des prestataires de services et des clients. Le management de la supply chain intègre donc le management de l’offre et celui de la demande, dans l’entreprise comme entre entreprises (citée par Colin [2005]).

16Cette gestion repose sur l’implantation et la mise en œuvre d’un système d’échange (Morana et Paché, 2003), sur une vision de la logistique et une perspective de pilotage spécifique :

le SCM suppose (donc) à la fois une vision stratégique de la logistique à l’échelle de chaque entreprise, articulée avec une vision globale de la circulation des flux sur l’ensemble des chaînes auxquelles la firme participe dans une perspective de pilotage par l’aval et par la valeur (non strictement limitée à la valeur financière) (Fabbe-Costes et Lancini, 2009).

17Le SCM repose finalement sur le concept d’intégration (Michrafy et al., 2006 ; Roy et al., 2006) (voir le chapitre p. 127), et constitue même une véritable philosophie managériale ou de gestion (Monnet, 2006 ; Gozé-Bardin, 2009). La variété d’approches se reflète dans celle des thèmes abordés par les chercheurs. Il est cependant possible de dégager des grands thèmes fédérateurs (voir le tableau 3), et au sein de ces thèmes, des approches plus managériales ou, au contraire, plus optimisatrices. Dans tous les cas, pour tous les articles de logistique ou de SCM produits entre 2001 et 2011 dans les grandes revues francophones généralistes, l’approche inter-organisationnelle est dominante.

Conclusion

18Le chapitre a souligné la grande richesse de la production scientifique logistique et sa diffusion progressive dans les autres disciplines des sciences de gestion, son caractère novateur pour des domaines par ailleurs déjà explorés par d’autres champs de recherche. La discipline reste jeune et par essence transversale ; de fait, son ancrage historique n’est pas encore clairement marqué par un fond commun, dense et stabilisé de références. Pourtant, nous avons pu noter que la structure des références est assez proche de celle identifiée dans l’analyse des cinq premières éditions des Rencontres internationales de la recherche en logistique (RIRL), de 1995 à 2004 : les principaux auteurs et références cités étaient similaires (Livolsi et al., 2006). Les articles publiés lors de la dernière décennie sont donc vraisemblablement des prolongements de travaux présentés antérieurement lors des RIRL.

19Une différence significative mérite d’être relevée : dans les premières éditions des RIRL, les contributions « externes » à la logistique étaient fortement mobilisés, notamment d’origine stratégique (Mintzberg, Miles et Snow, Porter) ou économique (Williamson). Les travaux analysés ici ne renvoient que plus rarement à ces auteurs, la discipline s’est donc autonomisée et a construit un corpus propre sur lequel elle bâtit ses avancées. Cette conclusion exige toutefois d’être vigilant : il y a peu d’espace entre l’autonomisation disciplinaire et l’entropie. Les chercheurs en logistique et SCM doivent continuer à structurer la discipline en important concepts et objets à l’intérieur de leurs frontières, et à exporter vers d’autres champs leurs résultats et méthodes. La réflexion entre autonomie et hétéronomie scientifique doit être poursuivie (Bourdieu, 1997).

20Dans cette structuration et dans cette réflexion, le CRET-LOG n’est pas un acteur secondaire. Il exerce au contraire une influence quantitative nette sur la production d’articles logistiques appréhendables par les gestionnaires non spécialistes. Un réseau de co-citations est également identifié autour des principaux auteurs du CRET-LOG, ce qui traduit le caractère central – mais moins exclusif que dans les premières éditions des RIRL – des travaux du laboratoire comme source conceptuelle et théorique pour les chercheurs de la discipline.