Les fragilités liées à la personnalisation de la transmission
p. 63-72
Résumés
Si les chiffres de la transmission, quasi constants depuis dix ans, sont connus et ses différentes modalités parfaitement décrites du point de vue du couple cédant/repreneur, cette forte personnalisation devient un inconvénient majeur pour assurer la survie des entreprises. En vue d’en réduire l’impact, ce chapitre propose un outil de diagnostic à partir du métamodèle des 3 E (Paturel, 1997), transposé dans le contexte du projet de transmission, qui permet à un dirigeant de savoir si son entreprise est plutôt de type « prévoyante », « solidaire », « vieillissante » ou « fusionnelle ». Naturellement, la nature des fragilités à contenir au cours du processus de transmission sera fonction de ce positionnement.
If the business transfer figures, almost constant for ten years, are known and its different modalities perfectly described from the point of view of the seller/buyer couple, this important personalization becomes a major disadvantage for the survival of ventures. To reduce the impact, this chapter proposes a diagnostic tool from the 3 E metamodel (Paturel, 1997), transposed to the context of the transmission project, which allows to characterize the firm as “far-sighted”, “connected”, “ageing” or “symbiotic”. Obviously, the nature of weaknesses in the transmission process depends on this positioning.
Texte intégral
1La vie d’une entreprise est jalonnée d’étapes clés à franchir, avec son lot de difficultés et d’interrogations à gérer. Au cours des deux dernières décennies, les premières phases, à savoir la création puis la croissance (Paturel, 1978), ont cristallisé une attention particulière dans la littérature (Davidsson et al., 2006). Ainsi, un grand nombre de recherches se sont tournées vers la compréhension des trajectoires et des processus observés, démontrant alors l’impact majeur de ces phases combinées sur la croissance des économies nationales.
2Cependant, depuis la fin des années 1990, il est devenu tout aussi nécessaire de se concentrer sur l’entrée massive des entreprises dans une phase de transmission (De Freyman et al., 2012), en tant que troisième étape cruciale de leur cycle de vie (Bah, 2006). En effet, avec des centaines de milliers de petites et moyennes entreprises concernées par sa bonne gestion (Commission européenne, 2006), cette étape a gagné en importance pour devenir un champ d’étude prioritaire (Deschamps et Paturel, 2009). Or, si la recherche entrepreneuriale a permis d’entrer dans la boîte noire (Carsrud et Brännback, 2009) et d’observer le pilote (le créateur), la littérature sur la transmission néglige encore la forte personnalisation de l’entreprise par son dirigeant (phénomène porté à son paroxysme lorsqu’il s’agit du fondateur). C’est ce que Paturel et Derrouch (1987) qualifient de risque successoral : « dans les PME, [il] est prédominant car les propriétaires qui contrôlent l’entreprise sont souvent aussi les dirigeants […] [et] leur remplacement [remet en cause] l’existence même de la société » (Paturel et Derrouch, 1987).
3Or, bien que ce risque soit repéré depuis vingt-cinq ans dans les travaux du professeur Paturel, il semble que la préparation de la succession demeure particulièrement ignorée par les dirigeants de PME. Pis, il apparaît que plus l’entreprise est assimilée à son représentant, moins elle est facilement transmissible. De fait, avec des chiffres quasi constants depuis dix ans, proches des 60000 firmes à transmettre par année (Oséo, 2005), la personnalisation devient un inconvénient majeur dans la gestion de cette troisième phase, car à moins de trouver un clone du cédant, la survie de ces structures est fortement remise en cause, tout comme celle de leurs parties prenantes internes ou externes. En vue d’en réduire l’impact, ce chapitre propose un outil de diagnostic à partir des travaux pionniers du professeur Paturel (1997). Nous avons opté pour le modèle des 3 E (Entrepreneur, Entreprise et Environnement) transposé dans le contexte du projet de transmission, qui permet une lecture dépersonnalisée de l’entreprise à céder.
L’apport d’une lecture dépersonnalisée du projet de transmission
L’appréciation actuelle des risques liés à la transmission des entreprises
4Le phénomène successoral introduit une vision intégrée des principales modalités de transmission d’entreprises dans les pays francophones (succession, rachat de l’entreprise par un ou plusieurs salariés, reprise par une personne physique extérieure et croissance externe) (De Freyman et al., 2008). Lorsque nous interrogeons la recherche spécifique, le constat est plutôt positif, avec une multiplication de travaux permettant de mieux comprendre le déroulement des différents processus à l’œuvre, d’ajuster les programmes d’accompagnement et de formation en fonction des besoins identifiés et d’en sonder les effets sur la performance organisationnelle (Siegel, 1989 ; Paturel, 2000 ; Haddadj et d’Andria, 2001 ; Deschamps et Paturel, 2005, 2007, 2009 ; Boussaguet, 2005 ; Bah, 2006 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2010).
5De même, nombre des analyses sont largement centrées sur le point de vue des individus, soit le couple formé par les acteurs principaux (« prédécesseur/successeur » ou « repreneur/cédant »). La littérature existante sur les risques associés aux opérations de transmission est très révélatrice de cette tendance plutôt bien appréhendée : celle-ci est soit tournée vers celui qui prépare sa propre succession, débouchant sur une lecture plutôt psychologique et patrimoniale du risque (Mazzola et al., 2008 ; Bah, 2006), soit dirigée vers celui qui est appelé à prendre le relais, suggérant alors des interprétations bien plus stratégique, managériale, financière et sociale du risque (Deschamps et Paturel, 2009 ; De Freyman et al., 2012). La transmission est alors perçue comme une même opération vue des deux côtés du miroir, un processus dual fait d’une cession et d’une acquisition. De fait, les deux acteurs vont vivre deux expériences paradoxales, faites de freins et de motivations, de problématiques psychologiques et culturelles. Tandis que le prédécesseur ou le cédant met un terme à une aventure entrepreneuriale, le successeur ou le repreneur démarre une nouvelle histoire à partir d’un pari et d’une prise de risque.
6Naturellement, ces approches sont véritablement indispensables, tant par la profondeur des connaissances qu’elles génèrent que par la visibilité qu’elles procurent aux acteurs engagés dans une relève. Cependant, par certains aspects, l’abandon du lien « individu/organisation » au profit d’une approche dépersonnalisée de la transmission d’entreprise peut également être pertinent, en permettant notamment à des tiers de raisonner à l’échelle de l’entreprise.
Vers une approche dépersonnalisée des risques liés à la transmission d’entreprises
7Les conditions économiques et sociales ont évolué au fil des décennies, si bien qu’il semble moins justifié aujourd’hui de se concentrer exclusivement sur le point de vue des acteurs clés de la transmission d’entreprises. Naturellement, le lien qui unit le fondateur à sa création continue bien souvent de l’aveugler quant à sa réelle valeur de marché et beaucoup de « mariées trop belles » restent sur le carreau par manque d’accord entre les deux parties. Pour autant, sans se désintéresser des pièges et des dangers à éviter dans notre rapport à l’autre, il convient aussi de s’interroger plus largement sur les perspectives de l’ensemble des parties prenantes. En effet, au-delà de l’importance des deux principaux protagonistes, la continuité d’une entreprise repose également sur des seconds rôles et sur leur implication. En ce sens, de nombreuses personnes physiques ou morales sont amenées à s’interroger sur la capacité d’une entreprise à survivre à sa transmission, au-delà des seuls « entrepreneurs », considérés comme les individus clés.
8D’une part, les collaborateurs actuels de l’entreprise apparaissent comme les plus immédiatement concernés par le changement de personne. Dans la majorité des PME, le propriétaire-dirigeant représente l’entreprise et l’annonce de son départ va générer un sentiment d’inquiétude relativement généralisé. Chacun craint ou espère, selon ses motivations propres, les conséquences potentielles de cet acte de gestion hautement risqué. Toute mauvaise gestion de cette phase aura des répercussions plus ou moins dommageables sur leurs propres activités. C’est le cas des partenaires externes (fournisseurs, clients, coopératives d’entreprises, groupements d’intérêts économiques, etc.) qui sont particulièrement sensibles à la solidité et à la performance de leurs relations d’affaires. Il n’est pas rare que la perspective d’une transmission fasse naître chez eux des doutes sur le maintien de la qualité des prestations existantes ou sur celui du flux actuel de commandes passées.
9Mais c’est aussi et surtout le cas des salariés de l’entreprise qui, interprétant un ensemble d’indicateurs tels que les investissements réalisés, la croissance de l’entreprise ou le niveau de personnalisation de la structure, commencent à imaginer ce que pourrait être l’entreprise si celle-ci venait à changer de mains (ou a contrario à rester dans les mêmes). Cette mise en balance leur permet d’évaluer si la perspective d’une transmission est plutôt à craindre (perte des acquis sociaux, redistribution et/ou remise en question des rôles de chacun, déséquilibres issus d’un choc culturel, méconnaissance du métier du successeur, etc.) ou à souhaiter (nouveau management responsabilisant, amélioration des conditions de travail et d’intéressement, opportunités de carrière liées au développement de nouvelles activités et à la défense d’une nouvelle vision, etc.). La stratégie choisie est généralement celle du silence, de l’opacité et des visites de nuit des entreprises à vendre ou au parachutage du fils prodigue sans aucune préparation. Or, elle conduit plutôt à la défiance et à la fragilisation de la transmission en se focalisant sur l’homme plus que sur la structure.
10D’autre part, le changement de propriétaire-dirigeant va également inquiéter les collaborateurs potentiels qui, au titre de l’engagement envisagé, et de ses conséquences sur leurs propres domaines, sont en droit d’attendre de l’entreprise une parfaite transparence sur son état de santé et/ou d’obtenir des informations sur la gestion de tout évènement stratégique susceptible d’impacter son équilibre. En d’autres termes, il est simplement question pour ces personnes de pouvoir prendre une décision engageante en ayant le maximum de paramètres en leur possession. Ainsi, les ressources qualifiées sont particulièrement sensibles à ce type de considérations car le marché du travail leur offre bien souvent le luxe du choix, ce qui peut accroître leur niveau d’exigence. Les partenaires potentiels peuvent également imaginer une forme d’indélicatesse, voire de trahison s’ils s’engagent avec une personne qui se sait sur le départ mais qui omet de les en informer. Alors que s’ils passaient un accord avec une entreprise et non avec une personne, le changement d’individu serait plus facilement accepté.
11De fait, la question de la personnalisation de la reprise est facilement évacuée dans cette approche théorique : peu de pistes ont été explorées pour soulager leurs préoccupations dans la réalité. La question de la fragilité des entreprises se pose avec insistance, demandant une lecture plus dépersonnalisée (voire désentimentalisée) de la transmission. Pour cela, nous proposons de mobiliser le modèle des 3 E (Paturel, 1997).
Le métamodèle des « 3 E » comme grille de lecture dépersonnalisée des entreprises
12Pour concevoir une lecture viable et dépersonnalisée des risques encourus par une entreprise en passe de changer de mains, c’est-à-dire une lecture qui ne soit pas celle des prédécesseurs/cédants, il est essentiel, d’après les conclusions de l’APCE (2001), de suivre un principe général :
Toutes les entreprises ne sont pas bonnes pour un repreneur [ou successeur], ni lui pour elles. Celui-ci doit respecter une cohérence entre l’entreprise qu’il recherche, l’environnement dans lequel elle se meut, et ses propres objectifs, compétences et personnalité.
13Il y a un avantage certain à partir de cet axiome, il tient à la théorisation que les travaux avant-gardistes du professeur Robert Paturel ont permis de mettre à jour, devançant les recommandations institutionnelles sur cette recherche de cohérence. En effet, avec le métamodèle des « 3 E » (Paturel, 1997), l’auteur est parvenu à capter la logique profonde d’un processus entrepreneurial pourtant très complexe, allant jusqu’à développer une représentation graphique (voir figure 1) totalement dynamique, opérationnelle et pédagogique de cette harmonie entre les 3 E constitutifs de la décision d’entreprendre, à savoir : l’Entrepreneur et ses aspirations (E1), les ressources et les compétences qui peuvent être intégrées à l’Entreprise (E2) et les possibilités offertes (opportunités) par l’Environnement (E3). La puissance analytique du modèle laisse la possibilité, aux observateurs et aux chercheurs, de se détacher des logiques d’acteurs (dominantes dans la littérature et dans les revues professionnelles spécialisées) pour reconsidérer le projet entrepreneurial dans son ensemble et en assurer une représentation pour juger de sa cohérence dans la continuité.
Figure 1. Le modèle des 3 E.

Source : Paturel (1997).
14L’entreprise devient ainsi l’une des unités d’analyse et facilite la discussion sur son état de préparation face à un évènement aussi stratégique que sa propre transmission (Barach et al., 1988). Il faut pour cela bien comprendre la logique et le sens du modèle des « 3 E ». À cette fin, nous nous proposons simplement de reprendre très brièvement l’explication du professeur R. Paturel à partir de plusieurs de ses nombreux écrits (Paturel, 1997, 2007). L’idéal de ce modèle est représenté dans la zone A ou zone d’harmonie entre l’entrepreneur (E1), l’entreprise (E2) et l’environnement (E3), puisqu’aucun des facteurs n’est supérieur à l’autre. Inversement, toute position en dehors de A montre que l’idée de création n’est pas tenable.
15Tout d’abord, le bloc E1 correspond aux intentions stratégiques de l’entrepreneur ou du dirigeant, alimenté à partir de son diagnostic personnel (vie personnelle et professionnelle, système d’information, caractéristiques propres et horizon temporel de réflexion) et possiblement accompagné pour faciliter l’émergence de sa vision. Ensuite, le bloc E2 regroupe les ressources (moyens de production) et les compétences (combinaisons innovantes et difficilement substituables des ressources) susceptibles d’être intégrées dans l’organisation. Son évaluation repose sur le diagnostic stratégique interne à partir des éléments passés et présents auxquelles s’ajoutent les projections futures. Enfin, le bloc E3 rassemble tous les facteurs externes issus des environnements global, sectoriel et de proximité qui ont une influence unilatérale sur l’entreprise, qu’il s’agit de repérer et de hiérarchiser afin de se concentrer sur les principaux pour les neutraliser en priorité. Finalement, ces trois blocs se superposent en faisant apparaître quatre zones d’intersection, dont une seule leur est commune, à savoir la zone d’harmonie nommée A.
16L’apport fondamental du modèle de Paturel (2007) repose sur l’imbrication nécessaire des 3 E.
Dans toutes les situations, l’élément clé consiste à penser simultanément à E1, E2 et E3, c’est-à-dire à un projet personnel qui est un projet d’organisation mis en œuvre dans un environnement donné […]. [et ce, sans que] E1 ait plus d’importance que les deux autres E. (Paturel, 2007)
17En effet, l’auteur préconise vivement d’exclure tous les projets qui seraient positionnés dans les zones 1, 2 ou 3, ceux qui n’ont aucun espoir d’aboutir. En conséquence, lorsque les chercheurs focalisent sur le cédant/prédécesseur ou le repreneur/successeur, ils amputent le projet de transmission de ses chances de pérennité en ignorant les autres paramètres indispensables, soit les ressources et compétences ainsi que l’environnement. Cette mise en garde nous invite donc à proposer une relecture du projet de transmission en la dépersonnalisant, c’est-à-dire en lui réintégrant les deux autres blocs.
Typologies des fragilités des entreprises : une approche du projet de transmission fondée sur le modèle des « 3 E »
18Les entreprises expriment une fragilité différente devant la perspective de leur transmission. Que celles-ci se destinent à rester dans le giron familial (cas des successions) ou au contraire à en sortir (cas des reprises externes) est en fin de compte une donnée moins importante, en termes d’influence et de poids sur la gestion de ce virage décisif, que le type de cohérence qu’elles parviendront à développer entre des conditions environnementales (ne menaçant pas les marchés de la mariée potentielle), organisationnelles (garantissant le maintien des compétences et des ressources en place) et individuelles (protégeant le projet de transmission, et par là-même l’entreprise, de son initiateur).
19Aussi, puisque c’est précisément dans sa capacité à positionner des projets entrepreneuriaux en fonction de leur cohérence d’ensemble que se situe la valeur ajoutée du modèle proposé par le professeur R. Paturel, il semble opportun de construire sur cette base un outil exploratoire destiné à celles et ceux qui seront appelés à s’interroger, à plus ou moins long terme, sur la capacité d’une entreprise donnée à survivre à sa transmission. La typologie issue de cette adaptation permet de mettre en lumière quatre zones au cœur desquelles il est possible de positionner des entreprises très prochainement concernées par le projet de transmission (figure 2) et, surtout, d’en identifier les principales fragilités.
Figure 2. Typologie d’entreprises selon le projet de transmission

Source : adapté de Paturel (2007)
20La vulnérabilité des « entreprises prévoyantes », positionnées en zone A, est à un niveau très raisonnable. Elles sont en apparence bien préparées, avec des conditions générales parfaitement compatibles avec une gestion professionnelle de la phase de transmission (politique de communication interne et externe, dépersonnalisation de l’entreprise, structuration de l’organisation, maintien des investissements, etc.). Les certitudes obtenues à ce stade, concernant tant la viabilité du secteur que la faible dépendance de l’entreprise vis-à-vis de son dirigeant et/ou la sincérité de ses intentions de départ, correspondent à un seuil plancher de risques en dessous duquel il est difficile de pouvoir descendre quand on cherche à évaluer la solidité d’une entreprise appelée à changer de mains. En effet, même si plusieurs indicateurs sont au vert, il y a une seconde catégorie de risques difficiles à maîtriser en amont de la transmission et qui sont liés à la personne du repreneur/successeur. Celle-ci appelle à relativiser l’existence d’une position idéale et renforce l’idée qu’aucune entreprise n’est naturellement vaccinée contre le danger que peut représenter le défi de la transmission.
21Le cas des « entreprises vieillissantes », située en zone B de la représentation graphique, est déjà plus préoccupant, sans être pour autant rédhibitoire puisque des actions correctrices sont toujours possibles. Le principal danger permettant de définir cet ensemble d’entreprises dérive des incertitudes qui entourent la pérennité et la stabilité de leurs activités. L’absence de perspectives réellement rassurantes ou de redéploiement stratégique sur des marchés moins en déclin invite à beaucoup de prudence quand il est question de se prononcer sur l’évolution probable de ces structures. Souvent, la responsabilité est à mettre à l’actif du dirigeant qui, faute d’avoir su décrypter l’évolution du marché, s’accroche à une vision stratégique en parfait décalage avec les nouvelles contraintes environnementales. Il est également courant, pour un patriarche ayant sa retraite en ligne de mire, de rater (in) consciemment un virage important, s’épargnant ainsi des investissements qui auraient fini par grever les bénéfices et, par extension, réduit la valeur économique de l’entreprise. Naturellement, un repositionnement salutaire est un scénario parfaitement envisageable, que celui-ci soit l’œuvre d’un dirigeant retardant son départ ou d’un nouvel entrant tourné vers l’avenir. Aussi, c’est à l’observateur de déterminer, à partir de sa propre expertise du marché et des atouts de l’entreprise, la probabilité pour que la marge de manœuvre soit assez grande pour y parvenir.
22En présence « d’entreprises solidaires », les difficultés rencontrées sont plus d’ordre émotionnel et cognitif, avec des résistances individuelles qu’un acte de gestion pourtant aussi sain et nécessaire que celui de la transmission ne permet pas forcément de contenir. L’esprit de corps, à l’origine de ce qui peut faire la force d’une entreprise située en zone C, devient paradoxalement sa principale ligne de faille à l’approche du passage de témoin. Il s’agit alors d’entreprises parfaitement cessibles d’un point de vue organisationnel (préservation des compétences et des ressources) et stratégique (existence d’une vision cohérente et compatible avec l’environnement), mais terriblement incertaines quant à la capacité de ses membres à en maintenir la continuité suite à un changement de leadership. Les promesses portées par le statu quo sont ainsi au cœur de la fragilité de ces entreprises. D’un côté, nous avons des salariés qui se satisfont pleinement de l’équilibre qu’ils ont co-construit au fils du temps et qu’ils souhaitent légitimement défendre par le maintien du dirigeant de cœur. De l’autre, nous avons un patriarche, généralement soumis à l’angoisse du vide et au devoir de non abandon, pour qui il est bien plus facile et rassurant de s’accrocher à un statut social que de préparer une reconversion post cession. Le travail de deuil commence quelques années avant la transmission effective (Bah, 2006), si bien qu’on y décèle un indicateur plutôt fiable du niveau de vulnérabilité de l’entreprise : une communication claire et progressive, au sein plus qu’à l’extérieur des murs, de sorte à éviter les coups de la concurrence, est un gage de bonne gestion d’un évènement aussi important. Elle permet de prévenir les résistances individuelles et collectives d’un corps social ayant tout aussi besoin que leur meneur de faire leur deuil de l’équilibre existant.
23La pression émotionnelle des « entreprises fusionnelles » est moins en cause car toute structure positionnée en zone D est principalement exposée à un phénomène de personnalisation, conscient ou inconscient, pouvant malheureusement la rendre non cessible. Nous sommes certainement en présence de la catégorie d’entreprises la moins préparée au challenge de la transmission, avec des petites et moyennes organisations qui sont bien souvent une simple extension des hommes et des femmes à l’origine de leur création. La situation est extrêmement perverse car, dans une grande majorité de cas, la personnalisation a pour effet de rendre l’entreprise bien plus belle qu’elle ne l’est réellement, avec une concentration des ressources et des compétences clés dans les mains de celui que la transmission doit justement permettre de remplacer. Or, rien ne garantit vraiment que le capital d’un individu (en termes de réseau d’affaires, de savoir-faire, de style managérial, etc.) puisse être entièrement et aussi facilement transférable, avec en prime l’assurance que la performance économique n’en sera pas altérée. L’avantage, pour quiconque souhaitant apprécier la résistance d’une entreprise fusionnelle à sa transmission prochaine, c’est que des indicateurs plutôt accessibles permettent d’évaluer ce degré de dépendance, à l’image de la structuration de l’entreprise (centralisation des circuits d’information) ou du mode de gouvernance (véritablement allergique à toute forme de délégation et de perte de contrôle). En ce sens, toute suspicion de personnalisation de l’entreprise doit conduire les observateurs, qu’ils soient partenaires ou collaborateurs potentiels, à se demander si le risque existe qu’une fois coupée de son chef d’orchestre celle-ci ne soit plus qu’une coquille vide.
Conclusion
24L’œuvre du professeur R. Paturel est aujourd’hui beaucoup trop grande pour qu’il soit possible de rendre hommage, en ces quelques pages, à l’ensemble des contributions « patureliennes » ayant permis une avancée significative des champs de l’entrepreneuriat et du management stratégique. Nous devons d’ailleurs avouer que se concentrer de façon exclusive sur le modèle des « 3 E » a été pour nous un exercice terriblement frustrant car, tout au long de ce chapitre, les opportunités d’en mobiliser toujours plus ont été permanentes. Heureusement, en étant à l’origine des deux thèses pionnières sur le sujet de la transmission d’entreprises en France (Siegel, 1989 ; Deschamps, 2000), R. Paturel nous a facilité la tâche en délimitant ainsi les frontières de notre réflexion. Au-delà des résultats de ce chapitre, permettant de différencier les entreprises en fonction de leur capacité à résister au choc de leur transmission, nous avons surtout pu voir que même dans un domaine de recherche encore sous-alimenté, il est parfois bien inutile de vouloir tout réinventer lorsque la mobilisation de travaux existants suffit déjà à créer des connaissances nouvelles. Gageons ensemble que nous serons encore très nombreux, dans les prochaines décennies, à redécouvrir son œuvre pour servir l’étude de nouveaux phénomènes.
Bibliographie
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Bibliographie
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Auteurs
Professeur associé, Groupe ESC Troyes.
Professeur associé, Euromed Management, Marseille.
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