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De la porosité des secteurs public et privé

 | 
Ghislaine Gallenga

Cohabitation

Frontière(s) du public et du privé au sein d’un service municipal de pompes funèbres

Cyril Laudanski

Résumé

Au cours des années 1990, le service public français des pompes funèbres s’est profondément transformé. L’abolition du monopole municipal et la libéralisation du « marché » ont bouleversé les repères classiques entre les différents opérateurs et les frontières entre le secteur public et le secteur privé se sont déplacées et redéfinies. Au sein de la Direction des opérations funéraires de la ville de Marseille, le privé et le public s’entremêlent intimement. Les agents municipaux et les salariés des entreprises privées se côtoient quotidiennement dans le travail : les carrières et les relations entre les employés attestent de frontières poreuses entre les deux secteurs économiques. Cependant, lorsque la porosité est perçue comme une intrusion qui menace les valeurs du travail municipal, les frontières se réifient entre « nous » et les « autres ». Les salariés du privé, sur lequel le stigmate de la profession (qui associe le profit et la mort) est rejeté, cristallisent alors les dérives du monde funéraire. Ainsi, les discours se nourrissent de la distinction entre le privé et le public pour dessiner des façons de faire et d’être.

Texte intégral

  • 1 Antérieurement, l’Église jouait un rôle central dans le domaine des pompes funèbres. Par décret imp (...)
  • 2 Pour une histoire des services funéraires en France, voir Trompette (Op. cit. : 29-103). Cet ouvrag (...)
  • 3 Dans le cadre de ma thèse de doctorat d’anthropologie, j’ai recueilli des matériaux ethnographiques (...)
  • 4 Tous les prénoms sont fictifs afin de garantir l’anonymat des personnes que j’ai rencontrées sur le (...)

1L’abolition du monopole municipal en vigueur depuis le changement législatif de 1904 a profondément transformé le secteur funéraire français1. En effet, la Loi du 8 janvier 1993, dite Loi Sueur, a ouvert le marché des pompes funèbres à la concurrence tout en réaffirmant son caractère de « service public ». La libéralisation fut à l’origine de l’explosion du nombre d’entrepreneurs alors que, parallèlement, les régies municipales (principalement dans les grandes villes comme Marseille, Lyon ou Toulouse) et les adjudicataires du service public (essentiellement des filiales du groupe Pompes funèbres générales – PFG) virent leur activité décroître. Cependant, tout n’a pas été bouleversé du jour au lendemain et l’évolution du marché funéraire français est le fruit d’un processus ancré dans l’histoire de la pompe funèbre (Trompette, 2008 : 23)2. Les mutations de ce secteur économique sont le produit de rapports de forces anciens mais la loi hautement symbolique marque pourtant une rupture forte pour les personnes qui travaillent dans les pompes funèbres. Sur le terrain3, la fin du monopole est un leitmotiv dans la bouche de mes interlocuteurs et ils imputent de nombreux changements concrets (comme la réduction des personnels) à ce basculement. Même si les mutations s’insinuaient de manière insidieuse dans le travail, la libéralisation matérialise des changements désormais visibles à l’œil nu. Mireille4 (ancienne conseillère funéraire désormais agent administratif au service des achats d’une régie municipale) se souvient de la toute puissance du service municipal que la fin du monopole a contribué à mettre à mal : « la ville était partout, on avait même des bureaux dans les morgues » (cette alliance avec les hôpitaux est désormais illégale). Elle raconte ce basculement comme une période mouvementée pendant laquelle des entrepreneurs privés affluaient dans les hôpitaux et les maisons de retraites pour s’accaparer de nouveaux clients. La fin des années 1990 est donc perçue comme une période floue au cours de laquelle les frontières entre le secteur public et le secteur privé se sont déplacées et redéfinies.

2En effet, la naissance de cette nouvelle forme de service public a fortement participé à la recomposition du marché funéraire et du travail des salariés. Si les frontières sont redéployées à l’échelle économique, les mutations se donnent à voir aussi à l’échelle ethnographique : dans le quotidien des employés du monde funéraire qu’ils soient morguiste, conseiller funéraire, fossoyeur, comptable, agent d’accueil, thanatopracteur, entrepreneur et salarié d’une entreprise privée ou agent d’une régie municipale. C’est à cette échelle que j’envisagerai les évolutions du service public : Comment les employés du funéraire disent et interprètent ces redéfinitions récentes ? Comment participent-elles à l’évolution du service public et des discours sur ses valeurs ? Quelles sont les effets des mutations sur le travail concret et les représentations des salariés au sein du monde funéraire ?

Contexte et terrain d’enquête

  • 5 Il peut paraître choquant de parler de la mort en ces termes mais le mot « marché » et le champ sém (...)
  • 6 Selon le Rapport d’activités 2007 (document interne), 8252 convois ont été effectués au cours de ce (...)
  • 7 La régie municipale a réalisé « 3582 convois, ce qui représente 43,41 % du nombre global de convois (...)
  • 8 Howard Becker a forgé cette notion à propos de l’analyse de l’art et ses acteurs (1988 : 58-59).

3La libéralisation du secteur n’a pas frappé tous les acteurs avec la même force et les critères qui les distinguent sont essentiels pour comprendre les recompositions du travail. À Marseille, le marché5 funéraire est considérable. Environ 8000 personnes meurent chaque année dans la deuxième ville française en nombre d’habitants6. Ainsi, il existe 36 opérateurs de pompes funèbres sur la commune : la régie municipale est le plus important d’entre eux7 suivi de près par la filiale locale du groupe PFG. Les autres structures, plus ou moins importantes (certains n’emploient qu’une poignée de personnes) gravitent autour et se partagent le reste de l’activité funéraire. Les deux grands opérateurs interviennent sur toute la chaîne de traitement des défunts, de la réintégration des cadavres aux activités de fossoyage en passant par la vente de fournitures et d’ornements divers. Les petites entreprises se spécialisent sur une population ou une partie du processus : la réintégration de corps, le transport à l’étranger, le faste funéraire. Certaines sont donc confessionnelles (musulmane ou juive), d’autres spécialisées sur un territoire (le retour en Corse). Enfin, il existe aussi des pompes funèbres discount. Je ne compte pas ici les fleuristes et les marbriers installés autour des cimetières principaux de la ville. Tous ces acteurs forment ce qu’Howard Becker appelle un monde8.

  • 9 Au 31 décembre 2007, la DOF emploie 287 agents répartis sur les deux entités.

4Dans ce monde, je me suis plus particulièrement intéressé à la Direction des opérations funéraires de la ville de Marseille, la DOF. Depuis l’ouverture du marché funéraire à la concurrence en 1998 (date d’entrée en vigueur de la Loi Sueur qui fut différée de cinq ans pour les régies municipales), c’est une direction bicéphale qui se compose de deux entités distinctes juridiquement mais en pratique très liées : le service de la Division des cimetières et la Régie municipale des pompes funèbres9. J’y ai mené un terrain ethnographique d’un an en partageant le quotidien des différents agents municipaux. J’ai davantage prêté attention au travail des personnels qui côtoient physiquement des cadavres et des restes humains : agents de la réquisition, morguistes et fossoyeurs. Mais je n’ai pas fait l’économie des positions plus lointaines comme celles des conseillers funéraires, des agents d’accueil (proches des familles) et des personnels administratifs et cadres de la DOF dont il sera également question dans ce chapitre. En effet, c’est un service municipal très important qui emploie des agents dans tous les domaines funéraires, et dans lequel il reste des métiers dont l’ethnologue ne soupçonnait pas l’existence avant l’arrivée sur son terrain tels que couturière, électricien ou peintre comme il était de coutume dans la forme ancienne des services publics français.

5L’autonomie de la DOF a laissé place à une imbrication intime entre le secteur privé et le secteur public. Les formes juridiques de chaque division en attestent d’abord. Ensuite ce sont les relations étroites qui existent entre les opérateurs de pompes funèbres, les lieux qu’ils traversent et les liens qui se tissent entre les salariés. Dans cette confusion, des frontières restent pourtant visibles et significatives pour les agents municipaux qui mettent en exergue les valeurs du service public et l’importance de leur rôle social en érigeant les salariés des entreprises privées en contre-modèle.

Des frontières poreuses entre la régie et les « privés »

  • 10 Depuis peu, les chauffeurs de corbillards sont devenus polyvalents et doivent également porter les (...)
  • 11 Par exemple, 100 % des fossoyeurs appartiennent à Force ouvrière (FO), qui est également le syndica (...)

6Pour mes interlocuteurs, « les privés » désignent les entreprises de pompes funèbres qu’ils sont amenés à rencontrer dans le travail. « Le privé » est un vocable également utilisé qui recouvre des vérités polymorphes et difficiles à cerner parce qu’il est pétri de sens commun, d’idéologie et/ou d’affect. Il fait écho à des méthodes de management de plus en plus en vogue dans les institutions publiques et à des réformes de « modernisation » dans l’ensemble de la fonction publique qui modifient le travail et les conditions de travail10. Le « privé » est également associé à des objectifs financiers qui bouleversent la mission de service public. Il questionne des valeurs qui articulent le travail et le hors-travail auxquelles tous n’accordent pas le même sens et ne réagissent donc pas de la même manière. Certains agents, le plus souvent des cadres de direction, portent ces changements à l’œuvre. D’autres, moins impliqués, les acceptent et y adhèrent sans les promouvoir. Des personnels luttent contre ces mutations dans les discours quotidiens ou à travers des affiliations syndicales11, alors qu’un nombre non négligeable les subit avec plus ou moins de résignation. Enfin, il n’est pas exclu que des personnes en souffrent.

7Cette porosité n’est pas inédite. Elle n’est pas non plus propre à l’activité dont je parle ici. Ces imbrications qui brouillent les frontières entre secteur privé et secteur public font écho aux mutations à l’œuvre dans la fonction publique française dans son ensemble. Elles perturbent tous ses domaines d’activité : santé, transport, assainissement, propreté urbaine, éducation, recherche, etc. Cet ouvrage collectif en donne des exemples éloquents ici et ailleurs.

Une forme juridique entre-deux12

  • 12 Selon Jean-Pierre Tricon, juriste et ancien directeur de la DOF : « La régie est soumise à un régim (...)
  • 13 La régie et le service des cimetières sont imbriqués et anciennement ne formaient qu’un seul et mêm (...)

8Revenons à la DOF. La récente libéralisation du marché funéraire a profondément bouleversé le service municipal marseillais. En ce qui concerne la forme juridique, le changement majeur est la requalification de la régie municipale en service public industriel et commercial dans lequel les personnels restent des fonctionnaires. Cette évolution témoigne de la prégnance du secteur privé dans une direction municipale13. La régie n’est plus un service municipal pur et doit ainsi remplir des objectifs économiques principalement celui d’être à l’équilibre à la fin de l’exercice comptable. C’est pourquoi, les objectifs de vente deviennent primordiaux (caveaux, cuves et dalles) et les agents sont sommés de les atteindre. Le contrôle des coûts de fonctionnement complète le cahier des charges. La notion de « part de marché » devient également essentielle : le nombre de convois et de prestations doit se maintenir à un taux estimé raisonnable voire être accru dans un marché très concurrentiel.

9Désormais les cadres sont contraints de suivre et d’appliquer des méthodes qui émanent du secteur privé même si parfois elles leurs paraissent absurdes et dénuées de sens. Il est principalement question des anciens cadres dans la mesure où les nouveaux sont recrutés ou mutés à la DOF pour incarner les nouvelles exigences. Ainsi, distillent-ils de nouveaux mots. En effet, le registre langagier évolue et les mots du privé s’installent. Il est question, parmi d’autres, de « recherche de synergie », de « mutualisation des moyens matériels et humains », de « contrôle des coûts », de « masse salariale ». D’autres mots, portant déjà la marque du privé, deviennent alors obsolètes, c’est le sort de « polyvalence ». Martine (cadre à la régie) qui travaille dans ce service depuis une trentaine d’années me fit remarquer un jour cette succession de mots en m’expliquant :

Ici, on parle de polyvalence depuis longtemps, c’est venu après l’audit d’Andersen dans le début des années 90. Ils étaient venus pour rationnaliser le service… pour préparer la fin du monopole en fait. Maintenant, le mot à la mode c’est mutualisation mais c’est un peu la même chose.

10Les mots sous-tendent les techniques managériales qui se rapprochent, en s’inspirant des modèles dominants, de celles employées dans les grandes entreprises privées. Lors de ma présence sur le terrain, un nouveau directeur prit les rênes de la DOF avec pour objectif affiché la défense et même la conquête de parts de marché avec l’instauration de préceptes managériaux. « On doit être meilleur que nos concurrents, c’est tout. Sur la communication, on a de meilleures pubs, le site Internet ça va venir… Il faut en prendre conscience », haranguait-il en réunion pour motiver les cadres qui, de leur propre aveu, n’avaient pas l’habitude de ce genre de discours, l’ancien directeur étant davantage mû par la défense de la spécificité du service public et le contrôle inlassable des règles de droit au regard des pratiques des entreprises privées.

11La forme juridique évoque donc bien l’importance du privé dans une institution marquée du sceau de l’administration publique. Elle favorise également la multiplication de statuts atypiques dans la fonction publique territoriale comme nous allons le voir à présent.

Des statuts éclatés et des carrières variées

  • 14 Sur l’emploi de travailleurs temporaires dans une entité publique, voir, dans cet ouvrage, Philippe (...)

12Le privé s’instille dans les failles créées par des activités ou des postes abandonnés par le service municipal. Ainsi, des personnels employés sous un régime de droit privé se retrouvent au sein des équipes de travail où les fonctionnaires côtoient les personnels sous-traitants ou vacataires. Ces derniers, sans réels espoirs d’embauche, viennent renforcer les équipes de fossoyeurs (pour certaines tâches uniquement), de porteurs et d’hôtes-esses d’accueil pendant l’été. La régie fait également appel à des agences d’intérim afin qu’elles leur fournissent de la main-d’œuvre en cas d’absence d’un titulaire14. Alors que ces formes d’emploi restent marginales ou que l’utilisation de ces travailleurs précaires se limite à une période saisonnière, la sous-traitance est plus courante même si elle se cantonne à certaines tâches bien circonscrites. Le nettoyage des locaux est entièrement délégué à des entreprises spécialisées qui se partagent l’entretien des locaux de la DOF. À la Villette par exemple (un des sites de la DOF où se trouve la direction de la régie mais également des services techniques comme l’atelier de confection-assemblage des cercueils), les femmes de ménage de deux entreprises différentes se répartissent les locaux selon un ordre très précis (les vitres de ce même bâtiment font l’objet d’un troisième marché). Ce partage au centimètre près peut donner lieu à des situations risibles lorsque la première est censée arrêter sa tâche au milieu d’un couloir, l’autre portion étant à la charge de l’employée de la seconde entreprise sous-traitante. Pourtant, les agents de la Villette déplorent souvent cette forme d’organisation l’imputant, une fois les considérations à propos de la compétence personnelle ou de la fainéantise de la femme de ménage écartées, à des règles qui émanent d’une gestion qui tend toujours davantage vers le secteur privé et la rentabilité. Ils la déplorent aussi parce que les femmes de ménage ne viennent que deux matinées par semaine et qu’ils se retrouvent souvent affairés à nettoyer eux-mêmes leurs espaces de travail.

  • 15 Le Service des cimetières a également recours à des prestataires privés notamment pour le nettoyage (...)

13Les contrats privés concernent tout autant la mission première de cette direction municipale. Ainsi les tâches au plus près des cadavres et des familles endeuillées peuvent être sous-traitées. Une entreprise privée15 est en charge de tous les soins thanatopraxiques à domicile pour le compte de la régie municipale. De son côté, la thanatopractrice municipale s’occupe des corps acheminés au « post-mortem », service qui se trouve au sous-sol du funérarium municipal. Le travail est réparti entre cette ancienne infirmière et Ronan, thanatopracteur employé en « externe pour une durée déterminée » selon les mots de ce dernier. Les frontières sont parfois très minces et il n’est pas rare que les agents eux-mêmes se trompent et ne sachent pas si untel est fonctionnaire territorial et encore moins s’il est agent de la régie ou des cimetières. Ronan en est un bon exemple : nombreux sont ses collègues qui le pensent titularisé. D’ailleurs ce statut ne lui déplairait pas. Auparavant, il exerçait en tant que thanatopracteur au sein d’une entreprise privée dans une autre région. Il n’est pas un cas isolé et même si la majorité des agents sont dans ce service depuis des années et que leur parcours témoigne de carrières de fonctionnaires que les agents qualifient de « à l’ancienne », ces trajectoires tendent à se raréfier.

  • 16 Ce service organise les plannings des fossoyeurs et des porteurs selon les convois et les cérémonie (...)

14L’observation des carrières met en lumière cet entremêlement entre les mondes privé et public. Elles ne sont pas toutes rectilignes. Les expériences antérieures dans le secteur privé ne sont pas rares et le déroulement des carrières fait fi des frontières entre les sphères économiques. Sylvain, morguiste titulaire au post-mortem, travaillait auparavant dans une entreprise privée de pompes funèbres où il effectuait des réintégrations de corps, puis il est entré « à la ville », selon l’expression consacrée, en débutant en tant que fossoyeur. Certains cheminent dans le sens inverse, du public au privé. Étienne, ancien fonctionnaire au service de la planification16, a désormais une petite entreprise de pompes funèbres. Des conseillers funéraires franchissent le pas appâtés par des salaires plus intéressants. Les parcours professionnels de nombreux protagonistes du monde funéraire attestent donc de cette proximité entre les pompes funèbres privées et municipales qui tend à homogénéiser les deux modèles économiques. Ces échanges entre privé et public s’effectuent tout autant dans l’espace puisque les employés des pompes funèbres sont amenés à parcourir les lieux municipaux du funéraire. Ils côtoient alors les agents de la DOF.

Un lieu frontalier : le funérarium municipal

15Il est des lieux privilégiés de rencontres entre les salariés des entreprises privées et les agents municipaux. Le funérarium municipal me fournira une référence fructueuse. Ce lieu est en activité depuis 1999 et a été pensé pour faire face aux exigences suscitées par la fin du monopole. Il se calque sur le modèle des Athanées importées en France par PFG qui s’est inspiré des funeral homes états-uniennes dans le sens où il est pensé comme un lieu de captation et de concentration de la clientèle. Pascale Trompette atteste que, depuis la fin du monopole, la concurrence s’est transportée dans ces lieux stratégiques (proches des hôpitaux ou des hauts lieux funéraires que sont les cimetières).

Pour les pompes funèbres, elle [la chambre funéraire] est aussi et surtout un moyen de maîtriser plus directement la circulation des défunts. […] Par cette voie, elles canalisent les proches qui transitent automatiquement par ce lieu de dépôt du corps. […] l’efficacité de tels équipements en matière de captation est indéniable (Op. cit. : 147-148).

  • 17 Dans l’ancienne morgue municipale, la distinction entre ces espaces existait également mais elle ét (...)
  • 18 Les agents de la réquisition sont chargés de « ramasser » les cadavres et de les acheminer au funér (...)

16Ce sont également, sur le plan symbolique, des lieux de négation de la souillure où les espaces propres et les espaces souillées sont hermétiques les uns des autres (Saraiva, 1993). Ce nouvel espace du funéraire marseillais a remplacé l’ancienne morgue municipale considérée par le personnel comme vétuste et peu encline à accueillir des familles17. Il se trouve au sein du plus grand cimetière de la ville, Saint-Pierre, où de nombreux agents municipaux ont leurs habitudes et qu’ils considèrent comme « leur » cimetière. Au premier étage du funérarium, les agents de la réquisition disposent d’un studio aménagé pour se reposer lors des attentes répétées18, la salle de pause des thanatopracteurs et des morguistes se situe au sous-sol de ce même bâtiment. Ici, les employés des pompes funèbres privées se trouvent en territoire municipal et parcourent des espaces familiers. Ils traversent des lieux devenus intimes pour les agents municipaux. Les travaux d’Anne Monjaret montrent que les espaces de travail font l’objet de « logiques de privatisation » qui « prennent forme au travers des pratiques verbales, matérielles, rituelles qui caractérisent les modes relationnels entre les salariés » (2005 : 184). Le cimetière et le funérarium de Saint-Pierre (du moins des espaces « intimes » au sein de ces lieux de travail) sont l’objet de ces logiques : les agents y mangent et y boivent, y laissent les traces de leur passion, ils y rient, y dorment, y fêtent des anniversaires ou des départs. C’est pourquoi ces allées et venues sont vécues par le personnel municipal comme des intrusions qui viennent menacer le sens donné à ce lieu.

  • 19 La réciproque n’est pas vraie, les agents publics ne fréquentent pas les chambres funéraires privée (...)

17Dans le nouveau contexte, le funérarium est désormais un lieu de concentration des activités funéraires : un lieu de passage du cadavre mais également des pompes funèbres privées19. En effet, les corps des défunts dont le convoi est pris en charge par le service municipal passent tous (exception faite des défunts que la famille conserve au domicile) par les casiers frigorifiques du post-mortem. De plus, de nombreux privés louent les salons de présentation ou achètent des actes techniques à la régie (des soins de conservation par exemple). Ainsi, les convois des entreprises de pompes funèbres et leurs employés passent également. En ce lieu, agents municipaux et salariés du privé se côtoient, partagent un café et des discussions, échangent des anecdotes et des informations. Des porteurs attendent avant la cérémonie, des ordonnateurs officient dans un salon loué à cet effet, des petits entrepreneurs accompagnent des familles endeuillées, un imam, accompagné de pleureuses, mandaté par des pompes funèbres musulmanes effectue la toilette d’un défunt, des thanatopracteurs privés occupent une salle pour un soin. Les raisons de ce mélange entre les agents municipaux et des salariés du privé sont multiples et quotidiennes. La concentration des activités au sein de lieux stratégiques renforcent les rencontres et participent au bouleversement des logiques d’appropriations des espaces de travail. Il en va de même dans le cimetière limitrophe qui entoure le funérarium. Les fossoyeurs municipaux scellent une dalle non loin d’un cortège « privé » où les porteurs s’affairent. Ces contacts varient d’intensité selon les parcours de chacun et les affinités. Les agents saluent les porteurs de l’entreprise unetelle mais se moquent des tenues guindées d’autres salariés.

Des relations quotidiennes étroites

  • 20 Pour avoir une connaissance approfondie du métier de thanatopracteur, de son évolution historique a (...)

18De fil en aiguille, certains deviennent amis, d’autres l’étaient auparavant. Les appartenances s’effacent quelque peu, jamais vraiment parce qu’elles font l’objet de discussions sur les rythmes de travail, les salaires et primes, les valeurs aussi. Des objets sont échangés, voire des outils de travail : un jour, alors qu’il attendait sa commande de réapprovisionnement, Ronan dut emprunter des produits à un thanatopracteur de passage afin de pouvoir travailler. Sans cet échange, le corps qu’il devait embaumer n’aurait pu être présenté à la famille20. Ce sont essentiellement les employés « de terrain » qui se côtoient alors que les agents « des bureaux » plus éloignés des cadavres et des familles endeuillées ne sont que très peu amenés à rencontrer des salariés du privé.

19Ces relations laissent une place importante à la commensalité. Les situations sont rares mais les salariés privés et publics peuvent manger ensemble si le temps le permet ; les porteurs se paient des verres en attendant un convoi. Certains, plus rares cependant, se fréquentent hors-travail. L’ethnologue accorde une grande importance aux alliances matrimoniales entre les groupes sociaux. À la régie, la majorité des unions respectent la règle de l’endogamie et il est très fréquent que des agents municipaux soient en couple avec d’autres agents de la mairie y compris de la DOF. Mais quelques exceptions se glissent ici et là et viennent éclairer les liens qui existent entre le privé et le public : par exemple, Olivier, un agent de la réquisition de la régie est en couple avec Émilie qui est thanatopractrice au sein de l’entreprise délégataire des soins à domicile et qui se rend régulièrement au funérarium pour d’autres soins. Catherine, thanatopractrice municipale, est mariée avec Dominique, un petit entrepreneur de pompes funèbres qui officie souvent dans le cimetière Saint-Pierre.

20Sous quelques formes que ce soit, le privé et le public se mêlent inlassablement dans le monde funéraire. Ils ne cessent de s’interpénétrer au travers d’échanges d’idées, de services ou d’objets, par l’intermédiaire de ce que les salariés partagent. Même s’ils luttent pour « leurs » espaces intimes, les agents municipaux ont le sentiment d’échanges maîtrisés et équitables sur lesquels ils ont prise. Par contre, ce sentiment leur échappe lorsqu’il est question du modèle économique. Comme nous l’avons montré ci-dessus, les frontières sont poreuses mais cette porosité est vécue comme une intrusion et menace ce que les agents pensent être valorisant dans leur travail et qu’ils s’efforcent de préserver. Les modes de gestion et de fonctionnement proviennent des valeurs néolibérales et s’immiscent dans leur travail sans que le modèle public ne se diffuse en retour. Par conséquent, dans les discours des salariés de la régie, les frontières ont tendance à se réaffirmer plus fort. Ainsi, elles se ferment et réifient des places et des valeurs, dessinant en filigrane une éthique du travail : des façons de faire et d’être.

« Ce n’est pas le même métier »

21Les formes de porosité que je viens de décrire entre le service municipal et les entreprises privées de pompes funèbres n’effacent pas l’existence de frontières. Des lignes de partage sont réelles et significatives pour les personnes que j’ai rencontrées à la DOF. Elles se manifestent dans les discours qui ciblent le travail des « autres », autrement dit les salariés du privé. Par effet de miroir, les paroles des agents municipaux évoquent également leur propre activité. Ces distinctions entre le public et le privé sont mises en avant pour pointer des divergences fondamentales dans le travail.

Une proximité sous surveillance

  • 21 Après des ententes et des transactions financières avec des entreprises privées de pompes funèbres, (...)

22Les liens qui se nouent entre les salariés du public et du privé sont commentés et jugés par les agents municipaux. Ils ne peuvent être trop proches sous peine d’être suspects. Les agents municipaux qui se soustraient à cette règle endogène et qui côtoient de trop près les salariés privés peuvent alors être, à leur tour, affublés de l’image négative21 dont certains opérateurs de pompes funèbres marseillais sont l’objet. Étienne, dont j’ai évoqué le parcours professionnel ci-dessus, est surveillé par son ancienne hiérarchie à cause de l’évolution de sa carrière. Son passage à une activité privée pose des questions sur ses intentions et les alliances qu’il pourrait tisser avec ses anciens collègues. La prise de parole de Martine lors de la réunion hebdomadaire des cadres exprime cette méfiance : « Je ne veux pas le voir traîner au cimetière. » Les jugements n’émanent pas seulement de la voie hiérarchique. Quelques agents de la réquisition considèrent la présence répétée du mari de Catherine déplacée. Il n’est pas à sa place dans les couloirs du post-mortem. L’accent est mis sur ses activités controversées en tant qu’entrepreneur privé de pompes funèbres. Par conséquent sa fréquentation des territoires municipaux gêne et laisse planer un doute sur ses intentions réelles. L’alliance n’implique pas l’appartenance au groupe et les pratiques, avérées ou fantasmées, dans le travail érigent une frontière infranchissable. Par contagion, la suspicion peut rejaillir sur les agents municipaux qui entretiendraient des rapports avec ces personnes dans le travail et le hors-travail. Selon le règlement interne, Dominique n’a pas le droit de circuler comme il le veut dans le funérarium encore moins dans ses « coulisses » (Goffman, 1973 : 110-111) que représente indéniablement le service post-mortem au sous-sol du bâtiment.

23Il est des lieux réservés aux agents municipaux et que ces derniers s’attachent à garder leurs en s’efforçant de contrôler les flux voire en repoussant les intrusions. En effet, les agents des « coulisses » accordent une grande importance à la vérification des allées et venues des salariés du privé sur leur lieu de travail. Ils contrôlent également leur travail en ne les laissant surtout pas récupérer un corps seuls dans les casiers frigorifiques et en vérifiant les papiers officiels (notamment l’avis de décès ou « papier bleu ») qui les autorisent à emmener un défunt. La surveillance de leurs faits et gestes va de soi pour les agents des pompes funèbres parce que les employés des entreprises privées pourraient profiter d’un moment d’inattention pour fouiner dans les papiers ou emporter un mauvais corps. La suspicion est palpable et les justifications sont tranchées. Les privés mettraient en œuvre des méthodes condamnables. Ils transgresseraient les règles juridiques et morales et n’accorderaient pas d’importance aux familles dans leur travail quotidien.

« Eux » et « nous »

24À la DOF, les entreprises privées de pompes funèbres incarnent donc la face sombre du monde funéraire et les agents municipaux ne cessent de s’en distinguer. Le privé est associé à la concurrence et au profit, et ces valeurs entrent en conflit avec le monde funéraire tel qu’il est exprimé par la majorité des agents municipaux. Dans les valeurs défendues par les employés, le gain et le sacré ne font pas bon ménage. L’entrepreneur souffre donc d’une image malsaine et personnifie les dérives du marché funéraire désormais incontrôlable. Les représentations sont classiques et lient la mort et l’argent : il est comparé à un « vautour » qui traque les charognes pour se nourrir, à un « mafieux » qui s’enrichit de manière illégale ou est dépeint sous les traits du personnage de croque-mort des aventures de Lucky Luke que le lecteur retrouve dans les moments où la mort est imminente, affairé à prendre des mesures ou calculer la facture du futur enterrement.

25La force de ces représentations est très prégnante parmi les équipes de la régie et notamment parmi les fonctionnaires de la filière administrative qui valorisent fortement le service public et insistent sur l’importance de leur mission. Ils développent des discours très forts et impliqués sur l’importance de leur rôle social alors que les agents de terrain tolèrent peut-être davantage le mélange dans la mesure où ils côtoient quotidiennement ceux du privé. Pour les administratifs, les discours prennent une valeur identitaire. Ils pointent les dérives en articulant, par effet de miroir, les valeurs de leur travail dans l’administration publique. La phrase péremptoire de la directrice de la régie résume bien le sentiment à l’égard des « autres » : « c’est simple, on ne fait pas le même métier ».

  • 22 Ces affirmations se fondent parfois sur des faits réels et avérés, voir par exemple La Provence, 5 av (...)

26Les agents municipaux classent les entreprises à l’aune de l’éthique dans le travail. Tels employés sont connus pour traîner dans les hôpitaux afin de contracter des alliances avec le personnel du reposoir pour orienter les familles22. Ces pratiques permettraient d’accaparer les familles au moment de l’annonce douloureuse du décès et de prendre en charge les démarches sans se poser la question de l’opérateur qui organisera les obsèques du proche récemment décédé. D’autres privés rôderaient au funérarium et dans les cimetières pour glaner des informations et des convois en proposant d’importantes sommes d’argent à des agents municipaux qui occupent des places stratégiques (conseillers funéraires ou fossoyeurs). Ainsi, ils seraient en mesure de détourner des convois et obtenir de nouveaux contrats. Toutes ces accusations nourrissent les discussions quotidiennes au sein de la régie pour souligner l’importance du rôle à jouer auprès des familles en tant que garant de l’intérêt public.

  • 23 Gérard Althabe décrit ce mécanisme à l’œuvre dans les grands ensembles français qui permet de refou (...)

27En définitive, les agents de la Ville produisent les salariés des entreprises privées en « acteurs symboliques fixés en pôles négatifs vis-à-vis desquels les échanges s’emploient essentiellement à construire de la différence et de la distance. » (Althabe, 1996 : 216-217)23. Ainsi, ils cristallisent les maux du monde funéraire et une « frontière symbolique » (ibidem) est érigée entre « eux » et « nous ».

Les « régleurs24 »

  • 24 Nom indigène employé pour désigner les conseillers funéraires et utilisé par les salariés du privé (...)
  • 25 Sur la question de l’empathie dans le travail funéraire, voir Bernard (2008 : 114-120).

28La frontière symbolique est tangible chez les conseillers funéraires dont la tâche consiste à régler les obsèques des familles dans les moindres détails. Leur rôle est capital dans l’organisation de la cérémonie mais il l’est aussi parce qu’ils vendent des prestations et des fournitures. De ce point de vue, ils sont précieux et occupent une place stratégique au sein de chaque opérateur. Les entreprises privées et la régie connaissent l’importance de leur position en ce qui concerne les parts de marché. Au cours d’un entretien, les familles choisissent des prestations (type de bois du cercueil, couleur et matière du capiton, poignées, type de concession, cérémonie religieuse ou laïque, soins de conservation, salon de présentation, etc.) et organisent le convoi et la cérémonie funéraire de concert avec le conseiller. Il s’agit de régler les détails selon les désirs de la famille, mais l’empreinte commerciale induit une relation particulière avec les personnes qui viennent de perdre quelqu’un : « les endeuillés sont dans la position du client et le conseiller funéraire, dans celle du marchand ou du « fournisseur ». […] Le conseiller funéraire reste tenu de jouer son rôle de vendeur. » (Bernard, 2009 : 32, 45). C’est cet entremêlement entre la mort récente et la relation commerciale contrainte qui alimente l’image négative du croque-mort qui profite de la tristesse des autres. Cette image rejaillit sur les régleurs qui se trouvent être souvent les premières personnes auxquelles la famille à affaire dans le monde funéraire, tout du moins les premières qui font coïncider la mort d’un proche avec la dépense financière. À ce propos, les conseillers funéraires de la régie sont certainement à part comparés à ceux des entreprises privées ; ils n’ont pas le sentiment de vendre quelque chose ou d’être des commerciaux. Ils rappellent inlassablement à l’ethnologue : « on touche pas de commission sur les convois ». C’est pourquoi ils ne prodigueraient pas les mêmes conseils funéraires : le public n’est pas mû par les mêmes objectifs. De plus, aucun d’entre eux n’a de formation dans le domaine de la vente et ils disent s’être retrouvés ici par hasard, le plus souvent pour « entrer à la ville ». Les régleurs de la régie mettent un point d’honneur à se distinguer des conseillers funéraires des entreprises privées et leur image telle qu’elle est construite à la DOF. Ils dépeignent leurs homologues du privé comme des vendeurs alors qu’eux feraient preuve d’empathie25 voire même d’humanité en étant soucieux de la peine et des revenus de la famille. Cette idée est très répandue : ils affirment tenir compte des gens modestes en accordant des facilités de paiement et en n’incitant pas à l’achat de fournitures superflues. Dans les entretiens que j’ai menés avec des régleurs municipaux, ils disent avoir le souci des familles dont ils connaissent et partagent les difficultés économiques. D’ailleurs, il n’est pas rare d’organiser le convoi d’une connaissance ou d’une famille envoyée par un ami commun. Ces arguments sont mis en exergue pour attester du fossé qui existe entre « eux » et « nous », et viennent étayer la noblesse de leur travail au regard des pratiques intéressées des privés. Ils se placent donc du côté d’une éthique qui légitime leur travail. Des manières de faire s’esquissent et se disent pour marquer la frontière entre deux conceptions du travail : « Je ne pourrai pas faire ça dans le privé » (Marie).

« Nous, c’est la ville »

29Il y a une forte dimension affective dans le travail à la ville parce qu’il est ancré dans l’histoire personnelle et familiale de nombreux agents. Ils travaillent dans ce service depuis longtemps et se sont attachés à la DOF. Souvent des membres de la famille y travaillent aussi ou y travaillaient jusqu’à former de vraies dynasties : « c’est une dynastie, ils auraient même pu acheter les pompes funèbres, c’est chez eux ! » (Jeanine, couturière, à propos d’un agent de l’atelier). La famille de Pierre (agent technique à l’atelier) travaille dans les pompes funèbres municipales depuis des générations, son grand-père était déjà porteur. Selon lui, tout le monde venait du même quartier de Marseille, le Panier, et c’était une fierté de travailler dans ce service : « Les gens se battaient pour être porteur. Il faut dire qu’à cette époque ils ramassaient. Dans le temps, on représentait vraiment la ville, sur l’uniforme il y avait deux écussons et ils portaient la casquette avec une autre inscription… J’ai les photos de mon grand-père. ». L’appartenance à la ville fait sens pour ceux qui y travaillent, elle transcende même sûrement l’inscription dans les pompes funèbres. En effet, les agents ne pensaient pas travailler au contact des morts et de la douleur des familles, la majorité voulait « entrer à la ville » et se sont retrouvés dans ce service malgré eux. Cette inscription dans le territoire, certes particulière (s’occuper des morts d’une ville), les distingue une fois de plus des salariés privés.

30En outre, la régie pratique des tarifs parmi les moins chers de Marseille et la gamme de choix en faste funéraire est plus restreinte. De même, les employés du service de la caisse accordent souvent des facilités de paiement et acceptent les retards de paiement des créances. Thérèse (régleuse) pense que c’est un argument de poids pour les valeurs du service public. Les paroles recueillies rejoignent ce que nous avons pu relever dans une enquête au sein d’un CHU où un menuisier affirma : « l’hôpital c’est un service pour les gens pauvres et ça c’est important » (Cruz et al. : 365) en comparant la vocation de cette institution à celle des cliniques privées. J’ai retrouvé ce sentiment dans les pompes funèbres municipales : le service public et le service privé ne s’occupent pas des mêmes populations. Ce sentiment se double de la conviction que la régie ne joue pas avec les mêmes armes que les entreprises privées.

Le revers de la ville

31Travailler à la DOF, c’est aussi faire avec des personnels jugés difficiles. Cette idée traverse les hiérarchies et c’est ce qui fait dire à tous que la régie est lésée dans le contexte de la libéralisation. Les « bras cassés » se sont accumulés dans le service municipal lorsqu’il était un service-punition il n’y a encore pas si longtemps. Cette appellation désigne les personnels qui ont des problèmes d’addiction, qui ne se soumettent à aucun ordre, qui ne travaillent pas, etc. Ces problématiques sont connues et attestées dans de nombreux services de la fonction publique territoriale (Pouchelle, 2007 : 17 ; Jeanjean, 2006 : 68) qui joue un rôle social important. Cette mission existait à la DOF et nombre de mes interlocuteurs pensent qu’elle est toujours en vigueur. Ce service participe pleinement à la vocation de la mairie en fournissant du travail à des personnes qui ne seraient sûrement pas employées dans les pompes funèbres privées. « C’est un service de fous » répètent souvent les agents, voulant faire comprendre que la régie ne jouit pas des mêmes atouts dans le marché funéraire. Les différences se discernent également dans les vêtements de travail (les costumes et tailleurs de facture plus modeste des régleurs et des porteurs municipaux par exemple) ou la décoration des locaux d’accueil des familles. Certains iront même jusqu’à dire que le service est sûrement meilleur chez certains privés.

  • 26 Cette catégorie regroupe des personnes aux destins différents : des défunts sans famille, des SDF i (...)
  • 27 Pour avoir les détails ethnographiques du parcours que suit le cadavre d’un SDF à Paris et des réfl (...)

32Les salariés de la régie se sentent également défavorisés parce que leur employeur doit se charger de l’enterrement des indigents26. Cette tâche souffre d’une ambiguïté probante dans la mesure où elle oscille entre la mission sociale du service public et la nécessité d’être compétitif sur le marché alors que ces convois ne rapportent rien. Elle soulève également des interrogations sur les procédures sacrificielles à l’œuvre dans notre société (Terrolle, 1995) qui participent à l’exclusion d’une partie de la population qui se trouve alors « privée de deuil » (Terrolle, 1999). Le partage du « convoi social » est le siège d’enjeux économiques et symboliques importants avec les entreprises privées. Alors que chaque opérateur devrait assumer sa part à la hauteur de son importance sur le marché marseillais, la régie se retrouve souvent contrainte de pallier l’absence (volontaire ?) de prise en charge : « Même à la fin du monopole, les indigents sont restés à la charge du service public. La concurrence ne prend pas ses dossiers et nous les renvoie » (Bernard, cadre de la régie). Le sentiment de gérer la part ingrate du travail des pompes funèbres privées prédomine27 et le « convoi social » est subrepticement assimilé au sale travail.

La délégation du « sale boulot »

33Avec la fin du monopole municipal et la libéralisation du marché qui l’accompagne, les entreprises privées de pompes funèbres s’efforcent de contourner tant qu’elles le peuvent le plus grand opérateur de Marseille. Elles évitent d’avoir recours à ses services, ses prestations et ses locaux en essayant de contrôler toutes les activités de la chaîne de traitement technique du cadavre. Cependant, comme je l’ai mis en évidence dans la première partie de ma contribution, les entrepreneurs achètent parfois une prestation précise comme un creusement de fosse, une ouverture de caveau, un transport de corps vers une autre ville. Les petites entités y sont obligées parce qu’elles ne peuvent assumer un tel travail. Les entreprises de grandes tailles ont le choix et jouent avec cet usage quand elles ne veulent pas mobiliser leur personnel sur une seule opération gérant ainsi la main d’œuvre en fonction des priorités. En retour, la régie pourra également user de sa position dominante. Lors de la location d’un salon par exemple, un agent municipal pourra attribuer le moins accueillant ou le plus lointain.

34Parfois les divergences entre les manières de faire des salariés du public et du privé se cristallisent sur une tâche précise. Elle devient alors un point de friction à la manière de deux plaques tectoniques qui entreraient en contact et où s’exprime la conception du travail. Sur ces failles, il est question de glissement des tâches de la sphère privée vers la régie. Certaines entreprises privées achèteraient des prestations à la régie afin de se délester du sale travail et donc épargner les tâches ingrates à son personnel. Les prestations qu’elles sous-traitent ponctuellement sont considérées comme les plus sales aux yeux des salariés des pompes funèbres, comme le « sale boulot ». Selon la définition d’Everett C. Hughes :

Tous les métiers comportent du sale boulot. Il est difficile d’imaginer un métier dont les membres ne sont pas, de manière récurrente, pratiquement obligés d’apparaître dans un rôle dont ils pensent qu’ils devraient avoir un peu honte. Dans la mesure où un métier implique une conception du moi, une notion de dignité personnelle, ses membres devraient probablement, à certains moments, faire quelque chose qu’ils considèrent comme infra dignitate. (1996 : 125)

  • 28 Dans la mesure où le convoi est pris en charge par l’entreprise privée, il est très peu probable qu (...)

35Les agents municipaux qui travaillent quotidiennement au contact des cadavres sont confrontés au sentiment de honte dans le travail. Ces moments deviennent insupportables lorsqu’il s’agit de traiter le sale travail des « autres » par glissement des tâches. Ces points de friction mettent toujours en jeu des objets et des matières souillés qui expriment le désordre (Douglas, 2001) et dont personne ne veut s’occuper. Le « dépotage d’un zinc » illustrera mon propos de façon éloquente : le cercueil suintant est arrivé ce matin de Tunisie et la dépouille qui gît à l’intérieur exhale une odeur qui « brûle l’œsophage » (Sylvain, morguiste) et se répand dans tout le funérarium. Afin d’enrayer la contagion olfactive, il faut ouvrir la bière et le caisson en métal (le « zinc », obligatoire pour le transport d’un défunt), en extraire le corps et le transférer dans un cercueil neuf. La tâche rebute les agents de la réquisition et encore davantage parce qu’elle est effectuée pour une entreprise privée qui se déleste ainsi du sale travail. Pendant la manœuvre, un agent s’écria : « Putain, dès que c’est pourri c’est pour nous ». De l’avis de ce dernier, cette délégation est humiliante et rien28 ne compense l’opprobre ressenti lors du « dépotage ».

Conclusion

36La chaîne de traitement technique du cadavre est donc morcelée : le corps passe de mains en mains (Laudanski, 2012) et ces mains sont parfois celles d’agents municipaux, parfois celles de salariés d’entreprises privées de pompes funèbres sans que les familles endeuillées ne le sachent. Le secteur privé et le domaine public s’entremêlent subtilement au sein du monde funéraire et les frontières entre les opérateurs sont perméables. Au sein de la régie municipale, les relations entre les différentes catégories de salariés sont récurrentes et des liens intimes et quotidiens le prouvent. Cependant, les contacts font violence lorsqu’ils sont perçus comme des intrusions qui menacent le sens que les agents municipaux accordent à leur travail et le rôle social qu’ils pensent jouer auprès de la population. Le délitement du service public par des valeurs associées au profit remet en question leur place dans la communauté. Ils se défendent donc en érigeant des frontières nettes avec les façons de faire et d’être des entrepreneurs privés, en rejetant le « stigmate » (Goffman, 1975), qui associe le gain et la mort, sur les « autres ».

37Pour compléter le propos de ce chapitre, il serait pertinent de développer une perspective symétrique et de saisir comment les salariés du privé envisagent leur travail et perçoivent en retour leurs homologues de la régie. Comment le plus important opérateur de Marseille joue-t-il de sa position dominante sur le marché ? Quelles représentations sont produites à propos de ses méthodes et du travail des fonctionnaires ? Quelles frontières les autres dressent-ils devant les agents municipaux ?

Bibliographie

Références bibliographiques

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Becker Howard S., 1988 (1982), Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 382 p.

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Cruz Teresa, Ducerisier Michèle, Jeanjean Agnès (dir.), Laudanski Cyril, Occelli Mickaël, Rosini Philippe, 2007, Étude ethnologique des hôpitaux Pasteur et Saint-Roch. 2005- 2007. Rapport final de recherche, CHU de Nice, Centre du patrimoine de la ville de Nice, LAMIC, 443 p.

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Jeanjean Agnès, 2006, Basses œuvres. Une ethnologie du travail dans les égouts, Paris, Éditions du CTHS, 280 p.

Laudanski Cyril, 2012, « Le cadavre de mains en mains. Regard ethnologique sur le travail des agents de la réquisition et des fossoyeurs à Marseille aujourd’hui », dans Guy Hervé, Jeanjean Agnès, Richier Anne, Schmitt Aurore, Sénépart Ingrid, Weydert Nicolas (dir.), Rencontre autour du cadavre. Actes du colloque de Marseille, Saint-Germain-en-Laye, Groupe d’anthropologie et d’archéologie funéraire (GAAF), p. 91-96.

Lemonnier Mélanie, 2006, Thanatopraxie et thanatopracteurs : étude ethno-historique des pratiques d’embaumement, thèse de troisième cycle, Montpellier, Université Paul Valéry, 595 p.

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Pouchelle Marie-Christine, 2007, « Quelques touches hospitalières », Terrain, n° 49, p. 11-26.

Rapport d’activités 2007 de la Direction des opérations funéraires, Marseille, Document interne au service, 2008, 40 p.

Saraiva Clara, 1993, « Le mort maquillé. Funeral directors américains et fossoyeurs portugais », Terrain, n° 20, p. 97-108.

Terrolle Daniel, 1995, « La liminarité des SDF. Rites de ségrégation et procédure sacrificielle », Le Nouveau Mascaret, n° 36, p. 9-14.

Terrolle Daniel, 1999, « Privés de deuil », Le Nouveau Mascaret, n° 55, p. 26-32.

Terrolle Daniel, 2003, « La mort comme seule réinsertion », dans Gaboriau Patrick, Terrolle Daniel, Ethnologie des sans-logis. Étude d’une forme de domination sociale, Paris, L’Harmattan, coll. « Logiques sociales », p. 181-202.

Trompette Pascale, 2008, Le marché des défunts, Paris, Presses de Sciences po, coll. « Gouvernances », 300 p.

Notes

1 Antérieurement, l’Église jouait un rôle central dans le domaine des pompes funèbres. Par décret impérial, les fabriques et les consistoires jouissaient d’un monopole dans l’organisation des funérailles depuis 1804.

2 Pour une histoire des services funéraires en France, voir Trompette (Op. cit. : 29-103). Cet ouvrage est très précieux pour comprendre les recompositions historiques du marché mais également les enjeux actuels sous l’angle d’une sociologie économique.

3 Dans le cadre de ma thèse de doctorat d’anthropologie, j’ai recueilli des matériaux ethnographiques par observation directe au sein d’une régie municipale de pompes funèbres (voir ci-dessous, p. 72). Afin de traverser les hiérarchies et les activités, je n’ai, volontairement, pas occupé de poste de travail ; ma place étant clairement celle d’un ethnologue.

4 Tous les prénoms sont fictifs afin de garantir l’anonymat des personnes que j’ai rencontrées sur le terrain.

5 Il peut paraître choquant de parler de la mort en ces termes mais le mot « marché » et le champ sémantique qui lui est associé (dans lequel les familles endeuillées sont des « clients ») sont très souvent utilisés dans les pompes funèbres. À l’arrivée sur ce terrain, l’ethnologue novice doit aussi se familiariser avec ce parler métier.

6 Selon le Rapport d’activités 2007 (document interne), 8252 convois ont été effectués au cours de cette année.

7 La régie municipale a réalisé « 3582 convois, ce qui représente 43,41 % du nombre global de convois qui se sont déroulés sur le territoire de la commune » (Rapport d’activités 2007).

8 Howard Becker a forgé cette notion à propos de l’analyse de l’art et ses acteurs (1988 : 58-59).

9 Au 31 décembre 2007, la DOF emploie 287 agents répartis sur les deux entités.

10 Depuis peu, les chauffeurs de corbillards sont devenus polyvalents et doivent également porter les cercueils.

11 Par exemple, 100 % des fossoyeurs appartiennent à Force ouvrière (FO), qui est également le syndicat majoritaire à la mairie de Marseille, c’est pourquoi la direction les perçoit comme réfractaires au changement.

12 Selon Jean-Pierre Tricon, juriste et ancien directeur de la DOF : « La régie est soumise à un régime de droit public […]. Toutefois, le droit privé n’est pas pour autant ignoré, depuis la fin des droits d’exclusivité les régies lui sont soumises, en tant que services industriels et commerciaux » (http://www.resonance-mag.com/ dossiers/dossiers.php?val=687, consulté le 2 octobre 2011). Nous sommes de fait dans une forme juridique mixte. Certaines villes (Grenoble, Paris ou Tours) ont opté pour une forme explicite d’entre-deux en créant des Sociétés d’économie mixte (SEM) qui allient une gestion privée et une identité publique.

13 La régie et le service des cimetières sont imbriqués et anciennement ne formaient qu’un seul et même service. Les frontières sont ici tracées à la craie et il suffit d’un rien pour qu’elles ne s’effacent. Ces liens historiques laissent planer le doute d’une connivence et d’accointances. Beaucoup parmi les entreprises privées leur prêtent des relations incestueuses, proscrites depuis la fin du monopole.

14 Sur l’emploi de travailleurs temporaires dans une entité publique, voir, dans cet ouvrage, Philippe Rosini, « Des intérimaires à La Poste. Le quotidien d’une main-d’œuvre temporaire au sein d’une entreprise publique », p. 53-69.

15 Le Service des cimetières a également recours à des prestataires privés notamment pour le nettoyage et la restauration (peinture essentiellement) des cuves.

16 Ce service organise les plannings des fossoyeurs et des porteurs selon les convois et les cérémonies successifs.

17 Dans l’ancienne morgue municipale, la distinction entre ces espaces existait également mais elle était moins prononcée et les espaces moins étanches. La morgue de l’hôpital Pasteur de Nice, dans lequel j’ai entrepris un terrain ethnographique collectif, me fournit un exemple édifiant : le passage entre les espaces propres (de présentation des corps) et les espaces souillés (de préparation des corps) est moins contrôlé. Au reposoir, des rideaux vétustes séparent les espaces alors qu’au funérarium, un ascenseur avec un code ou l’entrée confidentielle par un garage « condamne » l’entrée aux personnes extérieures au monde funéraire.

18 Les agents de la réquisition sont chargés de « ramasser » les cadavres et de les acheminer au funérarium ou à la morgue selon les cas. Le travail est donc morcelé : des moments d’activité intense alternent avec des moments de calme au cours desquels ils se reposent ou vaquent à d’autres occupations en attendant les interventions.

19 La réciproque n’est pas vraie, les agents publics ne fréquentent pas les chambres funéraires privées ou les agences. Ils peuvent cependant les rencontrer ailleurs dans des lieux neutres ; c’est souvent le cas des équipes de « corbillard » (porteurs et chauffeurs) qui se croisent sur le pas d’une église ou dans un café en face.

20 Pour avoir une connaissance approfondie du métier de thanatopracteur, de son évolution historique ainsi que des procédés techniques que ces professionnels de l’embaumement mettent en œuvre pour conserver et rendre présentable les corps morts, voir Lemonnier (2006).

21 Après des ententes et des transactions financières avec des entreprises privées de pompes funèbres, un agent a été muté « au placard » par la direction. Depuis cette sanction, il fait également l’objet de moqueries et son parcours est pris comme exemple de ces relations suspectes.

22 Ces affirmations se fondent parfois sur des faits réels et avérés, voir par exemple La Provence, 5 avril 2000 dans lequel un « trafic répugnant » mis en place par des salariés d’une entreprise privée de pompes funèbres est mis au jour.

23 Gérard Althabe décrit ce mécanisme à l’œuvre dans les grands ensembles français qui permet de refouler hors des frontières symboliques les familles aidées par les services sociaux et/ou étrangères.

24 Nom indigène employé pour désigner les conseillers funéraires et utilisé par les salariés du privé et du public.

25 Sur la question de l’empathie dans le travail funéraire, voir Bernard (2008 : 114-120).

26 Cette catégorie regroupe des personnes aux destins différents : des défunts sans famille, des SDF identifiés ou enterrés sous « X » et des morts dont la famille ne veut pas payer les funérailles.

27 Pour avoir les détails ethnographiques du parcours que suit le cadavre d’un SDF à Paris et des réflexions pertinentes sur la mort des gens à la rue, je conseille les travaux stimulants de Daniel Terrolle (Op.cit. ; 2003).

28 Dans la mesure où le convoi est pris en charge par l’entreprise privée, il est très peu probable que les agents municipaux touchent une partie du pourboire ou aient des remerciements de la part de l’entreprise.

Auteur

Doctorant en anthropologie à l’université d’Aix-Marseille. Sa thèse porte sur la chaîne de traitement technique, symbolique et sociale des corps morts en France (Nice et Marseille). Il s’intéresse principalement au travail des hommes qui sont les plus proches des cadavres et des matières souillées notamment les salariés de la réquisition, les morguistes et les fossoyeurs. Dans cette optique, il a mené plusieurs terrains de recherche au sein d’entités publiques et privées de pompes funèbres et dans la chambre mortuaire d’un centre hospitalier. cyril_laudanski@yahoo.fr

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