L’ordre des suicides en Algérie : les femmes « avant », les hommes « devant »
p. 201-212
Texte intégral
Sociologie de la sociologie du suicide en Égypte et en Algérie : l’héritage durkheimien
1Il est certain qu’une partie du prestige, de la légitimité et peut-être même du fait de penser et de poser le suicide comme objet scientifique dans le monde arabe, en Egypte et en Algérie particulièrement doit, tout ou presque, à l’étude fondatrice d’Émile Durkheim (1897) sur le suicide, plutôt qu’à l’importance sociale du fléau qui ne compte aucunement parmi les causes majeures de mortalité dans les sociétés arabes et musulmanes. Tous se passe en effet comme si l’étude du suicide par les « social scientists » arabes visait davantage à importer, conforter et confirmer les vues d’une théorie ou d’une école de pensée plutôt qu’à résoudre ou comprendre le problème du suicide. À la lecture de l’ensemble des travaux égyptiens et algériens sur le suicide nous n’avons pas relevé l’hypothèse ouverte ni même couverte d’une passion ou d’une fascination « philosophique » des auteurs par la mystique du suicide, ni une compassion envers les suicidants, ni même une volonté de défense/illustration de la discipline sociologique « arabe » comme ce fut le cas pour Durkheim à la fin du xixe siècle (Baechler, 2009 : 10).
2En effet, les rares études sociologiques sur le suicide dans le monde arabe et musulman sont, essentiellement voire exclusivement, l’œuvre d’auteurs algériens et égyptiens. Le peu de travaux qu’on peut trouver et utiliser sur le suicide, en langue arabe notamment dans/sur les sociétés du Moyen Orient comme l’Irak, le Liban, la Syrie, l’Arabie Saoudite et le Yémen, nous vient essentiellement de deux sociologues égyptiens (Debbagh, 1964 ; Somaan, 1964) dont l’origine remonte à cette « filiation » universitaire de la fin du xixe siècle entre l’école durkheimienne et la sociologie égyptienne et algérienne postcoloniale (Roussillon, 1999). Sans cette rencontre entre la sociologie Durkheimienne et ces premiers « boursiers » égyptiens en France, le suicide serait un objet encore impensable et imposable, car selon une idée reçue mais largement répandue et soutenue dans le sens commun dans le monde arabe en général, le suicide serait rare et presque inexistant dans les sociétés musulmanes à cause de son interdiction par le Coran et la tradition islamique. Une rareté sociologique relativement « vraie » au regard des statistiques mais qu’on ne peut en aucun cas attribuer à « l’efficacité » cognitive et à l’influence de l’islam dans les sociétés musulmanes. D’ailleurs, le Coran est le seul livre qui ne prohibe pas le suicide explicitement. Dans un volume consacré à la psychiatrie en Algérie, dirigé par le Docteur Boucebci (psychiatre assassiné par les terroristes en juin 1993), les auteurs d’un article sur le suicide écrivent :
L’une des raisons principales de la rareté du suicide dans le Maghreb traditionnel est la religion musulmane qui est le ciment social de base et qui interdit le suicide et le considère comme un pêché grave. Se soumettre à Dieu, accepter le destin (mektoub) avec patience (sabr), permet au croyant d’affronter avec courage et dignité les épreuves, la souffrance et l’inéluctable, de métaboliser dans la foi les échecs. La notion de « mektoub » se révèle aussi très différente du fatalisme au sens négatif de passivité qui lui est communément accordé dans la pensée occidentale (Bensmail, 1990 : 91).
3S’il reste vrai que les musulmans se suicident moins, ce qui est soutenu dans le milieu scientifique comme dans le sens commun, il est par contre impossible de savoir si cela est dû à la religion, aux liens familiaux et/ou aux structures sociales. En revanche, il est certain que les Musulmans qui se suicident ne sont pas tous, loin s’en faut, des apostats, des athées ou des fous, et qu’il se trouve même parmi eux d’authentiques croyants et de fervents pratiquants.
4Si, comme il est dit plus haut, ce serait en raison des vertus religieuses intrinsèques à l’islam qu’il y aurait moins de suicides dans le monde musulman, en suivant cette même logique cela signifierait donc que l’islam est coupable et responsable des rares suicides « musulmans » qui s’y produisent. Bien que ce lien « durkheimien » entre suicide et religion soit séduisant, et même sulfureux (médiatique aussi) à cause du terrorisme islamique, il reste néanmoins vide d’intelligibilité à cause de la difficulté, voire de l’impossibilité à mesurer l’impact de l’un sur l’autre. Ce que doivent certainement ignorer nos deux auteurs c’est que l’idée même de la rareté du suicide dans le monde musulman est le produit de la pensée occidentale et de la science sociale positiviste et durkheimienne en particulier, laquelle a établi et confirmé l’idée, partout admise maintenant, que la religion « protège » du suicide d’une part et que, d’autre part le phénomène du suicide est « occidental » et propre aux sociétés développées et industrialisée. Le monde musulman et africain, comme les sociétés « mécaniques » du Sud en général, devraient ainsi être naturellement « démunis » de suicides en raison de leur « arriération ».
5Il faut ici rappeler que, quoi qu’en disent les diverses autorités ecclésiastiques musulmanes, aucune sourate ne témoigne de la prohibition du suicide dans le Coran, comme l’ont sciemment affirmé Émile Durkheim, Jean Beachler et Maurice Halbwachs. Par ailleurs, la méthode statistique, comme son application à la science sociale en générale et au suicide en particulier, est bien évidemment strictement propre au contexte européen du xixe siècle. Pire encore, aucune statistique – justement – n’est mobilisée par les auteurs pour justifier cette rareté d’autant plus que leurs propos semblent dépasser les frontières du Maghreb pour englober tout le monde musulman. Enfin, si nos auteurs sont convaincus de la rareté du suicide en Islam et au Maghreb notamment, pourquoi alors poser et penser des problèmes qui ne se posent pas ? Ce n’est pas tout, les auteurs semblent s’appuyer davantage sur le sens commun que sur des travaux existants. Citons par exemple cette étude marocaine réalisée auprès d’un échantillon de 324 cas de suicidés accueillis par le service de réanimation médicale de l’hôpital Averroès de Casablanca en 1968-1969. Elle montre que « 39 cas parmi l’ensemble de l’échantillon ne pratiquent pas, 26 sont trop jeune pour pratiquer, 234 observaient le ramadan et 25 le ramadan et les prières rituelles » (Bensmail, 1990). Une autre étude réalisée en 1966 à Lyon auprès des immigrés maghrébin montre que ces derniers « payent plus que leur part de tribut au suicide […] ; ils représentent 2,4 % du total des suicides à Lyon alors qu’ils ne représentent que 0,1 % de la population de l’agglomération lyonnaise en France » (Bensmail, 1990).
6Enfin, le fleurissement « spectaculaire » des suicides en Algérie depuis 1990, qui coïncide avec la montée de l’islamisme civil et militaire, dément foncièrement le propos de nos auteurs et suppose même que les deux « phénomènes » qu’on peut considérer comme exclusifs et opposés, sont finalement deux « faits » qui se « chauffent du même bois » : les crises morales et sociales. Tous les deux recrutent potentiellement dans les rangs des plus jeunes et souvent parmi ceux qui appartiennent à des milieux sociaux plus au moins démunis. Une seule chose, un seul élément, une seule raison divise les deux « faits » et expliquent pourquoi les uns tuent et les autres se tuent : la différence sexuelle.
Le suicide en genre et en nombre
7À travers des enquêtes privées que nous avons faites essentiellement en Kabylie, région donnée comme la plus suicidogène en Algérie, mais aussi, à travers l’analyse et le croisement de plusieurs sources statistiques et le dépouillement de nombreux suicides publiés dans divers quotidiens locaux et nationaux de langues française ou arabe, à partir des témoignages provoqués ou spontanés, d’études et de rapports administratifs sur la violence juvénile ou conjugale et enfin d’après plusieurs entretiens avec divers agents des services sociaux et médicaux (comme les psychologues, les gynécologues, les pompiers, la gendarmerie, des employés départementaux du ministère de la santé), il est apparu que l’espace familial figure comme la rampe de lancement d’un nombre important de suicides en Kabylie. En outre, quand on serre de près les statistiques du suicide et des tentatives de suicides, quand on lit et quand on écoute « mieux » les récits et témoignages publics (ie. publiés) ou privés, écrits ou dits, on constate qu’il y a toujours une femme ou un homme derrière chaque suicide d’un homme ou d’une femme.
8Depuis les indépendances, la courbe du suicide a connu dans l’Orient et l’Occident musulmans une franche croissance chez les adolescents, et les filles notamment. Cette double spécificité suggère que les raisons du suicide ne peuvent être limitées à des causes dirions-nous presque « syndicales » comme le chômage, la délinquance, la déscolarisation qui, d’ailleurs, disparaissent de plus en plus des discours tenus sur les causes du suicide au profit d’autres mots et d’autres maux comme : « conflits de générations », « problèmes familiaux », « différents conjugaux », « problèmes affectifs », « conflits entre parents et enfants », « mésententes familiale » ; des causes et des termes assez vagues et surtout pudiques, derrière lesquels se profile le tabou des rapports entre les sexes auxquels il faudrait indexer et connecter des enjeux d’honneur qui sont, in fine, des enjeux de vie ou de mort.
9L’analyse selon laquelle la famille serait, partout dans le monde, protectrice à l’égard du suicide, comme l’a soutenu énergiquement Durkheim au xixe siècle (1897) et comme l’ont soutenu encore tout récemment Baudelot et Establet (2005), s’avérerait-elle dans les sociétés arabes et musulmanes moins vraie qu’ailleurs ? C’est d’ailleurs, à notre avis, à cause de cette dimension liée au genre et au sexe, voir même à la sexualité stricto sensu, que nos statistiques sur le suicide sont effroyablement squelettiques et même scandaleuses à tel point qu’une enquête qui se baserait uniquement sur les données chiffrées du suicide en Algérie, à la manière durkheimienne, buterait sur le même résultat sociologique, à savoir que le suicide est essentiellement, masculin, urbain, estival, célibataire. Or, depuis plus de dix ans, on constate, d’année en année, que le suicide sévit autant, sinon plus, chez les femmes que chez les hommes, en campagne plus qu’en ville, chez les jeunes comme chez les adultes. Ce n’est donc pas, sinon moins, la barrière de l’âge, des saisons et des sexes qui empêche ou favorise le suicide mais c’est bel et bien « la vie » toute entière, notamment dans sa dimension intime et domestique qui fait du suicide aussi bien un recours qu’un secours « fatal ».
10Si donc actuellement en Algérie les jeunes et les femmes surtout se suicident ou tentent de le faire davantage ce n’est pas parce qu’ils « ne participent pas de plein pied à la vie sociale », comme disait Durkheim, car ce n’est pas tant le volume de notre participation à la vie sociale qui détermine notre penchant au suicide. Ce qui est plutôt en cause, c’est le genre de contradictions sociales auxquelles ils (les jeunes notamment) sont exposés et confrontés quotidiennement. D’ailleurs, comment pourrions-nous mesurer « notre participation à la vie sociale » ? Ce n’est certes pas le coefficient de notre présence dans l’espace public, ni la fréquence ou la régularité de nos interactions avec les autres qui font de nous quelqu’un de plus ou moins social et socialisé qu’un autre. Un émigré kabyle en France n’est pas moins présent ici qu’absent là-bas, chez lui. Son absence a autant, voire plus d’impact et de visibilité sociale dans le groupe familial et villageois que sa présence en a dans son microcosme quotidien, dans un arrondissement parisien. Une femme kabyle, soit-elle mère, épouse ou célibataire, n’est pas plus ou moins « présente et participante » à la vie sociale du groupe que l’imam ou l’instituteur du village. Pour nombre de Kabyles, d’antan surtout, elle tourmente aussi bien la vie familiale que celle du groupe en son entier, et ce, malgré et en dépit de sa « réclusion » spatiale et de sa discrétion sociale. C’est d’elles que les hommes se servent pour se déshonorer les uns les autres en répandant que tel ou tel est « téléguidé par sa femme ». En effet, si les jeunes femmes sont doublement placées et classées (en tant que « jeune » et « femme ») comme peu « impliquées dans la vie sociale », selon Durkheim, cela ne les rend pas moins importantes et moins présentes dans la vie intime et familiale des hommes en particulier et du groupe en général. Dans les sociétés méditerranéennes en général, l’honneur de l’homme est tout aussi attaché que dépendant de la horma des femmes, comme l’exprime joliment ce proverbe kabyle qui dit « Si elles glissent, ils s’éclaboussent ».
11Ce sont les suicides féminins qui ont fait que le suicide en Algérie est plus fréquent à la campagne, où domine la vie communautaire, qu’en ville où l’existence d’infrastructures sociales (centres d’accueil, associations, centres d’écoute, hôpitaux etc.) ouvre des issues de secours et couvre aussi l’honneur et la morale familiale. À la campagne au contraire, où « chacun surveille l’autre », où « tout finit par se savoir », aucune de ces issues n’est possible et salutaire. S’il n’est pas de doute que la pression et le contrôle social et moral qu’exerce la communauté rurale et villageoise sur les individus, en matière de morale sexuelle par exemple, durcit l’intégration du groupe avec lui-même et réduit ainsi les phénomènes sociaux « urbains » comme le divorce, la violence conjugale, la délinquance juvénile, la mendicité, l’abandon des personnes âgées ou d’enfants (Barraud, 2009), il faut cependant reconnaître que ce « contrôle » augmente aussi l’acuité et l’ampleur de certains délits et crimes familiaux comme les homicides, les parricides, l’infanticide1 et les suicides. Ce sont bien souvent les familles aisées, dotées et créditées d’un haut capital symbolique et matériel, qui font l’objet de grands faits divers et qui se trouvent toujours éclaboussées et quelquefois ensanglantées par les règles morales de l’honneur, le délit ou le crime. Ce n’est pas tout, c’est aussi cet « enveloppement » dont s’étouffent les individus qui provoque et qui fait que les violences et les délits de sang et de sexe s’accomplissent assez souvent dans les rangs même de la famille et font que celle-ci, tend à devenir, de plus en plus, la plus grande débitrice du fond moral (ie. social) dont elle est aussi la principale créancière. Paradoxalement, c’est la cellule familiale elle-même, qui est le cœur et le nerf de la vie collective villageoise, qui est aussi et en même temps, l’espace géométrique où se fait et se défait l’honneur des individus. Et comme l’institution familiale est sociologiquement au carrefour de toute la vie villageoise et communautaire en général, elle est du coup devenue un des derniers refuges où viennent se briser et s’assouvir les frustrations et les misères sexuelles et affectives des hommes et des femmes où ils/ elles savent qu’ils/elles bénéficient de la complicité et de la confidentialité obligées. La maison, comme la famille, est aussi – dans les groupes et les sociétés villageoises/communautaires surtout – un des hauts lieux de conflits fonciers et financiers importants dans la vie locale et villageoise à cause des conflits d’héritages et des intérêts fonciers que complique beaucoup l’indivision familiales et lignagère, locale et rurale surtout. Tous ces contextes, fonciers, financiers mais aussi affectifs et sentimentaux finissent par attiser les stratégies de transgression et de contournement des règles mais aussi d’agression et d’abus éthique, physique et moral des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets et des riches sur les pauvres que ne laissent guère soupçonner la vie et le paysage paisibles, modestes et monotones d’un village kabyle ordinaire.
12En effet, ce n’est pas des rangs des pauvres, des classes subalternes, ni des « fous » comme on entend dans le sens commun, que nous viennent les contingents les plus importants de suicidés. Bien que ces causes nous fournissent, sans doute depuis des années, un nombre déterminé de suicides, ils ne forment pas et ne reflètent pas le penchant collectif au suicide dans ces sociétés. Ce n’est certes pas non plus ces suicides particuliers et propres au moment qui maintiennent et perpétuent la courbe du suicide sur le moyen ou long terme. Ceux-là provoquent peut-être des poussées et des chutes brusques et graves d’une année à l’autre, d’un pays à l’autre – ce qui les rend d’ailleurs très médiatiques – mais n’expliquent pas la tendance permanente, stable, qui fait du suicide un phénomène social et sociologique. Ce qui est en effet intéressant ce n’est pas qu’il y ait une flambée soudaine, comme c’est le cas aujourd’hui en Algérie et dans de nombreux milieux et pays musulmans du Maghreb, d’Afrique et du monde arabe en général, mais plutôt qu’il y en ait presque autant tous les ans régulièrement sur presque dix années de suite. Une constance comparable dans ses micro-variations à celle du montant de l’impôt que l’on paie si notre revenu n’a pas connu de poussée ou de chute conséquente. Pour autant, rien ne dit que l’excédent ou le supplément de suicides enregistré sur une, deux et même trois années, l’est aussi qualitativement. Il se peut même que cette variation numérique ne soit que la conséquence d’un effort et d’une perfection matérielle des services administratifs et statistiques de l’État. C’est ce qui s’est passé en Kabylie, à l’échelle locale, mais aussi au niveau national et dans de nombreux départements d’Algérie durant la décennie 1995-2005 qui a connu un grand effort dans la technique et la politique statistiques suite à l’attention qu’avait suscitée la presse nationale en particulier à l’endroit du suicide. Ce réveil fait croire que le suicide a fait un saut quantitatif, ce qui peut paraître vrai au premier abord, mais il est certain que le taux réel des suicides dans la société algérienne n’a pas connu une réelle et brutale poussée par rapport aux années précédentes.
13Comme on n’a jamais évoqué et débattu du suicide publiquement en Algérie, que l’on n’a pas cherché à connaître le taux moyen et le nombre annuel des suicides des années précédentes, on ne peut pas en repérer la cause moyenne et constante. Du coup, on croit que le phénomène est neuf et est nécessairement lié à des raisons singulières et particulières, notamment à l’actualité violente déclenchée par le terrorisme islamique. Les suicides sont d’ailleurs présentés comme des morts complémentaires à celles du terrorisme, de la crise et de la misère morale, économique et politique qui s’en est suivie. Or, on constate aujourd’hui, en 2010, même si le taux de suicides en Algérie varie d’année en année, que la tendance générale reste stable alors que la condition sécuritaire et sociale s’est largement améliorée grâce à la politique de concorde civile, du contexte international (suite aux attentats du 11 Septembre 2001) mais aussi à la flambée des prix des hydrocarbures. D’autre part, il est géographiquement et cartographiquement établi que la guerre et les violences armées n’ont pas créé le suicide (Chachoua, 2007), car les régions et les populations où a sévit le terrorisme ne sont pas celles où a sévit (et sévit encore) le suicide (Boumezbar, 2002). Les deux départements (wilaya) de Kabylie, Tizi-Ouzou et Bougie, à la tête du peloton des suicides, ne sont pas des « capitales » du terrorisme islamique comme c’est le cas dans certaines villes d’Algérie, telles Médéa et Sidi-Bel-Abbes.
14En effet, dans certains groupes et classes des sociétés maghrébines, une déscolarisation, un accident corporel, une maladie, un deuil, un litige, un adultère ont plus de chances de causer le suicide d’une femme que d’un homme. Bien plus, il y a des situations, par exemple lors d’un abus sexuel (inceste, viol), où la femme se suicide à cause et à la place de l’homme. Ensuite, tels suicides fracassants, masculins, cachent une relative majorité de suicides féminins opérés avec des moyens justement silencieux, comme l’absorption de poison et autres produits chimiques. On a constaté, à travers une variété de récits de suicides, que le choix de l’instrument n’était pas anodin et qu’il s’imposait rarement « faute d’autres moyens plus disponibles et plus faciles ». Ainsi, HR., un jeune homme de trente-quatre ans ayant une arme à feu et habitant au 4e étage n’a pourtant pas choisi de « se tuer » ni de « se jeter » mais de « se pendre » avec du fil électrique qu’il a attaché à la tuyauterie de sa cuisine. Zahoua, victime d’attouchements, a préféré se jeter du balcon bien qu’une semaine plus tôt, une autre jeune fille résidant dans un immeuble mitoyen s’était pendue aux barreaux de sa fenêtre, suite à son troisième échec au Bac, dit-on. Il y a donc des différences bien établies entre tous ces moyens et ces manières de se suicider. En effet « se pendre », « se jeter » ou « se tuer », comme le souligne le sens commun, exprime trois suicides différemment considérés, notamment du point de vue moral. Le suicide par pendaison par exemple est essentiellement masculin, il porte et traduit une infraction au code de l’honneur. Le sens commun manifeste à leur égard – non sans une dose d’indifférence pour autant – une légère attention compatissante égale à celle qu’il exprime à l’endroit d’un automobiliste qui s’est tué (en état d’ébriété) sans faire de victime. Se « jeter », qui est une méthode féminine et efféminée de se suicider (se jeter dans un puits, d’un balcon, se défenestrer, alors que les hommes sont minoritaires à le faire et, quand c’est le cas, ils choisissent assez souvent le toit de l’immeuble ou le pont) exprime un sentiment de rejet, de mise à l’écart de soi par soi ou par autrui. L’expression même « je vais me jeter » manifeste qu’un être est, à ses propres yeux, vide de considérations sociales. Quant à celui qui « se tue » par arme à feu ou par absorption de produits toxiques, il est considéré comme l’auteur d’un suicide anomique. Plusieurs expressions « proverbiales » courantes dans le langage et le dialecte arabe et berbère montrent que le suicide est la seule issue dans certains conflits entre soi-même et la norme : « J’aurais aimé que la terre s’ouvre et que je m’y engouffre », « mais moi je me tuerais à sa place ! »« Tue-toi toi-même ! ». Ce n’est pas tant l’existence de ces sentences figées qui nous appelle à faire le lien avec le suicide, que leur récurrence dans le langage féminin qui nous semble frappante et révélatrice.
15C’est une enquête nationale sur la violence à l’encontre des femmes en Algérie2, réalisée en 2005 par le ministère de la santé, qui a révélé le parallèle entre violence et suicide. On a remarqué que la tranche d’âge la plus concernée par le suicide est quasiment la même à être concernée par les agressions physiques, à savoir les femmes âgées de 15 à 24 ans. Il ne s’agit pas, encore une fois, de forcer la comparaison mais seulement de constater que les suicides et les lieux de violences à l’encontre des femmes ont le même espace, la maison, ensuite les mêmes partenaires, la parenté usuelle c’est-à-dire le mari, le fiancé, le voisin, l’ami etc. Comme le note le rapport de 2005, « l’agresseur est souvent un membre de la famille de la victime et dans 73 % des cas les agressions ont eu lieu au domicile et qu’elles sont physiques et psychologiques (ie. non sexuelles, celles-ci représentent 9,3 % qui sont le fait de personnes connues, voisin ou connaissance dans 53 % des cas) », alors que pour les célibataires les violences et « les agressions sont sexuelles dans 87 % des cas3 ». On voit donc que ce ne sont pas les plus proches ou les plus éloignés qui agressent et ce ne sont pas non plus les connaissances extérieures ou professionnelles ni la parenté réelle, mais la parenté usuelle, celle à laquelle on est lié par le sexe ou par la sexualité (par alliance), qui est la plus agressive. On remarque aussi, selon le même rapport, que les agressions sexuelles sont celles qui sont les moins déclarées de toutes les formes d’agression, et ce ne sont que les agressions graves, notent les auteurs, « comme le viol, qui atteint 53 % des cas […] qui parviennent dans les colonnes statistiques des hôpitaux particulièrement, où les victimes se rendent pour se faire délivrer un certificat médical qu’elle disent « archiver comme preuve et menace pour faire peur à leur agresseur »4. Il serait fort intéressant de voir si le suicide n’est pas une conséquence directe de cette violence ou du moins une manière de lui échapper en la précipitant.
16Si les hommes se suicident plus tard que les femmes c’est parce que les hommes se distinguent et naissent en tant que genre distinct à la société après 25 ans. C’est à cet âge-là qu’ils sont individualisés, responsabilisés, « genrés » et sexués alors que pour les femmes cela commence beaucoup plus tôt, c’est-à-dire dès la puberté ; elles sont adultes à l’adolescence, capables de déshonorer dès leur puberté et à cet âge tout est presque joué pour elles. Ce qu’elles font et ce qu’on leur fait faire dès leur prime adolescence les marque définitivement, car, à la différence des garçons, elles n’ont qu’une toute petite chance de changer et d’intervenir sur leur avenir. C’est d’ailleurs l’explication qu’on peut donner à deux suicides tragiques et inédits de deux fillettes de 12 ans en Algérie, l’une en 2003, l’autre en décembre 2005. La première s’est suicidée le jour même où son père lui annonça sa déscolarisation, la seconde une semaine après. Deux suicides très lucides et très rationnels pour leur âge mais suffisants pour susciter l’horreur et le remords des opinions comme des politiques au phénomène du suicide infantile. Ces deux « cas limite », comme beaucoup d’autres suicides féminins qui sont à la tête du peloton des suicides juvéniles, ont su mesurer l’impact futur de ce qui leur arrive au présent. Leur juvénilité est une épreuve et un moment où le moindre accident moral ou corporel (ie. sexuel), le moindre handicap physique et esthétique (brûlure, blessure, viol, inceste, échec scolaire, divorce, décès des parents) peut renverser leur destin. On peut dire qu’à la différence des garçons, l’avenir des filles est presque noué d’avance et dès leur naissance. Car elles sont, le plus souvent, dès leur enfance et leur adolescence notamment, l’objet de toutes formes d’abus, de provocations, d’agressions et de discriminations morales, sociales et sexuelles. Elles sont plus surveillées, plus punies et plus attaquées non pas à cause de leur genre mais plutôt de leur identité et altérité sexuelle. Ceci explique d’ailleurs la vigilance dont elles entourent leur corps et leur personne, le soin qu’elles mettent à accomplir les tâches qui leur incombent et l’image de femme docile et studieuse qu’elles tentent de donner d’elles-mêmes.
17Un autre point des statistiques montre une réelle et brusque montée de la courbe des suicides féminins entre 30 et 34 ans, avoisinant presque celui de la tranche d’âge entre 15 et 19 ans. En effet, c’est à ce moment-là (entre 24 et 29 ans) que la femme est projetée dans son avenir comme épouse ou dans le célibat définitif. Passé cet âge, c’est-à-dire au tout début de la trentaine, les familles et les femmes célibataires elles-mêmes baissent leurs exigences, abaissent leurs espérances et tempèrent leurs ambitions matrimoniales. Pour les plus démunies d’entre elles et les plus désespérées, elles ouvrent et élargissent leurs dispositions aux « réfugiés » du champ matrimonial comme les hommes divorcés ou les veufs, aux vieux, aux plus âgés qu’elles, aux hommes de condition sociale inférieure à la leur, puis aux malades, aux étrangers et puis, et en dernier pour certaines, aux handicapés et autres marginaux « repêchés », comme d’anciens prisonniers, des malades mentaux. Certaines d’entre elles, plus « lucides » se résignent à assumer leur basculement dans le célibat définitif en se retirant carrément du jeu et du champ matrimonial.
18Et si, comme on l’a dit plus haut, le suicide des femmes reprend sa progression entre 30 et 34 ans, c’est pour les mêmes causes que celles qui sévissent chez les hommes de la tranche d’âge de quarante ans, qui sont d’ailleurs, selon l’ordre démographique et conjugal national, l’âge moyen des conjoints d’épouses âgées entre 30 et 34 ans. Ainsi, si on lie ces âges « suicidogénes » à la situation matrimoniale, on arrive à la conclusion que le suicide sévit davantage pendant le célibat que chez les jeunes couples et que la pause que l’on observe entre 20 et 30 ans pour les femmes, et entre 24 et 34 ans pour les hommes, est celle « du mariage » où, chacun des deux sexes est entré dans le champ de la « sélection matrimoniale », où mieux, du « no man’s land matrimonial » qui est un moment de changement de rang et de condition sociale et sexuelle. C’est un moment de célébration et de mise en scène rituelles, où chacun se prépare à opérer le passage d’une condition à l’autre, où chacun bénéficie de l’immunité sociale du nouvel entrant. L’inconscient social et collectif est, à ce moment-là, en veilleuse et attend que chacun prenne son nouveau rôle et le reconnaisse. Le suicide connaît alors une sorte de ralentissement ou plutôt un nouveau démarrage sur une nouvelle route puisque le taux des suicides à cet âge-là est presque égal entre les sexes. Ce moment du mariage où les deux sexes jusque-là séparés sont appelés à vivre ensemble, ouvre pour chacun une deuxième vie – socialement plus intense et moins individuelle que la précédente (ie. de célibataire) – mais ouvre aussi de nouvelles raisons et de nouvelles probabilités de suicides propres à chacun des deux sexes et à leur condition conjugale commune.
Conclusion
19On constate à partir de ce qui vient d’être dit que le suicide, bien qu’il soit un phénomène qu’on ne peut cerner par aucune cause ni par aucune statistique, demeure néanmoins, en tant qu’objet d’étude, important et judicieux pour comprendre d’autres phénomènes et d’autres pratiques sociales extérieures au fait et à l’acte du suicide proprement dit.
20Nous avons souligné au début de ce texte l’apport cognitif de l’étude du suicide pour évoquer et analyser l’univers de la circulation des paradigmes scientifiques dans le champ des sciences sociales entre la France, l’Algérie et l’Égypte. Nous avons aussi montré l’importance de la condition féminine pour comprendre les suicides en Algérie et dans le monde musulman en général. Mais, ce sur quoi, nous voudrions ici plus particulièrement attirer l’attention, n’est pas de montrer qu’il y a en Algérie et dans le monde musulman en général moins de suicides qu’en Occident, comme certains analystes s’empressent de le dire, mais de souligner qu’il y a dans ces sociétés beaucoup plus de suicides qu’on ne le croit et qu’on en compte de l’intérieur. Enfin, l’objectif pratique pour nous, ici, n’est pas d’endiguer le suicide bien évidement (un certain seuil demeure « acceptable » et en tout cas inévitable) mais de travailler le plus possible à réduire le taux, anormalement élevé, des suicides « fatalistes », celui des femmes notamment, liés, comme disait Durkheim, à un certain despotisme moral, politique et religieux (Durkheim, 1999 : 311) autant, sinon davantage, qu’aux autres raisons sociales et « sociologissimes ».
Notes de bas de page
1 Sur ce point précis, on peut se référer au chapitre rédigé par Karine Lambert et Annick Tillier.
2 Ministère de la Santé, de la Population et de la Réforme hospitalière (2005), Violences à l’encontre des femmes, l’enquête nationale, Alger, Institut national de santé publique, 237 p.
3 Op. cit.
4 Op. cit.
Auteur
CNRS, IREMAN, UMR 7310
Chargé de recherche au CNRS, sociologie, Institut de Recherches et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM, UMR 7310).
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