Parent solo : ne plus être de « de la famille »
p. 187-199
Texte intégral
1Se séparer, divorcer, arrache le parent à la familiarité d’un contexte environnemental et constitue une rupture1, une discontinuité qui marque une nouvelle temporalité. Cet événement conduit à une réorganisation importante de la vie quotidienne et impose la mobilisation immédiate d’un ensemble de ressources personnelles et extérieures.
2Pour ces « migrants-es du couple conjugal » peut exister une coupure parfois radicale. Les relations à autrui se transforment : les relations à la famille d’origine (et à la belle famille) ou les relations aux amis – présents ou fuyants –, les relations aux institutions, et les relations au conjoint dans le passage du couple conjugal au couple parental. Ces femmes ont toutes dit avoir traversé des phases de dépression, d’isolement, mais aussi de soutien. Elles déménagent – mobilité choisie ou contrainte –, elles intègrent un statut nouveau, celui de la monoparentalité et subissent une dégradation tant des revenus que des conditions résidentielles ainsi qu’une déstabilisation morale considérable2.
3La séparation, comme événement majeur, partage un avant et un après le départ du couple conjugal. Bien plus qu’une simple trace, elle devient constitutive du quotidien du parent solo contraint de composer avec celle-ci, de produire un sens nouveau, jamais donné d’avance. Ces femmes qui vivent un deuil, un divorce ou une séparation passent par des phases de transition. La première consiste à faire face au choc émotionnel et à trouver des solutions proches de la « survie » tant géographiques que professionnelles adaptées à cette nouvelle situation de parent solo. Trouvées dans l’urgence ces solutions ne sont souvent pas définitives et c’est dans un second temps que se mettent en place une organisation et une installation plus pérenne3. De plus, l’âge des enfants n’est pas sans jouer un rôle important dans les choix qui vont être fait tant au moment de la séparation qu’au fil des années.
L’« ici » du parent solo – Le « là-bas » de la famille conjugale
4Au-delà de la nature de l’événement déclencheur de la situation solo « parentale » (crise, violences, séparation présentée comme amiable, décès) et des circonstances dans lesquelles celle-ci s’est déroulée (fuite ou délaissement du domicile, maintien dans les lieux ou même, cas extrême, cohabitation), le choc est inattendu. L’événement est, dans tous les entretiens, évoqué comme étant marqué par le caractère implacable de quelque chose qui vous « tombe » littéralement dessus et qui affecte.
5La réorganisation de la vie quotidienne avec les enfants après la rupture du couple est souvent extrêmement difficile dans la mesure où le parent solo doit renoncer à sa vie conjugale et à la vie familiale, du moins telle qu’il se la représentait. En effet, la situation solo ne va pas sans une sensation – dans les premiers temps – d’avoir « raté » sa vie de famille et donc d’adulte (au sens de parent), de ne pas être « comme les autres » et de ne pas avoir été en mesure d’offrir à l’enfant ou aux enfants une vie « normale » entre « papa et maman ». La banalisation du divorce, s’il tend à réduire l’opprobre jeté sur les femmes, n’empêche pas le sentiment d’échec, la honte de ne plus être « comme les autres » face à une image idéale de la famille unie, pérenne et heureuse : « Et pour moi, ma part de culpabilité c’est de me dire j’ai pas su offrir un couple papa/maman entre guillemets normal à ma fille » dira une interviewée.
6Outre les difficultés concrètes auxquelles se heurtent les parents solo (logement, mode de garde, conciliation travail/enfants, absence de socialité adulte, etc.), il semble que la famille fonctionne comme une véritable fiction sociale. Une fiction indispensable afin de maintenir le caractère d’« exceptionnalité » de l’état de parent solo, pourtant démentie par les faits recensés et les chiffres. Ces parents solos (et en particulier les mères) éprouvent également une culpabilité largement véhiculée par une certaine doxa psychologique très répandue (il faut « du » père) et relayée par les canaux médiatiques. L’une des femmes dit : « Quelle image je donne à ma fille ? », illustrant bien que la situation solo constitue à ses yeux une anomalie, un écart (de conduite ?) à la « moyenne », en tout cas quelque chose, qui dans leur esprit ayant incorporé les normes dominantes, n’aurait jamais dû se produire. Certes quitter des maris ou des compagnons violents construit une justification sociale mais comment se fait-il qu’elles aient fait un si mauvais choix ?
7Cette culpabilité n’est probablement pas sans lien avec l’idée forte qui s’est dégagée depuis ces quarante dernières années, à savoir que les parents sont désormais engagés dans la protection psychologique de leur enfant. D’une façon globale, les parents se vivent comme de plus en plus démunis et sont en quête d’un savoir expert car ils doutent – sont amenés à douter – de leurs propres compétences. Le fait d’être « solo » exacerbe ces incertitudes dans la mesure où les discours ambiants et médiatiques ne cessent de souligner l’importance des rôles respectifs et complémentaires de la mère et du père, rappelant qu’une spécialisation féminine à l’égard des enfants et qu’une carence paternelle auraient des répercussions multiples sur la trajectoire de vie de l’enfant en termes d’adaptation, de violence, voire de délinquance4. Un préjugé reste en effet présent, tant dans l’esprit des mères solos, que des personnes qu’elles vont rencontrer au quotidien : la femme est vulnérable sans l’homme, et ne peut gérer seule toutes les contraintes d’une éducation réussie, particulièrement au moment de l’adolescence où l’« autorité masculine » serait la seule apte à « cadrer » le jeune (Neyrand, Rossi, 2007).
Il y a eu des difficultés petit à petit de modèle masculin, paternel, plein de choses […] Et puis là où je me suis rendue compte que j’étais vraiment désarmée, c’est quand il y a des vraies difficultés avec un garçon de 16 ans qui fait ce qu’il veut faire, sur qui je n’ai plus suffisamment d’autorité pour l’empêcher de sortir, l’obliger à travailler, qui finalement vit sa vie à la maison, même s’il se plie à quelques règles.
Réorganisation professionnelle entre mobilité géographique et immobilité sociale
8Le début de la situation en monoparentalité, correspond souvent à la recherche d’un nouveau logement. Deux phases sont discernables dans les récits, la période qui suit directement la rupture (phase de résidence dans la famille d’origine, vente de l’appartement ou de la maison commune, recherche de logement, etc.) et une période de réinstallation plus stabilisée. Les décisions, qu’elles soient prises dans l’urgence ou davantage muries, n’en sont pas moins coûteuses et souvent insatisfaisantes, la rupture conjugale provoquant la plupart du temps une dégradation des conditions résidentielles. Au niveau du logement les conditions de vie des familles monoparentales apparaissent moins favorables que celles des couples avec enfants (Algava, Le Minez, Bressé S, Pla, 2005). Celles-ci sont en effet plus souvent locataires que propriétaires et ce davantage dans le secteur social que dans le parc privé. Le surpeuplement (en général modéré, c’est-à-dire qu’il manque une pièce) est beaucoup plus fréquent parmi les familles monoparentales d’un ou de deux enfants que chez les couples qui ont le même nombre d’enfants ; l’indice de peuplement de l’Insee5 montrant qu’à nombre et âge identiques, un couple et une famille monoparentale ont besoin du même nombre de pièces (Chardon, Daguet, Vivas, 2008). Face à cette situation d’immobilité contrainte, le parent solo choisit presque toujours de laisser la chambre à l’enfant ou aux enfants, quitte à s’installer dans un canapé lit au salon.
Quand j’ai décidé de racheter cet appartement à mes parents… je me suis dit : il faut que Ludovic ait sa pièce, pour vivre, pour jouer, pour dormir. Bon quand il était plus petit on dormait dans la même chambre, c’était différent parce que là au moins j’étais là s’il avait besoin. Et en 2002 j’ai transformé sa chambre, pour que ce soit sa chambre, bon, allez, que ce soit sa pièce où il puisse travailler, et où il puisse jouer. Bon, c’est sûr que l’idéal, ça serait une pièce supplémentaire, une chambre supplémentaire pour moi. Mais je m’y plais dans cet appartement […] a pourrait être gênant si… si je rencontre quelqu’un qui comprenne pas que… bon je veux dire : qu’on puisse dormir dans un canapé-lit.
9Anne, pour sa part, est représentative d’une situation que l’on voit apparaître ces dernières années, compte tenu de l’augmentation considérable des loyers parisiens. Séparée de son mari, elle passe un an dans un petit appartement avec son fils puis faute de moyens se réinstalle en colocation avec son ex-mari qui avait conservé l’appartement qu’ils avaient acheté ensemble au moment de la naissance de leur fils et dont il continuait à payer le crédit. La cohabitation avec l’ex-conjoint est ainsi vécue sur un mode à la fois secourable mais également « obligatif6 ».
Il y en avait pour sept-cent euros par mois et je devais gagner mille sept-cent euros, donc c’était difficile […] J’ai dû retourner là où je vivais avec mon mari, alors là c’est forcément plus facile parce qu’on se partage les charges, mais je suis toujours à la recherche d’appartement. En fait son père a sa chambre et moi je n’ai pas de chambre, moi je dors avec mon fils sur son lit en bas […] Je suis un peu campeuse en fait… C’est que le provisoire a duré longtemps.
10Dans un contexte où dominent mobilité et/ou dégradation des conditions résidentielles, les mères seules avec enfant vivent des tensions importantes telles l’adaptation à un nouvel environnement, la coupure avec des réseaux de voisinage ou amicaux, la nécessité d’intégrer les enfants dans de nouvelles écoles, etc. Ces démarches sont souvent coûteuses en temps, en argent et psychologiquement. Il apparaît ainsi que se mettent en place des stratégies différentes selon la situation, locative ou propriétaire, au moment de la séparation et en fonction des priorités de chacune. Se rapprocher de sa famille d’origine, préserver le réseau amical, ne pas changer l’enfant d’école, vivre dans un « bon » quartier, habiter à proximité de l’autre parent, sont autant de données parmi lesquelles il va falloir choisir. Si chacun(e) « bricole » la solution qui lui semble la meilleure, tant en fonction des opportunités que des priorités qu’elle/il se donne, il apparaît clairement qu’« Avoir un toit », donner un cadre de vie agréable aux enfants, essayer ne pas les perturber davantage (par un changement dans leurs habitudes scolaires ou autres) semblent être un souci récurent chez les parents rencontrés. La priorité, on le voit bien ici, est le bien-être ou ce que l’on pense être les conditions du bien-être et de la stabilité de l’enfant.
Je voulais encore rester dans le quartier parce que mon fils avait toujours sa nourrice dans le quartier, moi j’aimais bien le quartier du centre-ville, je m’en suis jamais éloigné, j’y connais tout le monde, tout le monde connaît mon fils. Et puis me dire, bon j’étais dans un bel appartement, dans un appartement immense, et puis me dire, je vais me retrouver… par rapport à mon salaire d’instit, je voyais ce que je pouvais louer… Me dire c’est triste et malheureux, c’est un échec et puis tu vas te retrouver de nouveau dans un tout petit appart… c’était dur pour moi… Je l’aurais vécu comme une punition.
11Les mères rencontrées peuvent essentiellement être présentées comme relevant de deux groupes. Pour une part, ce sont des femmes bien dotées sur un plan scolaire qui ont un emploi à plein temps et n’ont pas cessé d’être actives professionnellement pendant l’union. Elles ont des revenus décents mais ont tout de même des conditions de vie moins bonnes que pendant leur vie en couple. Pour une autre part, ce sont des femmes à scolarité moyenne qui ont une trajectoire discontinue pendant l’union et dont les revenus de l’emploi les placent juste au-dessus des seuils de pauvreté. Ces dernières s’appauvrissent après les ruptures mais selon les barèmes officiels, ne vivent pas dans la pauvreté. La situation des pères rencontrés est dans l’ensemble plus favorable.
12La dissolution du mariage ou de la vie commune à la mort d’un époux ou lors d’une séparation, représente invariablement un événement particulièrement perturbant pour les hommes comme pour les femmes. Toutefois, dans la vie des femmes, la perturbation personnelle que provoquent ces évènements est souvent aggravée par l’ampleur du bouleversement social et financier (Eydoux, Letablier, Georges, 2007). La séparation, la dépression, voire le deuil ne doivent en aucune façon nuire au travail, d’autant que ces femmes doivent désormais être capables de subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leurs enfants. Chacune d’elles, tente alors dans un premier temps de faire face, trouvant parfois un soutien dans la famille ou chez des amis, afin de ne surtout pas lâcher prise au niveau du travail.
13La situation de monoparentalité et les priorités que tente de se donner le parent solo influent sur les choix professionnels. Certaines optent pour une adaptation de leurs horaires ou de leur temps de travail à celui des enfants au prix de leur carrière, d’autres refusent des postes à responsabilité ou encore changent d’emploi et parfois même se font muter, ce qui entraîne souvent une baisse de salaire, pour bénéficier d’un soutien familial. D’autres enfin sont contraintes de « travailler plus pour gagner plus » pour subvenir à leurs besoins et ceux de leurs enfants (logement, nourriture, transports, école) ou pour leur assurer un niveau de vie qu’elles estiment décent (activités culturelles, sport, vêtements).
Déjà il a fallu que je retravaille à temps complet, parce que je travaillais à mi-temps… donc j’avais… ce qui était bien agréable parce que, vu que le papa de Monique avait des horaires et que moi j’en avais d’autres donc on n’avait pas de frais de garde et chacun pouvait s’occuper de son enfant. Donc pour l’enfant c’était très important puisqu’il avait ses deux parents, qui s’occupaient de lui. Moi je travaillais l’après-midi… comme ça comme David il rentrait tôt il pouvait s’occuper de Monique, et moi je m’occupais de Monique le matin, voilà, donc y’avait pas de… Du jour au lendemain il a fallu que je retravaille à temps complet, et que je trouve une structure d’accueil…
14Pour celles qui travaillent en libéral, en vacation ou font des heures supplémentaires, on est bien au-delà des trente-cinq heures hebdomadaires, avec des amplitudes horaires importantes, voire des horaires atypiques. Ce rythme de travail conduit parfois non seulement à l’épuisement, mais également à moins de présence auprès des enfants, ce qu’elles vivent dans une certaine culpabilité, tout en soulignant qu’elles ne peuvent faire autrement. Au-delà de la diversité des choix et des situations, il apparaît néanmoins de façon constante que la réorganisation professionnelle impliquée se centre sur le ou les enfants et évolue avec l’âge de ceux-ci. L’organisation de l’emploi du temps notamment avec les problèmes liés à la garde d’enfants ou aux horaires scolaires doit être remaniée, parfois renégociée avec l’ex-conjoint et particulièrement avec l’employeur. La situation de mère seule face à l’emploi est envisagée par ces femmes comme globalement contrainte dans la mesure où leurs plages de disponibilité, mais aussi les nouvelles contraintes de temps liées, par exemple, à une moindre présence physique des pères, entraîne des changements importants. Ainsi, la question de la conciliation déjà complexe pour les femmes vivant en couple se pose ici avec une acuité particulière, tant par l’absence possible d’un relais que par le manque de moyen mais aussi et surtout vis-à-vis de l’enfant. Une femme dira hors micro : « J’ai réussi, mais j’ai pris dix ans ».
Transformation des relations à autrui
15Renée B. Dandurand (2002 : 266-304), note, qu’après la séparation, le réseau de sociabilité et de soutien du parent seul est constitué principalement de la parenté et des amis personnels. Les parents du chef de foyer monoparental, sont en général la première source de soutien et apportent une aide souvent matérielle, plus ou moins limitée dans le temps, hébergeant la famille, gardant les enfants, prêtant de l’argent, des meubles, une voiture. Toutefois il souligne que la parenté, si elle apporte un certain support matériel, n’assure pas toujours le soutien psychologique et l’aide (démarches, informations), ceux-ci venant pour la première davantage des amis personnels et pour la seconde des institutions. Le sentiment d’avoir été et d’être entouré-e, soit par la famille, soit par les amis ou encore le voisinage a été exprimé par une majorité des parents solos rencontrés. La plupart ont dit avoir un réseau de relations suffisamment important pour se « sentir » entourées. L’aide des parents, grands-parents ou encore de la fratrie apparaît comme celle qui est la plus importante dans la vie de ces femmes et de ces hommes solos. Elle peut prendre plusieurs formes : une aide pour la garde des enfants, au quotidien, ponctuellement ou pour les vacances scolaires, une aide financière (nourriture, voiture, etc.) ou encore une aide pour le logement (hébergement d’urgence, aide à l’achat d’appartement, etc.).
16Si les femmes soulignent que sans la solidarité familiale elles n’auraient pas pu faire face à nombre difficultés (panne d’une voiture, loyer à payer, enfants à garder, etc.) ou maintenir un niveau de vie acceptable, elles ont néanmoins la sensation de revenir, en quelque sorte, à la « case départ ».
17Cette dépendance envers les parents à l’âge adulte, étant devenu parent soi-même, ne peut être vécue de façon positive et représente un échec. Cette perception renvoie aux limites de l’aide familiale établies par Agnès Pitrou (1978) : la crainte d’être assujetti-e à des rapports de pouvoir, la crainte d’avoir à payer plus tard pour l’aide accordée, la crainte aussi que l’aide ne soit une charge pour le donateur.
Quelque part eux aussi ils ont travaillé toute leur vie alors si c’est pour m’avoir de nouveau à leur charge avec la petite ça devient lourd. Des fois on n’a pas le choix et il faut retourner en arrière. C’est un échec quelque part, le deuxième échec je dirais. Le premier échec ça a été la séparation et le deuxième échec c’est qu’il me faut quelqu’un qui m’aide financièrement parce que je n’y arrive pas, bien que j’aie un travail stable.
18L’aide de la famille élargie se décline surtout pour les vacances : un séjour d’une semaine chez une cousine, une sœur, une tante, le prêt de l’appartement d’un oncle, de la belle-mère sont les aides que peuvent trouver les parents solo auprès de la famille, autre que les père et mère. Ces formules allient vacances gratuites et sociabilité familiale que les parents solos concernés apprécient pour leurs enfants. L’aide des frères et sœurs, pour sa part, s’avère assez dispersée. Entre hébergement, garde des enfants, soutien affectif, leur appui apparaît souvent au moment de la séparation, puis parfois s’amenuise.
19Ce soutien familial est néanmoins loin d’être homogène ou inconditionnel. Liée à la disponibilité, la proximité et aux revenus des parents, il introduit des inégalités visibles, d’ordre économique et de qualité de vie, entre des parents solos très entourés par leur famille, et ceux qui ne le sont pas.
20L’absence de parenté ou le refus d’une quelconque prise en charge entraîne certains parents solos à se tourner vers d’autres formes d’appuis, notamment le réseau amical et de connaissance, qui se combine aussi, pour certains, avec les aides familiales. Plusieurs réseaux d’entraides entre parents solo ou avec d’autres parents, ont été mis au jour par les interviews. Ces formes de solidarités se déclinent d’une amitié forte qui sert à la fois de relais de garde et affectif, voire d’aide financière, à des modes d’échanges de garde ou de trajet.
21Sans famille à proximité, les relations d’entraide permettent pour partie d’assumer les aléas de la vie professionnelle (déplacement, horaires tardifs, etc.), de s’organiser à plusieurs pour les trajets des enfants et constituent, par-là, également une sécurité pour les enfants. Si ces échanges de services sont créateurs de lien social, ils se font toujours dans une stricte réciprocité et pour des raisons légitimes à leurs yeux, à savoir le travail. Le système de don-contre-don ne souffre pas d’exception aux yeux des interviewés. Ce réseau amical fort a, certes, un rôle fonctionnel mais aussi émotionnel, affectif, et d’éducation. Il représente un réseau rassurant. L’utilisation du vocabulaire de la parenté, pour certaines d’entre elles, matérialisent le fait que ces liens dépassent l’amitié et se substituent aux entraides familiales.
22Toutefois, certaines évoquent l’amenuisement du réseau relationnel conduisant à une forme d’isolement dans certains cas et d’autres soulignent comment après le divorce se dessine une recomposition relationnelle liée à la difficulté à conserver des relations avec les familles conjugales :
J’essaie de faire des sorties comme ça le week-end… de sortir avec d’autres familles mais en fait ce qui se passe c’est qu’on se retrouve d’autres femmes dans la même situation que soi, mais pour ce qui est des familles, c’est pas de la mauvaise volonté, on est tous conditionnés comme ça, elles pensent (les familles « normales »), elles pensent moins à toi quand t’es seule avec des enfants. Au début, ils pensent à vous et vous proposent des choses parce que c’est une situation nouvelle et qu’ils se disent « Elle est seule » et après ils s’y habituent, j’ai remarqué que mes amis qui sont en famille et qui restent des amis, pensent moins à moi avec le temps. J’ai constaté aussi dans les faits que se constituaient des cercles de femmes qui sont dans la même situation.
23Quel que soit le mode d’entrée dans la monoparentalité, les femmes et les hommes doivent mettre en place des adaptations rapides concernant leur emploi et leur logement. Leur situation va les amener à solliciter l’aide d’institutions auxquelles ils/elles sont étrangères. Ce n’est pas la crainte de l’institution qu’elles/ils mettent en avant mais la sensation de ne pas correspondre au bon « profil ».
Honnêtement les portes elles se ferment tout de suite, il faut les bousculer. En plus étant donné que j’aime pas quémander, je travaillais à la Mairie de Paris et je voyais les administrés venir pleurer et donc je ne voulais pas être… être de l’autre côté, ça m’a fait peur, j’osais pas et j’ai attendu deux ans avant de faire toutes mes démarches et au final j’ai poussé les portes.
24Si l’on retrace le cheminement suivi par beaucoup de ces femmes (les hommes n’y ont pas recouru), on voit qu’il leur faut d’abord vaincre leurs réticences à l’égard d’institutions auxquelles elles ne demanderaient spontanément aucune aide. Cette demande de soutien étant souvent vécue comme un aveu de faiblesse. Ce n’est qu’en dernière instance qu’Angèle franchit le pas qui auparavant lui paraissait entamer son autonomie : « Mais à un moment donné on est obligée par exemple j’ai aussi fini par aller voir une assistante sociale après avoir longtemps hésité à cause de l’image que l’on se fait d’aller voir une assistante sociale alors que ce n’est pas du tout ça ». À la question de savoir ce qui l’a décidée à y aller, elle répondra :
À mon avis c’était pour me libérer moi-même, pour discuter parce qu’en fait les solutions je les avais, je savais où il fallait aller mais il fallait que je parle et qu’une autre personne me dirige et me dise « prenez cette direction et faites comme cela » […] J’ai mis deux ans à aller la voir.
25Si l’assistante sociale « n’avait pas de solution miracle », il n’en demeure pas moins qu’elle a permis à Angèle de franchir un seuil ouvrant sur un espace-temps où des solutions pouvaient s’imaginer. Ces visites auront un effet libérateur, car lorsqu’Angèle « accepte » finalement « qu’une autre personne me dirige et me dise », elle n’adopte pas une posture passive mais au contraire gagne en autonomie et en puissance d’agir. Avec le soutien de l’assistante sociale qui a su l’accompagner de manière appropriée, elle est, à partir de ce moment, armée pour faire face en agissant sur sa vie.
26Autre déplacement notoire, celui du couple conjugal au couple parental. L’introduction du divorce par consentement mutuel puis ultérieurement celle de l’autorité parentale conjointe ont non seulement dédramatisé le divorce mais contribué à établir un modèle du « bon divorce ». Il est attendu des parents que, malgré leur conflit et leur rupture, ils se montrent capables d’autorégulation. Or, la plupart des parents séparés ou divorcés rechignent à se plier à cet idéal de coparentalité :
Il y a un certain angélisme à espérer que les deux parents vont s’entendre sur l’intérêt de l’enfant. Il est fréquent que les parents aient perdu toute estime, toute confiance à l’égard de l’autre, qu’ils se haïssent ou se méprisent. Les occasions de contact et de communication entre les parents sont autant d’occasions de réactiver le conflit dans lequel l’enfant est immergé durablement et qui en souffre d’autant plus (Cadolle, 2005).
27Le bon divorce étant celui qui garantit un dépassement rapide de la crise conjugale, or ce modèle du divorce réussi semble bien faire silence sur la souffrance, sur les obstacles matériels et sur la difficulté de réaliser l’idéal nouveau de coparentalité. En effet, même pour ceux qui semblent bien disposés pour engager le processus de séparation, reste la douleur engrangée au fil du temps et l’animosité qu’elle a engendrée jointes à tous les problèmes d’organisation et de pression de la vie quotidienne, la prétendue « faillite commune » n’étant généralement pas ressentie de façon analogue par les deux conjoints. Pour Benoît Bastard (2001), l’échec des appels à l’autorégulation au moment du divorce, tient au fait que si des capacités de négociation entre les conjoints n’existaient pas avant la rupture, on ne voit pas comment elles pourraient émerger au moment où des divergences fortes les séparent.
28Parmi les chapitres épineux dans la vie d’un parent solo apparaissent donc les relations avec l’autre parent qui sont loin d’être toujours paisibles. En dehors de la question du paiement ou non-paiement de la pension alimentaire, la plainte que l’on retrouve chez de nombreuses mères tient au désinvestissement de leur ex-conjoint vis-à-vis des enfants. Toutefois, il semble que « l’idée que le couple parental survive au couple parental s’impose progressivement en France » (Villeneuve-Gokalp, 1999). Il apparaît, en effet, que l’exigence sur laquelle les femmes tentent de ne pas lâcher est d’abord le lien. Toutes considèrent qu’il est important pour l’enfant de continuer à voir leur père et souhaitent qu’il y ait des rapports entre eux.
Parent solo et puissance d’agir
29Pour le parent solo, c’est cette certitude partagée d’être à présent « à part », d’être « autre ». La séparation, quelles qu’en soient les formes, trace une frontière invisible qui soudain les extrait ou les distingue du lot commun. Au fil des récits, se dégage, en effet, cette expression, compréhensible, que « rien ne sera plus comme avant ».
30Il nous apparaît que ce que met en lumière ce constat, c’est la pérennité de la conception dominante de la famille patriarcale, notamment en termes de genre. Dans une société qui peine toujours à décrire les femmes comme des êtres autonomes, la femme solo doit mettre en œuvre diverses stratégies afin de convaincre qu’elle est capable de contrôler la situation, malgré son apparente instabilité. Un préjugé peut s’entendre à travers les entretiens tant chez les mères que chez leurs interlocuteurs : les femmes sont vulnérables sans la présence d’un l’homme, et ne peuvent gérer seules toute les contraintes a priori habituellement assumées par un couple.
31On parle, selon les époques, de filles-mères, de mères célibataires puis de familles monoparentales, terme que nous employons parfois. Pour tenter d’échapper à un tel enfermement linguistique, nous avons choisi, à l’instar des anglo-saxons depuis les années 1980, de retenir le terme de parent solo, non sans arrières pensées. Le solo, pour reprendre la définition qu’en donne le petit Robert est « un morceau ou passage qui est joué ou chanté par un seul ». Le (la) soliste interprète seul(e) l’exécution d’une partie musicale mais dans un ensemble. Il (elle) est en pleine lumière, c’est lui ou c’est elle qui est « accompagné-e » par l’orchestre. Sa prestation, « s’accorde » aux autres musiciens, fait tenir l’ensemble musical. Le soliste n’est ni isolé7, ni passif, il exerce sa puissance d’agir à travers la voix ou l’instrument. Cette idée de parent solo que nous avons retenue a le mérite de ne pas se référer uniquement à l’arène familiale, à reconnaître son caractère social de parent – ce qui ne veut pas dire qu’il/elle soit uniquement parent.
32À travers l’expérience de la solitude, les femmes solo semblent prendre en mains leur destinée, certes non sans difficultés, mais en découvrant à proprement parler une forme de maîtrise sur leur vie, une forme de liberté. Être solo, serait-ce alors la découverte d’une possible assomption de ses choix, de ses aspirations, de son désir en somme ? Car l’état de solo a plusieurs facettes : l’absence de relais mais aussi le fait de décider seule et les deux versants de la réalité vécue coexistent.
33Dans l’état solo, c’est aux femmes qu’incombe essentiellement la tâche de faire face. Nous l’avons vu, elles mobilisent prioritairement leurs ressources personnelles, qu’elles soient complétées par une courte période de nouvelle cohabitation chez les parents ou par un ensemble varié mais secondaire de ressources extérieures. Toutefois, on constate avec une régularité certaine une volonté des mères solos à ne pas demander de l’aide, afin de ne pas donner et se donner une image dépréciée d’elles-mêmes. Les difficultés, si elles sont surmontées grâce à la famille, aux amis, aux institutions, mettent en lumière cette capacité, singulière pour chacune de ces personnes, de savoir mobiliser des ressources diverses et d’avoir trouvé le régime de relations permettant que ces soutiens deviennent efficaces et appropriés. Car ces soutiens ne s’adressent pas à des êtres passifs qui « recevraient » de l’argent, de l’alimentation, de l’aide, mais se situent au cœur d’interactions multiples et complexes que ces récits de vie permettent en partie de cartographier. En dépit des découragements, des difficultés, ces femmes solos trouvent des solutions, elles savent mobiliser les ressources institutionnelles, familiales et amicales et cela en puisant dans leur propre puissance d’agir, de leur force.
34Quand une femme dit « Je mène ma barque », cela augmente sa puissance d’agir, elle est active, elle est vivante, même si le soir quand elle rentre seule du travail, après la vaisselle et un peu de télé, il reste seulement à aller au lit. Énergie/routine : être solo, n’est-ce pas inventer un subtil équilibre entre ces postures à édifier et à consolider permettant de vivre et non de subir sa vie, surtout pour ses enfants ? Car ce sont les enfants qui constituent alors le cœur de leur vitalité, de leur énergie, ce sont eux qui leur permettent de trouver ces ressources inouïes pour faire face à ce dé-racinement.
Notes de bas de page
1 Sur les ruptures tragiques qui ont lieu après la naissance de l’enfance, se référer à la contribution de Karine Lambert et Annick Tillier.
2 Cet article s’appuie sur les résultats d’une recherche exploratoire pour la DREES/MIRE « Genre et politiques sociales » au cours de laquelle nous avons réalisé des entretiens approfondis avec vingt-six femmes et de trois hommes. Celle-ci visait à mettre l’accent sur ce que nous avons appelé « les points aveugles » des politiques sociales. Échappant aux catégorisations des politiques mises en œuvre pour les plus pauvres depuis le xixe siècle, nous avons fait le pari, à travers un échantillonnage uniquement fondé sur une « unité » linguistique, « les femmes et les hommes seul-e-s avec enfants ne touchant pas les minima sociaux », de les visibiliser pour interroger comment, en termes de genre, ils pouvaient éventuellement être soutenus par des actions publiques et de quelle manière. Liane Mozère, direction scientifique, Virgine Vinel et Irène Jonas, « Isolement ou empowerment ? Le cas des parents solos avec enfants ne bénéficiant pas de minima sociaux », CRUHL, Université Paul Verlaine, Metz, DREES/MIRE, février 2009.
3 Il s’agit toutefois de ne pas figer la situation et situer la monoparentalité dans un parcours de vie, certains parents « solos » devenant dans une phase ultérieure des « familles recomposées ».
4 Nous ne reviendrons pas ici sur les nombreux travaux, parfois contradictoires, qui ont tenté et tentent encore aujourd’hui d’établir des causalités entre divorce et mal-être des enfants, mais d’une façon générale, le sens commun veut que le divorce porte un préjudice sérieux aux enfants tant pour les résultats scolaires, que pour l’insertion sociale ou pour l’équilibre psychologique et affectif. Même si l’idée selon laquelle le conflit familial est davantage néfaste que la séparation s’impose progressivement le divorce reste plutôt perçu comme pathogène.
5 L’indice de peuplement caractérise le degré d’occupation du logement, par comparaison entre le nombre de pièces qu’il comporte et un nombre de pièces considérées comme nécessaires au ménage. Ce dernier nombre attribue à chaque ménage : une pièce de séjour pour le ménage, une pièce pour chaque couple et pour les célibataires de 19 ans ou plus. Pour les célibataires de moins de 19 ans, il attribue une pièce pour deux enfants s’ils sont de même sexe ou s’ils ont moins de 7 ans, sinon une pièce par enfant. Un logement auquel il manque une pièce est dit en situation de « surpeuplement modéré ». S’il manque deux pièces ou plus, il est dit en « surpeuplement accentué ».
6 On peut souligner ici que la colocation ne semble plus être réservée aux jeunes célibataires mais tend à se développer chez les parents solos, en témoigne l’apparition de site (colocation-monoparentale.com) ou l’afflux d’annonces « famille monoparentale cherche famille monoparentale pour colocation » sur des sites comme Parent-solo.fr ou Solofamily.fr. Cette solution offre, en effet, au parent solo, la possibilité d’habiter, transitoirement ou non, dans un logement plus spacieux, de partager certains frais, de trouver un soutien mutuel face à la vie solo en économisant des frais de baby-sitter, voire peut-être de lutter contre un sentiment de solitude. La façon dont est vécu ce mode de vie, certes encore très marginal, mériterait d’être creusée.
7 Terme parfois employé : « les mères isolées ».
Auteurs
Sociologue indépendante, Université de Metz
Sociologue indépendante. Spécialiste du genre.
Sociologue indépendante, Université de Metz
Professeure émérite en Sociologie, Université Paul-Verlaine de Metz.
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