1La carrière d’un individu ressemble à la gestion d’une entreprise avec ses phases de création, de croissance et de transmission. À cet égard, celle de Robert Paturel a, tour à tour, œuvré sous la forme de réflexions, mais aussi d’actions sur les trois volets évoqués. Dès ses premières publications, l’auteur met en avant l’importance de l’ensemble des entreprises, qu’elles soient de petite ou de grande taille. Ainsi, dans sa thèse, il montre l’évolution des politiques françaises pour favoriser tantôt les unes par la croissance externe – « la fiscalité des fusions est très favorable et les objectifs des Plans (notamment les V^e et VI^e), nettement pour la constitution de grands groupes nationaux dans pratiquement tous les secteurs » –, tantôt les autres – « le VII^e plan […] paraît plutôt favoriser la croissance interne notamment des petites et moyennes entreprises (et de l’artisanat) » (Paturel, 1978, p. 600). Les prémices de ses sujets de prédilection en sont issus.

2Le présent ouvrage, soulignant l’actualité de la démarche stratégique, souhaite lui rendre hommage et retracer la pérennité de ses messages. Il est pour cela découpé en trois parties qui reprennent les préoccupations majeures de R. Paturel au fil de sa longue carrière. La stratégie y est centrale, mêlant délibération et émergence, réflexion individuelle et actes collectifs, affrontement et connivence, inscrite dans une réelle démarche (Partie I). Son implication se tournera ensuite vers l’entrepreneuriat, et ses déclinaisons, qu’il contribue à développer avec passion, que ce soit la reprise d’entreprise, qu’il évalue en tant qu’expert près les Tribunaux, ou l’acadépreneuriat, qu’il pratique dans plusieurs institutions publiques (Partie II). Les choix de croissance de la firme s’imposent, enfin, comme un axe de recherche fécond, chronologiquement le premier abordé, puis maintenu en filigrane tout au long de sa carrière. L’essentiel de ses contributions portent ici sur les principes de délimitation et les formes des orientations et des modes de la croissance (Partie III).

Les stratèges, entre affrontement et connivence

3La première partie de l’ouvrage aborde le management stratégique dans ses différentes dimensions. S’il demeure fondamental de positionner un concept dans son environnement théorique, pour R. Paturel, la stratégie se comprend également dans son application au sein des organisations. Cela signifie que plus qu’un enseignement de théories parfois vidées de tout sens pratique, il s’agit de se positionner au cœur de l’entreprise et d’intervenir dans une optique opérationnelle. Alors, il devient cohérent de sélectionner pour chaque étape les outils les plus pertinents, sans occulter les préoccupations des dirigeants à partir d’une approche « concrète, simple, compréhensible, synthétique, débouchant sur des solutions concrètes » (Paturel, 1997b, p. 6). Les apports des divers chapitres reprennent la démarche afin d’éclairer sous de nouvelles perspectives cette prise de position empiriste.

4Dans un chapitre intitulé « La recherche en stratégie : pour un anti-agenda », Alain Desreumaux réalise un point d’aboutissement actuel sur le développement de la stratégie. Il insiste sur la nécessité de structurer le champ dans une plus grande unité, avec plus de cohérence, mais aussi de le doter d’une pertinence sociale, voire sociétale. Pour ce faire, l’auteur préconise de maintenir trois orientations principales, à savoir réduire la distanciation praxéologique, passer du post-normatif au prospectif et de l’instrumental au réflexif, afin de rendre compte d’une réalité trop ignorée par excès d’académisme.

5Mû par le même constat, Jean-Louis Levet propose une lecture actualisée de la « performance des entreprises : une nouvelle ère ». À partir de trois concepts centraux (globalisation, savoir et incertitude), et de leur combinaison actuelle, les entreprises doivent mobiliser dix nouveaux leviers de performance globale et durable : la créativité, le développement de savoir-faire technologiques, la recherche de compétences diversifiées (personnel formé et polyvalent), une marque reconnue, le contrôle du processus de production, le dialogue social au service d’une ambition partagée, la maîtrise de la distribution et de la logistique, l’intelligence économique (gestion stratégique de l’information), un actionnariat stable dans le long terme et une relation étroite avec le territoire d’implantation.

6À partir de ces principes de construction, la première partie décline différentes options de manœuvres stratégiques potentiellement mobilisables par tout chef d’entreprise dans les comportements à adopter. Il s’agit de décider entre plusieurs possibilités, à savoir entre faire et faire-faire (l’externalisation), entre imiter et inventer (l’innovation), entre vendre et passer le relais aux générations suivantes (la transmission), entre agresser et tolérer (la relation leader-challenger), entre compétition et coopération (la coopétition), etc.

7Ainsi, Gilles Paché, dans un chapitre intitulé « Externalisation de la logistique : une manœuvre stratégique en sursis ? », ré-interroge les contours de l’industrie de la prestation logistique et conclut avec malice à une sorte de retour vers le futur. Les contrats d’externalisation tendent à élargir considérablement le système d’offre, intégré et sur-mesure ; or, si l’entreprise externalisatrice, qu’il s’agisse d’un industriel ou d’un distributeur, accepte cette nouvelle relation, elle perd à la fois son expertise, son relationnel, son indépendance et sa capacité de pilotage du réseau. Une ré-internalisation de la logistique permettrait alors de contrôler le risque transactionnel et l’opportunisme, tout en accroissant le patrimoine juridique de l’entreprise.

8Dans certaines structures particulières, comme les technopoles ou les pôles de compétitivité dans lesquels les PME sont très présentes, la gouvernance institutionnelle et territoriale modifie les stratégies entre acteurs. Analysant la « gouvernance et (les) stratégies d’innovation des PME dans les clusters “à la française” », Rachel Bocquet et Caroline Mothe proposent une caractérisation du mode de gouvernance en fonction de leurs morphologies structurelles et de leur logique d’émergence. Quelle que soit la forme prise par le cluster, la gouvernance permet d’insuffler une dynamique collaborative pour soutenir les stratégies d’innovation des PME. Les études menées sur deux pôles de compétitivité (Imaginove et Arve-Industries) et sur un technopôle (Savoie Technolac) en témoignent.

9Julien de Freyman et Katia Richomme-Huet cheminent à leur tour au fil des « fragilités liées à la personnalisation de la transmission ». Prenant le contrepied d’un certain nombre d’idées reçues, ils plaident pour une transmission d’entreprise qui considèrerait la personnalité du dirigeant comme subalterne à la continuation. Les entreprises qualifiées de « prévoyantes » sont alors mieux préparées à la transmission que leurs homologues vieillissantes, solidaires ou fusionnelles.

10De leur côté, Jean-Charles Mathe et Frédéric Le Roy abordent les manœuvres pertinentes face à la concurrence. Pour le premier, utilisant l’exemple des marchés des technologies numériques, il s’agit de passer « de la tolérance à l’agressivité dans la dynamique entre leader et challenger » dès lors que le marché se stabilise et n’offre plus la croissance des phases de démarrage et de développement. Quant au second, il invite à aimer son ennemi, non par amour de son prochain, mais par intérêt de préservation et de croissance. Illustré par les stratégies menées dans le secteur des TIC, ce double calcul permet à la fois de bénéficier des avantages de la coopération, mais aussi de ceux dévolus à la compétition.

Les entrepreneurs, entre découverte et mimétisme

11Dans cette deuxième partie, la thématique de l’entrepreneuriat est revisitée en interrogeant ses fondements et ses développements récents. Le point de départ de cette réflexion sur l’entrepreneuriat est réalisé par Michel Marchesnay, dans le chapitre intitulé « Less is more, ou la “grandeur du petit” ». Si on a toujours besoin d’un plus petit que soi, c’est en fait bien souvent pour vanter – sans y croire tout à fait – la vertu présumée virginale et désintéressée du petit acteur qu’est l’entreprise individuelle ou la TPE. Sans petitesse, M. Marchesnay narre la grande hypocrisie, maintes fois répétée dans l’histoire, du discours de passion pour le petit. Karim Messeghem et Olivier Torrès proposent ensuite un état de « la recherche française en PME et en entrepreneuriat ». Les champs sont bien structurés, bien que leurs frontières ne soient pas consensuelles. Domaines très vivaces, avec un grand nombre de travaux doctoraux, ils sont d’une claire utilité sociétale. Les auteurs insistent sur la place centrale jouée par R. Paturel dans la structuration tant scientifique qu’institutionnelle de ces deux champs.

12Que peut apporter d’ailleurs, plus spécifiquement, la recherche en finance organisationnelle à une meilleure compréhension des processus entrepreneuriaux ? C’est à cette question centrale que s’attache Philippe Desbrières en s’intéressant au financement des firmes entrepreneuriales par des capital-investisseurs. S’appuyant sur une littérature d’abord focalisée sur le différentiel d’information existant entre le capital-investisseur et le dirigeant de la firme financée, il indique qu’est alors ignorée la notion clé de connaissance, résultant de l’interprétation de l’information par les individus. Cet oubli est d’autant plus dommageable que les capital-investisseurs et les dirigeants des firmes financées ne partagent sans doute pas le même modèle cognitif.

13Suivent plusieurs contributions sur les définitions générales de l’entrepreneuriat et ses mises en pratique particulières. Ahmed Silem propose des visions de « l’entrepreneur, de ses définitions théoriques à ses représentations sociales en milieu étudiant ». Considérant que le concept d’entrepreneur n’est pas réservé à l’usage des laboratoires et qu’il est l’objet de discours multiples dans la société, il confronte les définitions académiques à leurs représentations auprès de publics étudiants français et tunisiens. Les thématiques du pouvoir, de l’économie et de la technique y dominent les lexiques sociaux et cognitifs.

14Sandrine Emin s’interroge sur la question centrale : « Qu’est-ce que l’entrepreneuriat ? (et propose une) contribution à un débat sémantique et théorique à partir de l’exemple de l’entrepreneuriat social ». La valeur sociétale supplée la valeur de marché au cœur de la dialogique entrepreneuriale « individu / création de valeur ». Les contours de cet entrepreneuriat social dépendent largement des contextes culturels. L’auteur propose une définition plurielle de l’entrepreneuriat, qui conserve comme pierre angulaire la question de la création de valeur, quelle qu’en soit l’acception.

15Afin de compléter le tableau, Thierry Levy-Tadjine et Ndouba Dingamyo nous entraînent dans l’« extra-singularité, intra-singularité, inter-singularité et diversité en entrepreneuriat », en mobilisant l’exemple des scientifiques entrepreneurs français. Ces entrepreneurs particuliers doivent surtout travailler sur des interactions réciproques (inter-singularités) pour développer leur projet. Ce constat amène les auteurs à compléter et enrichir le modèle séminal des 3 E / 3 F / 3 P.

16Enfin, Gérard Kœnig et Patrick Joffre exposent « la métis de l’entrepreneur » à travers l’exemple de l’absence de diffusion simultanée et mimétique des « quinzomadaires » (bi-mensuels) dans la presse TV française. Inscrivant leur analyse dans une lecture à la fois psychologique et hyper-compétitive, soit à un niveau de décision individuel et à un niveau inter-organisationnel, ils avancent une explication temporelle : l’innovation n’émerge qu’en cas de situation favorable, et dès lors que l’innovation a émergé, l’imitation n’est plus possible.

Les entreprises en croissance, entre patrimoine et contrat

17La troisième partie de cet ouvrage présente des réflexions sur la question de la croissance des entreprises. À l’heure où le niveau de croissance des économies européennes et nord-américaines plafonne à 2 %, quand les pays émergents affichent des taux de 10 % annuels, le renouvellement des relais de la croissance est au cœur des débats économiques et politiques. R. Paturel à largement initié, puis renouvelé ces réflexions en cherchant, toujours à partir de cas concrets, à proposer des définitions claires et opératoires, à élaborer des taxonomies de cette croissance, devenue si insaisissable. Il a délimité les concepts clés de croissance interne et externe (Paturel, 1981), puis conjointe (Paturel, 1997a), et a repéré les opérations de croissance des entreprises françaises dans une chronique annuelle de 1979 à 1998 de la Revue d’économie industrielle.

18La croissance de l’entreprise montre la nécessité de la combinaison de deux lectures de la firme. À une lecture patrimoniale, insistant sur ce dont l’entreprise jouit en toute propriété, s’adjoint une lecture contractualiste, favorisant ce dont l’entreprise dispose, à travers ses réseaux de connaissances et de relations. Les derniers développements en management stratégique, mobilisant les notions d’océan bleu, de capacités dynamiques, de coopétition, voire d’activités langagières, ont montré que l’activité de l’entreprise est largement fondée sur la capacité de l’entreprise à mobiliser les ressources de ses partenaires – proches ou plus lointains –, à combiner les produits des « complémenteurs », à trouver de nouveaux espaces de marché en collaboration, qu’elle soit horizontale, diagonale ou verticale.

19Dans un chapitre intitulé « Territoire et croissance de la firme », Gabriel Colletis inscrit la firme dans son « espace de fonctionnement », un territoire, à la fois donné et co-construit, avec lequel elle interagit, à différents niveaux, celui du groupe, de l’entreprise, de l’établissement, pour générer des paris de croissance. La confiance est alors centrale pour mener à bien ces projets de développement, ainsi que la mémoire des coordinations entreprise-territoire réussies par le passé. La croissance s’inscrit donc dans un territoire.

20À leur tour, Henri Savall, Véronique Zardet et Marc Bonnet proposent de « développer la croissance de l’entreprise par une démarche socio-économique endogène ». En effet, la démarche, loin d’être circonscrite à la seule amélioration du fonctionnement interne de l’entreprise, lui permet de développer sa position stratégique. C’est donc un outil central de favorisation de la croissance de l’entreprise, ici illustré par des exemples connus (Brioche Pasquier) ou moins connus (PME mexicaines).

21Certaines entreprises ne se contentent pas de la croissance habituelle de leur secteur d’activité. Bien au contraire, elles cherchent à dépasser leurs concurrents en affichant des rythmes exponentiels. Cécile Chanut-Guieu et Gilles Guieu se demandent « quels (sont les) modes de croissance pour les PME en hypercroissance ? ». Ils font l’hypothèse que la combinaison des trois modalités de croissance (croissance interne/externe/conjointe) est un outil permettant de maintenir les tensions nécessaires à la longévité d’une trajectoire d’hypercroissance.

22Différents vecteurs et facteurs orientent la croissance des entreprises. La technologie et l’internationalisation par rapprochements sont deux outils principaux de la croissance ; le contexte environnemental joue également un rôle prépondérant. Ces vecteurs et facteurs sont analysés dans les contributions d’Yvon Gasse, d’un côté, et de Ulrike Mayrhofer, Emna Moalla et Dora Triki, de l’autre :

• Yvon Gasse présente « le contexte de la nouvelle économie et la création d’entreprises technologiques à fort potentiel de croissance ». Dans ce contexte turbulent, toutes les créations ne survivent pas. Certaines au contraire réussissent, grâce à l’innovation, souvent partagée, mais surtout du fait du profil entrepreneurial du créateur, passionné et en attente d’expériences nouvelles.
• En étudiant le cas de GL Events, Ulrike Mayrhofer, Emna Moalla et Dora Triki montrent qu’il faut « croître par rapprochement pour se développer sur le marché mondial ». La concentration et l’internationalisation du secteur de l’organisation d’événement amènent les acteurs à privilégier les acquisitions et les alliances avec des entreprises locales pour réussir.

23La croissance des jeunes entreprises, à peine sorties de la phase de démarrage, est peu étudiée, les travaux s’étant prioritairement intéressés aux entreprises plus grandes, déjà installées. Le chapitre intitulé « Croissance des jeunes entreprises : validité des mesures et examen des déterminants », proposé par Ababacar Mbengue comble cette lacune. Il évalue la validité de mesures communes de la croissance et explore ses déterminants sur un échantillon de 184 jeunes entreprises. En fait, peu de mesures sont réellement opérantes, ce qui invite à continuer l’étude de la multi-dimensionnalité du concept de croissance.

24Enfin, Philippe Véry et Jean-Luc Arrègle, un brin nostalgiques, mais aussi tournés vers l’avenir, concluent cette partie sur la croissance et donnent également un point d’orgue à l’ouvrage en posant la question : « Quelle croissance depuis – ou avec – Robert Paturel ? ». Les auteurs rappellent le caractère séminal de l’article « Importance comparée des stratégies de croissance externe et de croissance interne dans la croissance des grandes sociétés françaises (1966-1973) », proposé par R. Paturel dans une livraison de 1979 de la jeune Revue d’économie industrielle. Tant sa méthode que ses résultats inaugurèrent toute une série de réflexions sur les modes de croissance. Quarante années après, dans un contexte socio-économique bien différent, les méthodes proposées par R. Paturel continuent d’être pratiquées, bien qu’affinées et portant sur des données plus faciles à collecter et à traiter ; quant aux résultats, quelques entreprises étudiées à l’époque ont survécu, sans que l’on puisse déterminer un mode de croissance ayant privilégié leur longévité.

En guise de conclusion, une invitation à la lecture et à l’ouverture

25Le lecteur l’aura compris, le présent ouvrage se présente comme un bilan d’une quarantaine d’années de recherche consacrée à l’étude de la stratégie, de l’entrepreneuriat et de la croissance, mais il constitue surtout une invitation à poursuivre l’examen de ces thèmes. L’avenir est ouvert, puisque la compréhension – et l’amélioration – des conduites humaines et organisationnelles connaît peu de limites. Certains préféreront identifier les facteurs de croissance, les modalités du choix des stratégies, les implications de l’entrepreneuriat, peu importe, en raffinant les méthodes et les construits. D’autres envisageront plutôt l’accompagnement de l’entrepreneur ou des dirigeants comme la démarche permettant de mieux connaître, en construisant soi-même l’objet à étudier. Certains procéderont par méta-analyses, d’autres par des études de cas limites, d’autres encore par méthodes économétriques. Là encore, peu importe. Le legs principal de R. Paturel est bien celui de l’honnêteté du travail effectué, quels que soient le sujet traité, la méthode mobilisée, les résultats obtenus.