Ruptures spatiales, ruptures familiales et maternité
Étude comparée entre Bretagne et Provence aux xviiie et xixe siècle
p. 137-148
Texte intégral
1À l’heure où le mariage est devenu une forme minoritaire d’alliance, où nombre d’enfants naissent avec le statut d’enfant naturel, où les règles de filiation connaissent de profonds bouleversements sous l’effet conjugué de la laïcisation de la société, des possibilités offertes par la fécondation in vitro, par la gestation pour autrui et des revendications des couples homosexuels à la parentalité, on ne peut qu’être frappé par les métamorphoses qu’ont connu la maternité et la paternité depuis deux siècles.
2Nous nous souvenons tous du slogan « un enfant quand je veux, si je veux », proclamé lors des premières manifestations du mouvement pour la libération des femmes, précédé en cela par la création du Mouvement français pour le planning familial. Ce slogan symbolise la revendication des femmes à d’autres rôles sociaux que celui de la procréation qui lui fut de tout temps assigné en vertu d’un naturalisme chrétien et d’une conception de la médecine qui arrimaient la femme à sa physiologie et la vouaient à peupler le royaume de Dieu. Il suggère que l’affirmation d’une culture féminine permet de s’émanciper d’une nature, vécue jusque-là comme insurpassable, mais aussi que la maternité, considérée désormais comme un choix et non une fatalité peut être une expérience heureuse.
3Aux xviiie et xixe siècle, les femmes des milieux populaires, souvent analphabètes, ont laissé peu de traces. Seules sont parvenues jusqu’à nous celles qui, pour une raison quelconque, ont eu affaire à la police ou à la justice, celles chez qui une grossesse hors mariage, faisait l’objet d’une telle réprobation qu’elle s’est conclue par un crime. Nous allons donc évoquer la maternité illégitime vécue comme un véritable malheur, maternité impensable parce que contraire au système de valeurs de l’époque, et de son corollaire sinon obligé du moins souvent inévitable, l’infanticide. L’infanticide, c’est-à-dire le meurtre d’un enfant nouveau-né, dans un temps très rapproché de la naissance, est la seule issue qu’ont trouvée des milliers de femmes pour tenter d’échapper à l’opprobre qui s’attachait à la sexualité en dehors du mariage.
4Ce crime heurte la conscience des contemporains parce qu’il s’oppose aux conceptions chrétiennes de l’humanité relatives au respect de la vie, à l’amour de l’enfant, au rôle de la femme et bouleverse les codes moraux. D’aucuns voient en lui un témoignage indiscutable de perversité, tandis que d’autres, inspirés par la philanthropie et plus sensibles à la misère sociale jugent que ces mères criminelle sont plus des victimes que des coupables. Les accusées, si elles étaient condamnées, encouraient en effet la peine de mort.
5L’infanticide demeure un crime particulier parce qu’il qui touche aux points sensibles du fonctionnement de la société, au plus profond de ses fondements. Il amène devant la justice des cohortes de jeunes femmes qui livrent une histoire tourmentée et opposent aux accusations de bien pauvres arguments : ceux d’une grossesse ignorée, d’un enfantement nié. Histoires récurrentes, discours souvent stéréotypés, à l’image de ces mères aux profils communs, aux trajectoires semblables pétries de solitude, de ruptures sociales et familiales. « Filles-mères », selon l’expression alors utilisée pour qualifier les mères célibataires, veuves, femmes séparées de leur mari1 formaient le bataillon de ces mères qui, souvent, avaient essayé en vain de se procurer un avortement avant de se résoudre au crime. Femmes sans statut, séduites et abandonnées, telles sont donc ces coupables qui se présentent en masse devant la justice des xviiie et xixe siècles.
6Mais derrière le récit de ces mères défaillantes ou « monstrueuses » n’est-ce pas une paternité silencieuse, absente ou niée qu’il faut chercher en ces siècles de contention de la sensibilité masculine, de refoulement de l’émotion et des larmes ?
Profil socio professionnel
7Parmi les criminelles qui comparaissent pour crime de suppression de part sous l’Ancien Régime ou sous l’accusation d’infanticide au xixe siècle, les célibataires, les « filles » étaient, de loin, les plus nombreuses. Pour la période 1750-1850 en Provence, les célibataires représentent 60 % de la cohorte analysée et les veuves 12 %2. L’âge médian des prévenues est de 25, 26 ans. En Bretagne, au xixe siècle la proportion des célibataires dépasse 86 %, celle des femmes mariées adultères avoisine les 7 %, celles des veuves est de 6,6 %. L’âge moyen est de 28 ans, il est légèrement plus élevé que l’âge moyen au mariage, ce qui tend à prouver que les accusées sont en majorité des femmes qui, pour des raisons démographiques ou économiques, ont été exclues du marché matrimonial.
8Pour les crimes jugés par les tribunaux provençaux d’Ancien-Régime puis la Cour d’Assises du Var, comme dans la Bretagne du xixe siècle, deux professions sont majoritairement représentées : les domestiques et les journalières. Il n’y a pas à s’en étonner : à Nice, par exemple, dans la 1re moitié du xixe siècle on compte 80 % de femmes dans les emplois domestiques (Ruggiero, 1995). Domestiques urbaines et rurales ou journalières, ces professions se caractérisent par une grande mobilité géographique et par une grande instabilité. Les changements de maîtres sont fréquents. Quant aux journalières, certaines migrent de terroir en terroir au gré des saisons et des travaux agricoles. Ainsi, par exemple, Agnès Paul, a quitté la région de Digne en septembre 1793 pour faire les vendanges courant décembre près de Toulon. Elle s’embauche ensuite dans différentes bastides du canton de la Londe pour la cueillette des olives avant de se placer vers la mi-avril 1794 chez un agriculteur « pour les divers travaux de sa campagne à titre de journalière3 ». Rosalie Hogrel, fileuse, âgée de 19 ans, est au moment de son crime, commis en 1825, installée à Vitré (Ille-et-Vilaine) depuis quelques mois. Renvoyée à plusieurs reprises en raison de sa grossesse, elle est alternativement employée comme domestique, comme fileuse et participe également aux travaux des champs dans son village d’origine.
9La surreprésentation des journalières et domestiques rurales tend à casser le mythe de la ville perditrice et corruptrice développé par les philosophes des Lumières puis par les philanthropes et hygiénistes du siècle suivant (Mercier, 1994 ; Restif de la Bretonne, 1972). Ainsi Michelle Perrot et Philippe Robert, en analysant les statistiques criminelles du xixe siècle relèvent que 75 % des infanticides sont commis dans les campagnes tandis que 60 % des avortements concernent le milieu urbain (Perrot, Robert, 1989). Ceci explique d’ailleurs que la plupart des procédures jugées par la Cour d’assises du Var émanent de plaintes issues des villages du moyen et de l’arrière-pays, et qu’en Bretagne, plus de 90 % des accusées soient des rurales.
10Les deux autres professions qui figurent en bonne place concernent les métiers du linge et de l’aiguille, auxquelles s’agrègent quelques commerçantes, cordières, sabotières, bergères, mendiantes. Cependant, il serait difficile d’établir des statistiques professionnelles pour ces accusées, tant les délimitations d’état sont floues. Ainsi en Bretagne certaines inculpées se définissent comme exerçant deux professions : couturière et cabaretière, tailleuse et bonne d’enfant, cuisinière et fileuse.
Histoire de déracinées
11L’histoire de ces femmes, en Provence comme en Bretagne est souvent celle d’un déracinement. En Provence, la misère, la détermination à échapper à un quotidien de frustration ou de privation, la volonté de se constituer une dot, constituent les moteurs de la migration féminine sous l’Ancien Régime. Extraites d’une cellule familiale protectrice, le plus souvent originaires du monde de l’interconnaissance et de la ruralité, l’isolement de ces jeunes filles est aggravé par le déracinement. Dans la plupart des cas, elles doivent affronter seules de dures conditions d’existence, à l’égal des hommes évoluant dans le même processus migratoire du monde rural vers le monde urbain. Mais par rapport à ces derniers, ces candidates au départ ne possèdent ni culture de la migration puisque le phénomène est plus récent sous l’Ancien Régime, ni formation professionnelle, ni instruction. Toutefois, ces jeunes migrantes s’adaptent rapidement à leur nouvel environnement. Nombreuses sont celles qui n’hésitent pas à changer d’emploi dès qu’une meilleure opportunité s’offre à elles. Elles donnent congé avec la même facilité qu’on les chasse. Les durées de séjour des domestiques provençales excèdent rarement douze mois en milieu urbain et dix-huit mois en milieu rural. Du fait de leur extrême mobilité, elles lient rapidement des contacts qui représentent autant d’occasions de trouver un placement. Elles renouent également parfois certaines fréquentations distendues par la migration mais la cohésion est moindre qu’au pays. En outre, leurs nombreux changements de places augmentent encore la précarité de leur situation les obligeant à vivre dans un état de transit permanent. Ce qui explique que les employeurs ne connaissent que quelques bribes de leur histoire… parfois seulement leur prénom !
12L’exil est souvent imposé par des nécessités économiques. Dès le début du xviiie siècle, le monde urbain provençal est assailli par une forte immigration féminine. Nous pourrions ici évoquer le cas bien connu des gavottes, ces femmes qui quittaient les hauts pays pauvres de l’Embrunais, de Barcelonnette, de Gap ou Digne pour le littoral provençal, ses ports et ses cabarets, ses campagnes dynamiques, ses villes riches de promesses d’embauche et d’illusions… Le départ est toujours envisagé comme temporaire, le retour rapide dès la dot et le trousseau constitués. Mais le service ancillaire est peu rentable car la rémunération de ces femmes toutes mains se résume jusqu’au début du xixe siècle à l’entretien c’est-à-dire au vivre et au couvert, agrémenté parfois du don de linges usagés. Si les maîtres ont une grande liberté de choix dans le recrutement, les servantes se trouvent dans une situation contraignante : elles évoluent dans un marché défavorable caractérisé par une offre supérieure à la demande.
13En Bretagne, la condition de domestique, et plus encore de journalière, est tout autant caractérisée par la précarité. Les domestiques sont gagées à l’année, généralement à la Saint-Jean. Même si la réciproque est vraie et qu’elles peuvent quitter à tout moment leur emploi, elles sont à la merci des personnes qui les emploient et peuvent être renvoyées sous le moindre prétexte, à tout moment. Les contrats qui lient domestiques et journalières à leurs employeurs sont en effet verbaux. L’avance sur salaire, souvent appelée « denier à Dieu », est le seul acte symbolique qui marque l’engagement des domestiques.
14Les campagnes sont surpeuplées. Les propriétés sont trop petites et les terres trop peu fertiles pour nourrir une population qui connaît des taux élevés de natalité. Chacun connaît le personnage de Bécassine, figure emblématique de ces milliers de Bretons qui ont dû émigrer vers des grandes villes ou vers des terres plus fertiles pour trouver un emploi. Si cette fiction caricature la personnalité de milliers de rurales contraintes à l’exil et à la domesticité pour leur survie économique, elle ne rend pas non plus compte du phénomène dans sa globalité. Dans la réalité les hommes sont partis les premiers, bouleversant l’équilibre démographique des sexes, privant de nombreuses femmes, devenues dans les campagnes plus nombreuses que les hommes, de la possibilité de fonder un foyer. Jusqu’à la fin du xixe siècle, les migrations des Bretonnes se font dans un cadre strictement régional. On se gage pour une saison ou pour une année soit dans une ferme connue, et souvent proche du foyer familial, soit par le biais des « foires aux domestiques », qui se tiennent généralement dans les chefs-lieux d’arrondissement et qui perdurent jusqu’à la fin du siècle. Ces foires concernent exclusivement les emplois agricoles. Le mode de recrutement des domestiques urbaines est différent : il se fait par l’intermédiaire des bureaux de placement, par les petites annonces des journaux ou par le bouche à oreille. Les villes importantes : Nantes, Rennes, Lorient, Brest attirent de nombreuses femmes de la campagne qui trouvent à s’employer dans les maisons bourgeoises, où les gages sont plus avantageux qu’à la campagne. Mais on en rencontre également dans les professions pour lesquelles les urbaines montrent peu d’attrait, comme le blanchissage du linge. À partir des années 1850, l’industrie sardinière qui se développe sur la côte, transforme de nombreuses femmes de la campagne en ouvrières.
15Que l’exil soit définitif ou temporaire, qu’il trouve son origine dans la mort des parents ou dans la nécessité de fuir la misère, les femmes qui s’éloignent de leur famille et de leur village échappent au contrôle qui pèse alors si lourdement sur les conduites privées. Ce faisant, elles gagnent sans doute une liberté à laquelle elles n’auraient pu prétendre au sein de leur communauté d’origine, mais perdent aussi la protection dont elles bénéficiaient du fait de leur inscription dans une généalogie et de leur appartenance à une collectivité soucieuse de sa réputation et capable, pour la sauvegarde de son honneur, de jeter le voile sur certains écarts de conduite. Elles devaient assumer seules leur destin et devenaient facilement la proie de leurs maîtres, ou de séducteurs cherchant simplement à passer un moment agréable. Mais toutes les femmes inculpées d’infanticide n’ont pas été victimes d’hommes abusifs. Ces femmes étaient jeunes et en quête non seulement d’un mieux-être économique mais aussi de plaisirs. Les pardons, fêtes consacrées au saint patron local, et les foires, fréquentés et attendus par les populations des campagnes étaient des moments de réjouissance collective, de liesse, et parfois aussi de libations suffisamment forts pour faire tomber leurs défenses et leur faire transgresser les interdits moraux et religieux qui constituaient le fondement des normes sociales de l’époque.
16Si elles ont parfois vécu des moments de plaisir, peu ont rencontré le mieux-être. Si l’on excepte les domestiques attachées à la personne dans des maisons bourgeoises, qui pouvaient bénéficier un certain confort et d’un mode de vie relativement privilégié, malgré les horaires auxquels elles étaient astreintes, la majorité des inculpées ne sont pas sorties de leur condition misérable. Au moment de leur arrestation la plupart vivent dans de simples chambres, des masures, voire des huttes. D’aucunes sont vouées à l’errance, après avoir été congédiées par leur maîtres en raison de leur grossesse. De temps à autre, elles trouvent asile chez des cultivateurs hospitaliers qui les autorisent à dormir quelques nuits dans leur grange ou dans une étable. D’autres vivent de mendicité et en viennent parfois à vendre leur corps pour un maigre repas. Cécile Fabre, une jeune domestique depuis peu arrivée à Hyères, qualifiée par l’acte d’accusation de « presque imbécile », raconte les conditions sordides dans lesquelles elle tomba enceinte :
J’etois encore vierge, lorsqu’un homme appellé Joseph, profitant de la faim qui me devoroit n’ayant pas mange depuis trois jours m’offrit de me donner un pain a condition qu’il jouirait de moi à quoi je consentis et il ne me donna le pain promis qu’apres avoir assouvi sa passion, observant que ce fut la première et dernière fois qu’elle s’est livrée à un homme4.
17Marianne Guichard de Castellane, une jeune fille de 17 ans, raconte « qu’elle est orpheline dès son plus jeune âge qu’elle n’a aucun proche parent et qu’elle n’a de ressource qu’en Dieu5 ». Son histoire répond à celle de Marie Honorade Jaumard, fille d’un paysan de Saint-André du diocèse d’Aix-en-Provence6. Installée à Toulon depuis neuf mois, elle déclare avoir été abandonnée en bas-âge par son père qui a fui en laissant derrière lui une famille de cinq enfants. Marie fut donc forcée « de chercher à gagner son pain au service et après avoir resté quatre ans à Marseille elle est venue en cette ville ».
18Rupture familiale et rupture spatiale, la majorité des femmes qui se sont livrées à l’infanticide étaient donc en situation d’errance, de vagabondage. Errance géographique et sociale, vagabondage amoureux sont les prémisses d’une marginalité qui autorise et favorise le crime. Cette vulnérabilité et ce déclassement sont renforcés par le droit. Elles sont en effet à la merci des hommes que la loi, en interdisant la recherche de paternité, exonère de toute responsabilité à l’égard de leurs enfants naturels.
Femmes sous surveillance
19La justice est saisie des crimes d’infanticide par la voie de la dénonciation ou de la rumeur publique. De simples présomptions d’un accouchement clandestin suffisent pour alarmer les autorités locales et les juges de paix. Ces derniers peuvent également être alertés par la clameur qui accompagne et commente bruyamment la découverte du cadavre d’un nourrisson.
20La procédure contre Agnès Paul, déjà évoquée, est ouverte à la suite de la dénonciation faite au juge de paix par le « ménager » de son maître, qui a découvert le corps de son nouveau-né, étranglé, dans une dépendance de la propriété, et qui explique que : « l’auteur de ce forfait était une fille qui demeurait depuis peu avec son neveu et qu’on la gardait à vue7». Cette jeune femme, étrangère, installée depuis peu dans le terroir hyérois, est la concubine du neveu d’un propriétaire aisé contre l’avis de ce celui-ci et de l’ensemble de la parenté. Elle présente toutes les caractéristiques d’une moralité douteuse. Ses camarades de travail, gavottes comme elle, qu’elle refuse d’accompagner au pays pour y célébrer les fêtes de Pâques, loin de la soutenir rapportent avec un plaisir non dissimulé les calomnies qui courent sur son compte. Sont-elles jalouses de l’ascension sociale que représente le partage du lit du maître ? Elles insistent en sur ses dénégations répétées quant à cette grossesse, en rapportant qu’elle disait constamment « qu’on verrait bien par la suite qu’elle n’était pas grosse ». À la dénonciation s’adjoignent des propos laissant entendre qu’elle avait prémédité son forfait. L’immoralité du crime n’est pas considérée en soi mais dans le rapport à la communauté qui cherche par tous les moyens à éviter l’amalgame entre la déviance sexuelle de cette célibataire étrangère de 24 ans et l’honorabilité de son maître ou le comportement irréprochable qu’affichent les autres femmes et filles de la maison. Ce sont elles qui mènent les fouilles qui amènent à la découverte du crime, et avertissent leur propriétaire pour qu’il agisse en leur nom auprès de la justice chargée de séparer « le bon grain de l’ivraie ».
21Les femmes se montrent en règle générale les plus soucieuses de la réputation de la communauté et exercent leur contrôle sur celles qui font courir sur le groupe la menace d’une grossesse honteuse. La maîtresse se fait une obligation de surveiller le linge ou les paillasses de ses employées, de crainte qu’en cas de crime on lui reproche son manque de vigilance. L’église, le lavoir, le four, la fontaine, hauts lieux de la sociabilité féminine permettent aux villageoises de repérer les ventres qui s’arrondissent. Les états de grossesse passent ainsi difficilement inaperçus, surtout lorsqu’au mépris de tout respect de l’intégrité physique de l’autre, les maîtresses font examiner de force leurs domestiques par des médecins ou des matrones. Certaines femmes se permettent de tâter le ventre ou la poitrine de telle ou telle que l’on soupçonne de dissimiler leur maternité.
22Pour éviter d’être congédiées, nombreuses sont donc celles qui tentent de cacher leur état de grossesse, en se corsetant, en prétextant une maladie telle que la rétention d’eau, l’hydropisie, la suppression des règles. Elles tentent par divers stratagèmes de détourner les regards inquisiteurs de leur entourage et travaillent jusqu’à l’extrême limite de leurs forces. Beaucoup accouchent seules, sans aide près de leur lieu de travail ou à l’endroit même où les douleurs de l’enfantement les saisissent.
23À la campagne, la surveillance exercée sur les femmes soupçonnées de mener une « mauvaise vie » est facilitée par la grande promiscuité qui règne entre maîtres et domestiques, qui partagent le même toit, les mêmes activités, les repas et les veillées. Il n’y a guère de place pour l’espace privé. Certains appartements sont occupés par plusieurs familles séparées par de minces cloisons qui ne protègent pas l’intimité et qui facilitent, elles aussi, l’observation des conduites.
24Les hommes viennent parfois à la rescousse lorsque la communauté féminine s’est montrée impuissante à convaincre une femme soupçonnée de grossesse de commettre un crime. On rencontre en Bretagne plusieurs cas de séquestration de mères coupables, gardées à vue par les communautés villageoises jusqu’à l’arrivée des gendarmes. Ainsi par exemple, Marie-Jeanne Pélion, âgée de 21 ans, journalière, originaire de Plessala, vivant avec son grand-père, mendiant, dans le village de Plémet, est-elle gardée toute une nuit à la suite de la découverte, par trois de ses voisines venues fouiller son lit en son absence, du cadavre de son nouveau-né en partie dévoré par des chats. L’une d’elles raconte :
Nous sortîmes toutes les trois pour rentrer chez nous, bien déterminées cependant à donner connaissance de ce que nous avions vu à l’autorité. Vers huit heures mon mari arriva de son travail : nous lui fîmes part de notre découverte, il prit de suite le parti d’aller veiller chez la fille Pélion pendant que d’autres iraient prévenir la brigade de Plémet. Moi, Perrine Treussart, femme Pierre Treussart, Marie-Jeanne Rault, Jeanne Baud, femme Étienne Treussart, nous nous sommes jointes à lui : nous avons passé la nuit entière chez Malard [son grand-père]. Sa petite-fille qui était rentrée chez elle au moment où mon mari s’y était présenté, paraissait un peu surprise de nous voir tant de monde chez elle. Plusieurs fois elle nous dit de nous en retourner, mais nous ne faisions pas semblant de l’écouter, nous disions que nous étions chez elle pour chercher des animaux égarés. Nous avons suivi toute la nuit ses mouvements, soit lorsqu’elle se portait à son lit, soit lorsqu’elle voulait sortir : au reste, nous lui avons laissé ignorer jusqu’à l’arrivée des gendarmes le véritable but de notre présence chez elle. Alors toutes les femmes se sont retirées : mon mari seul est resté avec les gendarmes jusqu’à midi8.
25Toutefois, même en Bretagne, province éminemment religieuse, où le clergé exerçait une profonde emprise sur les esprits, les maternités illégitimes étaient parfois tolérées. Il arrivait que l’enfant bâtard fasse l’objet de la compassion et de l’attention de la communauté villageoise. De bonnes âmes acceptaient parfois de le parrainer, de le « nommer » et la mère bénéficiait de l’aide des autres femmes pour le vêtir et le nourrir. La maternité illégitime pouvait, dans certains cas, être considérée comme une erreur de jeunesse, une première faute qu’une bonne conduite ultérieure pouvait faire oublier, surtout si la mère appartenait à une famille qui bénéficiait de la considération du village, dont on répugnait à briser la réputation, ou s’il était de notoriété publique qu’elle avait été victime d’un abus de pouvoir, d’un viol, ou qu’elle avait été séduite par des promesses de mariage. Mais il ne fallait pas récidiver, un deuxième enfant témoignait d’une obstination dans le libertinage qui pouvait difficilement être pardonnée.
Femmes exclues
26Si la communauté villageoise se montre particulièrement vigilante à l’égard de Marie-Jeanne Pélion, c’est sans doute parce qu’elle est étrangère à la communauté mais aussi parce qu’elle est soupçonnée d’avoir déjà commis un crime. Le président de la cour d’assises décrit assez bien les mesures d’exclusion dont elle a été frappée : « pour mieux apprécier le présent, écrit-il au garde des sceaux, il faut souvent interroger d’abord le passé et le passé, au début de la procédure, répondait ici que déjà, dans le mois de janvier 1841, la fille Pélion était accouchée d’un enfant qui avait disparu ; c’était le bruit public dans le pays et les femmes, surtout, se trompent rarement, dans ces circonstances ; aussi une espèce d’excommunication frappait l’accusée ; on lui interdisait l’entrée de certaines maisons dans la crainte d’une souillure ; ce sont les propres expressions des témoins9 ».
27La crainte de la souillure dénote la force d’une morale sans nuance, renforcée en Bretagne par les prédications des prêtres missionnaires qui, du xviie au xixe siècle ont sillonné les campagnes, prédications fondées sur une conception tragique de la vie et de la mort, sur une stricte opposition du bien et du mal, sur la frayeur de l’enfer et du jugement dernier. Mais on remarque que cette répulsion s’exprime avec une force particulière à l’égard des femmes étrangères aux communautés et donc, par essence même, suspectes. C’est le cas, par exemple, d’Anne-Marie Guilloux, une couturière-brodeuse, âgée de 32 ans. Fille naturelle élevée à l’hospice de Vannes, elle vit au moment de son arrestation depuis dix-huit ans à Matignon (Côtes-du-Nord), mais est toujours considérée comme une étrangère. Sans origine – on ignore son lieu de naissance – sans généalogie puisqu’il s’agit d’une enfant abandonnée, elle est d’autant plus mal perçue qu’elle a déjà eu un enfant naturel, mort dans des circonstances assez obscures. Habile couturière, elle trouve facilement à s’employer mais le bruit de sa nouvelle grossesse la fait renvoyer de chez plusieurs logeurs. Sa dernière logeuse raconte les pressions qu’elle a subi de la part de son entourage pour qu’elle l’expulse de chez elle, pressions auxquelles le maire lui-même s’est associé : « Lorsque vous lui aurez donné huit jours de délai, lui avait-il dit, j’irai, s’il le faut, avec les gendarmes pour vous en débarrasser10 ».
28La privation de travail est plus désastreuse encore, et au cours de leurs interrogatoires, de nombreuses accusées avouent avoir commis leur crime par peur d’avoir à aller « mendier leur pain ». C’est le désespoir qui amène ainsi Marie-Marguerite Bosser, âgée de 22 ans, chassée de Pouldreuzic (Finistère) où elle servait comme domestique, non à tuer son enfant, mais à l’abandonner sur une plage déserte où, dit-elle, elle comptait bien mourir auprès de lui. Sauvée par des passants, ainsi que son enfant qui meurt deux jours plus tard, elle n’en est pas moins condamnée à six années de travaux forcés. « La sévérité des habitants de ce canton, commente le président de la cour d’assises, prouve la pureté de leurs mœurs ». Cependant il ne s’oppose pas à ce que la peine de cette condamnée soit adoucie par la suite car elle était une domestique fidèle et laborieuse. « Son état de grossesse connu, elle avait été chassée de partout, nulle porte ne s’ouvrait devant elle, elle était sans pain et sans asile, elle avait d’abord eu l’idée de conserver l’enfant mais arrivé dans le palud, le démon s’était emparé d’elle et elle avait abandonné cette bonne idée11 ».
Éléments de conclusion
29Paradoxalement, le sentiment naturel qui devrait pousser les femmes à prodiguer tous leurs soins à leurs nouveau-nés, maintes fois mis en avant par les juges d’instruction lors des audiences, est celui-là même qui pousse certaines de ces mères à supprimer un être dont l’avenir n’est que promesse de honte et de marginalité. Chez ces femmes de modeste condition, domestiques et journalières, pour qui la réputation est le seul patrimoine, souvent éloignées de leur famille et de leur communauté d’origine par la conjoncture économique, la précarité est telle que l’enfant devient non une source de plaisir et un objet d’amour, mais l’instrument d’une misère plus grande encore. Souvent déracinées, parfois errantes, séduites et abandonnées, elles sont vouées à assumer seules la charge de leurs enfants, les pères étant les grands absents de ces naissances tragiques. Leurs enfants, qu’ils soient appelés bâtards ou plus pudiquement enfants naturels, font peser une menace sur les règles de filiation et de transmission des biens. Élisabeth Claverie et Pierre Lamaison soulignent combien, dans la société rurale, ces enfants nés hors mariage incarnent la menace qui pèse sur les patrimoines (Claverie, Lamaison, 1982). Brisant l’axe des légitimités, les règles de filiation et de transmission des patrimoines, ils ne peuvent être que des hors-la-loi.
30Si l’infanticide est passible de la mort, s’il est jugé avec tout l’appareil théâtral qui caractérise les procès jugés devant le parlement ou la cour d’assises, c’est qu’il convient de donner une certaine solennité à la sanction des coupables, de lui conférer une portée exemplaire. Car ce crime porte atteinte aux fondements mêmes de la société. Crime contre-nature, qui dénie le potentiel le plus précieux de la femme, celui de transmettre la vie, crime contre les normes sociales, qui confinent la sexualité au strict cadre du mariage, la peine de mort qui pèse sur les accusées a pour première fonction de stigmatiser les déviances. Fréquemment appliquée au xviiie siècle12, elle tombe en désuétude au siècle suivant, quand la loi confère aux jurés, représentant la société civile le soin de décider de la culpabilité. Souvent hostiles à la peine de mort, proches par leur recrutement local du système de valeur de la société rurale, dans lequel l’honneur occupe une place centrale, ceux-ci préfèrent absoudre les coupables plutôt que de les envoyer à l’échafaud, ouvrant la voie à une série de modifications législatives visant à réprimer un crime qui connaît une progression constante jusqu’à la veille de 1870.
Notes de bas de page
1 Sur ce point on peut se référer dans l’ouvrage à la problématique des « parents solos » et aux effets de la rupture induite par la séparation, le divorce ou le veuvage.
2 Les épouses représentent 6 %.
3 ADV., 2L 535 (1794).
4 ADV., 2L 953 (1796).
5 ADV., 2L 420 (1792).
6 ADV., 2L 889 (1782).
7 ADV., 2L 535 (an II-1794).
8 AD Côtes d’Armor, 2U/647, audition de Marie Richard, 9 août 1842.
9 AN/BB/20/120 Côtes-du-Nord, compte rendu du président de la cour d’assises au garde des sceaux, 4e trimestre 1842
10 AD Cotes d’Armor, déposition de la veuve Tricot, marchande, 2 mars 1849.
11 AN BB/20/163/1, Finistère, compte rendu du président de la cour d’assises au garde des sceaux, 22 septembre 1852.
12 Pour l’ensemble du xviiie siècle en Provence, 52 % des procès étudiés pour recel de grossesse et infanticide se sont soldés par la condamnation au châtiment suprême de la mère infâme. Mais ces peines capitales ont toutes été prononcées dans la première moitié du xviiie siècle. Après 1760, les crimes d’infanticide bénéficient d’une clémence relative puisque l’on supprime progressivement la peine de mort et que, d’autre part, certaines meurtrières profitent des circonstances atténuantes avant l’heure. Une évolution est sensible tant au niveau du crime que de sa perception par la justice. La condamnation à la peine capitale recule au profit de la réclusion dans les maisons de force des hôpitaux, les Bons Pasteurs, les maisons du Refuge.
Auteurs
Université de Nice, TELEMME, UMR 7303, Conservateur en chef Bibliothèque Nationale
Maîtresse de Conférences à l’Université de Nice (ESPE), histoire, responsable de l’équipe GeFem (Genre, Femmes, Méditerranée), laboratoire Temps, Espaces, Langages, Europe Méridionale, Méditerranée (TELEMME, UMR 7303) Aix Marseille Université.
Université de Nice, TELEMME, UMR 7303, Conservateur en chef Bibliothèque Nationale
Docteure en histoire et conservateur en chef à la Bibliothèque nationale de France.
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2019
L’engagement politique des femmes dans le sud-est de la France de l’Ancien Régime à la Révolution
Pratiques et représentations
Martine Lapied
2019