1En 1838 paraît à Paris un opuscule de 91 pages, intitulé Essai sur l’anthropo-taxidermie, ou sur l’application à l’espèce humaine des principes de l’empaillage. L’auteur, le chirurgien suisse Mathias Mayor, était alors âgé de 63 ans et avait derrière lui une carrière honorable, quoiqu’émaillée de polémiques : une vingtaine d’ouvrages scientifiques, dont des manuels réputés, des innovations décisives dans l’art de panser et de réparer les fractures, une trentaine d’années d’exercice à la tête de l’Hospice communal de Lausanne, un réseau dense de relations dans nombre de sociétés savantes européennes. Avec un plaidoyer en faveur l’hippophagie, paru la même année, l’Essai sur l’anthropo-taxidermie constitue une brève parenthèse au sein d’une bibliographie toute tournée vers l’art de soigner1.

2Comme le titre l’annonce sans périphrase, il s’agit de présenter un procédé de conservation des restes humains inspiré des méthodes utilisées pour naturaliser les animaux. Mais il ne s’agit pas seulement de technique : derrière l’innovation proposée, c’est un projet politique qui se dessine. Mayor veut instaurer un nouvel usage, qui consisterait à conserver les restes des grands hommes. Prenons le cas, dit-il, d’un de ces héros qui ont bien mérité de leur patrie, et qu’on se contente aujourd’hui d’enterrer :

Vous imaginez-vous que les descendants de ce peuple pardonneront aux contemporains, aux nombreux amis, j’allais presque dire aux enfants de cet homme supérieur, d’avoir permis qu’on jetât, tout entiers en terre, les restes à peine refroidis d’un père aussi tendre ? N’entendons-nous pas déjà s’élever une voix accusatrice et puissante, qui, s’adressant à tous les cœurs, leur crie : « Que ces restes précieux appartenaient à la nation ; qu’il fallait les conserver à tout prix ; qu’on a négligé, et de la manière la plus coupable, d’user des moyens faciles et vulgaires de les arracher à une affreuse destruction ; qu’il aurait fallu, du moins, sauver cette tête auguste et vénérable, d’où sont sortis de si nobles accents, et cette main ferme et chérie qui a réclamé et si bien soutenu les droits, à l’ombre desquels cette nation goûte et connaît le bonheur2 ».

3La conservation et l’exposition de ces reliques ne manqueront pas d’engendrer un culte dont Mayor escompte un puissant effet d’édification et d’émulation à la vertu :

L’idée de conserver quelques précieux débris, ou simplement, l’aspect naturel et propre des individus qui ont honoré leur pays, ou qui se sont couverts de gloire est fertile en beaux résultats ; c’est le meilleur et le plus puissant aiguillon pour la jeunesse. En entourant leurs restes de respect et de reconnaissance, on leur crée des imitateurs, on force le talent à se développer et le zèle à se déployer sur leurs traces ; car les honneurs rendus à ceux qui ne sont plus, sont les meilleurs encouragements pour ceux qui existent ou qui doivent leur succéder3.

4Pourtant, le projet de Mayor est loin de susciter l’enthousiasme. Comme il le reconnaît lui-même, « je n’ai rencontré, de toutes parts, que des incrédules, des ricaneurs, des mines renfrognées, des opinions hostiles à mes vues, haineuses même, et des prédictions fort lugubres4 ». Son biographe témoigne de cette incompréhension :

Empailler un homme comme un colibri ou comme un chien de Terre-Neuve, est une idée si cocasse qu’elle dut errer, depuis le déluge, cherchant une cervelle hospitalière pour la loger ; elle rencontra celle de Mathias Mayor et y entra […] je me demande encore, comment un esprit aussi pénétrant que celui du chirurgien suisse, s’est laissé égarer par son imagination, véritable folle du logis…5

5Le but qu’on se propose ici est donc double : il s’agira à la fois d’expliquer comment cette « idée » d’instaurer un culte des ancêtres à partir de leurs restes empaillés a pu germer dans la tête d’un citoyen modèle et a priori sain d’esprit ; mais aussi pourquoi elle a pu paraître « cocasse », voire « sauvage, barbare et du reste fort inutile6 » à ses contemporains.

Le culte des grands hommes

6En soi, le projet de Mayor n’est pas incongru : il peut être replacé dans une postérité et dans une nébuleuse de projets et de pratiques funéraires et/ou mémoriels issus des Lumières et qui se sont développés dans le sillage de la Révolution.

7Comme le rappelle Mona Ozouf, le grand homme se distingue progressivement au xviii^e siècle du héros et de l’homme illustre, pour ne pas parler du monarque7. Il n’est l’héritier de personne sinon de ses œuvres, il n’accomplit aucun exploit mais mène une vie utile au bien commun, où sa vertu privée fait écho à ses vertus publiques. Le culte des grands hommes, après leur mort, se justifie par sa fonction édificatrice.

8Pour atteindre cette édification par le souvenir des grands hommes, tous les arts peuvent concourir. Cependant, selon Mona Ozouf, la représentation visuelle est jugée la plus performante dans ce projet cultuel, parce qu’elle parle à tous au-delà des différences d’instruction ; et la sculpture plus particulièrement, par la garantie qu’elle offre de stabilité et de pérennité, par la faculté qu’elle a, au sens littéral, de magnifier le modèle, par la facilité de sa mise en scène dans des espaces variés. La statuaire des grands hommes met en échec à la fois la corruption et l’oubli de la mort.

9Mayor souscrit totalement à ce souci d’appuyer le culte des grands hommes sur une trace visuelle, sur une icône ; il en fait même une sorte de loi anthropologique :

De tous temps et chez tous les peuples, on a mis le plus vif intérêt à conserver les traits des individus décédés, qui s’étaient rendus célèbres par leurs talents supérieurs, par des places éminentes qu’ils occupaient, par de grandes actions, des services et des bienfaits signalés8.

10Mais la célébration par des statues ou des portraits lui paraît défectueuse pour plusieurs raisons. D’une part, elle détourne une partie de l’admiration légitime éprouvée devant la figure du grand homme et les vertus qu’elle incarne vers l’habileté déployée par l’artiste ; l’émotion artistique concurrence l’émotion morale. Mais surtout, ces représentations ont une faible intensité émotive, et partant, commémorative, en comparaison de véritables restes humains : elles sont « loin d’être la nature, telle qu’on aime à la voir et qu’elle parle au cœur ». Pour mieux convaincre son lecteur, Mayor s’appuie sur un exemple consensuel, aussi cher à ses compatriotes qu’aux Français, qui en ont panthéonisé les restes :

Si Genève conservait quelques faibles débris de ce qui a appartenu à la tête de Rousseau, on irait les voir avec empressement ; et maint pèlerin ne n’en approcherait qu’avec un profond recueillement. Mais près de sa figure colossale, en bronze et affublée de l’accoutrement d’un sénateur romain, si l’on est disposé à des sentiments divers pour le célèbre philosophe, on en éprouve davantage encore pour son habile statuaire. – Cependant Pradier pourra trouver des émules, être dépassé peut-être ; tandis qu’on a laissé perdre, à jamais, les plus minces traces de la nature de Jean-Jacques9.

11Il faut donc empêcher que se perdent « à jamais » les « plus minces traces de la nature » des grands hommes, c’est-à-dire les restes matériels de leur incorporation. Mayor croise ici une autre préoccupation de ses contemporains, celle de la conservation de certains corps morts jugés exceptionnels. À vrai dire, ce souci de conservation procède d’une généalogie complexe, et connaît de profondes mutations au moment même où Mayor écrit.

12Deux formes de conservation de restes humains coexistent dans l’Occident chrétien depuis le Moyen Âge. La première et la plus ancienne est celle des reliques et qui dépasse la préservation des seuls corps qui procède le plus souvent à leur fractionnement. En dépit de cette différence importante – la ressemblance et le pouvoir évocateur se sont perdus –, Mayor s’y réfère en ce qu’elles suscitent un culte, que celui des grands hommes voudrait remplacer :

On sait, en effet, l’attrait, le pouvoir, l’entraînement, la fascination qu’avaient et qu’ont peut-être encore certaines reliques. Or, que sont-elles à côté de ce qui existera, infailliblement, si l’on donne accès à mes idées ? Ainsi chaque peuple, pourra aisément décréter son Panthéon pour ses hommes illustres ; chaque province, chaque ville, chaque village, chaque famille aura la facilité, et presque sans frais, de recueillir, et de conserver, à part, et religieusement, celui des siens qu’il aura chéri, qui l’aura illustré, auquel il sera redevable de biens précieux, et dont les actions méritent d’être rappelées et données comme modèles aux populations10.

13La seconde tradition consiste à embaumer les corps des souverains, et par extension, des membres de la famille royale, des grands dignitaires de l’Église. Les raisons qui la motivent sont complexes et restent en débat historique. Elles peuvent être d’ordre pragmatique (conserver le corps pour un transport ou de longues cérémonies) ; d’ordre analogique (le corps du roi, sacralisé par le sacre, ne peut corrompre et son devenir imite celui du corps des saints, réputé inaltérable) ; ou de l’ordre d’une discrimination sociale (ne pas retourner à l’anonymat de la poussière), comme en témoigne l’extension de la pratique aux « riches » au xviii^e siècle. Une chose est certaine : cet embaumement fait partie d’un traitement funéraire honorifique plus global qui vise à distinguer les hommes de mérite, comme le Maréchal de Saxe en 175111 ; en cela, cette tradition est plus proche du projet de Mayor. Mais il est tout aussi certain que ces dépouilles ne faisaient pas l’objet d’un culte à proprement parler.

14Par la suite, la Révolution et l’Empire ne rompent pas avec cet embaumement de prestige : non seulement elles l’étendent aux grands hommes, mais elles le prolongent cette fois d’un projet cultuel. Dès sa mort, le 3 avril 1791, Mirabeau est autopsié, embaumé en présence d’un public nombreux, et Pastoret obtient de l’Assemblée constituante qu’à cette occasion la basilique de Sainte-Geneviève soit transformée en Panthéon national, afin d’accueillir le corps du grand homme. En dépit de l’incapacité des révolutionnaires à faire fonctionner le Panthéon de façon consensuelle, le Consulat et l’Empire poursuivirent dans cette voie, un décret du 20 février 1806 stipulant que la nécropole

sera consacrée à la sépulture des grands dignitaires, des grands officiers de l’Empire et de la Couronne, des sénateurs, des grands officiers de la Légion d’honneur, et, en vertu de nos décrets spéciaux, des citoyens qui, dans la carrière des armes ou dans celle de l’administration et des lettres, auront rendu d’éminents services à la patrie. Leurs corps embaumés seront inhumés dans l’église12.

15L’Empereur avait d’ailleurs chargé le pharmacien Boudet d’embaumer les sénateurs, et quelques généraux morts dans les campagnes napoléoniennes loin de la patrie furent de même conservés avec les moyens dont on disposait. L’exemple le plus célèbre est celui du colonel Morland mort à Austerlitz, et que le chirurgien Larrey prépara ; le corps fut expédié à Paris dans un tonneau et, dans l’attente d’une nécropole spécifiquement militaire qui ne vit jamais le jour, conservé après dessiccation par Larrey dans une vitrine de son cabinet de travail13.

16Cette anecdote introduit une question importante : ces dépouilles préparées pour conservation étaient-elles destinées à être exposées ? Non, dans la plupart des cas. D’ailleurs, la mise en œuvre de l’embaumement se révélait très mutilante pour le corps14, et le résultat produisait souvent une impression pénible. Comme l’a noté Avner Ben-Amos à propos du Panthéon, la cérémonie proprement dite des funérailles et la statue du grand homme étaient au centre du spectacle, aux dépens du cadavre, escamoté aux yeux de tous, pour mieux affirmer ainsi la victoire de la postérité sur la mort matérielle15.

17De même, le décret du 23 Prairial an XII (12 juin 1804) qui réorganisait les cimetières modernes selon des règles d’hygiène strictes prévoyait des concessions perpétuelles à titre exceptionnel pour des bienfaiteurs, sans que le devenir du corps proprement dit soit évoqué, et encore moins la question de son exhibition16.

18Pour autant, l’idée défendue par Mayor de rendre visibles les restes matériels des grands hommes et d’appuyer leur culte sur cette exhibition n’est pas isolée. Cette préoccupation s’observe dès le début du siècle chez certains auteurs, dans le cadre de projets biopolitiques ou thanatopolitiques. On peut en prendre quelques exemples.

19À l’occasion du concours de l’Institut lancé par le Ministre de l’Intérieur du Consulat, Lucien Bonaparte, qui porte sur les funérailles et les sépultures, la question d’une conservation des restes des grands hommes est abordée par plusieurs candidats17. L’idée d’une sépulture monumentale est souvent mentionnée. Mais l’architecte du département de la Seine, Giraud, va plus loin : dans son mémoire, dont l’épitre (sic) est dédiée aux « mânes sacrés », et qui prend pour modèle l’Antiquité, il propose l’édification d’un vaste crématoire qui serait orné, entre autres, de médaillons des grands hommes dont la matière proviendrait de la vitrification de leurs cendres :

Oh ! Combien de pareils monuments seraient utiles aux mœurs ! Combien d’enfants seraient naturellement détournés, depuis leur plus tendre jeunesse, de la route du crime et même de la dissipation, à la seule vue des médaillons de leurs vertueux ancêtres18 !

20Au même moment, le médecin bas-alpin Robert le Jeune publie à Paris son Essai sur la Mégalanthropogénésie, ou l’art de faire des enfans d’esprit, qui deviennent des grands hommes19. Ce pionnier de l’eugénisme consacre une partie de son mémoire à proposer l’encadrement des unions entre les individus les plus doués, afin d’obtenir des enfants supérieurs. Cette fabrique des grands hommes est d’ailleurs en elle-même une façon de les immortaliser par leur reproduction : comme l’écrit l’auteur dans sa dédicace aux citoyens,

éminemment passionné pour le génie et la gloire des grands hommes, j’ai cru, pour les rendre plus longtemps utiles, devoir m’occuper de les rendre en quelque sorte immortels […] Nouveaux phénix, je veux qu’ils renaissent de leurs cendres, et que l’auréole de leur gloire, loin de s’éclipser à leur tombe, vienne circonluire au berceau de leurs enfants20.

21Une partie de L’Essai détaille les modalités de l’éducation de ces enfants de génie, destinées à en fixer et à en cultiver les qualités. Robert souscrit au projet sensualiste des Lumières d’éducation par l’image et par l’art : « Rien n’opère aussi efficacement sur notre individu que ce qui nous plaît, et rien n’est plus aimable, sans doute, ni plus propre à nous toucher, que l’image des héros…21 ». S’il prévoit sans originalité de meubler ces « Athénées » de bustes d’hommes admirables donnés en exemple à la jeunesse, il suggère aussi que les Invalides et le Panthéon abritent des galeries de corps momifiés ouvertes au public, et notamment aux jeunes :

Si nous voulons devenir grands et servir de modèle aux autres peuples, commençons dès aujourd’hui à former la galerie des héros qui se sont immortalisés par leurs travaux ou leurs bienfaits. Là, l’homme de lettres, le philosophe et le guerrier viendraient, pour ainsi dire, étudier la physionomie du savant et du héros qu’ils veulent prendre pour modèle. Peut-on douter de l’effet que produirait sur un jeune homme enflammé du noble désir de la gloire ou de l’amour des sciences, la figure naturelle et vraie d’un Desaix ou d’un Buffon, d’un La Tour d’Auvergne ou d’un Rousseau22 ?

22Un dernier exemple peut être trouvé dans le projet développé par le philosophe anglais Jeremy Bentham en 1832, peu avant sa mort, dans un opuscule intitulé Auto-Icon : Of Farther Uses of The Dead To The Living23. Selon la philosophie utilitariste prônée par Bentham, le but que doit poursuivre l’humanité est d’accroître la somme du bonheur humain : c’est le « greatest happiness principle ». Tout doit y concourir, et même les cadavres, généralement inutiles – ou pire : prétextes à des dépenses qui seraient mieux employées ailleurs. La dissection, qui permet de faire progresser la science, est évidemment une façon de rendre utiles les corps morts. Mais Bentham propose un usage supplémentaire (« farther ») : il propose de garder le squelette et la tête (préparée de manière à se conserver) pour réaliser ce qu’il appelle des auto-icons.

23Quelle serait leur utilité ? Parmi leurs nombreux usages, y compris privés, le principal est sans doute commémoratif et pédagogique. L’auto-icon, pense-t-il, remplacera avantageusement les tombeaux ou les monuments de pierre et son pouvoir d’évocation sera bien supérieur à celui des peintures ou des statues, car rien ne peut rassembler davantage à une personne que cette personne elle-même. Placées dans l’espace public, elles ne manqueront pas, dans le cas des grands penseurs, des philosophes, de susciter la visite de disciples et d’admirateurs, venus en pèlerinage auprès des restes de leur maître. Bentham s’applique d’ailleurs à lui-même ce principe : ses dernières volontés stipulent que son ami le docteur Southwood Smith procèdera à son autopsie et à la fabrication de son auto-icon ; celle-ci le représentera assis, habillé selon ses habitudes, dans l’attitude qu’il prend ordinairement lorsqu’il se livre à la réflexion24. Cette effigie s’avèrerait utile

if it should so happen that my personal friends and other Disciples should be disposed to meet together on some day or days of the year for the purpose of commemorating the Founder of the greatest happiness system of morals and legislation25.

24Le projet de Bentham n’a jamais été publié, et Mayor ne fait aucune allusion à ce prédécesseur, ni à son auto-icon conservé alors chez le docteur Southwood Smith26. La citation d’Horace mise en exergue son propre Essai…, « Utile dulci27 » ([joindre] l’utile à l’agréable), autorise pourtant le rapprochement. Les deux hommes partagent une vision pragmatique du monde, où se rendre utile est l’unique but de l’honnête homme, qui professe par ailleurs un grand détachement vis-à-vis des convenances et des usages.

« Une industrie abominable28 » ?

25On l’a dit, la proposition de Mayor semble avoir suscité des réactions très mitigées, pour ne pas dire franchement négatives. La raison n’est pas à chercher dans l’objectif qu’il poursuit, le culte des grands hommes, dont on vient de voir qu’il est dans l’air du temps. Elle n’est sans doute pas non plus à chercher dans le principe qui consiste à appuyer ce culte sur les restes corporels de ces grands hommes, ni même dans celui de leur exhibition, que d’autres ont avancés avant lui.

26Il faut donc s’interroger sur le comment, c’est-à-dire le traitement et les manipulations qu’il fait subir au corps, et la façon dont ils s’accommodent ou non avec l’évolution des sensibilités funéraires.

27Mayor part du principe physiognomoniste que c’est sur le visage que doit se concentrer l’anthropo-taxidermiste, car il résume la personne :

L’ensemble de l’homme est, en quelque sorte, dans sa tête uniquement, et même dans son visage seul ; c’est là que se dessine son individualité, d’autres diraient son âme ; c’est par sa physionomie et l’expression qui y règne, que nous reconnaissons, que nous nous rappelons le mieux tel individu, et que nous le distinguons plus particulièrement de tout autre29.

28Il y ajoute toutefois la main, dont les formes révèlent aussi la personnalité de leur propriétaire, et dont le pouvoir d’évocation est très fort30.

29Ces postulats entraînent un traitement très différencié du cadavre. C’est ainsi qu’il préconise d’écorcher la peau du visage et des mains (« comme un gant qu’on retourne »). La dissection faciale est extrêmement délicate, de l’aveu même de son promoteur qui signale que les lèvres doivent être prélevées avec un soin particulier, l’excès de matière risquant d’entraîner un racornissement ultérieur fâcheux pour le résultat final. Ces téguments doivent alors être traités pour conservation par des bains dans des solutions appropriées31. Les dermes faciaux sont ensuite appliqués soigneusement sur un moulage du visage du décédé, et recouverts aussitôt d’un autre moulage en creux, pour que leur séchage se fasse à la forme exacte de celui-ci. Comment obtenir ces formes ? Mayor propose plusieurs solutions, qui imposent d’autres manipulations. La première consiste à réaliser un masque mortuaire en cire ou en plâtre du mort sitôt le visage dépouillé. L’agonie imprimant aux traits du mourant une physionomie particulière (l’inquiétant faciès hippocratique), il conseille de retravailler ce moulage pour le rendre plus avenant ; ce travail permet, en outre, de donner au visage naturalisé l’expression la plus propre à exprimer les qualités morales sur lesquelles le culte entend mettre l’accent32. Mayor suggère de construire ce moulage sur le crâne de l’individu, récupéré après les opérations de macération ou d’ébouillantement habituellement utilisées pour la fabrication des pièces anatomiques. La solution idéale, concède-t-il, consisterait toutefois à disposer d’un moulage réalisé du vivant de celui dont on projette l’anthropo-taxidermie, qui garantirait une physionomie sur le vif – mais exclurait au moins temporairement le prélèvement du crâne.

30Une fois séché, le masque de peau doit être doté d’yeux de verre et peint pour retrouver les couleurs de la vie. Comment ensuite disposer cette tête reconstituée ? Son exposition comme une pièce isolée pourrait provoquer une impression « pénible […] si on allait par hasard, l’assimiler à telle autre qui aurait été détronquée, ou séparée du tronc par la décapitation33 ». Il faut donc la pourvoir d’un corps.

31Se pose de ce fait la question du corps du défunt. Doit-on le naturaliser lui aussi ? Non, répond Mayor, car les admirateurs du défunt n’ont pas besoin de ces dépouilles :

Voudront-ils, par hasard, se procurer de temps en temps, la satisfaction de revoir le corps entier de ce défunt, dans toute sa nudité et dans son intérieur le plus intime ? Ne seront-ils pas assez heureux, au contraire, de retrouver ses principaux traits, dans sa physionomie et ses mains, sans qu’ils aient à s’inquiéter de ce que sont devenus sa rate, sa vessie, ses intestins, gros et petits, ses muscles fessiers, etc. que l’embaumeur tient tant à honneur de conserver intégralement34 ?

32Le corps est dès lors remplacé par un mannequin dont l’apprêt est laissé à la convenance des descendants. Tout l’avantage de la méthode est ainsi

d’associer, à ce même individu ainsi reconstruit, une toilette, des vêtements, des ornements convenables, et de les varier à volonté ; de rappeler mieux, par ces accessoires, le souvenir du défunt, dans les diverses positions de sa vie ; de varier ses poses accoutumées35 […]

33Ces poses rappelleront utilement la fonction des grands hommes à honorer. Ainsi,

La place de d’un guerrier semble être marquée sur la croupe de son cheval de bataille ou de prédilection. S’il a fait le choix de ce mode de repos éternel, il ne manquera pas de faire taxidermer, seller et brider, d’avance, ce fier catafalque, et de le placer comme il l’entendra36.

34Le corps n’est donc pas conservé. Mais il n’est pas enterré intact, comme le veut la tradition funéraire : il est au contraire, pour les besoins de l’anthropo-taxidermie, disséqué, mutilé, et littéralement défiguré. Ce faisant, la méthode de Mayor se démarque des deux traitements réservés aux restes humains à son époque. Elle diffère en particulier fortement de celui qui est sur le point de prendre son essor au même moment, l’embaumement.

35Hors du cercle des grands hommes, mais au contraire au plus intime des familles émerge en effet une nouvelle demande de conservation des défunts, dont l’extension sociale dépasse les élites traditionnelles de la fortune ou du rang37. D’abord exprimée pour les morts vécues comme les plus injustes, comme celles des enfants ou des jeunes, elle s’étend progressivement à des morts plus ordinaires. Sa particularité est d’exiger que le cadavre ne soit pas ouvert et soit conservé le plus intact possible. Quelques-uns expriment d’ailleurs explicitement leur désir de garder le corps à la vue, comme ce père dont le naturaliste Boitard embaume le fils de trois ans, en 1826, avant de l’apprêter :

Je procédai ensuite à la toilette de l’enfant, on lui mit des bas blancs, des souliers de maroquin rouge, une robe blanche avec une ceinture de ruban, et un bonnet de fantaisie. Je le couchai ensuite dans une boîte d’acajou qui fut fermée avec un couvercle en verre, et je collai des bandelettes de papier sur tout le pourtour afin d’empêcher l’air et la poussière de pénétrer38.

36Face à cette nouvelle demande, une offre se dessine, aux contours mal définis. Médecins, chirurgiens, pharmaciens, naturalistes publient des brochures vantant leurs méthodes. Mais avant 1837 celles-ci s’écartent peu de celle de Chaussier, mise au point au début du siècle, qui combine incisions profondes de toutes les parties charnues et immersion dans du sublimé corrosif, puis dessèchement du corps à l’air libre. À cette date, l’industriel Jean Nicolas Gannal fait en effet breveter une méthode de préparation des pièces anatomiques venue d’Italie, l’embaumement par injection, point de départ technique des soins de conservation mis en œuvre actuellement par les thanatopracteurs39.

37Or, cette nouvelle technique présente un avantage décisif par rapport aux anciennes, en ce qu’elle est en phase avec les sensibilités du moment : elle ne mutile pas les corps ; en particulier, elle n’exige plus ces incisions désormais ressenties comme des outrages ; seule l’ouverture de la carotide est nécessaire, pour injecter le liquide conservateur qui se diffusera jusqu’aux plus fins capillaires. Dans l’ouvrage qu’il fait paraître l’année suivante, où il fait la promotion de sa méthode, Gannal prend soin à plusieurs reprises de marquer (voire d’outrer) la différence par rapport à ses prédécesseurs :

L’art des embaumements a eu pour objet jusqu’à nos jours, non la conservation d’un sujet entier et intact, mais la préparation de matières animales bourrées, farcies d’aromates et de sels […] il fallait trouver le moyen de conserver des cadavres toujours frais, avec l’apparence du sommeil, dans l’état où ils se trouvent immédiatement après40.

38Dans les années qui suivent, la concurrence fait rage entre les praticiens, souvent médecins, qui se lancent dans cette nouvelle activité ; dès 1843, Gannal perd le monopole de sa méthode et tous les embaumeurs pratiquent l’injection, notamment son rival Sucquet qui allège encore le protocole technique et réduit les interventions invasives sur le corps. Un des arguments sur lesquels s’appuient les publicités comparatives que suscite cette bataille commerciale est d’ailleurs le respect de la dépouille :

Par le procédé Gannal, le corps était retiré de son lit, dépouillé entièrement de ses vêtements et placé sur une table. Une incision profonde était pratiquée au cou pour y injecter le liquide dont on espérait la conservation des corps […] Par la méthode du docteur Sucquet, le corps reste dans son lit, un des bras seulement est mis à découvert, et le liquide conservateur est injecté par une incision à la saignée du membre sans qu’il paraisse une goutte de sang. Plus d’exposition sur une table aux regards étrangers, rien de ce qui peut blesser la pudeur d’une mère de famille ou le respect qu’on doit aux dépouilles des siens41.

39On le voit : les manipulations nécessitées par la pratique de l’anthropo-taxidermie sont en complète discordance avec ce mouvement des sensibilités funéraires. Mayor enfonce d’ailleurs le clou puisqu’il consacre un chapitre entier à critiquer l’embaumement qui ne produit que d’affreux simulacres des vivants, dégradés par la maladie et par des procédés imparfaits. Il suffirait en outre, rappelle Mayor, de conserver le visage. Ce faisant, il ramène explicitement le reste à un statut de déchet :

N’est-il donc pas évident, que l’intégrité de toutes les autres parties ou régions matérielles, ne peuvent [sic] être envisagées, dans un cadavre embaumé, que comme une masse, désormais informe, sans but, sans utilité et purement embarrassante42 ?

40C’est donc à ce qui fait le fondement même de l’embaumement contemporain, le désir de soustraire l’être tout entier à la dissolution, qu’il s’oppose.

41Plus largement, la vogue de l’embaumement et les critiques faites à sa méthode lui donnent l’opportunité de fustiger ce qu’il appelle « le dogme du respect cadavérique43 », et qui interdit d’y porter le scalpel. Mayor est à la fois un acteur et un témoin lucide de la naissance du culte des morts au xix^e siècle ; acteur, dans son projet d’honorer les restes des grands hommes ; mais témoin lucide de la fixation qu’il juge névrotique de ce culte sur la préservation intégrale de l’intégrité corporelle :

L’idée d’enlever une petite portion de peau à un corps tout prêt à se décomposer et qu’on s’apprête à déposer en terre, révolte presque tout le monde. J’ai vu des personnes prendre mal, à la seule possibilité d’arracher, au tombeau et à la destruction complète, la plus belle partie de notre être. Les plus raisonnables me plaignent et m’envisagent presque comme un échappé des Petites Maisons, quand je veux leur représenter l’innocuité, l’avantage de mon procédé conservateur44.

42La marginalité de cette position est encore renforcée par le discours anticlérical du chirurgien45. La dénonciation de cette fétichisation des restes cadavériques lui fournit l’occasion d’une vigoureuse diatribe contre les « prêtres ignares, pétris de ridicules préjugés ou de mauvaise foi, et les législateurs plus ignorants, plus absurdes ou plus fous encore46 ». De fait, l’ensemble du projet de Mayor est deux fois mécréant : il tend à la fois à envisager la mort et à traiter le cadavre d’un point de vue totalement matérialiste, et en même temps à instaurer une sacralité de ces restes associée à un culte laïque.

43On pourra objecter que le projet de Mayor ne concerne que les grands hommes, et que cette mise en perspective avec le culte ordinaire des morts qui se constitue à cette époque est abusive. Ce serait oublier que le savant suisse souhaite que l’anthropo-taxidermie puisse profiter aussi aux mânes privés, et nourrir le culte des ancêtres dans chaque foyer. Pour ces morts plus obscurs, pas de « mausolée fastueux » ou de « cénotaphe monumental » : une « modeste et mystérieuse armoire suffira le plus souvent47 », et les poses choisies s’inspireront de préférence du sommeil (ce qui permettra, économiquement, de ne taxidermiser que la moitié du visage et une main). Mayor n’admet donc pas plus le respect à tout prix du corps ici que dans le cas des grands hommes.

44Mathias Mayor ne s’est pas contenté d’écrire un projet. Il a, de fait, réalisé quelques spécimens d’anthropo-taxidermie sur du matériau qu’il a fait venir de Lyon et de Besançon, et dont il s’est servi pour plaider sa cause. Il avoue cependant que lorsque le duc de Montebello, Louis-Napoléon Lannes, lui a rendu visite à Lausanne, « l’aspect d’une calotte crânio-faciale qui trempait encore dans une solution alumineuse […] n’a pas valu trop de félicitations à son auteur48 ». Fin 1838, il présente à la Société des naturalistes allemands, à Fribourg, « un échantillon de sa taxidermie humaine, exhibition malencontreuse qui désopila la rate de la grave assemblée49 ». Son biographe et ami (auquel Mayor avait promis généreusement de « le faire passer matériellement à la postérité ») confesse d’ailleurs, devant les pièces taxidermisées, que « rien n’est plus horrible et repoussant50 ». Il est vrai que Mayor, de son propre aveu, ne connaissait rien à l’art de l’empaillage, qu’il avait dû essuyer le refus de plusieurs maîtres pour se former, et qu’il était secondé par un jeune campagnard lui-même ignorant en la matière. Il est donc fort probable que le résultat de ses tentatives ait été très décevant, comme l’avait été l’embaumement de la tête de Bentham.

45Ironiquement, ce procédé qui prétendait surpasser l’art figuratif par la vérité de la nature et ancrer un culte des morts sur leur effigie posthume n’aura abouti qu’à enlaidir son objet, et à en figer dans les mémoires une image d’horreur, pire peut-être que sa dissipation.