1La résistance dont il va être question ici s’inscrit dans un contexte très particulier, pour ne pas dire atypique ; celle, a priori impossible, du condamné à mort devant la guillotine. Impossible ? Encore faut-il préciser ce que l’on entend par résistance : si l’on entend par là le refus de collaborer, la manifestation (même discrète) de son opposition, le détournement ou la réappropriation du sens du rituel imposé, alors oui, résister devant l’échafaud est possible ; de même si l’on situe cette résistance à un niveau plus intime, comme un effort de soi sur soi, un barrage à la débâcle, une ultime affirmation de la conscience individuelle confronté à l’imminence de sa destruction.

2Concentrées dans un espace, un temps et un cadre corporel restreints, vouées d’emblée à l’échec, rarement spectaculaires, ces résistances ont laissé peu de traces, sinon dans les rapports administratifs et les récits de quelques témoins. Ce sont ces sources qui seront privilégiées ici1, notamment la longue série des rapports envoyés par les procureurs en charge de l’exécution ou des policiers à leur hiérarchie entre les années 1840 et la première guerre mondiale. Parfois très détaillés, ces rapports décrivent le comportement du condamné de son réveil à sa décapitation, et permettent à l’historien de traquer, dans le langage des corps plus encore que dans celui des mots, les processus de résistances à l’œuvre, ainsi que les interprétations qui en sont données. Comme on s’efforcera de le montrer d’abord, ceux-ci prennent des formes variées, réinventées à chaque exécution par chaque exécuté. Individuelles, la répétition de ces résistances n’en constitue pas moins une sorte de culture de l’échafaud, dont on s’efforcera in fine de retrouver les significations2.

« Tout condamné à mort aura la tête tranchée » (article 3 du Code pénal, 1791)

3L’exécution capitale, telle qu’elle est prévue par la loi et appliquée dans les faits, repose sur un paradoxe : il s’agit d’un acte à la fois extrêmement violent et dénué de brutalité. Ce paradoxe est hérité de la Révolution, qui a maintenu la peine de mort dans l’arsenal répressif, tout en s’efforçant de lui donner un caractère « humain » par l’utilisation de la guillotine et par l’abolition des supplices en vigueur sous l’Ancien régime.

4Pour les protagonistes chargés de la mettre en œuvre (magistrats, policiers, gardiens de prison, exécuteurs) le défi est donc d’amener un homme à accepter d’être coupé en deux, selon le mot de Clemenceau, sans que cela tourne à l’affrontement et au carnage. Cet impératif est d’autant plus fort que l’exécution est publique en France jusqu’en 1939.

5Se pose donc le problème de la gestion des émotions du condamné, entre le moment où il apprend que l’exécution commence, et celui où elle est objectivement finie. Or, il faut se déprendre ici de la vision de l’exécution héritée de la Belle Époque, parisienne de surcroit, où le condamné est exécuté une vingtaine de minutes après son réveil : cet intervalle de temps peut être long, notamment au début du siècle et en province, durer plusieurs heures en raison de transferts complexes, voire plus. En 1868, Vicquery, emprisonné à Annecy mais exécuté à Chamonix, voyage deux longs jours en compagnie de ses exécuteurs, en voiture puis en traineau dans des conditions climatiques difficiles3. Il n’est pas rare que l’on transporte le condamné en train sous le second Empire et au début de la III^e république. La tendance est toutefois à la réduction des trajets et à l’accélération du protocole : on guillotine de plus en plus souvent après 1870 à la porte de la prison, à l’aube, à l’instar de Paris où c’est la place de la Roquette qui accueille les bois de justice depuis 18514.

6Pendant ce temps plus ou moins long qui précède la mise à mort, le condamné peut passer par une large gamme d’états émotionnels5. Pierre Laval, emprisonné à Épinal apprend le 16 avril 1855 que sa grâce et son pourvoi sont rejetés. Il accueille d’abord la nouvelle avec résignation,

annonçant qu’il était prêt à obéir, puisqu’il devait en être ainsi. Toutefois le caractère sombre et sauvage du condamné, modifié un instant par les consolations de la religion ne devait pas tarder à reprendre le dessus. Pendant le voyage d’Épinal à Neufchâteau, lors des courts instants qu’il passa dans la maison d’arrêt de cette ville, et enfin durant le trajet de la prison au lieu du supplice, Laval s’exalta sans cesse, vociférant contre tout le monde, contre lui-même, entremêlant ses jurements de regrets et de lamentations, effets de la rage plutôt que du repentir. Plus calme à la vue de l’échafaud vers lequel il avait voulu se rendre à pied, le condamné parut disposé à écouter les exhortations du digne ecclésiastique qui l’accompagnait. Laval monta d’un pied ferme les degrés de l’échafaud. Puis avant de se livrer aux exécuteurs : « Mes amis, dit-il en s’adressant à la foule, ne suivez pas mon exemple, ne faites pas comme moi, j’ai bien mal fait6 ».

7Ces émotions, exprimées pour certaines d’entre elles en public, ne doivent pas venir perturber le caractère édifiant et moral du spectacle de la justice en action.

Exécutions réussies, exécution modèles

8Pour apprécier ce qu’est « résister » face à l’échafaud, il faut d’abord comprendre ce que c’est que de ne pas résister. Si on part du principe qu’en science physique, résister c’est frotter, freiner, aller contre une force en mouvement, il faut donc voir a contrario ce qu’est une exécution réussie, une exécution fluide.

9Bien sûr, la réussite d’une exécution dépend de facteurs qui varient selon les protagonistes de celle-ci et leurs attentes ; pour s’en tenir aux seuls facteurs qui dépendent du condamné, elle tient dans des choses aussi diverses que la docilité, l’exemplarité, la rédemption, la tranquillité publique selon qu’on se place des points de vue respectifs du bourreau, du magistrat, de l’aumônier ou gendarme. Mais ces variations n’empêchent pas, in fine, l’existence d’un consensus sur un modèle ; une exécution réussie est une exécution où le condamné collabore à sa propre exécution en en endossant le rôle qu’on attend de lui, adhère à ce modèle que détaillent avec complaisance les rapports.

Étienne Coutat versa quelques larmes en quittant la maison d’arrêt ; d’ailleurs la rare énergie dont cet homme était doué ne l’abandonna point dans cette terrible épreuve ; pendant le trajet, qui dura près de 4 heures, il montra le plus grand courage et la plus parfaite résignation. Il était midi moins un quart quand le convoi parvint à sa destination. Le condamné se dépouilla lui-même d’une partie de ses vêtements ; il gravit seul les marches de l’échafaud, se tint debout sur la plate forme, et d’une voix forte il adressa quelques paroles à l’immense foule qui se pressait autour de l’instrument du supplice. Il dit qu’il avait commis un grand crime, qu’il méritait la peine qu’il allait subir, qu’il priait Dieu de lui pardonner et qu’il était résigné à la mort. Il exhorta ensuite tous les pères de familles à veiller sur leurs enfants et dit adieu au peuple. Après cela il se livra lui-même aux exécuteurs et prit lui-même et sans assistance sa place sur la fatale bascule. […] Plus de 10000 personnes assistaient à cette exécution. Mon substitut pense qu’elle aura produit une impression salutaire. L’ordre ne fut pas troublé un seul instant ; tout se passa avec décence et gravité7.

10Le modèle de l’expiation chrétienne est très prégnant dans les sources :

Depuis deux mois, Cirier donnait les marques du plus sincère repentir. Il s’était réconcilié avec Dieu, trouvait du bonheur dans de pieuses lectures, et recevait souvent la visite de deux ecclésiastiques qui ranimaient sans cesse son courage par leurs saintes exhortations. Les consolations de la religion avaient donné à cet homme une résignation telle qu’il a reçu non sans émotion, mais avec calme la nouvelle que sa dernière heure était venue. Il s’est soumis, sans mot dire, aux lugubres apprêts, a entendu avec recueillement la messe qu’un prêtre a célébré à son intention, pendant que l’aumônier de la prison priait agenouillé près de lui. Cirier a été conduit à l’échafaud en voiture cellulaire. Il a franchi les degrés au milieu de l’émotion générale. Puis au moment où il venait d’embrasser l’image du Christ, et de dire un dernier adieu aux prêtres qui l’accompagnaient, il a dit à l’assistance émue et silencieuse qu’une lettre de sa femme dont il avait pourtant conspiré la mort, était venue ces jours-ci lui apporter son pardon, qu’il lui restait à implorer celui de la société. Je meurs en chrétien, a-t-il dit encore, Pères de famille, élevez bien vos enfants. Puis il s’est livré8.

11Résignation, repentir, fermeté, décence, docilité, humilité constituent donc les ingrédients du comportement attendu ; un certain nombre de gestes en balisent la mise en scène : les pleurs modérés, la confession et la communion, le baiser au crucifix ou au prêtre, la génuflexion devant la guillotine, la prise de parole publique. Le condamné collabore à son exécution en jouant le rôle qu’on attend de lui.

12Pour arriver à des exécutions aussi réussies que celles qui viennent d’être citées, il existe toute une série de dispositifs pour amoindrir les résistances.

Préparer l’exécution : prévenir les résistances

13Le premier dispositif se situe en amont de l’exécution proprement dite, et concerne la période d’attente entre la sentence et les résultats des démarches de pourvoi. En premier lieu intervient ici tout le travail « moral » réalisé par l’aumônier en prison. Ce que l’on appellerait aujourd’hui un conditionnement psychologique est particulièrement délicat : il faut laisser subsister dans l’esprit du prisonnier une once d’espoir, tout en lui prêchant la résignation devant la mort, au cas où pourvoi et grâce seraient refusés9. À l’époque moderne, dans le cas de confréries palermitaines décrites par Maria Pia Di Bella qui intervenaient dans le bref intervalle qui séparait l’arrêt de la condamnation, il s’agissait avant toute chose de tuer l’espoir, avant de préparer le condamné tenir son rôle public10. Là, le délai s’est allongé (souvent plusieurs semaines), et il faut donc gérer les variations émotionnelles probables sur ce long délai. À cet impératif de soutien moral s’ajoutent des objectifs plus proprement chrétiens, qui sont d’ailleurs plus ou moins associés : il faut engager le condamné à se repentir, le rapprocher de la religion s’il s’en est éloigné, bref, préparer le salut de son âme.

14En second lieu interviennent les dispositifs de contention et de surveillance qui relèvent de la technique pénitentiaire : jusqu’aux années 1870, le condamné à mort doit porter une camisole de force, qui lui emprisonne les deux bras ; il est souvent ferré. Des gardiens sont présents nuit et jour dans sa cellule pour l’empêcher d’attenter à ses jours ou de mûrir une rébellion. Enfin s’ajoutent à ces dispositifs ce qu’on pourrait appeler des dispositifs de conciliation, qui rendent la moins inconfortable possible sa vie en prison et cherchent à prévenir des sentiments de frustration ou de colère : la ration alimentaire d’un condamné à mort est plus abondante que celle d’un condamné ordinaire ; il peut recevoir des visites, écrire, lire, jouer aux cartes avec ses gardiens, voire avec d’autres condamnés, etc. Il s’agit tout autant de « distraire » son esprit de l’obsession de la mort que de le mettre dans de bonnes dispositions vis à vis de ses geôliers.

15Ce cadre destiné à préparer la réussite de l’exécution est renforcé le jour de celle-ci en agissant sur les mêmes leviers.

16L’aumônier est ainsi présent au réveil du condamné – c’est parfois lui qui lui apprend la fatale nouvelle et l’exhorte à la résignation et à la fermeté. Il l’écoute en confession ou simplement en colloque singulier, célèbre la messe pour lui et en sa présence, l’accompagne tout au long de son trajet jusqu’à la machine, le soutient physiquement lorsqu’il doit marcher, moralement en lui parlant sans cesse, en priant avec lui, recueille ses dernières volontés, lui donne l’embrassade avant la mort. L’aumônier a ses propres petits « trucs » pour tenter de rendre moins terrifiante l’exécution : un des plus célèbres consiste à avancer à reculons devant le condamné lorsqu’il approche de l’échafaud, ou à se servir de son crucifix pour lui en masquer la vue jusqu’au dernier moment.

17De même, la contention et la surveillance redoublent : lors du réveil, gardiens et policiers pénètrent en nombre dans la cellule avec les magistrats et l’aumônier pour prévenir toute révolte. Le moment est d’autant plus délicat que l’annonce de la mort à venir entraîne des réactions imprévisibles, et que le condamné est désentravé un instant pour s’habiller. Lorsque celui-ci est remis entre les mains du bourreau, après la levée d’écrou, ses aides procèdent à une toilette symbolique dont la raison d’être est surtout de « ligoter » étroitement le patient. La force physique est d’ailleurs vivement appréciée dans le recrutement des bourreaux, et il n’est pas rare qu’en cas de condamné particulièrement vigoureux et présumé récalcitrant, on fasse appel à des renforts de la juridiction voisine. C’est le cas pour Beucler, comme le raconte le procureur de Vesoul à son supérieur :

Dans la cellule de Beucler qui est, vous le savez, d’une structure et d’une force toute herculéenne, d’une audace et d’un cynisme révoltant, on venait de trouver cachée avec soin une sorte de massue : on en devinait la destination. On parlait à la prison de menaces qui lui avaient échappé ; les exécuteurs, l’un d’eux affaiblis par une maladie récente, ne me répondaient pas de la réussite en cas de résistance ; c’est alors, et pour prévenir une lutte affligeante que je vous ai prié, Mr le Procureur Gal, de m’envoyer un troisième exécuteur. […] Cet homme jusqu’au dernier moment a fait preuve d’un rare courage : il a voulu se rendre à pied au lieu de l’exécution, et l’énergie de son caractère, son dédain de toutes choses, de la vie même, ne l’a pas abandonné un instant : seulement, à son arrivée sur l’échafaud, on a pu deviner à ses traits, à ses mouvements, une pensée de révolte qui a disparu aussitôt11.

18Quoi qu’il en soit, la technique du ligotage est destinée non seulement à éviter que le condamné ne puisse courir (ses pieds sont entravés par une ficelle de faible longueur, qui lui permettent de marcher d’un petit pas) mais aussi qu’il ne puisse se servir de ses mains (elles sont liées derrière son dos).

19Dans ce cadre, avec ces contraintes, comment résister ? Cela paraît difficile, et pourtant, face à l’échafaud, toute une gamme de comportement est possible, et dans ce spectre, une partie d’entre eux relèvent de résistances – parfois menues, parfois infimes – qui passent par le geste, le corps et la parole.

Résister, quand même

Figures extrêmes de la résistance

20Il faut d’abord, toutefois, évoquer le cas de ceux qui ni ne résistent, ni ne collaborent à leur propre exécution. C’est la cohorte pitoyable des prisonniers submergés par la peur, le désespoir ; ceux qui s’effondrent, gémissent, pleurent, s’évanouissent parfois ; ceux qui doivent être portés inanimés sur la bascule, et font dire aux témoins que « c’est un mort qu’on a guillotiné ». D’une certaine façon, ces hommes ou ces femmes vont à l’encontre du modèle de la bonne exécution, ils en compromettent la réussite par le spectacle lamentable qu’ils offrent, plus propre à apitoyer qu’à édifier. Mais cette résistance n’est pas consciente, ni volontaire. Elle résulte d’une sorte de débâcle physique et morale comme celle qui emporte Thomay pendant les deux heures et demie que dure son supplice :

Le 3 de ce mois, à 5 heures, M. l’aumônier l’a averti qu’il n’avait plus rien à espérer de la justice des hommes, alors a commencé une scène de désespoir et de douleur. Thomay s’est écrié à plusieurs reprises ça ne se peut pas, c’est impossible, et il a jusqu’au dernier moment poussé des cris inarticulés. À 6 heures ¾ il a été livré aux exécuteurs ; à 7 h et ½ le funèbre cortège est arrivé au lieu ordinaire des exécutions et quelques minutes après tout était fini12.

21À ce comportement s’oppose celui des condamnés qui résistent au sens le plus littéral, le plus concret du mot : ceux qui se débattent, se battent, transforment l’exécution en un combat – forcément inégal – entre eux et les autorités (gardiens, forces de l’ordre, exécuteurs…). De tels comportements existent, et sont parfois passés à la postérité : qu’on pense à Montcharmont, exécuté en 1851, dont le combat désespéré est instrumentalisé par Charles Hugo dans sa croisade abolitionniste.

22La résistance commence souvent dans la cellule ou au greffe ; c’est le cas d’André Humbert, guillotiné à Nîmes en 1851 :

Pendant qu’on procédait aux préliminaires ordinaires de l’exécution, le condamné a tenté de s’emparer d’une paire de ciseaux probablement pour en frapper l’un des exécuteurs ; heureusement, le guichetier qui surveillait attentivement tous ses mouvements, a été à temps de l’en empêcher13.

23Elle peut déboucher sur un drame : à Alger, en 1870, le condamné Taieb ben Ali s’empare d’une barre de fer lorsqu’il est déferré, massacre le gardien chef et finit transpercé d’une baïonnette et frappé à coups de crosse de fusil sur la tête14. À propos de Jean-Marie Spaggiari, guillotiné en 1891 à Chambéry, le bourreau Anatole Deibler note dans ses carnets : « il donna un violent coup de poing en pleine poitrine au gardien qui lui enlevait les fers, et il fallu le ligotter [sic] à terre15 ».

24Parfois la résistance intervient au dernier moment, sur la bascule, alors que rien ne la laissait présager :

Koenig a fait deux grands efforts pour se rejeter en arrière, et les aides ont dû employer la force pour lui placer le cou dans l’échancrure de la lunette. Koenig se débattait encore quand l’exécuteur a pressé la détente du couperet16.

25De façon générale, ces mouvements de résistance sont interprétés par les témoins (et protagonistes) de l’exécution comme relevant de l’instinctif, de l’animal. Ils ne sont pas interprétés en termes de courage (mourir en se battant) mais de bestialité ; les gestes deviennent alors sauvages, comme dans le cas de Louis Savary, guillotiné le 4 septembre 1890 : « au moment où on le plaçait sur la bascule, il s’est débattu et a mordu à la main gauche l’exécuteur des arrêts criminels17 ».

26Entre l’adhésion au rituel, qui semble se raréfier à la fin du siècle, et le combat désespéré, prend place un éventail de résistances plus ou moins spectaculaires, qu’on peut traquer à travers les sources. Leur point commun : témoigner d’une mise à distance, d’un refus ou d’une réappropriation des règles qui encadrent l’exécution et concourent à sa réussite. Elles ont pour fonction d’affirmer une dignité, une humanité face au bourreau – une dignité définie selon ses propres normes et non en vertu du modèle proposé. À travers elles, le condamné revendique une autonomie, un pouvoir par rapport au déroulement de l’exécution, et partant, une maîtrise sur sa propre mort.

27Jacques Latour est exécuté à Foix le 12 septembre 1864. Gardé par trois hommes la veille de l’exécution dont il est visiblement prévenu, il se répand tout le soir « en blasphèmes et en paroles obscènes », tout en mangeant de bon appétit. Il refuse la visite de l’aumônier, qu’il menace de précipiter du haut de l’échafaud s’il l’accompagne. Le matin, lors de la toilette, il chante la Marseillaise en substituant des couplets obscènes ou anticléricaux. Porté en voiture sur le lieu de l’exécution, il brise la glace de celle-ci pour mieux se montrer à la foule, chante toujours jusqu’à ce que la chute du couperet le réduise au silence. Son attitude est d’autant plus choquante que, comme le note le procureur, « il n’y a pas eu de sa part rébellion matérielle18 ».

28De fait, il y a ici une éclatante perversion du rituel punition/rédemption qui sert de modèle à la bonne exécution : pas d’émotion visible, pas d’affliction ou d’abattement à l’annonce de sa mort prochaine – au contraire : l’appétit est redoublé. Les secours de la religion sont rejetés, la menace de la damnation ridiculisée : Lacour répète que « s’il va en enfer, le diable aura plus peur de Latour que Latour du diable ». La décence et la vergogne n’ont pas de place : le criminel répand un torrent d’obscénités, s’exhibe aux regards, marche la tête haute et le pas assuré ; la peur n’a pas de prise sur lui, qui chante.

29Un autre exemple de résistance peut être trouvé chez Guillaume Bayon, guillotiné à Valence le 2 juin 1870. À son réveil, note le procureur,

On lui a donné de la nourriture, qu’il a prise avec avidité, et on lui a permis de boire une dose modérée de vin. Le langage et l’attitude de ce malheureux ont été empreints d’un cynisme qui a révolté les assistants […] Sa confession, ce matin n’a été qu’un simulacre dérisoire pendant lequel il souriait, en jouant, de ses mains encore libres, avec les objets qui se trouvaient à leur portée […] Il est sorti de la prison la tête haute et n’a pas fait d’adieux à ses geôliers ; il a tenu à se rendre à pied au lieu du supplice […] À ce moment, son désir, plusieurs fois exprimé et qu’on ne pouvait satisfaire, était qu’on lui donnât un cigare ; il avait obtenu la permission d’en fumer un avant de quitter sa cellule. À vingt pas de l’échafaud son visage a blêmi et on l’a vu agité d’un tremblement nerveux. Au bas des marches M. Daudel l’a prié de s’agenouiller pour recevoir l’absolution, mais il s’y est refusé en disant Ce n’est pas la peine. L’aumônier l’a embrassé presque malgré lui. L’un des exécuteurs cherchait à le soutenir par le bras ; il s’est dérobé à ce secours et a gravi les degrés avec autant de promptitude que le lui ont permis les liens entravant ses genoux19.

30Là encore, le rédacteur du rapport témoigne discrètement de sa perplexité : « Ni ce moment suprême, ni pendant les apprêts, dans son cachot, il n’a opposé la moindre résistance matérielle ».

31De fait, ces résistances mises en œuvre reposent sur des éléments détournés qui rappellent ceux observés chez Latour : le refus ou le détournement des secours de la religion ; le déni de toute faiblesse ; la forfanterie qui consiste à marcher « la tête haute », là où on attendrait honte et repentir ; le comportement inconvenant (chanson, cigare) face à la solennité des circonstances ; le rejet de tout soutien physique ou de toute marque d’affection, et au-delà, le refus de toute aide, la revendication d’être son propre maître et son propre recours.

Micro-résistances

32Ces deux récits, particulièrement riches et détaillés, condensent sur chacun de leur héros un grand nombre de micro-résistances. Les sources ne sont pas toujours aussi riches, et surtout, les comportements aussi constants et cohérents. Dans la plupart des cas, ces gestes sont dispersés, et c’est leur répétition, d’une exécution à l’autre, qui finit par attirer l’attention de l’historien et constituer une sorte de code des résistances possibles.

33De nombreux condamnés, par exemple, insistent pour s’habiller seuls – c’est-à-dire sans l’aide des gardiens –, juste après leur réveil et l’annonce de la fatale nouvelle. Les rapports le mentionnent sans le commenter. Cette volonté est pourtant riche de significations : ce sont les enfants qu’on aide à s’habiller, pas les hommes. En outre, s’habiller seul permet de montrer son sang-froid. C’est une façon aussi de reprendre possession de son apparence, puisque les vêtements qu’on enfile alors ne sont pas ceux de la prison, mais ses propres vêtements. Le 21 mars 1857, Gaspard Matracia est exécuté à Marseille. « Matracia a désiré porté à l’échafaud l’habillement dont il était vêtu lorsqu’il a comparu devant la cour d’assise. Il tenait beaucoup surtout à paraître aux yeux du peuple avec son habit noir20 » note le procureur, qui semble néanmoins un peu déstabilisé, puisqu’il ajoute : « Il n’y avait aucun motif de rejeter cette demande ; seulement il a fallu que le collet de l’habit fut détaché, et en outre qu’une partie de ce vêtement fût déchirée et abattue » : sa logique pragmatique ne peut comprendre celle, toute symbolique, du condamné.

34Nombreux sont aussi les condamnés qui insistent pour marcher, sans être soutenus ni a fortiori transportés jusqu’au lieu du supplice. Encore faut-il qu’ils en aient la force physique et morale. Lors d’une double exécution le 5 novembre 1858 à Caen, l’un des condamnés est amené à l’échafaud en voiture : mais le procureur note pour le second que « son caractère, mélange de fermeté et d’orgueil, ne s’est pas démenti […] il a déclaré qu’il ne monterait pas dans l’ignoble charrette et a marché à pied au lieu du supplice21. » Lors de celle de Gaspard et Marchandon, à Paris le 10 août 1885, « aucun des condamnés n’a éprouvé de défaillance ; tous les deux se sont montrés très fermes et c’est sans être tenus ni soutenus qu’ils ont marché à l’échafaud » ; dans le cas de Gaspard, le directeur de la prison note même qu’il « s’est habillé seul et n’a pas voulu être aidé ni soutenu […] dans le trajet de sa cellule au greffe, il a fait observer au brigadier qu’il tremblait et lui pas22 ». Si la volonté de ne pas montrer de défaillance, encore moins de peur explique cette revendication, elle trouve aussi son origine dans ce qui semble être une constante dans les mises à mort infâmantes dès le Moyen Âge : le transport d’un condamné rendu passif. « Marcher » à l’échafaud est donc un enjeu.

35On notera que l’attitude exactement inverse, beaucoup plus rarement choisie, peut aussi constituer une forme de résistance. Certains condamnés refusent en effet de collaborer à leur mise à mort et par conséquent, refusent de marcher. L’inertie, l’abstention sont utilisées pour exprimer leur indépendance face à un scenario qu’ils n’ont pas choisi. Ce faisant, ils démontrent aussi clairement la violence unilatérale de l’exécution, comme a contrario les résistances furieuses finissaient par légitimer l’intervention du bourreau. Martinau, exécuté le 4 septembre 1857 à Moulins,

quoique très valide, […] a refusé de marcher et l’on a dû le porter de sa cellule sur la charrette. Lorsque le prêtre lui a présenté le Christ à baiser, il a proféré les mots de brigands et d’assassins. Il n’a fait aucune résistance ouverte aux exécuteurs, mais il a opposé autant qu’il a pu la force d’inertie23.

36C’est aussi le cas du célèbre Vacher (1898), dont Deibler note dans son carnet qu’il refuse de descendre du fourgon, de marcher, et « qu’on dut le porter à l’échafaud et le maintenir sur la planche bascule24 ».

37Plus subtilement, la résistance peut se manifester par une reprise de contrôle par le condamné du temps de l’exécution. Tout étant fait en amont progressivement pour la fluidifier, il peut par exemple la ralentir délibérément, même de quelques secondes, pour imposer son propre rythme ; cette attitude peut néanmoins être interprétée comme le signe d’une peur de la mort, et les moyens dilatoires employés comme de pauvres stratagèmes pour gagner quelques instants de vie. C’est sans doute la raison pour laquelle cette prise de contrôle du temps passe plus souvent par une accélération de l’exécution. Le chef de la Sûreté raconte les derniers instants de Bacqué, guillotiné à Paris le 31 mars 1875 :

Après s’être tenu pendant quelques instants à l’écart dans l’un des angles de la cellule, seul avec M. l’Aumônier qu’il ne paraissait pas écouter attentivement, il s’est dirigé de lui-même vers la porte et est arrivé sur le palier comme s’il eut été libre d’aller où bon lui semblait, il a tiré le verrou de la cellule voisine dans laquelle il est entré le premier, suivi de M. l’Aumônier, où ils ne sont restés que quelques secondes, ce qui semblait indiquer de la part de cet individu qu’il agissait machinalement pour gagner du temps. Cette première opération terminée, sous la conduite de deux surveillants qui le tenaient chacun par un bras, et dont il s’obstinait à refuser ainsi l’assistance, en leur disant qu’il n’avait pas besoin d’être soutenu, il a marché d’un pas pour ainsi dire accéléré, tout en continuant à fumer sa pipe, jusqu’à l’avant greffe où l’attendaient l’exécuteur et ses aides25.

38Ralentissant la procédure, puis l’accélérant, Bacqué joue aussi avec l’espace qui lui est assigné, qu’il transgresse ; le refus d’être soutenu pour marcher complète l’arsenal de ses micro-résistances, ainsi sans doute que son choix de conserver sa pipe. Les quatre rapports concernant l’exécution du célèbre Henri Pranzini le 31 août 1887 insistent tous sur la vitesse avec laquelle le condamné a effectué les déplacements. L’un d’eux rapporte même ce détail étonnant : « La toilette étant terminée, il s’est levé en disant “allons ! ”26 ».

39Derrière ces gestes et ces paroles se lit le désir de ne pas subir l’exécution sans y collaborer pour autant. Ce qu’on veut, c’est en régler le protocole à défaut de pouvoir la diriger. Bien sûr, une telle prise de pouvoir est impossible mais son désir s’exprime clairement dans la bouche de Victor Xavier Guénée, exécuté le 8 janvier 1862 à Fougères :

Guénée a conservé jusqu’au dernier moment son énergie et son sang-froid. Il a fumé tranquillement sa pipe et a semblé déjeuné avec appétit. Quand les exécuteurs sont venus lui faire la toilette, « je vais donc être guillotiné, a-t-il dit, j’aimerais mieux être fusillé, je commanderais le feu. » On lui a passé la camisole de force sans difficulté, puis il s’est rendu à pied, d’un pas assuré, sur le lieu du supplice, éloigné de la prison d’environ un kilomètre. Il est monté sur l’échafaud sans proférer une seule parole, et la justice a suivi son cours. Son corps a été immédiatement inhumé au cimetière de la ville27.

40Elle se réalise presque lors de l’exécution d’Alfred Peugnez le 1^er février 1899 à Paris : comme le raconte le commissaire de police de la Roquette, commis aux exécutions,

le condamné a marché d’un pas assuré vers la porte de la prison et aussitôt qu’elle a été ouverte, il a lui-même crié à haute voix : « Portez armes ! »… ce que firent par réflexe les militaires présents pour assurer un cordon de sécurité autour de l’échafaud28.

41Ce code des résistances est-il inventé par chacun ou se constitue-t-il en tant que tel pour former une sorte de culture de l’échafaud ? À la fin du xix^e siècle, dès le second Empire parfois, le modèle chrétien de l’exécution s’effrite – même si les secours religieux ne sont pas explicitement refusés. Le protocole de l’exécution se standardise, dans la mesure où le nombre de bourreaux est réduit jusqu’à un seul exécuteur en chef et une seule équipe, qui se déplacent sur tout le territoire à partir de 1871. La durée de l’exécution se contracte, du fait du rapprochement quasi systématique entre le lieu de celle-ci et la prison, et le protocole en est simplifié et accéléré. Dans le même temps, la presse à sensation se développe et fait du récit d’exécution un de ses morceaux de bravoure, venant mettre un point final au feuilleton criminel, policier et judiciaire qui a tenu le public en alerte depuis le fait divers sanglant initial. Dans une société qui se déchristianise progressivement et où le poids des communautés traditionnelles s’allège, d’autres modèles s’offrent à celui qui va mourir : le modèle viril, de « l’homme » entendu au sens du voyou, de l’apache ; le modèle du rebelle politique, que va diffuser médiatiquement la série des exécutions des anarchistes dans les années 1890. Il faut désobéir jusqu’au bout, braver la justice et la police, se réapproprier dans la très faible marge dont on dispose sa propre mort dans l’infamie pour garder sa dignité, laisser une ultime trace. Si d’obscurs condamnés de droit commun crient « Mort aux vaches » au moment de passer sur la bascule à Charlot, c’est peut-être dans la réserve et le silence, la revendication d’une autonomie intacte, dans tout ce qui constitue ces micro-résistances qu’il faut chercher les signes les plus profonds d’une nouvelle sensibilité face à l’échafaud, et les prémices de sa remise en cause.