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Résister corps et âme

 | 
Nicolas Berjoan

Résistance politique Conscience et engagement

« Oui, je suis un juif indigène algérien… »

Claude Sixou, une trajectoire politico-identitaire dissidente en Algérie (post-)coloniale (1931-1973)

Pierre-Jean Le Foll-Luciani

Texte intégral

  • 1 Christian Ruby, L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009, p. 25-2 (...)

L’histoire ne décline ni des permanences ni des mentalités dont on ne pourrait s’extraire, mais le fait que partout il y a du tort, partout du surgissement plus ou moins étouffé et efficace. […] D’une certaine façon, même, l’histoire se manifeste surtout dans les figures d’émancipation les plus modestes […]. Les luttes entreprises par ces figures font toujours « gagner » quelque chose, puisqu’elles remanient un ordre de tressage. L’histoire, l’histoire effective, rend compte des pratiques de réalisation des interruptions. Elle doit du même coup nous rendre sans cesse attentifs aux plus « impensables » des surgissements1.

  • 2 Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique, 2009, p. 60.
  • 3 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », dans Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Mat (...)

1Selon Christian Ruby, les « figures d’émancipation » sont celles qui « remanient un ordre de tressage », en s’extrayant des « mentalités » dominantes. Autrement dit, elles sont ce que Jacques Rancière nomme des « instances polémiques2 » : évoluant dans un monde social ordonné, qui définit des identités et des groupes et leur assigne des places et des rôles, ces figures défont en pratique l’ordre du monde, recomposent les identités qu’il impose et ré-agencent le maillage social. Chez certains individus, l’acte de résister s’origine dès lors peut-être, avant toute politisation partisane, dans une forme d’inadaptation au monde tel qu’il est, c’est-à-dire dans l’existence d’une « subjectivité dissonante », qui peut devenir une « subjectivité dissidente » lorsqu’elle rencontre une offre de politisation qui lui permettra de se structurer3. S’intéresser à des individus porteurs d’un tel rapport au monde peut ainsi aider à déconstruire l’évidence du monde social – et des récits historiques qui le restituent –, et permettre d’interroger les moyens et les limites de la construction d’autres possibles.

  • 4 Né Joseph Georges Claude Sixou, il se fait appeler par son troisième prénom mais signe ses textes p (...)
  • 5 Sa trajectoire et une quarantaine d’autres parcours comparables ont été étudiés dans le cadre d’un (...)
  • 6 Joseph Sixou, lettre au président de la République française, été 1957.

2La figure de Claude Sixou4, « modeste » car extrêmement minoritaire, permet précisément de questionner la structure et les failles d’une société particulièrement ordonnée : la société coloniale algérienne du milieu du xxe siècle5. Né en 1931, descendant de juifs autochtones faits citoyens français par le décret Crémieux de 1870, exclu de la citoyenneté et de l’école françaises par le régime de Vichy entre 1940 et 1943, Claude Sixou, devenu ingénieur de l’aéronautique, rejoint en 1957 le Front de libération nationale algérien (FLN) en se proclamant publiquement « patriote algérien6 ». Heurté à plusieurs titres par la société coloniale et comme inadapté à sa structuration, Claude Sixou a vécu plusieurs ruptures biographiques. Ces ruptures ont débouché sur des recompositions identitaires qu’il a lui-même interprétées dès les années 1950 comment étant au fondement de ses engagements politiques. En s’appuyant sur diverses archives et sur des entretiens biographiques menés avec lui en 2007 et 2009, cet article vise à restituer ces ruptures et à les historiciser.

3Son parcours permet d’appréhender une résistance à l’ordre du monde dominant qui puise ses ressorts et/ou ses autojustifications dans une forte adversité, dans des assignations extérieures et dans des sentiments d’humiliation, que Claude Sixou a tendance à présenter dans ses récits mémoriels comme des éléments l’ayant objectivement déterminé – voire forcé – à agir comme il l’a fait. Mais cette résistance s’accomplit tout aussi nettement dans des choix subjectifs, assumés, radicaux, et dans l’identification à des figures, à des territoires et à des groupes perçus par Claude Sixou comme fondamentalement positifs et salvateurs. Par-delà l’opposition simpliste entre déterminisme et liberté, comprendre la construction de son rapport dissident au monde et de sa trajectoire politique passe par l’analyse des configurations micro-politiques propres à chacun des espaces réels ou symboliques de socialisation qu’il a traversés : la famille, la « communauté », l’école, les lieux de l’exclusion et de l’exil, les groupes militants ou encore la « nation », autant de foyers potentiels du devenir-résistant.

« Cette Algérie, elle était violente7 »

La tribu, la race, l’école

  • 8 Entretien du 12 février 2007.
  • 9 « Propos d’Algériens sur la CED », Liberté (journal du Parti communiste algérien) du 25 mars 1954 ; (...)

4Lorsqu’il est interrogé sur ses engagements de jeunesse, Claude Sixou, alors âgé de 76 ans, insiste d’emblée sur ce qu’il désigne comme un « gros traumatisme » qu’il affirme n’avoir « jamais digéré » : son exclusion de l’école publique française, en 1941, du fait des lois antijuives de Vichy qui avaient auparavant renvoyé les juifs d’Algérie au statut d’indigène en leur ôtant la citoyenneté française8. Il présentait déjà cette exclusion comme un événement fondateur et décisif pour sa trajectoire dans des textes politiques publiés dans les années 1950, alors qu’il était âgé d’une vingtaine d’années9. Plus généralement, c’est la violence de la société coloniale des années 1930-1940 qu’il place au cœur du récit de son enfance, rompant délibérément avec le discours mémoriel « nostalgérique » de nombreux « pieds-noirs », qui ont tendance à présenter une société française d’Algérie chaleureuse et douce à vivre.

  • 10 Ces termes sont ceux que l’administration coloniale emploie, particulièrement lors des recensements
  • 11 Entretien du 22 janvier 2009.
  • 12 Ibid.
  • 13 Ibid.

5À Tiaret où il grandit, Claude Sixou évolue dans une société structurée et hiérarchisée par une nomenclature raciale. Dans cette ville peuplée en 1931 d’environ 9000 « indigènes musulmans », 9000 « Européens » et 3000 « israélites10 », ce qu’il nomme l’organisation en « tribus » détermine l’ensemble des interactions sociales. Cette structuration raciale se manifeste par une identification systématique, dès le plus jeune âge, de chacun par son appartenance communautaire supposée ou réelle : « j’avais qu’à montrer ma figure pour que tout le monde sache que j’étais juif11 ». Les premiers souvenirs sont marqués par cette racialisation et par les violences verbales et physiques qui l’accompagnent, et ils sont peut-être d’autant plus vifs qu’ils ont été réinterprétés dès 1940 comme des signes précurseurs de l’antisémitisme d’État. À l’école, les « indigènes » sont quasi-absents, les juifs fréquentent des juifs, et les Européens fréquentent des Européens. Entre ces deux derniers groupes, les bagarres sont fréquentes et souvent provoquées par des injures antijuives, dans les années 1930, sous Vichy mais aussi après le retour des juifs à l’école en 1943 (« c’était la bagarre, tous les jours […] ils avaient été à l’école pendant que nous on n’y était pas, et on n’était pas rentrés en triomphateurs12 »). Après-guerre, lorsqu’il quitte Tiaret pour l’internat du lycée d’Oran, Claude Sixou se bat toujours fréquemment contre de jeunes Européens qu’il décrit comme pétainistes. À Alger encore, où il étudie en 1953-1954, il fuit le restaurant tenu par l’Association générale des étudiants d’Alger pour ne pas avoir à s’y bagarrer – cette fois davantage pour des raisons politiques. Il conclut ainsi ces évocations : « J’ai toujours eu des problèmes avec les Européens, en Algérie13 ».

  • 14 Entretien du 12 février 2007.

6Être juif est donc pour Claude Sixou un élément fondamental et déterminant dès l’enfance. Mais cette judéité se construit presque exclusivement dans l’adversité : il dit de ses parents, peu religieux, qu’ils se considéraient avant tout comme juifs lorsque la « communauté [était] attaquée14 ». Dès lors, la « tribu » juive est aussi bien pour lui une source d’étouffement – lorsqu’il y est sans cesse renvoyé dans la violence – que de réconfort : lorsqu’il est exclu de l’école sous Vichy et est scolarisé dans une école privée mise sur pied par les institutions communautaires et des instituteurs juifs, Claude Sixou, âgé de 10 ans, découvre une école moins violente – et sexuellement mixte. Tant et si bien que lorsque l’école publique lui rouvre ses portes en 1943, il fait part à son père de sa colère et de son refus d’y retourner.

À la recherche de territoires libres

Du sionisme au communisme

  • 15 Archives nationales d’outre-mer (ANOM), préfecture de Constantine, 93 4511 : « Les étudiants musulm (...)

7L’école juive apparaît ainsi comme le premier territoire de confort physique et affectif que le jeune garçon fréquente en dehors du foyer familial. Dans les années qui suivent la guerre, il recherche activement de nouveaux territoires où il pourra se sentir libre et en sécurité. Au réfectoire du lycée d’Oran, il prétend respecter les interdits alimentaires juifs afin de ne plus avoir à manger avec les lycéens européens, et se retrouve à la table des juifs pratiquants et des musulmans. À Alger, il franchit encore plus nettement les frontières communautaires et politiques et déjeune régulièrement à la maison des étudiants musulmans de la Robertsau, où il obtient finalement une chambre, dans une résidence étudiante théoriquement réservée aux musulmans et que la police décrit comme noyautée par le mouvement national algérien15.

  • 16 Cf. ANOM, préfecture d’Alger, 91 4 I 73.
  • 17 Entretien du 22 janvier 2009.

8Entre-temps s’est opérée une série de bouleversements politiques et affectifs. Dans l’après-Vichy d’abord, Claude Sixou participe au bouillonnement qui marque de nombreux juifs de son âge, qui sortent très « excités » – selon leurs termes et ceux des services de renseignements16 – de l’expérience des discriminations. Il affirme que les divisions raciales lui deviennent alors « insupportables17 » : avant d’être un rejet intellectuel et politique, sa résistance à l’ordre du monde colonial découle en quelque sorte d’un rejet physique.

9Pour ces jeunes juifs à la recherche d’idéologies et d’organisations capables de prendre en charge leurs révoltes, les deux principales offres de politisation viennent du communisme et du sionisme. Claude Sixou s’intéresse aux deux, et lorsqu’il évoque cette période soixante ans plus tard, il considère toujours son orientation première pour le sionisme socialiste comme une évidence. À Tiaret et Oran, il se procure le journal sioniste tunisien La terre retrouvée et se reconnaît dans les analyses qui exaltent le projet de « libération nationale » juive et font des mandataires britanniques les responsables de la discorde entre Arabes et juifs en Palestine.

  • 18 Ibid.
  • 19 Entretien du 22 janvier 2009.
  • 20 Ibid.

10Mais c’est en France qu’il devient un militant sioniste : après l’obtention du baccalauréat, élève brillant, il rejoint une classe préparatoire scientifique à Paris. Comme beaucoup de musulmans et de juifs d’Algérie exilés pour leurs études ou le travail, il dit avoir vécu son arrivée à Paris comme une libération : « Je souffrais de la situation que j’avais en Algérie : c’est-à-dire la ségrégation, l’esprit de tribu… c’est pesant à la fin, vous restez toujours dans votre communauté18. » Rejoindre Paris, c’est sortir du carcan colonial, s’ouvrir la possibilité de fréquentations extra-communautaires, et disposer d’un espace de liberté politique beaucoup plus important. Alors qu’il ne fréquentait que des juifs en Algérie, Claude Sixou dit avoir « fréquenté sincèrement [ses] premiers Français19 » à Paris, même s’il est déçu de constater que les « Français de France » ne correspondent pas à l’image idéalisée répandue parmi les juifs en Algérie. Se sentant exilé et souffrant de l’éloignement de sa famille, c’est à Paris qu’il sympathise pour la première fois avec des étudiants colonisés regroupés dans des internats de différents lycées lors des vacances scolaires. Et c’est à Paris qu’il rencontre de jeunes hommes et femmes juifs différents de ceux qu’il avait connus en Algérie : des jeunes qu’il décrit comme « complètement libérés20 », et qui l’accueillent au sein du mouvement sioniste socialiste Gordonia. Au bout de quelques mois, sa décision est prise : il va rejoindre le jeune État d’Israël. Il décide de partir en Algérie dire au revoir à ses parents :

  • 21 Ahmed Kaïd est né en 1921 à Tiaret ; secrétaire de l’Union démocratique du Manifeste algérien, adjo (...)
  • 22 Entretien du 12 février 2007.

J’ai débarqué en Algérie, et c’est là où j’ai senti physiquement que, vraiment, l’Algérie c’était mon pays. C’était physique. […] J’ai fait la connaissance aussi d’un gars qui est devenu un dirigeant nationaliste ensuite, qui s’appelait Kaïd Ahmed21, et qui était de mon pays. Et puis on a fait le retour dans le car d’Oran à Tiaret, et puis on a parlé tout le temps. Il voyait que j’étais ému de revenir en Algérie, et il m’a dit qu’il a été faire la guerre dans les troupes coloniales en Allemagne, et que quand il est revenu en Algérie, c’était comme ça, ça lui avait fait cet effet : il comprenait ce que je ressentais, et il m’a… bon, ce gars, je le voyais après par épisode, mais quand même ce premier contact, j’ai compris que je faisais fausse route, et que l’Algérie, c’était mon pays22.

  • 23 Entretien du 22 janvier 2009.

11Ce « sentiment physique [qu’il] ne [pourrait] jamais quitter l’Algérie » et la peur de paraître comme un « dégonflé23 » devant ses amis sionistes parisiens le poussent à s’inscrire au lycée d’Alger en classe préparatoire. Mais c’est une nouvelle rupture personnelle qui entraîne Claude Sixou dans la construction d’une identification politique à l’Algérie. Après deux années à Alger, il intègre l’École nationale supérieure d’aéronautique et regagne Paris. Il y sympathise avec des communistes et mène quelques activités politiques, dont la diffusion du journal de l’Union des femmes françaises à l’intérieur de la cantine du ministère de l’Air. Cette dernière action provoque son arrestation, son exclusion de « Sup Aéro », et des propos de son directeur qu’il décrit comme une seconde « expérience traumatisante » :

  • 24 Entretien du 12 février 2007.

« Vous êtes exclu de l’école ». Comment ? Une deuxième fois ? Alors là, j’ai voulu savoir pourquoi. Alors, le directeur de l’école m’a dit : « vous, en particulier, vous auriez dû être plus respectueux de la France que vous ne l’avez été ». Ça a été une révélation, si vous voulez. C’est-à-dire : comment ? Moi, ils me regardent une deuxième fois avec cette même caractéristique, en me disant « vous êtes un indigène » ? J’ai compris ça. Et je pense que cette fois-ci, j’ai vraiment compris. C’était devenu évident, si vous voulez. Et là… c’est là où j’ai adhéré au Parti communiste, où j’ai commencé à militer24.

Ancrages algériens (1)

Renouer les fils familiaux

12Les discriminations et l’assignation répétée à son indigénat entraînent chez Claude Sixou une révolte, mais aussi une rupture nette dans l’identification à la France : refusant l’assignation à être Français, il passe en quelques années du nationalisme juif au patriotisme algérien. Les deux années qui précèdent le déclenchement de l’insurrection algérienne marquent la consolidation de ce réagencement identitaire, fondé notamment sur une transformation du stigmate « juif indigène » en une identité politique. Cette recomposition se fait principalement au contact des militants communistes et nationalistes algériens qu’il commence à fréquenter, mais aussi au contact de son grand-père, avec lequel il a alors de longues discussions.

  • 25 Ibid.

13Comme toutes les familles juives d’Algérie, les familles maternelles et paternelles de Claude Sixou ont connu des bouleversements profonds depuis la conquête française et la politique d’« assimilation » des juifs mise en place par les autorités coloniales. Toutefois, le grand-père maternel de Claude Sixou, Pinhas Cohen, est, selon le témoignage de son petit-fils, de ces juifs que la politique assimilationniste n’est pas parvenue à toucher. Sa figure – comparable à d’autres – invite à remettre en cause l’idée, longtemps ancrée dans l’historiographie, d’une « francisation » unanimement souhaitée et intériorisée par les juifs d’Algérie. Au tournant des xixe et xxe siècles, ce juif de la petite commune de Frenda, dans le Sud-Oranais, prénomme plusieurs de ses enfants d’un prénom allemand par admiration pour un pays ennemi de la France et allié de l’Empire ottoman. Épicier, il fréquente au quotidien des clients et amis musulmans avec lesquels il partage des références politiques et culturelles irréductibles à cette francité qui s’impose chez la majorité des juifs. Claude Sixou se souvient avoir entendu son grand-père évoquer la situation au Moyen-Orient et regretter la disparition de l’Empire ottoman ; et quand il lui faisait remarquer que les juifs avaient une condition subalterne dans les États musulmans et que l’obtention de la citoyenneté était un progrès, son grand-père lui répondait en arabe : « la maison de l’islam est notre maison25 ». Même s’il ne partage pas les idées de son grand-père, Claude Sixou décrit ses discussions avec lui comme un élément important dans la construction politique de son algérianité. Cette figure familiale lui fournit de fait un point d’ancrage évident, au même titre que l’usage de l’arabe et du berbère par ses grands-parents ou l’importance de la musique d’expression arabe dans les fêtes familiales.

  • 26 Ibid.

14Ce lien politique intergénérationnel est plus difficile à construire avec la génération de ses parents, sur laquelle les effets de la socialisation scolaire et militaire républicaine sont décisifs : ses parents, ses oncles et ses tantes, qui ont bénéficié de la scolarisation et ont connu une ascension sociale, se considèrent comme des Français ; les yeux tournés vers la France, ils ne remettent pas en cause la domination coloniale et ne peuvent partager son engagement. Et si sa mère est arabophone, son père, comptable, parle peu l’arabe. Cependant, Claude Sixou insiste sur l’influence plus ou moins directe de plusieurs de ses oncles, qui indique combien les trajectoires politico-identitaires des juifs d’Algérie n’ont rien d’homogène. L’un d’entre eux, greffier arabophone et berbérophone, est lié à des paysans algériens et convie parfois son neveu à assister à des discussions durant lesquelles il découvre les effets de l’économie coloniale et de l’arbitraire administratif sur la petite paysannerie. Un autre oncle se lie après-guerre à l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA) et devient l’un des rares sympathisants juifs ou européens d’un parti nationaliste. Claude Sixou se souvient l’avoir entendu déclarer sous Vichy : « mais qu’est-ce qu’on attend pour aller avec les Arabes ? Plutôt que de rester avec ces salauds [européens] qui nous marchent dessus26 ? ».

Ancrages algériens (2)

Politiser son algérianité

  • 27 ANOM, préfecture d’Oran, 130 : rapport des Renseignements généraux d’Oran, 15 septembre 1953.
  • 28 Entretien du 22 janvier 2009.
  • 29 Ibid.

15Exclu de « Sup Aéro », Claude Sixou rentre en Algérie et enseigne une année au collège de Tiaret en 1952-1953, avant de reprendre des études à l’université Alger. À Tiaret, il sympathise avec des collégiens politisés dont plusieurs rejoindront les maquis au début de l’insurrection. Surtout, il milite pour la première fois ouvertement en rejoignant la section locale du Parti communiste algérien (PCA), peu étoffée mais active et surveillée. Composée de militants de toutes origines, elle agit en commun avec les nationalistes locaux, principalement organisés au sein de l’UDMA. Claude Sixou contribue à développer un comité de chômeurs, et participe à l’organisation du voyage de jeunes de sa ville au festival mondial de la jeunesse de Bucarest, à la suite duquel il fera, en compagnie d’un camarade ouvrier algérien, un compte-rendu devant une vingtaine de militants nationalistes et communistes de la ville27. Durant ce festival sous influence soviétique, les délégations coloniales sont représentées comme des délégations nationales, et Claude Sixou dit s’y être rendu compte qu’il était « un communiste pas très orthodoxe28 » : alors que délégués nationalistes et communistes se querellent sur le drapeau que doit brandir la délégation algérienne lors du défilé d’ouverture du festival, il se range du côté des nationalistes qui plaident pour le drapeau du Parti du peuple algérien (PPA), futur drapeau algérien. Il rapporte également avoir « foutu la merde générale29 » dans une conférence de section du PCA à Alger en 1954, en poussant le parti dans ce qu’il estime être ses contradictions sur la question nationale, sur la lutte d’indépendance ou encore sur la langue arabe. Cette hétérodoxie, Claude Sixou la cultivera durant la guerre d’indépendance en se rapprochant de trotskistes algériens et français à Paris.

16S’il se trouve parfois en décalage avec ses camarades du PCA, Claude Sixou retrouve d’autres communistes radicaux de sa génération en 1953-1954, lorsqu’il quitte Tiaret pour l’université d’Alger. À l’université, les communistes sont organisés en trois cellules, composées d’environ une moitié de musulmans, et où les non-musulmans sont majoritairement juifs. Il évolue alors de plus en plus dans des lieux de sociabilité musulmans et nationalistes, ajoutant à ses ancrages algériens familiaux des ancrages territoriaux : la maison des étudiants musulmans de la Robertsau et la Casbah d’Alger, où il découvre lors des soirées de Ramadan de nombreuses chansons patriotiques. En juillet 1953, il publie dans Liberté son propre hymne aux enfants de la Casbah révoltée, dans un poème où son identification à l’Algérie en lutte est évidente :

  • 30 Joseph Sixou, « Les enfants de mon Algérie », Liberté du 23 juillet 1953.

Les enfants de mon pays
N’aiment pas qu’on vienne les déranger
Quand ils jouent sur les pavés
Des rues sombres de la Casbah
Les enfants de mon pays
N’aiment pas qu’on vienne leur parler
De l’œuvre civilisatrice
Quand ils jouent sur les pavés
Pendant tout un après-midi
Avec des ordures et des pierres
Les enfants de mon Algérie
Livrèrent bataille aux CRS
En mordant et griffant
Face aux matraques des « biens nourris »
Pleurant de rage leur sang
Les gosses, OUI LES GOSSES de mon Algérie
Ont dit VA-T’EN aux CRS30.

17Revenant en 1957 sur ces années décisives, Claude Sixou écrit :

  • 31 Joseph Sixou, lettre au président de la République française, été 1957.

C’était pour moi la première fois que je me trouvais mêlé aussi intimement aux masses profondes de mon peuple sur la seule base où la rencontre était possible, sur la base de l’anti-colonialisme. En deux ans, je fis dans cette voie des progrès extraordinaires ; cette carapace d’incompréhension qu’on avait accumulée entre deux communautés sœurs fondait comme neige au soleil de l’action réciproque ; je redécouvrais les multiples affinités qu’un siècle d’une politique d’assimilation forcenée n’avait pu faire disparaître, je découvrais, et cela, croyez-le bien, sera porté au terrible dossier d’accusation du colonialisme français, que j’avais une Patrie, que je n’en avais jamais eu qu’une et que j’avais été incapable de la voir pendant plus de vingt ans31.

  • 32 Entretien du 22 janvier 2009.

18Chez les jeunes de sa génération, et en-dehors des cercles politiques qu’il fréquente, cette « carapace d’incompréhension » entre juifs et musulmans peine toutefois à se briser : lorsqu’il tente d’introduire auprès de ses amis d’enfance juifs un ami communiste musulman étudiant en droit, il se heurte à la persistance des frontières raciales : « C’est comme si je les avais insultés ! C’était impossible, c’était un tabou qu’on ne pouvait pas passer. Il y en a un qui m’a répondu : “eh oui, et lui, est-ce qu’il va nous amener ses sœurs32 ?” ».

  • 33 Entretien du 12 février 2007.

19La « tribu » demeure également structurante dans certaines relations politiques au sein du mouvement national algérien. L’algérianité que Claude Sixou construit au point de rencontre des héritages familiaux et des amitiés politiques ne va en effet pas de soi pour de nombreux nationalistes. Réintégré à « Sup Aéro » en octobre 1954, il rejoint Paris où il adhère au groupe de langue des étudiants algériens, qui regroupe les étudiants communistes algériens en exil. Composé d’une vingtaine d’étudiants majoritairement musulmans et juifs, ce groupe est l’élément moteur de l’Union des étudiants algériens de Paris, qui regroupe depuis décembre 1953 les étudiants communistes et nationalistes algériens de la capitale sans distinction d’origine. Une partie des étudiants nationalistes mène toutefois une contre-offensive pour que l’Union nationale des étudiants algériens ne regroupe que les étudiants musulmans. Défendant une définition ethno-religieuse de la nation, ces étudiants cherchent surtout, en évinçant les non-musulmans, à se défaire de concurrents communistes. Des débats houleux ont lieu entre étudiants algériens de France après le déclenchement de l’insurrection algérienne en novembre 1954, lors desquels des étudiants communistes juifs sont parfois pris à parti en tant que tels. Ils aboutissent en juillet 1955 à la création de l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA), qui signe la victoire d’une conception exclusive de la nation algérienne. Au moment où éclate l’insurrection, l’algérianité de Claude Sixou et des autres militants non musulmans est donc sous tension du fait de sa non-reconnaissance par certains nationalistes. Toutefois, Claude Sixou dit avoir été accepté par les nationalistes, qui faisaient de lui et d’une poignée d’autres non-musulmans une exception : « Toi, tu es un pur33 ! »

« … j’attendais ce jour depuis la défaite d’Abdelkader34 »

Un « Algérien israélite » dans la guerre d’indépendance

20Au cours des dernières années de sa vie, évoquant dans un poème adressé à sa fille le temps de l’insurrection algérienne, Claude Sixou écrit :

  • 35 Poème lu dans un documentaire sur les « Juifs d’Algérie engagés dans la lutte pour l’indépendance » (...)

Je porte témoignage pour ces temps de malheur
Où nous étions comme les enfants d’une même mère
Prêts à nous immoler joyeux
Dans le creuset brûlant de son sein35.

  • 36 Claude Adida (Ouazana), Les aventures d’Oreste, récit inédit.
  • 37 L’Humanité du 9 novembre 1954.
  • 38 Entretien du 22 janvier 2009.

21L’image du feu revient régulièrement sous sa plume et dans le témoignage de ceux qui l’ont connu durant la guerre d’indépendance. Un ancien camarade écrit ainsi de lui qu’il était d’une « intransigeance folle » : « il eût mis le feu à toutes les demeures pour le crime de ne s’engager contre les cruautés que l’Impérialisme perpétrait dans le monde36 ». De fait, c’est dans l’exaltation que Claude Sixou dit avoir accueilli la nouvelle des premières actions armées du FLN le 1er novembre 1954. Il se souvient de la colère qui gagne les étudiants communistes algériens de Paris, majoritairement enthousiasmés par l’idée d’une insurrection anticoloniale, à la lecture de la première déclaration du Bureau politique du Parti communiste français (PCF). Dans cette déclaration, le PCF dénonce la répression et reconnaît la légitimité des aspirations nationales algériennes, mais, évoquant les premiers attentats, il met en garde contre les « actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux37 ». Claude Sixou se souvient des propos qu’il tient lors de la réunion du groupe de langue algérien qui fait suite à cette déclaration : « j’ai une seule crainte : c’est qu’ils se fassent tous massacrer avant que ça prenne feu38 ».

  • 39 Bulletin du Comité des Algériens israélites pour la négociation, vers avril 1957 (déjà cité).

22S’éloignant du PCF, Claude Sixou se rapproche du FLN. Fin 1956 début 1957, Mohammed Harbi, étudiant nationaliste et sympathisant trotskiste devenu dirigeant de la Fédération de France du FLN, impulse la création d’un groupe de juifs algériens de Paris favorable au FLN : le Comité des Algériens israélites pour la négociation. Composé d’une poignée de membres, ce Comité publie une première déclaration dans la presse puis édite quelques textes envoyés à des juifs en Algérie afin qu’ils prennent position contre la répression et pour des négociations du gouvernement français avec le FLN. À la différence d’autres membres du Comité – dont l’existence fut éphémère et la portée quasi nulle –, Claude Sixou dit avoir sincèrement cru à la portée de cette initiative, car il estimait que de nombreux juifs pouvaient être gagnés à ces positions. Il participe en 1957 à la rédaction de textes dans lesquels il proclame fermement le réagencement identitaire qu’il dit avoir intimement vécu : sa judéité y devient une identité politique, au fondement de son anticolonialisme et de son algérianité. Ces textes développent en effet l’idée d’une appartenance des juifs et des musulmans à une même « patrie » avant la colonisation, et dénoncent le décret Crémieux comme une manœuvre étatique de « diviser pour mieux régner », dont l’objectif aurait été de faire des juifs « un groupe tampon servant d’intermédiaire et à l’occasion de bouc émissaire39 ». Cette relecture de l’histoire des juifs d ’Algérie s’accompagne d’une condamnation de la politique dite d’« assimilation » et d’une désidentification publique envers la nation française, que ces militants puisent dans leur expérience des discriminations antijuives sous Vichy :

  • 40 Ibid.

1940 : Vichy et ses décrets ! Souviens-toi ! Les enfants à la porte des écoles, les confiscations des points de commerce, le chômage pour tant de nos frères ! […] Pas un Algérien israélite ne doit oublier un seul jour de ces années de malheur. […] Pour nous qui venions à peine d’avoir l’âge de raison en ces jours d’humiliation, ces années de jeunesse ont à jamais marqué notre vie et c’est pourquoi nous sommes fiers de l’injure qu’on nous lançait alors comme un opprobre : Oui, nous sommes des juifs indigènes algériens… Et après ? Vous n’aurez pas notre cœur contre un certificat de nationalité dont vous vous servez comme d’un couperet de guillotine40.

  • 41 Entretien du 22 janvier 2009.

23Alors qu’il participe à ce Comité et transporte clandestinement du matériel pour le FLN en région parisienne, Claude Sixou, étudiant en dernière année à « Sup Aéro », est mobilisé dans l’armée française et effectue la Préparation militaire supérieure (PMS). Espérant rejoindre un maquis algérien de l’Armée de libération nationale (ALN), il se souvient avoir été un élève appliqué, particulièrement lors des cours de tir. Major de sa promotion à « Sup Aéro », il est toutefois le seul non-reçu au grade de sous-lieutenant après la PMS, ce qu’il interprète comme une mesure punitive du fait de ses engagements politiques. Lorsque la préparation prend fin, persuadé qu’il sera liquidé physiquement au sein de l’armée française en cas d’envoi en Algérie et souhaitant rejoindre l’insurrection, il choisit l’insoumission. Avant d’être exfiltré par le FLN vers la Tunisie, il adresse une lettre au président de la République française afin d’expliquer son geste. Il se souvient avoir écrit à son père au même moment : « J’avais le choix de mourir en Algérie avec une balle dans la nuque, ou de mourir en Tunisie avec une balle par devant. J’ai choisi la balle par devant41. »

  • 42 Ibid.
  • 43 Claude Sixou, « Témoignage », Les Temps Modernes n° 432-433, juillet-août 1982.
  • 44 Entretien du 12 février 2007.

24Brûlant d’envie de se confronter à l’armée française, il est toutefois freiné par le FLN, qui lui demande de retirer la dernière phrase de sa lettre d’insoumission (« En définitive, je préfère être un simple soldat dans l’armée algérienne qu’un sous-lieutenant dans l’armée française42 »). Malgré les refus du FLN d’accéder à sa demande de rejoindre un maquis – probablement motivés par la volonté de le sauvegarder en tant qu’ingénieur de l’aéronautique, mais aussi par la crainte qu’il ne soit ostracisé au maquis en tant que juif, citadin, intellectuel et/ou communiste –, Claude Sixou retient de sa période tunisienne une grande fraternité. Une fraternité, précise-t-il dans un témoignage publié en 1982, qu’il n’a pas seulement rencontrée dans « un cercle d’intellectuels francisés, habitués du discours politique », mais dans « la masse de tous ces militants […] dont c’était l’attitude la plus générale43 ». Il se souvient notamment d’une brève rencontre en Tunisie avec Houari Boumediene, responsable de l’ALN et futur président algérien, qui lui aurait déclaré : « Dans l’Algérie de demain, les gens seront jugés sur leurs compétences et pas sur leur appartenance communautaire44 ».

  • 45 Idem.

25Intégré à cette nouvelle famille qui le fait espérer dans une l’Algérie future, Claude Sixou se souvient cependant qu’il souffrait à Tunis d’être loin de ce qu’il nomme son « milieu ». Il affirme avoir vécu comme une « grande bouffée d’air » l’arrivée à Tunis de Jean-Claude Melki, juif algérien et communiste tout comme lui45. Ce besoin d’être entouré des « siens » est comblé par l’attitude de son père, jusqu’ici imperméable à son engagement :

  • 46 Entretien du 22 janvier 2009.

Il a été un peu choqué par tout ça. Et la première chose qu’il a faite, c’est de prendre un avion pour aller en Tunisie. Et donc un jour, le commandant Kaci me téléphone et me dit : « j’ai une surprise pour vous, venez me voir ». Alors je viens, et je trouve mon père chez lui. Bon, je l’embrasse – je suis content de voir mon père, hein… […] Et après, je dis à mon père : « mais qu’est-ce que tu es venu faire ici ? C’est pas ton truc ! Qu’est-ce que tu racontais encore sur moi ? » Alors, il se met au garde à vous, et il dit : « j’ai dit que tu n’avais fait que ton devoir46 ».

26À la suite de cette rencontre, son père transporte des documents pour le FLN vers l’Algérie. Mais il doit quitter Tiaret pour la France avec sa famille en 1961, victime de menaces d’« ultras » de l’Algérie française qui lui reprochent l’engagement de son fils.

« Vous êtes entrain d’assassiner les Palestiniens »

Face à l’algérianité d’État et à l’autoritarisme en Algérie indépendante

27L’indépendance de l’Algérie est, pour Claude Sixou comme pour l’ensemble des militants anticolonialistes algériens, une victoire. Toutefois, force est de constater que ce qui fut l’une des perspectives fortes de son combat politique a échoué : la grande majorité des juifs d’Algérie ne se sont pas engagés en faveur de la décolonisation, et ont quitté le pays dans les dernières années de la guerre. Sa famille proche elle-même quitte l’Algérie pour la France, y compris ses grands-parents, dont deux meurent dans les premiers mois de leur exil.

  • 47 Claude Sixou, « Gaz et pétrole en Algérie : les atouts du néocolonialisme », Révolution africaine n (...)

28Contrairement à ce qu’il espérait, en 1962, sa trajectoire se déconnecte donc encore plus nettement de celle de la grande majorité des juifs d’Algérie. Son avenir en Algérie indépendante s’inscrit dès lors dans le destin des quelques milliers d’anticolonialistes européens et juifs qui ont choisi de rester à l’indépendance. Sur le plan professionnel, il peut aisément se projeter en Algérie : associé dans les derniers mois de la guerre d’indépendance par le Gouvernement provisoire de la République algérienne à la préparation des négociations avec le gouvernement français sur la question pétrolière, il devient un fonctionnaire ministériel respecté. Sur le plan politique, malgré la fermeture du champ partisan et syndical, il conserve une relative liberté de parole au sein du FLN47 et fréquente de nombreux militants algériens et étrangers qui font d’Alger l’une des capitales du « Tiers-Monde ». Sur le plan affectif, malgré l’isolement familial, il est entouré de nombreux amis et camarades de combat, et il rencontre à Alger Francine Serfati, juive algérienne et ancienne militante du FLN, avec qui il se marie en 1963. Signe évident d’une volonté de ré-ancrage algérien, leurs deux filles, nées en Algérie dans les premières années de l’indépendance, sont nommées par des prénoms arabes, largement abandonnés par les juifs d’Algérie depuis la fin du xixe siècle.

  • 48 Chapitre VI, paragraphe 1, article 34 de la loi n° 63-96 du 27 mars 1963 portant code de la nationa (...)

29Cette algérianité, construite et revendiquée dans les années de lutte et dont Claude Sixou espère qu’elle pourra s’épanouir en Algérie indépendante, se heurte très rapidement aux logiques politico-identitaires du nouvel État. Le code de la nationalité algérienne, adopté par l’Assemblée constituante en mars 1963, prévoit que le national algérien d’origine – qui n’aura pas à acquérir la nationalité – est « toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissaient du statut musulman48 ». Comme plusieurs camarades non musulmans, soutenus par une dizaine de députés, Claude Sixou entre dans une nouvelle bataille. Il cosigne un texte qui insiste sur la contradiction entre cet article et les adresses du FLN aux juifs et aux Européens d’Algérie durant la guerre, et se rend personnellement à l’Assemblée afin de discuter avec son président Ferhat Abbas :

  • 49 Entretien du 12 février 2007. Voir les propos de Ahmed Kaïd lors de la séance de l’Assemblée nation (...)

Je lui ai dit : « c’est contraire à tout ce que vous avez déclaré tout le temps. Ça ne vous gêne pas de faire voter une loi comme ça, qui est une loi raciste ? ». Il m’a pas répondu. Il a fait comme si il me connaissait pas. Et il était avec un type à lui, Benguettat il s’appelait, qui a répondu pour lui en disant : « toi, Sixou, c’est pas pareil, hein, toi, tu es un frère, c’est pas fait pour toi cette loi ! ». Je lui ai dit : « c’est pas la question ! »… […]. Je lui ai dit : « vous vous rendez pas compte que vous êtes entrain d’assassiner les Palestiniens. Parce que si on dit en Algérie que la nationalité est basée sur la religion, ça veut dire qu’en Palestine c’est pareil, et qu’ils ont le droit de dire qu’un juif a plus de droit qu’un Palestinien ». […] Et le pire, c’était pas ça. Le pire c’était Kaïd Ahmed. Il était du même bled que moi, chaque fois il me présentait comme le meilleur des nationalistes de Tiaret. […] il a pris la parole en public en disant que c’est intolérable qu’il y ait des pressions qui s’exercent sur l’Assemblée49.

  • 50 Journal officiel de la République algérienne du 17 juillet 1964.

30Contrairement à plusieurs camarades non musulmans qui envisagent avec circonspection leur présence en Algérie à l’issue de ce vote, Claude Sixou projette toujours de demeurer en Algérie. Après des démarches auprès du ministère de la Justice, il obtient la nationalité algérienne en juin 1964 en vertu de l’article 8 du code de la nationalité, qui prévoit l’acquisition de la nationalité pour « participation à la lutte de libération50 ». Il quittera le pays neuf ans plus tard, en 1973, ayant décidé avec Mohammed Harbi et d’autres victimes de la répression consécutive au coup d’État de 1965 de mener la lutte contre le régime depuis la France. C’est donc moins la définition d’une algérianité d’État exclusive que l’autoritarisme du régime qui conduit sa famille à l’exil, alors qu’il est âgé de 42 ans.

  • 51 Ibid.
  • 52 Gilles Deleuze, « Le devenir-révolutionnaire et les créations politiques », entretien avec Toni Neg (...)

31Interrogé dans les années 2000, Claude Sixou est en partie désabusé : au-delà de l’échec de son projet personnel, il affirme avoir été un « alibi » pour certains dirigeants nationalistes algériens, auxquels il reproche de n’avoir « rien fait pour attirer les juifs51 ». Cependant, si la rapide fermeture des possibles ouverts entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et l’indépendance de l’Algérie leur donne par moments une tonalité amère, ses souvenirs ne sont pas empreints de regrets. Certes, les engagements de Claude Sixou ont eu un coût : ils donnent l’impression de l’avoir conduit à une forme d’isolement parmi plusieurs groupes d’appartenance successifs qu’il a pu considérer comme étant les siens, de sa naissance à son départ d’Algérie. Mais sa trajectoire s’est aussi inscrite dans des noyaux politiques et affectifs solides d’hommes et de femmes qui, très à contre-courant de la société environnante, parvenaient à y construire d’autres possibles. Or, de même que d’autres militants pour lesquels le coût personnel de l’engagement fut parfois plus élevé (clandestinité totale, emprisonnement, tortures, décès de proches), Claude Sixou insiste davantage sur la force de ces moments fragiles où d’autres mondes se construisaient que sur l’échec de ses projets politiques. Comme si l’ouverture des possibles et l’enclenchement de processus émancipateurs lui importaient plus que la fermeture finale. Comme si le « pourrissement » des processus révolutionnaires – leur détournement, leur étatisation, leur inévitable neutralisation par les nouveaux dominants – comptait moins que le « devenir-révolutionnaire des gens52 ».

32Mais son absence de regrets s’exprime aussi par l’étonnante certitude qu’il n’aurait pu agir autrement. Alors que les ruptures qui ont marqué sa trajectoire dessinent l’image d’un individu exerçant des choix libres, Claude Sixou estime en effet qu’il n’a pas eu le choix :

  • 53 Entretien du 22 janvier 2009.

Je ne me considère pas comme extraordinaire. Quelqu’un qui aurait subi les mêmes expériences que moi, je suis sûr qu’il aurait… en fait, je pense que c’est les circonstances extraordinaires qui m’ont donné un rôle assez peu ordinaire. Mais j’ai pas choisi53.

  • 54 Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La (...)

33Pourtant, parmi les milliers de juifs algériens de sa génération qui ont vécu les mêmes expériences que Claude Sixou place au cœur de sa trajectoire – exclusion de l’école, antisémitisme européen –, seules quelques centaines ont connu de telles ruptures politico-identitaires, et rares sont ceux qui les présentent dans des termes aussi radicaux que lui. Car le vécu d’une injustice « ne produit nécessairement ni sentiment d’injustice ni action revendicative54 », et la formation de subjectivités dissidentes et révoltées découle d’une alchimie complexe dans laquelle entrent nécessairement en compte le tempérament et la psychologie individuels, difficiles à objectiver. Mais cette manière qu’a Claude Sixou de présenter sa trajectoire comme une évidence – alors qu’on pourrait aisément la disqualifier comme « anormale », « impossible » ou « irréaliste » – aide précisément à la prendre au sérieux. Or, prendre au sérieux une telle subjectivité, c’est se donner les moyens de dévoiler la plasticité, l’artificialité, et le caractère construit de l’ordre du monde dans lequel il a évolué :

  • 55 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », art. cit., p. 285-286. La phrase citée par l’auteur e (...)

[…] il revient aux sciences sociales à la fois d’élucider les conditions socio-historiques qui prédisposent certains agents sociaux à se défaire du rapport au monde comme allant de soi, et d’analyser […] ce que cette perception subjective […] a de profondément réaliste. Est réaliste en effet la subjectivité qui accède « à la conscience du monde social comme “fait par les hommes et susceptible d’être défait par les hommes” », est réaliste la saisie de l’ordre symbolique pour ce qu’il est, c’est-à-dire une immense fiction reposant sur la naturalisation de ce qui a été sédimenté dans l’histoire55.

Notes

1 Christian Ruby, L’interruption. Jacques Rancière et la politique, Paris, La Fabrique, 2009, p. 25-26.

2 Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique, 2009, p. 60.

3 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », dans Dominique Damamme, Boris Gobille, Frédérique Matontin, Bernard Pudal, Mai-Juin 68, Les Éditions de l’Atelier / Les Éditions Ouvrières, Paris, 2008, p. 274-289.

4 Né Joseph Georges Claude Sixou, il se fait appeler par son troisième prénom mais signe ses textes publics des années 1950 par son premier prénom.

5 Sa trajectoire et une quarantaine d’autres parcours comparables ont été étudiés dans le cadre d’un travail de doctorat publié en 2015 : Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Les juifs algériens dans la lutte anticoloniale. Trajectoires dissidentes (1934-1965), Rennes, PUR, 2015, 541 p. Cf. aussi William Sportisse, Le Camp des oliviers. Parcours d’un communiste algérien. Entretiens avec Pierre-Jean Le Foll-Luciani, Rennes, PUR, 2012, 337 p.

6 Joseph Sixou, lettre au président de la République française, été 1957.

7 Entretien du 22 janvier 2009.

8 Entretien du 12 février 2007.

9 « Propos d’Algériens sur la CED », Liberté (journal du Parti communiste algérien) du 25 mars 1954 ; Bulletin du Comité des Algériens israélites pour la négociation, vers avril 1957 (Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, fonds IVe Internationale, F delta 1733).

10 Ces termes sont ceux que l’administration coloniale emploie, particulièrement lors des recensements.

11 Entretien du 22 janvier 2009.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 Entretien du 12 février 2007.

15 Archives nationales d’outre-mer (ANOM), préfecture de Constantine, 93 4511 : « Les étudiants musulmans algériens inscrits à l’université d’Alger (mai 1952) », étude du Service de liaison nord-africaine.

16 Cf. ANOM, préfecture d’Alger, 91 4 I 73.

17 Entretien du 22 janvier 2009.

18 Ibid.

19 Entretien du 22 janvier 2009.

20 Ibid.

21 Ahmed Kaïd est né en 1921 à Tiaret ; secrétaire de l’Union démocratique du Manifeste algérien, adjoint au maire de Tiaret en 1954, il rejoint le maquis à la fin de l’année 1955 sous le nom de « commandant Slimane ».

22 Entretien du 12 février 2007.

23 Entretien du 22 janvier 2009.

24 Entretien du 12 février 2007.

25 Ibid.

26 Ibid.

27 ANOM, préfecture d’Oran, 130 : rapport des Renseignements généraux d’Oran, 15 septembre 1953.

28 Entretien du 22 janvier 2009.

29 Ibid.

30 Joseph Sixou, « Les enfants de mon Algérie », Liberté du 23 juillet 1953.

31 Joseph Sixou, lettre au président de la République française, été 1957.

32 Entretien du 22 janvier 2009.

33 Entretien du 12 février 2007.

34 Joseph Sixou, lettre au président de la République française, été 1957.

35 Poème lu dans un documentaire sur les « Juifs d’Algérie engagés dans la lutte pour l’indépendance », « La fabrique de l’histoire », France Culture, 20 septembre 2011.

36 Claude Adida (Ouazana), Les aventures d’Oreste, récit inédit.

37 L’Humanité du 9 novembre 1954.

38 Entretien du 22 janvier 2009.

39 Bulletin du Comité des Algériens israélites pour la négociation, vers avril 1957 (déjà cité).

40 Ibid.

41 Entretien du 22 janvier 2009.

42 Ibid.

43 Claude Sixou, « Témoignage », Les Temps Modernes n° 432-433, juillet-août 1982.

44 Entretien du 12 février 2007.

45 Idem.

46 Entretien du 22 janvier 2009.

47 Claude Sixou, « Gaz et pétrole en Algérie : les atouts du néocolonialisme », Révolution africaine n° 19, 8 juin 1963.

48 Chapitre VI, paragraphe 1, article 34 de la loi n° 63-96 du 27 mars 1963 portant code de la nationalité algérienne (Journal officiel de la République algérienne du 2 avril 1963).

49 Entretien du 12 février 2007. Voir les propos de Ahmed Kaïd lors de la séance de l’Assemblée nationale constituante algérienne du 5 mars 1963 (Journal officiel de la République algérienne du 8 juillet 1963).

50 Journal officiel de la République algérienne du 17 juillet 1964.

51 Ibid.

52 Gilles Deleuze, « Le devenir-révolutionnaire et les créations politiques », entretien avec Toni Negri, Futur antérieur n° 1, printemps 1990.

53 Entretien du 22 janvier 2009.

54 Emmanuel Renault, L’expérience de l’injustice. Reconnaissance et clinique de l’injustice, Paris, La Découverte, 2004, p. 35.

55 Boris Gobille, « La vocation d’hétérodoxie », art. cit., p. 285-286. La phrase citée par l’auteur est issue de Louis Gruel, La rébellion de 68. Une relecture sociologique, Rennes, PUR, 2004, p. 172.

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